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Les Poissons pleurent aussi: Un roman en Méditerranée
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Les Poissons pleurent aussi: Un roman en Méditerranée
Livre électronique230 pages3 heures

Les Poissons pleurent aussi: Un roman en Méditerranée

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À propos de ce livre électronique

Denis Farenc tente le tout pour le tout pour préserver la nature et la Méditerranée qu'il aime tant.

Denis Farenc, cadre à la retraite, entretient avec la Méditerranée un lien fort, qu’il transmet à ses petites-filles lors de mémorables sorties en bateau. Mais au fil des années, il observe la dégradation de cette mer mutilée par des pratiques humaines. Et que dire du reste de la région qui s’appauvrit irrémédiablement, d’où disparaissent les ressources et les savoirs ancestraux ? Plus alarmantes encore sont ces étranges maladies qui frappent ses proches. Brisé par ce qu’il voit et ce qu’il apprend, Denis, de nature placide et joviale, va peu à peu se révolter et commettre un acte aussi insensé que dérisoire. Une intrigue fascinante, un éclairage intimiste et poignant, ce roman, porté avec finesse par la beauté des paysages, laisse entendre les souffrances de notre planète.
Pierre Micheletti, médecin, parcourt tous les continents depuis trente ans. Observateur attentif des désordres de l’environnement, il sait que, si la réalité est mondiale, elle n’est pas pour autant exempte de déclinaisons locales. Et c’est en terre du Languedoc qu’il a choisi de situer son histoire. Il est vice-président d’Action Contre la Faim, après avoir dirigé Médecins du Monde (2006-2009).

Quel acte, dérisoire et insensé, Denis a-t-il commis ? Découvrez ce roman à l'intrigue fascinante et laissez-vous toucher par les souffrances de notre planète au bord de la Méditerranée.

EXTRAIT

Son masque à peine ajusté, Denis sauta palmes premières de la poupe de l’Antares. Il fallait attendre quelques instants, laisser le temps de se réchauffer à la pellicule d’eau glissée entre sa peau et la combinaison de néoprène. Il resta immobile pour que l’opération s’accomplisse sans retard. Peu à peu, un sentiment familier de bien-être le gagna, entouré du silence ouaté de l’immersion.
« Tu donnes le mauvais exemple à ton fils ! » lui aurait une nouvelle fois reproché Catherine à son retour, inquiète des plongées solitaires dont il était devenu friand. Avec l’expérience, il avait conçu une sorte de dépendance à leur égard. Un besoin de l’alchimie particulière que produisaient sur lui les sensations inhabituelles de l’apesanteur, du silence sépulcral et d’une palette de couleurs résumée par un dégradé de gris. En dehors de la découverte de la vie marine, la plongée est d’abord une expérience improbable des sens. Avant le voyage prévu à Toulouse, il avait besoin de cette rupture apaisante. Il avait confié la garde de Rose à Patricia, la femme de Jordi, qui accueillait ses propres petites-filles pour la journée.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un très beau roman, d'une grande portée philosophique, attachant dans sa construction et tellement d'actualité. - LaMuseEnParle, Babélio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Médecin, Pierre Micheletti entreprend ses premières expériences à l'étranger en 1985. Il rejoint Médecins du Monde en 1987, tant que chef de mission au Guatémala, puis devient directeur des programmes en 1996, avant d’être élu à la présidence en 2006, responsabilité qu’il exercera jusqu’en 2009. Depuis, il est professeur associé à l’IEP de Grenoble et co-dirige les masters Organisations internationales et Politiques publiques de santé.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie7 sept. 2018
ISBN9782848867328
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    Aperçu du livre

    Les Poissons pleurent aussi - Pierre Micheletti

    Ils étaient allongés à même le sol, dans l’angle le plus éloigné de l’unique fenêtre que comportait la pièce, les yeux clos. L’homme et la femme semblaient profondément endormis, bien que leur respiration fût saccadée, comme celle d’un couple adultère après une ardente rencontre trop longtemps différée.

    Debout, le troisième occupant du vaste bureau faisait d’incessants allers-retours entre la porte et la fenêtre, se gardant manifestement de placer sa silhouette dans l’embrasure de l’une ou de l’autre. Ses gestes étaient nerveux, désordonnés.

