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Médiatisation de la politique: Logiques et pratiques
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Médiatisation de la politique: Logiques et pratiques
Livre électronique571 pages6 heures

Médiatisation de la politique: Logiques et pratiques

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À propos de ce livre électronique

La médiatisation de la politique désigne l’ensemble des transformations générées par les médias dans les relations entre les actrices et les acteurs politiques, les citoyennes et les citoyens, les militantes et les militants, les personnalités publiques, les organisations non gouvernementales, et les institutions politiques. Ces transformations se caractérisent par une dualité : elles se manifestent simultanément par l’intégration des médias au fonctionnement des institutions sociales, de même que par leur développement en tant qu’institution sociale autonome et animée d’une « logique » propre de fonctionnement.

Si la médiatisation de la politique est bien étudiée en Europe, elle l’est moins de ce côté-ci de l’Atlantique et encore moins en français. Cet ouvrage vise à pallier ces deux lacunes de même qu’à faire le point sur les recherches canadiennes et québécoises sur le sujet. Il se divise en trois parties : les pratiques, les discours et les publics de la médiatisation du politique.

L’ouvrage s’adresse aux étudiantes et aux étudiants en communication et en science politique de même qu’aux spécialistes en la matière, aux communicatrices et aux communicateurs aguerris et à l'ensemble de la population. Il vise à offrir une meilleure compréhension du rôle prépondérant des médias, qu’ils soient traditionnels ou numériques, dans la vie politique, sociale, culturelle et quotidienne de tout un chacun.
LangueFrançais
Date de sortie6 mars 2024
ISBN9782760559332
Médiatisation de la politique: Logiques et pratiques

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    Aperçu du livre

    Médiatisation de la politique - Mireille Lalancette

    Introduction

    Frédérick Bastien et Mireille Lalancette

    En juin 2018, le politicien canadien Thomas Mulcair mit un terme à une carrière politique de près d’un quart de siècle. Élu député à l’Assemblée nationale du Québec en 1994, il y siégea jusqu’en 2007 sous la bannière du Parti libéral du Québec, assumant entre autres la fonction de ministre de l’Environnement de 2003 à 2006 dans le cabinet du premier ministre Jean Charest. Lors d’une élection partielle fédérale en septembre 2007, il accéda à la Chambre des communes du Canada, cette fois à titre de député du Nouveau Parti démocratique, dont il devint le chef en 2012. Au début de la campagne électorale fédérale de 2015, les sondages permettaient de croire à ses chances de devenir premier ministre du Canada, mais il fut coiffé au poteau par le Parti libéral du Canada dirigé par Justin Trudeau.

    Faisant le bilan de sa carrière politique lors d’une entrevue à l’émission d’affaires publiques 24/60 sur les ondes de la chaîne d’information en continu ICI RDI, la journaliste Anne-Marie Dussault lui demanda : « En 25 ans, qu’est-ce qui a changé en politique ? » Thomas Mulcair répondit spontanément :

    C’est devenu plus difficile parce que les gens s’attendent à ce qu’on puisse réagir instantanément. Il y a 15 ans, on a commencé à s’habituer au cycle de nouvelles 24 heures. C’était une adaptation : il fallait remplir les 24 heures. Maintenant, c’est de l’instantané : c’est Twitter, c’est Facebook, c’est Instagram… Et les gens s’attendent à ce qu’on envoie quelques mots sur chaque sujet instantanément. […] C’est pas mauvais d’avoir le temps de réfléchir (Radio-Canada, 2018).

    Le nouveau retraité de la vie politique aurait pu évoquer les changements démographiques, sociaux ou culturels survenus au Canada ou dans le monde pendant cette période. Il aurait pu référer à la transformation des enjeux qui mobilisent l’attention des Québécois, comme la protection de l’environnement et le développement durable qu’il a mis de l’avant durant sa carrière. Il a plutôt répondu en désignant une influence des médias dans le champ politique : le développement des technologies, comme l’avènement des chaînes d’information en continu qui diffusent 24 heures par jour¹ et des médias socionumériques², qui modifient les attentes du public et accroissent la pression exercée sur les acteurs politiques pour réagir promptement aux événements de l’actualité. Bref, ce qui a le plus changé en politique au cours de sa carrière, selon lui, c’est précisément une manifestation de la médiatisation du politique.

    1 / Qu’est-ce que la médiatisation du politique ?

