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Le Syndicat
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Livre électronique318 pages4 heures

Le Syndicat

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À propos de ce livre électronique

Journaliste, Daniel Forest reçoit une information qui le met au parfum de malversations opérées au sein d’un syndicat de la construction. Ainsi s’amorce une enquête qui révélera au public une culture de corruption érigée en système, qu’incarne un leader tout puissant : Martial Debray.

Au cours de cette croisade, Daniel Forest doit faire face à ses propres démons. La rencontre d’une femme mystérieuse, qui se situe au cœur de l’intrigue, ne fait qu’accroître sa vulnérabilité.
LangueFrançais
Date de sortie8 mars 2024
ISBN9782924782811
Le Syndicat
Auteur

Luc Bertrand

Diplômé en sciences politiques, Luc Bertrand a passé plusieurs années dans le milieu gouvernemental, dont cinq au cabinet du premier ministre du Québec. Auteur de nombreux essais, biographies et romans, il s’intéresse depuis son jeune âge à l’histoire. Un crime sans nom : L’affaire de Sault-au-Cochon est son 23e ouvrage. Luc Bertrand habite Saint-Ours.

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    Aperçu du livre

    Le Syndicat - Luc Bertrand

    1

    Le Chenal du Moine, tôt un matin de juillet.

    Le jour se levait, torride, accablant de lourdeur le paysage évocateur de bayou. Une brume légère se dissipait au gré d’un soleil qui émergeait lentement de l’obscurité. Les libellules se tapissaient dans leur immobilité, tandis que les oiseaux célébraient sans entrain le retour de l’aurore. Sur la rive, un héron pataugeait en solitaire dans l’eau tiédie.

    Depuis huit jours, la canicule ne connaissait de cesse. D’abord souhaitée, elle en arrivait maintenant à faire regretter les semaines presque fraîches qui venaient de se succéder. Les plus cyniques espéraient déjà l’automne, après avoir maudit un printemps qui s’était éternisé.

    De chaque côté de l’étroit canal, une végétation dense encadrait une eau couleur de bistre, la surplombant par endroits de branches longues et courbées qui, d’une rive à l’autre, se juxtaposaient en forme d’arche pour opérer leur harmonieuse jonction.

    D’un canot émanait à chaque coup de rame un délicat clapotis, comme si l’homme aux commandes hésitait à troubler cette surface sans rides, figée dans un dédale de couloirs sinueux. À l’avant de l’embarcation, son jeune fils scrutait d’un respectueux silence cette nature sublime qui, durant la période estivale, attirait toujours son lot de villégiateurs. Ce matin-là, pourtant, une paix absolue régnait et le jeune garçon, bercé d’un fertile imaginaire, se voyait revêtir la peau d’un explorateur parcourant aux aguets une contrée inconnue où pullulaient de virtuels alligators.

    À quelques mètres de là apparut une île modeste, reliée à la terre ferme par un pont de bois rudimentaire et dépourvu de garde-fou. De l’autre côté, celui que le canot s’apprêtait à emprunter, le passage allait en s’élargissant vers le Saint-Laurent, auquel le ciel sans nuages donnait déjà un reflet azuré. Le duo s’y engageait, lorsque l’ado repéra, près du rivage, une forme longiligne qu’effleurait la surface de l’eau. Le canot bifurqua et parcourut la courte distance le séparant du pont. À son approche, on distingua, à quelques mètres de la rive, une voiture submergée et couchée sur le côté droit.

    Peu après, Jonathan Carrier, un caporal de la Sûreté provinciale (SP), accourait sur les lieux et réclama aussitôt des renforts à la vue de la masse métallique. Accroupi sur le pont, le limier jeta un regard anxieux sur le véhicule plongé dans l’opacité, en dépit de la faible profondeur. Un curieux pressentiment habitait le jeune policier. Il consulta sa montre et se tourna vers le père.

    — Savez-vous s’il y a quelqu’un là-dedans?

    — Aucune idée.

    L’homme ne pouvait en effet que l’ignorer et la réponse se voulait aussi peu éclairante que cette eau bourbeuse qui, à proximité, renfermait l’énigme. Quelqu’un, la nuit précédente, s’était sans doute mal engagé sur la voie de fortune avant de se retrouver dans le chenal.