    La fenêtre était régulièrement balayée par des lueurs jaunes et bleues, mimant les lampes stroboscopiques des boîtes de nuit, à un rythme beaucoup plus lent toutefois que celles qui sévissent dans les night-clubs, décomposant les mouvements des danseurs les plus frénétiques.

    Le couple sentait mauvais, l’un d’entre eux avait dû s’oublier. L’homme ? La femme ? Les deux peut-être. Les pseudo-amants se cramponnaient l’un à l’autre, comme de vieux complices, eux qui peut-être ne s’étaient jamais fait la moindre papouille jusqu’à la veille encore. Seules les circonstances exceptionnelles devaient rendre acceptable à leurs yeux l’impudeur totale brusquement créée ce matin-là, brisant net les codes de bonne conduite apparente qui sont d’ordinaire l’apanage affirmé des cadres dirigeants.

    De nouveau, une voix – qui lui était à l’évidence familière – résonna, accentuant aussitôt la tension de l’homme debout, que traduisait un soliloque ininterrompu, indéchiffrable, constitué d’une litanie de mots rageurs ou d’onomatopées, chaque fois réamorcée par l’activation du puissant mégaphone extérieur.

    — Soyez raisonnable, sortez ! Ne vous entêtez pas, vous faites prendre des risques à tout le monde. Allons, ça ne vous ressemble pas, évitons un drame !

    — La ferme, Gardiola ! Tu me fatigues. Où est le préfet ? Je t’ai déjà informé que je ne parlerai plus qu’avec lui ! Il faut te le dire comment ?

    — Il arrive ! Restez calme. Tout va rentrer dans l’ordre. Surtout pas de violence, pensez à votre famille.

    — Je m’en fiche de tes raisonnements. Je n’ai plus de famille, plus rien à perdre ! Et puis zut ! Ne cherche plus à établir le contact, tout cela te dépasse !

    — D’accord, d’accord, mais ne perdez pas votre sang-froid, et pas de violence, hein ? Nous sommes d’accord là-dessus ?

    Se détournant, l’homme jeta un brusque regard vers le couple gisant sur le sol. Immédiatement, le sommeil factice parut plus profond. Le gardien avait pourtant saisi le regard subreptice de la femme. Il fit deux pas déterminés vers eux, les menaçant à nouveau – sans un mot, à quoi bon ? – de son arme préhistorique. Devant la notable accélération de leur respiration, il tourna les talons, rassuré, puis reposa l’engin contre le mur, au cas où…

    Son mouvement pendulaire entre porte et fenêtre avait à peine repris que le verre de celle-ci vola en éclats, fracassé par un objet étrange que l’homme n’eut pas le loisir d’observer plus avant. Il aurait su alors qu’il s’agissait de matériel de professionnels rompus à l’exercice. Le préfet devait être arrivé sur les lieux… La grenade avait deux fonctions : étourdissante et aveuglante. Elle fit son office : titubant, l’homme se déplaça à tâtons, prenant appui sur le mur pour contrer la soudaine privation de ses sens. C’est de la porte qu’il pressentait le plus grand danger. Il se dirigea donc vers elle. Il perçut de façon lointaine, ouatée, le coup de bélier qu’elle venait de subir avant de s’aplatir sur le sol, d’un bloc. À moitié halluciné – mais toujours debout –, l’homme vit entrer une créature monstrueuse : il ressentit aussitôt une violente douleur au niveau du thorax, comme une décharge électrique. Il se retrouva soudainement paralysé, groggy. Ce fut sa dernière perception avant de perdre connaissance.

    Denis interrompit ses mouvements pour ne pas troubler la rencontre, étonné de la surprendre à découvert devant sa grotte, si indifférente à sa présence, s’exposant, immobile, à une observation aussi rare que minutieuse. Au-dessus de ses yeux oscillaient deux petites antennes arborescentes, sensibles aux moindres variations de pression. La peau de la bête, d’un rouge éclatant, était ponctuée de lambeaux de chair proéminents. Ses puissantes nageoires profitaient du repos, prêtes cependant à la propulser brusquement. Sur ses opercules comme à l’extrémité de ses nageoires bombait le renflement d’épines venimeuses, des aiguillons qui lui valent son surnom de scorpion des mers. Avant qu’enfin lassée la rascasse ne détale en une accélération imparable, il eut encore le temps de voir sa gueule énorme et puissante, complément d’une panoplie œuvrant à sa mauvaise réputation. Sauf pour les gourmets qui savent, derrière les apparences, trouver à la bestiole d’autres qualités…

    Nous étions en janvier ; Denis effectuait sa première visite depuis la venue improbable avec Zita – sa sœur –, quelques semaines auparavant. En cette journée d’hiver lumineuse et froide, l’eau se montrait translucide. Il reprit lentement sa progression sur la pente douce par de petits battements de palmes, afin de ne pas troubler la quiétude des lieux, de nouveau attentif aux autres membres de la colonie qui peuplait le roc familier.