    Les médias – qu’ils soient compris comme l’ensemble des technologies de communication ou comme les institutions sociales qu’ils constituent, telles que le journalisme, les relations publiques ou la publicité – ont un rôle important dans une diversité de secteurs d’activité : la politique, la culture, la science, la consommation, la religion, l’éducation, le jeu, le sport, l’intimité, etc. Ainsi, le professeur de communication Stig Hjarvard (2008) définit la médiatisation de la société comme un processus par lequel la société, à un degré croissant, devient dépendante des médias et de leur logique. Il ajoute que ce processus est caractérisé par une dualité : il se manifeste par le développement des médias en tant qu’institution sociale autonome, animés d’une logique de fonctionnement qui leur est spécifique, de même que par l’intégration des médias au fonctionnement d’autres institutions sociales (2008, p. 113).

    Bien sûr, d’autres définitions existent et elles diffèrent selon les approches, mais trois dénominateurs communs ressortent : la médiatisation est un processus qui s’échelonne sur le long terme³ ; elle implique une transformation des pratiques et des institutions ; et ces transformations touchent de manière réciproque les communications et le contexte culturel, social et politique (Lundby, 2014, p. 19). Ainsi, la médiatisation se distingue de la médiation, qui se limite plutôt à une action de communication dans un contexte particulier, à un mode de transmission de messages exempt de toute idée de changements dans l’ordre organisationnel de la société, de toute influence sur le mode de fonctionnement d’autres institutions sociales (Corner, 2018 ; Hjarvard, 2008, p. 114).

    Tel que nous pouvons le voir dans ce chapitre, le concept plus spécifique de médiatisation du politique a fait l’objet d’une littérature récente et principalement européenne, alimentée en grande partie par des chercheurs actifs dans le domaine des études sur la communication et le journalisme. Jesper Strömbäck et Frank Esser (2014, p. 6) le définissent comme un processus à long terme par lequel l’importance des médias et leurs effets d’entraînement sur les processus, les institutions, les organisations et les acteurs politiques ont augmenté. Leur conceptualisation de la médiatisation du politique distingue quatre dimensions illustrées à la figure I.1.

    La première dimension de la médiatisation concerne la source principale d’information des citoyens à l’égard du monde politique. Dans les situations où les informations politiques proviennent essentiellement de l’expérience personnelle ou de contacts interpersonnels, comme c’est parfois le cas en matière de politique locale dans de très petites municipalités où les médias jouent un rôle minime, la médiatisation est faible. D’une manière plus générale, c’est cependant par les médias que les citoyens entrent en contact avec le monde politique, ce qui constitue une composante de sa médiatisation. Si les médias de masse comme les journaux imprimés, la radio et la télévision ont été les principaux vecteurs de l’information politique au XXe siècle, la nature de cette médiatisation a connu une mutation importante au cours des deux dernières décennies. Par exemple, les éditions annuelles du Reuters institute digital news report, qui reposent sur des données recueillies dans une cinquantaine de pays, montrent que la proportion de la population qui s’informe principalement par des médias numériques plutôt que par des supports traditionnels croît d’année en année, et qu’elle est nettement majoritaire au sein des cohortes les plus jeunes. De plus, parmi les médias numériques, ce sont de plus en plus les médias socionumériques, plutôt que les sites web et les applications des entreprises de presse, qui constituent la voie d’accès à l’information (Newman et al., 2023, p. 11).

    Figure I.1 / Dimensions de la médiatisation du politique

    Source : Strömbäck et Esser (2014), p. 7.

    La deuxième dimension porte sur l’autonomie de ces médias par rapport aux institutions politiques. En Amérique du Nord, le degré d’autonomie des médias d’information a augmenté depuis le XIXe siècle : la presse partisane a graduellement cédé le pas à une presse plus commerciale et professionnelle (Williams et Delli Carpini, 2011). Il demeure des différences géographiques. Par exemple, en Europe, les médias d’information des pays du Sud entretiennent une plus grande proximité avec les institutions politiques que ceux des pays du Nord (Hallin et Mancini, 2004). C’est évidemment davantage le cas encore dans les régimes autoritaires où les médias sont plus directement contrôlés par le pouvoir politique. Quant aux médias socionumériques, il s’agit de plateformes numériques largement développées par des entreprises privées qui opèrent dans des environnements que les États ont peu régulés. Ce n’est que dans la deuxième moitié des années 2010 que les pouvoirs publics, en Europe et en Amérique du Nord, ont amorcé des processus de reddition de comptes à l’égard de ces entreprises et, dans quelques cas, mis en place lois et règlements visant à encadrer plus précisément leurs activités, que ce soit pour limiter la désinformation ou la diffusion de propos haineux (Badouard, 2021), baliser la propriété et l’utilisation des données créées par les usagers au gré de leur navigation (Bennett et Raab, 2020) ou redistribuer une partie des revenus de ces entreprises au bénéfice d’un écosystème médiatique national (Bossio et al., 2022).