    Nerveusement, le limier tapota des doigts le rebord du pont. D’un moment à l’autre on lui viendrait en aide, mais il lui tardait d’en savoir davantage. Vingt minutes, déjà, s’étaient écoulées depuis qu’un appel de la centrale de police l’avait amené sur les lieux, au terme d’une nuit longue et occupée. Sans parler du délai survenu entre l’accident et la découverte du véhicule, pendant lequel la mort — dans l’hypothèse d’une présence humaine — avait assurément fait son œuvre. S’il subsistait pourtant une chance microscopique et défiant toute logique qu’une personne n’y ait pas encore rendu son dernier souffle, le policier, réputé pour sa détermination, allait la saisir.

    Sans se questionner davantage, il se débarrassa rapidement de quelques pièces de vêtement, puis s’engouffra dans le chenal, pendant que le père et le fils échangeaient un regard médusé. Il s’agrippa au flanc gauche de la voiture, à peine dominée par la surface de l’eau. Ouvrir la portière, en position verticale, lui était impossible, mais Carrier remarqua au passage que la vitre du côté conducteur était abaissée. Il prit une profonde respiration et s’engagea prudemment par l’ouverture, le corps à demi enfoui dans cet espace inondé qui menaçait de l’emprisonner et à l’intérieur duquel il ne pouvait rien distinguer.

    Il revint à la surface, emplit de nouveau ses poumons d’air et répéta la manœuvre, agitant cette fois-ci les bras vers la banquette arrière, où une forme inerte remua en sa direction. Émergeant soudain du brouillard, le visage d’une femme le fit brusquement sursauter. Livide, le visage du cadavre frôlait le sien et des yeux vitreux semblaient lui servir à dessein un regard indiciblement macabre. L’agent eut un mouvement de recul, puis son souffle se déroba. Le flot de bulles émanant de ses narines vint nourrir le tourbillon qu’il attisait de ses propres bras. Un gémissement émana de sa gorge contractée, comme sa tête heurtait violemment le tableau de bord. Enfin, il sortit de l’auto, non sans se reprocher la témérité de cette démarche qui aurait pu mal tourner. Il grimpa sur le pont de fortune. L’eau avalée le fit tousser.

    — Ça va? s’inquiéta le père.

    Carrier le rassura d’un signe de la tête. Au même moment, une ambulance et une remorqueuse arrivaient sur les lieux, bientôt suivies de deux auto-patrouilles. Un collègue du policier vint se joindre au groupe.

    — Y avait quelqu’un dans l’auto?

    — Oui, confirma Carrier.

    — Et puis?

    — Elle n’a pas l’air en bonne santé...

    Carrier cherchait avant tout à se débarrasser de l’eau qui lui inondait une oreille et à regagner son condo de Tracy, où son épouse attendait, d’une journée à l’autre, la venue de leur premier enfant. L’inutilité de son sauvetage ne lui en parut que plus évidente. Peu après, la remorqueuse tirait le spacieux véhicule sur le rivage. Un torrent d’eau s’échappa de tous les pores de la carcasse. Sur la banquette arrière gisait le cadavre recroquevillé de la jeune femme, soustrait à la vue de quelques badauds.

    X X X

    Un chantier de l’est de Montréal, quatre mois plus tard, une nuit glaciale de novembre.

    L’homme revint à lui. Gémissant, il criait des appels répétés qui restaient ignorés. Étendu sur une terre durcie par le gel, il parcourait d’un regard embrouillé le site déserté. Sur son visage contorsionné, la souffrance et le désespoir alternaient. Un sang abondant s’écoulait au-dessus de l’arcade sourcilière. La douleur le paralysait, tout comme ce froid implacable qui transperçait son corps meurtri, tel un pieu impitoyablement remué au plus vif d’une plaie.

    Du ventre lui provenaient des crampes intolérables et qui gagnaient en intensité, chaque fois qu’il cherchait à se redresser. Sur la partie inférieure du corps, le contact de sa peau dénudée contre le sol le frigorifiait. Depuis combien de temps gisait-il là? Il n’en savait trop rien, sinon qu’il faisait encore jour lorsque l’agression était survenue et que la violence des coups administrés lui avait fait perdre conscience. Rassemblant une dernière fois des forces qui s’amenuisaient, il cessa de bouger, puis lâcha un cri déchirant répercuté par l’écho, avant de s’évanouir de nouveau.