    Les coiffes ébouriffées d’anémones de mer s’incurvaient au gré du courant, tachetant de rose la roche sombre. Au loin, sur une courte langue sableuse, lambinait un bernard-l’ermite chargé du dernier lourd fardeau qu’il avait pris en affection. Il laissait sur son passage une trace zigzagante, comme une hésitation permanente. Une astérie à gros piquants se glissait elle aussi sur la pente. Imperceptiblement, mais avec une volonté inébranlable, l’étoile cheminait à n’en pas douter vers une nouvelle proie. Des boudins de mer ponctuaient, de-ci de-là, les vastes étendues de sable fin situées plus en contrebas. Le fond clair créait ainsi une rupture nette avec les masses trapues du massif de pierre, royaume des oursins violets et des patelles bleues.

    Prenant appui sur une aspérité de la roche, le promeneur s’offrit une nouvelle pause, puis leva les yeux vers la surface. La limite de l’eau marquait une frontière que le regard ne pouvait franchir à cette distance. Il songea que ce devait être approximativement à l’aplomb de la zone qu’il parcourait dans l’instant qu’ils avaient officié avec Zita. Il dodelina de la tête. Le mouvement libéra dans son dos une poche d’air prisonnière de sa combinaison de néoprène. Elle glissa le long de sa colonne pour s’échapper et rejoindre le cortège discontinu des bulles rejetées par les tubulures de son détendeur. Un instant distrait par le changement de température sur sa peau, Denis ramena ses pensées à la visite précédente : tous les deux, frère et sœur, semeurs silencieux et visages graves.

    Durant toute la cérémonie, ils avaient soigneusement évité de croiser leurs regards, plongeant tour à tour la main dans le coffre de bois posé sur le plat-bord de leur embarcation, s’excusant parfois – quand leurs peaux se frôlaient –, comme gênés d’une proximité qui n’avait pourtant rien d’incongru. Ils avaient ainsi projeté à la volée devant eux – dans une alternance appliquée – de pleines poignées de l’urne jusqu’à épuiser son contenu. Durant toute la manœuvre, le scénario s’était répété à l’identique : la pluie crayeuse troublait d’abord la surface lisse de la mer, puis les semailles entamaient leur descente, les grains les plus gros traçant le chemin, suivis d’un panache blanc et trouble qui les escortait vers le fond.

    Enfin, dans un ultime mouvement, leurs mains avaient exploré une urne devenue vide. Comme libérés de leur pudeur par l’absence de témoin, ils avaient alors accepté la rencontre. Après quelques minutes d’une lente dérive à la surface, ils avaient, toujours mutiques, pris le chemin du retour vers le port.

    Du pied de la roche où il stationnait, Denis se mit à imaginer les hôtes habituels du roc, intrigués d’observer cette pluie nacrée inattendue, suivie de peu à chaque ondée par un voile laiteux qui la prolongeait jusqu’à l’arrivée de nouvelles particules solides. Étrange mélange qui venait alors en vagues rapprochées perturber la quiétude translucide des lieux.

    Il avait cette fois jeté l’ancre à bonne distance avant de se mettre à l’eau. Il voulait prendre le temps de déambuler entre les reliefs sous-marins comme on circule dans les allées d’un cimetière, pour se préparer aux retrouvailles, pour réfléchir à ce que l’on va se dire, aux pensées que l’on va déposer sur le granit. Il prévoyait une réserve d’air d’une heure au maximum. Il lui faudrait y être attentif. Il se remit en mouvement lentement, progressant alors à la seule force des bras, puis acheva de contourner le grand massif rocheux dont il avait atteint le socle blanc. À quelques brasses de lui se dressait un éperon proéminent, zébré de failles parallèles horizontales et sombres. Sur le bord de l’une d’elles, un poulpe veillait à l’entrée, les fentes de ses pupilles déjà rétrécies par la lueur du petit jour, son tube respiratoire animé du gonflement régulier et serein de l’animal repu de sa chasse nocturne.