    La troisième et la quatrième dimensions sont liées aux pratiques des médias et à celles des acteurs, des organisations et des institutions politiques. Elles insistent sur le fait que ces pratiques sont orientées principalement par une logique médiatique ou par une logique politique.

    L’idée de logique médiatique a été popularisée par la publication du livre Media logic de David L. Altheide et Robert P. Snow en 1979. Depuis, elle a été opérationnalisée de diverses façons notamment pour prendre en compte une diversité de médias, si bien qu’il nous paraît plus convenable de favoriser la forme plurielle logiques médiatiques. À l’origine, Altheide et Snow (1979, p. 10) ont défini la logique médiatique en référence aux formats utilisés par les médias de masse : l’organisation du contenu, le style avec lequel il est présenté, les types de comportements mis en relief et la grammaire de la communication médiatique. En réfléchissant de manière plus précise aux médias d’information, Strömbäck et Esser (2014) distinguent trois dimensions à la logique médiatique : la professionnalisation, qui réfère à l’autonomie des journalistes et à un ensemble de normes et de valeurs spécifiques au journalisme ; la commercialisation, qui reflète la concurrence pour obtenir l’attention d’un auditoire que l’on pourra vendre à des annonceurs ; et les technologies de communication dont les attributs orientent la production, le traitement et la diffusion de la nouvelle. Plus récemment, d’autres chercheurs ont actualisé cette idée aux médias socionumériques. Par exemple, José van Dijck et Thomas Poell (2013) proposent que la programmabilité des plateformes, la popularité qu’elles mesurent, la connectivité qu’elles permettent et la mise en données qu’elles génèrent soient considérées comme les composantes de la logique des médias socionumériques.

    Bien qu’une littérature très riche soit consacrée à la définition et à l’opérationnalisation des logiques médiatiques, l’état des travaux n’est pas le même pour la logique politique, une situation qui n’est certainement pas étrangère à l’origine disciplinaire de la médiatisation, plus ancrée en études des communications et du journalisme qu’en science politique. À cet égard, Strömbäck et Esser (2014) font une contribution précieuse en distinguant trois aspects à la logique politique que nous pourrions énoncer, en français, comme le politique, les politiques et la politique (polity, policy et politics en anglais) : le politique concerne le cadre formel et institutionnel qui balise l’exercice politique ; les politiques désignent les politiques publiques élaborées et mises en œuvre par les politiciens et les bureaucrates dans le but de résoudre des problèmes collectifs ; la politique englobe les activités visant la conquête et l’exercice du pouvoir politique.

    L’idée qu’il y ait de telles logiques à l’œuvre repose sur la prémisse qu’il existe un ensemble de règles, parfois formelles, mais plus souvent informelles, qui établissent ce que sont les comportements appropriés pour un individu qui se trouve dans une situation donnée en fonction de son rôle, de son identité (March et Olsen, 2009, p. 479). Le qualificatif « approprié » ici ne doit pas être compris au sens de moralement acceptable, mais plutôt comme l’expression d’attentes quant au comportement qu’un individu devrait adopter. En outre, certaines de ces logiques seraient forgées au contact des attributs (affordances) d’un objet, attributs qui délimitent un univers de possibilités entre un acteur et l’objet (Hjarvard, 2008, p. 120-121). Par exemple, la possibilité de transmettre à grande vitesse une information par certaines technologies de communication est un attribut crucial pour comprendre la valorisation, par les producteurs et les consommateurs d’information, de la notion de rapidité dans la logique des médias d’information. C’est ainsi qu’on y valorise l’idée d’être « les premiers sur la nouvelle », du direct et, avec les médias socionumériques, de l’instantanéité. Cette valorisation de la rapidité entre souvent en collision avec le rythme plus lent qui caractérise le fonctionnement des institutions politiques, comme le mentionnait Thomas Mulcair dans l’extrait cité précédemment.