    Ce n’est que quelques heures plus tard, à l’arrivée des premiers ouvriers, qu’on lui vint finalement en aide. À l’hôpital, où on l’opéra d’urgence, le chirurgien lui retira un concombre par l’anus. En fin de journée, abruti par les sédatifs, il reçut un appel à sa chambre. Une voix haineuse et rauque menaçait, une prochaine fois, de substituer au concombre un bâton de baseball.

    X X X

    Le bureau du directeur adjoint de La Voix de Montréal, dans l’est de la métropole, un soir de l’hiver suivant.

    Trois fois le téléphone sonna. L’homme déposa la bouteille de Pepto Bismol qu’il tenait à la main et répondit d’une voix lasse.

    — Forest...

    — Y a un paquet pour vous dans la ruelle derrière Dickson, coin de Marseille. Dans un bac à recyclage bleu. Y a un «6» d’écrit dessus.

    — De quoi...

    Mais déjà, on avait raccroché.

    Daniel Forest posa son stylo sur son bureau, appuya sa tête sur le dossier de son fauteuil de cuir rouge vin, puis passa la main dans sa chevelure brune, qu’il agrippa machinalement, le regard perdu vers son téléviseur. Un long moment, une mine perplexerestacolléeàsonvisageprofondémentcernéoùle passage des heures laissait une indélébile empreinte. Ses yeux rougis scrutèrent l’info qu’il venait de noter en toute hâte sur le feuillet publicitaire d’une pizzeria avoisinante, où il avait commandé un souper qui lui restait sur le cœur.

    Une dure journée s’achevait. Il venait de transmettre, en vue de l’heure de tombée, un article consacré à une série d’incendies d’origine criminelle survenus dans le quartier Sainte-Marie de la métropole et l’envie de regagner sa demeure de Tracy se faisait sentir avec acuité. L’heure et la fatigue accumulée l’incitaient à une retenue inhabituelle pour un reporter judiciaire toujours prompt à s’engager dans les méandres de l’information anonyme dans l’espoir d’y dégoter une affaire un tant soit peu susceptible de créer un remous dans le circuit journalistique montréalais. Ses primeurs les plus percutantes, il les obtenait souvent par les canaux les plus insoupçonnables, mais trop de fois ces contacts fortuits s’étaient aussi soldés par le néant. Rarement, pourtant, négligeait-il de vérifier le sérieux d’une source.

    Forest ne manquait pas non plus d’ennemis. Deux ans plus tôt, il avait signé une série de reportages sur sixmeurtres commis par une secte satanique à la résidence d’un riche industriel de la région du Richelieu. L’affaire, fertile en rebondissements et détours sinueux, avait provoqué la chute politique et le suicide subséquent du député local et premier ministre québécois de l’époque, Félix Dalbrand. Si cette enquête de longue haleine lui avait valu un prix d’excellence journalistique et un best-seller, son dramatique dénouement lui avait aussi mérité un ressentiment tenace en certains milieux. Au sein des forces de l’ordre, notamment, le reporter ne faisait pas l’unanimité pour avoir révélé l’existence d’une corruption qui avait entaché la réputation de certains segments de la Sûreté provinciale.

    Promu depuis peu directeur adjoint de La Voixde Montréal, Forest n’en conservait pas moins la responsabilité du volet judiciaire du journal et y affectait l’essentiel de son temps. Rien n’avait donc vraiment changé dans les faits, sinon l’acquisition d’un bureau fermé et l’obtention d’un titre qui se voulait avant toute chose la reconnaissance de son statut de reporter vedette. Il avait troqué une veste de cuir pour un veston, mais sans se résoudre à adopter la cravate, jugeant cette sophistication vestimentaire exagérée. Une coupe de cheveux conventionnelle, de même que des verres rectangulaires qu’une myopie le contraignait maintenant à porter, lui donnaient une allure moins rebelle que par le passé, mais la transformation apparente n’avait eu lieu qu’en surface. À 46 ans, l’homme restait habité de ce tempérament nerveux et profondément passionné qui en avait fait dès le début de sa féconde carrière un amoureux de son métier.