    Sous le promontoire s’ouvrait la gueule d’une caverne où un homme aurait pu engager le buste sans en atteindre le fond. En d’autres temps, un mérou de belle taille y aurait certainement établi son repaire. Prenant appui sur le bloc, Denis scruta rapidement l’entrée de la grotte. Il n’aperçut qu’un sar tambour effrayé par les bulles gazouillantes qui fusaient latéralement de son scaphandre pour s’élancer vers la surface en prenant de l’ampleur. Le poisson se fondit dare-dare dans la pénombre salvatrice. Chemin faisant, la présence du plongeur avait aussi dérangé deux spirographes accrochés à la paroi, aussitôt retranchés dans leurs tubes protecteurs qui figuraient des vases filiformes qu’on aurait installés au pied d’une stèle. Denis eut une intuition soudaine et définitive : le vieux et les courants s’étaient mis d’accord, les cendres qu’ils avaient répandues avec Zita depuis le bateau avaient abouti à l’entrée de cette caverne. Il savait dorénavant où rendre visite à son père.

    Le bateau faisait route au nord-est, guidé par la balise nettement visible depuis quelques minutes. Une douce matinée s’était annoncée dès les premières lueurs du jour. Pas un souffle de vent dans un air limpide de fin d’hiver. La tramontane s’autorisait un rare congé. Un temps idéal pour amener les filles jusqu’aux récifs du roc de Torreilles. Malgré l’heure indue à laquelle avait retenti l’appel de leur grand-père, elles s’étaient levées sans rechigner, et rêvassaient maintenant, fièrement installées sur la plage avant de l’Antares qui filait tranquillement ses douze nœuds.

    La mer était d’huile. Ils avaient quitté le port alors que le soleil émergeait à peine sur l’horizon. Après quelques encablures, Denis coupa le contact pour éviter que le grondement du diesel ne gâche la somptueuse salutation qui ponctuait leurs sorties en mer tôt le matin. Une fois franchie la digue sud du port, la halte constituait un rituel qui émerveillait autant ses petites-filles – « mes deux princesses », comme il les appelait volontiers – que Denis lui-même. En cet instant, quand le disque ardent commençait à apparaître, lui revenait la conscience – en le voyant croître si rapidement malgré la distance – de la vitesse vertigineuse à laquelle notre bonne vieille Terre tourne autour de son maître, lui qui rend possible – ou peut anéantir – toute vie qu’elle porte. Avant qu’il ne décolle complètement de l’horizon, l’astre sembla quelques instants laisser son double, reflet sur la mer étale, à une indécision entre le ciel et l’eau. Il se décida enfin, gratifiant l’équipage, comme à son habitude, d’un rai incandescent propagé par les flots apaisés. Tous à bord détournèrent alors le regard en signe de respect et de soumission.

    Denis mit le contact, puis orienta le bateau, cap au 70. Le moteur Perkins reprit son ronronnement régulier et rassurant de tracteur de la mer. Dans le prolongement du sillon laissé par les quatre-vingts chevaux, le Canigou, massif fétiche de la Catalogne française, dominait l’horizon. Les vieux du pays affirmaient que les soirs où il baignait dans un halo rougeoyant annonçaient l’imminence d’un coup de vent. Son sommet, encore bien enneigé, se détachait de l’azur du ciel. On distinguait nettement à ses côtés la ligne de crête des Pyrénées qui, vers l’ouest, disparaissait après le pic des Tres Estelles. Sur sa gauche, la pente perdait rapidement de la vigueur, puis le piémont poursuivait sa lente déclinaison vers la mer. À intervalles réguliers se dressaient les vestiges intacts des tours de guet qui autrefois surveillaient l’arrivée d’envahisseurs venus du sud – espagnols ou maures –, un brasier toujours prêt à être allumé pour donner l’alerte. Le relief marquait ensuite un ultime et minuscule soubresaut, signature du grand sémaphore du cap Béar, dont les courants capricieux et puissants suscitaient la crainte des marins.