    Si une grande partie des travaux sur la médiatisation du politique s’inscrivent dans cette approche institutionnaliste, d’autres adoptent plutôt une approche socioconstructiviste. Alors que la première réfère à des normes constituant des logiques – médiatiques et autres – préexistantes à l’aune desquelles les pratiques sont examinées, la deuxième est résolument ancrée dans l’étude des pratiques sociales et comment celles-ci changent au contact quotidien des médias. Comme l’explique Andreas Hepp (2020, p. 8), elle s’attarde à la façon dont les acteurs – qu’il s’agisse d’individus, d’organisations ou de collectivités – construisent une réalité politique, sociale ou culturelle à travers leurs pratiques médiatiques. Cette performance communicationnelle insuffle des significations et participe alors à l’institutionnalisation de nouvelles règles et à la matérialisation d’une infrastructure communicationnelle conçue pour répondre à ces pratiques, plutôt que de découler de règles préexistantes et d’attributs d’objets en place, comme le voudrait la perspective institutionnaliste. Pour Göran Bolin (2014, p. 186-187), la distinction entre ces approches n’est pas seulement épistémologique, mais aussi ontologique : pour les institutionnalistes, l’étude de la médiatisation a pour point de départ la transmission de messages ; pour les socioconstructivistes, elle porte sur le rituel communicationnel par lequel une culture, une identité et des significations sont incarnées.

    Si l’exercice du pouvoir politique se traduit par l’allocation autoritaire de ressources légales (les droits), financières (les fonds publics) et parfois physiques (la force) à travers des canaux institutionnels, il se concrétise aussi par le discours. Les acteurs politiques gouvernent en usant d’un langage performatif pour approuver, s’opposer, féliciter, condamner, conseiller, avertir, ordonner, etc., et pour construire un sens aux événements, aux actions et aux situations. Cette performance s’accomplit par des voies médiatiques qui se sont diversifiées en matière de formats et de technologies : journaux imprimés, bulletins de nouvelles, émissions d’affaires publiques, débats, talk-shows, sites web, médias socionumériques se déclinant en une multitude de plateformes, etc. Dès lors, comme le montre Olivier Turbide au chapitre 4, les acteurs politiques luttent pour contrôler la construction du sens dans des espaces multiples et auprès d’auditoires distincts : une partie d’un propos tenu dans un débat entre candidats à une élection sera reprise dans un journal télévisé, alors qu’un autre segment deviendra viral sur les médias socionumériques, donnant lieu à des interprétations disparates. Le politologue Maarten A. Hajer (2009, p. 9-10 ; traduction libre) démontre ainsi que « les acteurs politiques doivent constamment tenir compte du fait que ce qu’ils disent à un moment donné à un public particulier atteindra souvent, presque instantanément, un autre public qui pourrait lire ce qui a été dit d’une manière radicalement différente et se mobiliser à cause de ce qu’il a entendu » . Pour la sociolinguiste Guylaine Martel (2018), c’est à la construction même de leur éthos de politiciens que ces acteurs se livrent, négociant en partie leur légitimité à travers leur capacité à s’ajuster à ces différentes scènes médiatiques pour y performer leur rôle.

    Que l’approche soit institutionnaliste, socioconstructiviste ou d’une autre teneur, la théorie de la médiatisation du politique demeure centrée sur les médias : elle insiste sur le rôle des médias dans la communication entre des acteurs politiques et, d’une manière plus générale, dans le fonctionnement de la vie politique⁴. Mais elle permet aussi de réfléchir à d’autres sources d’influence dans la mesure où, comme Strömbäck et Esser (2014, p. 7) nous y convient, la médiatisation est une affaire de degré : la politique – comme d’autres champs de la vie sociale et culturelle – peut être plus ou moins médiatisée selon les époques, selon les régions, selon le type de médias dont il est question, ou selon les acteurs, les organisations ou les institutions politiques dont on parle. Comme en témoignent Philippe R. Dubois et ses collègues au chapitre 6 consacré à la communication gouvernementale, ou Frédérick Bastien et Simon Thibault au chapitre 11 consacré au parallélisme entre politique et médias, il y a des situations où les règles et les pratiques endogènes au champ politique ont une plus grande influence, où l’on assiste en quelque sorte à une politisation du médiatique.

    2 / Pourquoi étudier la médiatisation du politique ?

    La théorie de la médiatisation apporte une contribution distincte à l’étude de la communication politique. Premièrement, elle amène à penser l’influence des médias à des niveaux d’analyse différents que les théories béhavioristes. Ces dernières occupent une place importante dans le champ de la communication politique. Elles ont permis de distinguer des effets spécifiques que les médias peuvent exercer sur les attitudes et les comportements politiques. Par exemple, on sait que les médias influencent l’importance accordée par les citoyens à divers enjeux (effet d’ordre du jour ou d’agenda setting), au poids qu’ils accordent à diverses considérations dans la formation d’une opinion (effet de primauté ou de priming) et à l’interprétation qu’ils font des causes d’un problème et des solutions pour y remédier (effet de cadrage ou de framing). D’autres travaux ont permis de mesurer l’impact des médias sur des paramètres additionnels, comme le niveau d’information, la confiance politique et le vote.