    Le journaliste jeta un coup d’œil par la fenêtre pour y observer brièvement une neige timide, mais secouée par le vent. Il traversa la salle de rédaction, à peu près désertée, puis monta à bord de sa Honda avant de prendre la direction du quartier Hochelaga-Maisonneuve, rue Dickson, le long de laquelle de nombreux véhicules enlisés dans une neige épaisse s’entassaient sans ordre précis. Le matin même, une sévère tempête était venue paralyser le réseau routier de la métropole; une situation envenimée par les moyens de pression exercés par le syndicat des cols bleus de la ville.

    Empruntant la droite sur la rue de Marseille, le reporter gara sa voiture à proximité de la ruelle impraticable, au lieu indiqué. Il jeta un regard autour de lui, puis s’engagea à pied dans l’allée mal éclairée pendant qu’un vent cinglant faisait tournoyer un nuage de poudrerie. Sans mal, il repéra pourtant, tout près de l’entrée d’un garage, le contenant marqué du numéro 6, que la neige commençait à couvrir. Ses yeux parcoururent de nouveau l’endroit, qui suscitait en lui un malaise: un décor de balcons, d’escaliers de bois et de remises au revêtement de tôle, autant de coins sombres d’où on pouvait facilement l’épier.

    Cette impression le gagnait, tout comme l’idée qu’un piège pouvait lui être sournoisement tendu: une fausse livraison de stupéfiants, par exemple, songeait-il avec anxiété. Il s’approcha pourtant du colis enveloppé dans un sac de plastique blanc, qu’il tâta de la main pour en deviner le contenu. Après une dernière hésitation, il s’en empara, puis regagna rapidement sa voiture qu’il fit démarrer sans satisfaire sur place sa curiosité.

    Sur le trajet du retour, Forest n’en finissait plus de palper le sac apparemment rempli de papiers, qu’il se sentait impatient de consulter. Son regard se portait avec insistance sur son rétroviseur, car l’idée d’un traquenard ne le quittait pas. Avec le temps, sa méfiance à l’égard des corps de police n’avait fait que s’attiser. En au moins une occasion, on lui avait tendu un piège sérieux qui aurait pu exercer un effet dévastateur sur sa carrière et sa vie.

    L’expérience, jumelée à un quart de siècle de vie journalistique, l’avait en quelque sorte départi d’un idéalisme éprouvé en début de carrière à l’égard de la société en général. Il avait appris à la dure, mais en dépit d’un cynisme qui semblait s’accroître au fil du temps, Daniel Forest ne cessait de s’étonner des sombres replis qui, trop souvent, semblaient caractériser la nature humaine. La pratique de sa profession et son effet pernicieux sur sa perception personnelle des êtres et des choses se révélaient un terrain propice à l’incrédulité. Un trait qui, chez un reporter judiciaire, se voulait tout aussi bien un défaut qu’une qualité.

    La neige tombait avec autorité, lorsqu’il décida enfin de garer sa voiture sur l’accotement de l’autoroute 30 afin d’examiner sa récolte, composée d’une liasse considérable de documents, auxquels aucune note explicative n’était jointe. Des photocopies de reçus figuraient dans un ordre chronologique, indiquant quantité d’achats de natures diverses. Un certain Francis Courteau semblait mener la grande vie, affectionnant particulièrement la bonne chère et les vins raffinés, consommés à grands frais. De qui s’agissait-il et pourquoi avait-on jugé nécessaire de transmettre au reporter, avec une minutie de précautions, des pièces dont le sens lui échappait?

    Une bourrasque vint secouer la Honda. L’averse tournait à la tempête. Forest reprit la route. Arrivé à Tracy, il déposa son butin sur la table de la cuisine, puis s’installa aussitôt devant son ordinateur. Une courte recherche sur internet lui révéla l’identité de Francis Courteau. L’homme aux goûts fastueux assumait la direction générale de l’Alliance québécoise des travailleurs de la construction (AQTC) et l’embourgeoisement de son existence laissait entendre que la révolution prolétarienne n’était pas pour le lendemain.