    Les filles migrèrent ostensiblement vers la plage arrière de l’Antares, déjà prêtes à ferrailler. La joute qui allait commencer était le thème de nombreuses chicanes au sein de l’équipage. Dans la famille Farenc, on ne plaisantait pas avec les choses sérieuses, la pêche en faisait partie !

    Denis baissa les gaz. Ils étaient alors à quelques encablures du récif. Par habitude, il surveilla la profondeur sur le sondeur, mais il aurait pu se diriger les yeux fermés, au seul bruit de la mer sur les roches émergentes qui avaient eu raison de tant de navires, petits et grands. Bien des années auparavant, après qu’un pinardier rentrant d’Afrique du Nord par gros temps, sa coque mutilée par les roches, eut répandu alentour son chargement de rouge de Mascara, on avait installé une bouée, remplacée depuis par une tourelle métallique dont les pieds étaient solidement arrimés à une dalle de béton. Le feu clignotant qui la couronnait s’activait du coucher au lever du soleil. Par habitude, en ces terres où règne sans beaucoup de partage la tramontane soufflant du nord-ouest, le grand-père se positionna au sud du massif sous-marin, à une vingtaine de mètres des premiers écueils dangereux. Ainsi, en cas de brusque accès de colère, le versatile vent dominant éloignerait l’embarcation des roches aux arêtes vives.

    — Regardez, Rick vient de se percher ! cria Jeanne.

    En effet, un goéland de belle taille s’était posé sur la balise qui surplombait le roc. Il déploya un court instant ses ailes dont on aperçut les pointes sombres, comme pour signaler son arrivée à l’assistance, à la façon d’un cormoran qui sèche ses plumes au vent après un plongeon. Mais là s’arrêtait la comparaison… L’histoire de Rick était une invention du vieux, à l’époque encore récente où, ensemble, Denis et lui cotoyaient les lieux avec les filles. Ainsi avait-il surnommé le goéland qui fréquentait assidûment la balise, par déformation du prénom de son principal rival de l’amicale de Sainte-Marie, Éric, avec lequel il se livrait à une joute implacable pour le statut du meilleur pêcheur de l’association. Le père de Denis avait donc inventé, à destination de Jeanne et de Rose, ses arrière-petites-filles, l’une des histoires burlesques dont il avait le goût, avec, il faut en convenir, un gros succès. Le volatile était gras, rond comme l’une des barriques que le vieux fabriquait autrefois, devenu quasiment incapable de décoller depuis le niveau de la mer. La balise lui fournirait, au moment de partir, une aide bienvenue pour reprendre les airs… À terre, Éric – le rival – avait une morphologie qui souffrait la comparaison, ce que précisément le père mettait en parallèle. Selon la fable donc, l’un et l’autre, le mammifère et l’oiseau, étaient piètres pêcheurs et, du coup, avaient développé un goût commun et immodéré pour les pâtisseries, proies plus faciles d’accès. Louis – le père de Denis – mimait alors le goéland survolant les poubelles des grandes surfaces, pendant qu’à l’intérieur, affirmait-il, Éric – son concurrent – sillonnait les rayons avec un caddy bientôt débordant de gâteaux dont les invendus finiraient peu après dans le jabot du volatile quasi éponyme… Rires du jeune public garantis. De retour au port, Denis redoutait toujours que l’une des filles ne commette un impair en croisant l’original après avoir côtoyé, en mer, la doublure du scénario factice.

    Moitié par jeu, moitié guidée par l’envie réelle de montrer son empressement à en découdre, Rose dégaina la première, extirpant du sac en osier ancestral une palangrotte qui paraissait plus vieille que le capitaine. En liège naturel, s’il vous plaît ! Même les producteurs de certains champagnes avaient renoncé de longue date à ce luxe. Cela faisait belle lurette que peler l’écorce des chênes sur les collines du bassin méditerranéen n’était plus de mise. Trop peu rentable, ou peut-être parce qu’au gré des incendies de forêts, le pin et l’eucalyptus avaient supplanté les hôtes traditionnels des forêts locales, paresseux de la croissance rapide ! Des générations de paysans pauvres – français, italiens ou espagnols – avaient pourtant su tirer parti des arbres autochtones. Le chêne-liège pour sa robe, le chêne vert pour son bois, l’arbousier pour ses fruits avaient aidé nombre de familles modestes à tenir

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