    Alors que ces théories béhavioristes privilégient le niveau micro, l’étude de la médiatisation du politique appelle plus spontanément à un niveau d’analyse macro, le développement des médias étant considéré comme pouvant influencer le fonctionnement du champ politique. Elle met en relief des effets systémiques des médias sur les institutions, les organisations et les acteurs politiques. Par exemple, Eric Montigny montre dans le chapitre 1 que l’essor des technologies numériques a réduit sensiblement le rôle, les ressources et l’influence des militants au sein des partis politiques au Québec et au Canada. Dominic Duval et Philippe R. Dubois, au chapitre 7, croient que ces développements ont même influencé le type d’engagements électoraux pris par les partis, les technologies permettant le microciblage favorisant des promesses « à la carte » fondées sur le marketing plutôt que l’idéologie.

    Deuxièmement, nous estimons que l’étude de la médiatisation du politique contribue à diversifier les perspectives sur l’analyse du pouvoir en communication politique. Les théories critiques découlant, entre autres, de l’École de Francfort présentent les médias comme un outil de domination aux mains des élites politiques et économiques. Dans cette perspective, on pourrait considérer comme un leurre la proposition selon laquelle les médias constitueraient un champ autonome, même interdépendant, par rapport au champ politique. Au contraire, le politique conserverait la main haute sur cet instrument, tantôt en décrétant le cadre institutionnel à l’intérieur duquel les médias opèrent, tantôt en exploitant à son avantage une logique médiatique qui rendrait le comportement des médias hautement prévisible. Cependant, dans des sociétés démocratiques où la communication est un secteur d’activité fortement commercial et peu régulé, l’étude de la médiatisation du politique jette un éclairage plus précis sur les mécanismes par lesquels les détenteurs du pouvoir politique s’efforcent d’influencer la communication ou de performer leur rôle de décideurs. Elle nuance les théories critiques en montrant que, dans bien des situations, cette influence n’est pas gagnée à l’avance. On le constate à la lecture du chapitre 5, que Virginie Hébert et Thierry Giasson consacrent aux travaux sur le cadrage par les acteurs gouvernementaux, de même qu’en découvrant les stratégies mises de l’avant par les groupes de presse et les entreprises dans leurs efforts de lobbying indirect, que Stéphanie Yates et Justine Lalande décrivent au chapitre 2.

    Dans une perspective moins instrumentale, l’étude de la médiatisation du politique met aussi en lumière le degré auquel des impératifs médiatiques – l’obtention d’une visibilité et la capacité à communiquer un message dans le respect de certains codes communicationnels, par exemple – peuvent détourner l’attention ainsi que les actions des acteurs et des organisations politiques de la résolution de problèmes collectifs. Ainsi, Vincent Raynauld et Mireille Lalancette soutiennent au chapitre 8 que la médiatisation du politique renforce notamment le phénomène de la personnalisation politique, et Tania Gosselin ajoute au chapitre 9 que cela peut contribuer à accentuer les stéréotypes de genre. L’exercice de la citoyenneté démocratique peut lui-même être altéré par les processus de médiatisation, que ce soit par des normes différentes quant aux informations qu’il importe de connaître, aux attitudes qu’il convient d’adopter et aux moyens de participer à la vie démocratique. Par exemple, Fenwick McKelvey et ses collègues expliquent au chapitre 14 que la production de mèmes politiques par les citoyens défie les efforts du personnel politique de contrôler la diffusion des messages.

    En conséquence, et c’est là une troisième raison de l’étudier, la médiatisation du politique a des retombées pratiques pour les personnes qui souhaitent exercer leur citoyenneté ou pratiquer la communication politique. Comme le montreront plusieurs chapitres de cet ouvrage, une meilleure compréhension de la médiatisation contribue à éclairer l’usage des médias, que ce soit pour s’informer ou pour diffuser ses idées.

    3 / Pourquoi cet ouvrage ?

    La médiatisation a été l’objet d’un grand nombre de publications depuis 20 ans, le professeur émérite John Corner (2018) allant même jusqu’à parler du « mot de la décennie » dans le domaine des théories sur les médias. En plus des monographies, des ouvrages collectifs et des numéros thématiques de revues scientifiques consacrés à la médiatisation du politique, on constate plus largement que les recherches actuelles dans le champ de la communication politique sont moins centrées sur le politique qu’il y a 20 ans (Bucy et Evans, 2022).