    X X X

    Le matin suivant, un soleil radieux brillait sur Montréal, encore engourdie du choc de la veille. Vers 10 heures, Forest se rendit au bureau de son patron, Claude Joyal, directeur et rédacteur en chef de La Voix de Montréal, pour le mettre au courant de sa cueillette, qu’il avait passé une partie de la nuit à explorer. À l’aube de la soixantaine, Joyal, un vétéran du journalisme pourvu d’une chevelure couleur de neige, entretenait avec son adjoint une collaboration d’une efficace complémentarité, en dépit d’un esprit caustique dont Forest avait appris à s’accommoder. Les deux hommes partageaient un respect mutuel qui trouvait sa source dans une claire définition des rôles impartis à chacun. Daniel Forest vivait les années les plus florissantes et les plus heureuses de sa vie professionnelle et ses rapports avec Joyal y contribuaient largement. Enfoncé dans son fauteuil, ce dernier l’écouta.

    — Une facture de restaurant qui s’élève à plus de 1000 dollars, dont 600 dollars en alcool seulement, entama Forest, assis d’une fesse sur le coin du bureau. Il réclame ailleurs 59 dollars pour un petit-déjeuner composé de toasts et café.

    — Le gars est peut-être dyslexique ou peu porté sur les virgules.

    — Je dirais plutôt qu’il ne sait pas où les mettre... ou qu’il le sait trop bien, justement. Ah oui... Certains reçus sont remplis de sa propre main.

    — Comment le sais-tu?

    — Parce que la même écriture apparaît sur les reçus d’autres établissements, typique et à peu près illisible. Le gars les a visiblement trafiqués en utilisant différents noms. L’écriture ne ment pas.

    Une stagiaire cogna sur le cadre de la porte et remit à Forest un texte qu’il parcourut rapidement.

    — «Dilemme» ne prend qu’un «l», fit-il en lui rendant le document.

    La jeune femme sortit.

    — On ne t’a pas donné un cellulaire, il y a un an ou deux, pour recevoir des courriels? ironisa Joyal.

    — J’apprends à m’en servir.

    — Et tu fais des progrès?

    — Je ne désespère pas.

    — Quoi d’autre?

    — Des montants qui varient entre 200 et 2000 dollars pour des repas. En l’espace de deux mois, Courteau a dépensé plus de 20 000 dollars au même restaurant.

    — Et ça fait quoi au total?

    — Près de 137000 dollars en 6 mois. Payés à même les cotisations syndicales des 60 000 membres de l’AQTC.

    Joyal promena autour de lui son regard impassible.

    — En frais de restaurant seulement?

    — Oui.

    — T’es sûr de tes chiffres?

    — Autant que je peux l’être, oui.

    — Tu te sers d’une calculatrice, ou c’est un autre processus en évolution?

    — J’ai 36 rapports de dépenses et plus de 100 copies de factures sur lesquels m’appuyer. J’ai appris par ailleurs que Courteau possède quatre voitures de luxe en plus d’être friand de navigation de plaisance.

    — Je ne l’imagine pas rouler en Lada... Et ils disent quoi au syndicat?

    — Courteau n’a retourné aucun de mes appels, mais j’ai parlé à une espèce de relationniste y a pas cinq minutes. Les membres du bureau de direction de l’Alliance québécoise des travailleurs de la construction – ils sont 5 – approuvent eux-mêmes leurs dépenses.

    — Mais comment peuvent-ils justifier une orgie pareille?!

    — En disant que c’est le système en place depuis toujours et que c’est approuvé par l’exécutif du syndicat.

    — Maudit beau système., railla Joyal. T’as communiqué tes chiffres au relationniste?

    — Oui. Il n’a ni confirmé ni infirmé, mais ce n’est pas le plus important dans cette affaire.

    — Quoi?

    — Courteau est aussi lié à des figures gravitant dans l’univers du crime organisé.

    — Comme?

    — Certaines relations des Red Devils, mais aussi de la Mafia. Deux en particulier. Avec l’une d’entre elles, dont le nom apparaît trois fois sur les reçus que tu as devant toi, il a même fondé une compagnie de construction établie à Laval.

    — Le poste de Courteau dans cette compagnie?

    — PDG. L’associé dont je viens de parler possède un dossier judiciaire et a passé plusieurs années en prison. Courteau était là pour l’accueillir à sa sortie et monter leur affaire ensemble.

    Joyal resta silencieux un long instant. Son regard se faisait soudainement lointain, tandis que sa main passait et repassait lentement sur sa bouche.