    En dépit de ce foisonnement, la médiatisation du politique demeure peu présente dans la littérature scientifique francophone sur la communication politique. À notre connaissance, le seul livre de langue française consacré à ce thème est le collectif dirigé par Clément Desrumaux et Jérémie Nollet (2021), qui se concentre sur le concept de capital médiatique, dont la valeur heuristique pour comprendre les processus sociaux à l’œuvre dans la médiatisation du politique est discutée et établie à travers un certain nombre de contributions empiriques.

    Du côté des manuels de communication politique, principale voie d’entrée de la relève scientifique dans le champ, ils sont peu nombreux à proposer un exposé substantiel sur la médiatisation. Le plus récent, celui de Philippe Aldrin et Nicolas Hubé, dont la première édition est parue en 2017, fait figure d’exception. La médiatisation du politique constitue un concept central de l’ouvrage et les auteurs y consacrent un chapitre complet qui reflète l’état de la littérature contemporaine sur le sujet. Le manuel de Jacques Gerstlé paru initialement en 2004 chez Armand Colin présente la médiatisation du politique, dans des termes assez généraux, comme l’un des aspects de la « modernisation de l’espace public politique⁵ ». Contrairement au livre d’Aldrin et Hubé, les principales propositions théoriques exposées dans cette introduction n’y sont pas explicitées (elles sont présentes en filigrane d’un développement sur la « société de l’information »), ce qui n’empêche pas, toutefois, que certaines retombées de la médiatisation du politique pour des acteurs comme Michel Rocard et Barack Obama y aient été développées dans des éditions subséquentes (Gerstlé et Piar, 2016, p. 36-45). Quant à Philippe Riutort (2007), il n’emploie le terme « médiatisation » que très brièvement et à un niveau général, au gré d’une discussion sur la relation entre le développement des médias de masse et les changements dans la représentation politique, en particulier la montée du pouvoir exécutif aux dépens des parlementaires.

    Au Québec, la politologue Anne-Marie Gingras a rédigé et dirigé de nombreux ouvrages sur la communication politique. Son livre Médias et démocratie : le grand malentendu (Gingras, 1999), qui rend compte de plusieurs phénomènes associés à la médiatisation du politique (les styles politico-médiatiques comme la fragmentation, la personnalisation et la dramatisation, de même que les « logiques économiques » à l’œuvre dans les médias d’information), n’explicite pas cette théorie ni les deux éditions suivantes parues en 2006 et 2009. Dans un autre ouvrage paru au début des années 2000, Gingras (2003) fait un exposé remarquable sur les théories en communication politique, notamment celle de Pierre Bourdieu sur les champs politique et journalistique, mais la théorie de la médiatisation en est absente. Il faut dire que cet exposé, publié initialement sous la forme d’un Cahier du Laboratoire d’études politiques de l’Université Laval en 1997, avait été rédigé avant que la médiatisation du politique ne connaisse l’intérêt qu’on lui a porté depuis la fin des années 1990. Néanmoins, dans un ouvrage collectif portant sur l’histoire du champ de la communication politique et sorti des presses 15 ans plus tard (Gingras, 2018), la médiatisation du politique ne fait pas partie des concepts ou des théories mis en relief, même si plusieurs contributions peuvent leur être rattachées. C’est donc dire qu’il existe, au Québec et dans la littérature de langue française d’une manière plus générale, une lacune que les auteurs de cet ouvrage souhaitent commencer à combler.

    4 / Plan de l’ouvrage

    La communication politique contemporaine s’exerce dans des espaces médiatiques qui se diversifient à un rythme accéléré. Le journalisme, une institution qui a longtemps constitué le point de mire des travaux sur la médiatisation, continue de jouer un rôle de premier plan dans l’espace public, que ce soit par les médias de masse ou des technologies de communication plus individualisées. La communication politique se concrétise aussi à travers des espaces où d’autres types de communicateurs sont à l’œuvre suivant des logiques médiatiques qui diffèrent quelque peu, qu’il s’agisse d’animateurs de talk-shows, de blogueurs, d’influenceurs sur les plateformes numériques, de politiciens (anciens et en poste), de groupes d’intérêt, d’entreprises ou de citoyens. Il importe, selon nous, de pousser la réflexion sur la médiatisation du politique – et de la politisation du champ médiatique – en prenant en compte le journalisme et les médias de masse, bien sûr, mais en allant aussi au-delà. Pour ce faire, les chapitres de cet ouvrage sont organisés autour de trois axes de recherche consacrés aux pratiques, aux discours et aux publics de la médiatisation du politique.