    — J’aimerais bien que tu parles à quelqu’un en autorité au syndicat, fit-il, toujours pensif.

    — J’ai fait des appels au bureau du président de l’AQTC, puisque Courteau, en sa qualité de directeur général, relève directement de lui. Sans résultat. Par contre, puisque l’AQTC fait partie de la Centrale ouvrière du Québec (COQ), la plus grande centrale syndicale au Québec, j’ai donc parlé à son président à elle.

    — Et puis?

    — Il m’a dit que chaque syndicat affilié à la Centrale est autonome et que la COQ ne s’occupe pas de question de régie interne...

    Joyal secoua légèrement la tête. Une lueur sarcastique imprégna ses yeux arrondis.

    — Je ne l’imaginerais pas dire autre chose., dit-il en tournant les yeux vers la fenêtre. Es-tu en contact avec le gars qui t’a remis les papiers?

    — Non. Je ne sais même pas qui c’est...

    — Pas évident de publier dans ces conditions., marmonna Joyal en ramenant son regard vers Forest.

    — Je ne vois pas ce qui nous en empêche Claude.

    — Ce ne sont pas les originaux.

    — Ça n’enlève rien à leur authenticité. Qu’est-ce que tu crains?

    — Un piège, soupira le directeur.

    — Monté par qui?

    — Aucune idée, mais bien des gens aimeraient te foutre dans la merde... et le journal avec toi depuis ton enquête sur les sectes, les découvertes sur la corruption policière et la mort de Dalbrand.

    — Je ne vois vraiment pas le rapport avec le suicide de l’ancien premier ministre! Qui serait capable d’organiser une arnaque pareille en inventant un dossier aussi précis et étoffé?

    — Je préfère me poser la question avant qu’après.

    La même stagiaire refit son apparition, papier à la main.

    — «Ressortissant» prend deux fois deux «s» et le complément d’objet direct s’accorde toujours avec le sujet! lança Joyal sans se référer à quoi que ce soit.

    Un air interloqué prit forme sur le visage de la jeune femme.

    — Je te vois dans deux secondes, Mégane, fit Forest.

    Elle s’éclipsa.

    — J’aimerais que tu parles à nos employés sur un autre ton, Claude.

    — Elle n’est même pas foutue d’utiliser un dictionnaire numérique.

    — Je verrai ça avec elle. Prends-t’en à moi, pas à elle. Rabaisser une stagiaire, c’est cheap.

    — Je me demande ce que tu lui trouves. Elle est ici depuis deux mois et je ne l’ai pas vue une seule fois remettre un texte impeccable!

    — Je la garde parce que c’est une fonceuse.

    — La seule fois que je l’ai vue foncer quelque part, railla Joyal, c’était dans le cadre d’une porte.

    — En attendant, tu proposes quoi pour mon affaire?

    — D’attendre, justement, en espérant que ta source remonte àlasurface.

    — Mais on tient un scoop en or! Et si mon gars ne se manifeste pas?

    Joyal passa de nouveau la main sur sa bouche, ses yeux rivés à un presse-papier rapporté d’Afrique. L’objet en question, un scorpion véritable figé dans un rectangle de résine translucide, stimulait bizarrement sa concentration, lorsqu’il y perdait son regard. Dans ce cas précis, l’image illustrait plutôt un mauvais présage et l’instinct du directeur, érigé en rempart de protection au bénéfice d’une publication sortie depuis peu des méandres de l’insolvabilité, lui inspirait une retenue de bon aloi.

    — On n’en est pas encore là. Profites-en pour nourrir ton dossier.

    Forest servit à son patron un regard agacé, puis sortit du bureau. Il s’arrêta à celui de Mégane. Diplômée du Cégep de Jonquière en communications, il l’avait prise sous son aile depuis son entrée au journal, où elle espérait acquérir une expérience concrète du journalisme. Dès le début, Forest avait observé en elle une passion manifeste pour un domaine où elle espérait faire carrière.

    S’il admettait, à l’instar de Joyal, les carences de Mégane en orthographe, il lui reconnaissait du même coup un esprit de débrouillardise qu’elle avait parfois tendance à altérer en faisant preuve d’un jugement questionnable. S’en

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