    Les cinq premiers chapitres sont consacrés à l’étude des pratiques de la médiatisation du politique. Le développement des technologies numériques de communication, la transformation de l’environnement social et politique (fragilisation des identités partisanes, montée de valeurs postmatérialistes et du multiculturalisme) et certaines évolutions du journalisme ont mené plusieurs catégories d’acteurs politiques à ajuster leurs pratiques médiatiques. Ainsi, Eric Montigny (chapitre 1) décrit, à partir d’entrevues avec des stratèges et des organisateurs de partis politiques québécois et canadiens, les retombées des technologies numériques et de leur logique opératoire sur la professionnalisation de ces derniers, sur la redistribution des ressources financières qui s’y opère et sur le militantisme qui s’y exerce. La mise en données (datafication) de la politique influence la vie des partis, posant aussi des enjeux éthiques inédits, notamment du point de vue de l’encadrement de l’utilisation des renseignements personnels, qui demeure peu examiné à ce jour.

    De leur côté, Stéphanie Yates et Justine Lalande (chapitre 2) examinent plutôt les pratiques de médiatisation des groupes d’intérêt et des entreprises en mettant en relief le développement du lobbyisme indirect qui consiste, pour ces acteurs, à investir l’espace public afin de légitimer leurs positions et à modifier les préférences des décideurs politiques en influençant d’abord l’opinion publique. Elles expliquent que ces groupes et ces entreprises déploient alors un argumentaire caractérisé par une « montée en généralité » (prise en compte de l’intérêt général) afin d’être dégagés des particularismes de leurs positions et de se faire ainsi plus convaincants, en particulier face aux revendications des forces d’opposition que leurs projets suscitent. Ces stratégies deviennent plus critiques dans un contexte où les médias numériques, en même temps qu’ils génèrent de nouvelles occasions stratégiques, réduisent les coûts de la mobilisation des forces d’opposition.

    En prenant en compte le lobbyisme indirect, mais aussi d’autres pratiques de médiatisation comme la publicité sociale, Pénélope Daignault (chapitre 3) s’attarde au marketing social, qui résulte de la combinaison de plusieurs éléments (marketing mix) comme le produit, le prix, l’accessibilité et la promotion. Ce type de marketing fait une large place à l’appel aux émotions comme stratégie d’influence. Il implique aussi une négociation de la visibilité des enjeux concernés et de leur cadrage, dans la perspective d’influencer le public ou des décideurs politiques.

    En plus d’être observables à travers l’étude « macro » des orientations prises par les acteurs politiques, les changements dans les pratiques de médiatisation du politique peuvent aussi être saisis à des niveaux d’analyse plus circonscrits. Ainsi, Olivier Turbide (chapitre 4) propose un cadre d’analyse stratégique des relations entre politiciens et journalistes qui prend en compte les stratégies d’évitement, de négociation et de collaboration liées à un contexte d’interaction (méso) et la performance de ces stratégies sur le plan individuel (micro). Ces stratégies révèlent les luttes de pouvoir pour l’imposition de logiques politique et médiatique, qui varient selon le contexte, le politicien contrôlant mieux la conférence de presse alors que le journaliste a plus d’emprise lors d’une entrevue, par exemple.

    Les relations d’influence entre les acteurs politiques et médiatiques pour le contrôle de la communication politique s’observent aussi à travers les stratégies de cadrage. Le cadrage est l’un des thèmes les plus importants dans les travaux sur la communication politique. Virginie Hébert et Thierry Giasson (chapitre 5) livrent un exposé des principaux courants théoriques (approches cognitive, constructionniste et critique) et des concepts qui permettent d’appréhender le processus de construction des cadres.

    Les chapitres 6, 7, 8, 9 et 10 portent sur les discours issus de la médiatisation du politique. Ils perment de décrire les représentations, les valeurs, les enjeux et les arguments privilégiés dans la communication des gouvernements, des partis, des médias d’information ou des citoyens qui s’emparent des technologies de communication. Philippe R. Dubois, Thierry Giasson et Alex Marland (chapitre 6) étudient le développement de l’image de marque (branding) du gouvernement du Canada, du gouvernement du Québec et de la ville de Québec. Leur examen illustre comment les programmes d’identification visuelle des gouvernements et des administrations publiques contribuent à un certain contrôle de la communication médiatique en veillant à ce que les valeurs qu’ils privilégient soient mises de l’avant.

    Pour les partis politiques, certains engagements électoraux apparaissent comme le résultat d’une adaptation aux possibilités offertes par les technologies de communication. Dominic Duval et Philippe R. Dubois (chapitre 7) soutiennent que les promesses électorales « à la carte », qui s’inscrivent moins dans une approche idéologique, mais plus dans une démarche marketing, sont sujettes au phénomène de médiatisation. De telles promesses, qui ciblent habituellement des segments très particuliers de la population – voire des individus précis – peuvent être avantageusement communiquées en tirant profit des technologies numériques qui facilitent un tel microciblage de la communication partisane.

    Quant aux personnes qui sont candidates ou élues, les attributs techniques des plateformes numériques ont aussi des répercussions sur leur manière de se présenter aux citoyens. Vincent Raynauld et Mireille Lalancette (chapitre 8) montrent comment les plateformes numériques successives (blogues, services de réseautage en ligne, outils de partage de contenus audio et vidéo, canaux de microcommunication, etc.) ont stimulé les phénomènes – déjà présents à divers degrés – de personnalisation, d’intimisation et de célébritisation du politique.

    Dans la même veine, Tania Gosselin (chapitre 9) explique que ces phénomènes ne se traduisent pas de la même manière pour les hommes et les femmes politiques. De façon plus précise, elle constate que la personnalisation, l’informalisation et les émotions sont au cœur des stéréotypes de genre. Dans la mesure où la médiatisation du politique – que ce soit par les médias d’information ou par les médias socionumériques – favorise une pratique de la politique mettant en relief ces caractéristiques, elle est de nature à renforcer des représentations stéréotypées de certains acteurs, notamment des femmes et des personnes appartenant à des minorités de genre.

    L’accessibilité accrue à l’espace public par les technologies de communication numérique, l’érosion de l’autorité journalistique sur cette accessibilité et l’action de certains algorithmes sont souvent mises en cause pour rendre compte d’une détérioration de la qualité de l’information en circulation. Simon Thibault (chapitre 10) apporte un ensemble de clarifications conceptuelles sur des termes couramment utilisés dans les discours scientifiques et publics, comme les fausses nouvelles, la mésinformation et la désinformation. Il examine ensuite les éléments de preuve à l’appui de la thèse selon laquelle la désinformation influencerait les comportements politiques, en particulier le vote.

    Les quatre derniers chapitres de l'ouvrage se consacrent aux publics de la médiatisation du politique. Ils permettent d’appréhender la conception que l’on se fait de l’opinion publique, des attributs de la consommation des médias d’information par les citoyens, mais aussi des manières dont ces derniers s’approprient les technologies de communication pour jouer un rôle actif dans l’espace public. Ainsi, Frédérick Bastien et Simon Thibault (chapitre 11) montrent une politisation du système médiatique canadien, sous la forme d’un certain parallélisme politique, en s’appuyant, d’une part, sur les perceptions d’experts à l’égard du contenu des médias d’information et, d’autre part, sur des sondages liant les habitudes d’exposition médiatique du public et des opinions politiques, en particulier sur des enjeux liés à l’immigration.

    De leur côté, Yannick Dufresne, David Dumouchel et Catherine Ouellet (chapitre 12) soutiennent que le concept d’opinion publique a évolué d’une manière concomitante à la structure du système médiatique : d’une approche fondée sur la délibération et la réflexion inspirée des idéaux des Lumières, on l’a plutôt conçue comme un ensemble homogène à l’ère des médias de masse, puis d’une manière beaucoup plus fragmentée (des micropublics), voire individualisée, à l’ère des médias numériques, des plateformes algorithmiques et des grands ensembles de données. Cette évolution défie les sondages comme outil le plus efficace pour mesurer l’opinion publique.

    Les médias socionumériques procurent aux citoyens de nouvelles manières de s’informer et de participer à la vie démocratique. Thomas Galipeau et Shelley Boulianne (chapitre 13) font état de la littérature sur certains débats concernant l’impact des plateformes sur l’engagement politique, notamment quant à la prévalence et aux répercussions des chambres d’écho, de l’exposition accidentelle et du partage de la mésinformation. Ces discussions soulèvent l’enjeu du rôle des plateformes numériques et de la manière d’encadrer les problèmes qui en découlent, que ce soit par l’intervention de l’État, l’autorégulation ou par des mécanismes de signalement proposés aux utilisateurs.

    Fenwick McKelvey, Mireille Lalancette, Saskia Kowalchuk et Simon Fitzbay (chapitre 14) examinent, quant à eux, une forme précise d’engagement politique créée par le développement des médias numériques : les mèmes, ces publications constituées d’une image sur laquelle un usager appose des éléments textuels et dont la circulation est propulsée par viralité. La création, l’édition et le partage de mèmes est une forme d’action qui constitue un défi de communication politique pour les politiciens

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