Le jour où je me suis réveillée sous emprise
Par Jane Goyrand
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Le jour où je me suis réveillée sous emprise - Jane Goyrand
Le jour où je me suis réveillée sous emprise
Jane Goyrand
Le jour où je me suis réveillée sous emprise
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Du même auteur
« Une erreur d’écriture » Témoignage, Les Éditions du Net, 2019
« Dans les pas de Laura » Roman, Éditions LEN, 2024
Illustration de couverture : Feyza Simsek
© Les Éditions du Net, 2023
ISBN : 978-2-312-14134-3
À mon père dont l’étoile illumine mon cœur.
À Maxence, nouveau trésor de ma famille.
« La vie, c’est l’art de dessiner sans gomme à effacer. »
John William Gardner
Note de l’auteure
Médecin et mère de trois enfants, je suis particulièrement sensibilisée au sujet des violences conjugales qui marquent l’actualité et que je rencontre de façon récurrente dans mon quotidien de soignante.
Tout en relevant de la fiction, mon récit se nourrit de témoignages de certaines de mes patientes. L’histoire de Maureen, l’héroïne, tisse ainsi des petits bouts de vie de chacune de celles qui, tantôt perdues ou apeurées, tantôt désespérées ou résignées, et toutes malheureuses se confient à moi en consultation.
Au travers de mon expérience professionnelle, j’ai voulu rappeler par cet ouvrage que la brutalité verbale ou physique n’admet aucune excuse, que l’amour est avant tout synonyme de respect et de confiance, et que quitter un navire malmené par des maltraitances s’impose sans attendre.
Vous souhaitant une bonne lecture,
Bien à vous, Jane Goyrand.
Chapitre 1
Je referme délicatement la porte, glisse la clé dans la pochette ceinturée à ma taille déjà garnie de mon smartphone, de ma pièce d’identité et de l’attestation. Une heure d’évasion, visière au front, baskets aux pieds…
Au pas de course, je gagne le vieux village, encore endormi dans son écrin de pierre. Il m’accueille avec sa tranquillité et sa séduction coutumières qui régalent mon âme. J’inspire profondément. Les premiers rayons de soleil saluent timidement les toitures patinées par le temps que surplombe le clocher de l’église. Le long des clôtures, les rosiers s’agrippent fièrement, exposant leurs lourdes floraisons. Dans les jardins, les chiens rassurés par la présence de leurs maîtres omettent d’aboyer à mon passage, laissant les oiseaux, grands maîtres de l’espace s’en donner à cœur joie et pépier à tue-tête. Le charme printanier opère sans discernement sur la nature et sur ses occupants.
Après quelques mètres d’échauffement, ma foulée accélère, entraînée par les va-et-vient de mes bras raidis. Dans les étroites rues pavées, je suis fidèlement mon ombre menue animée du flottement de ma queue de cheval. Franchissement de l’arche romaine, le panorama s’élargit brusquement sur la campagne verdoyante. Mes yeux se délectent, parcourant avidement l’horizon sans limite. Au loin, le fleuve décrit sa courbe familière avant de s’évanouir sous le pont de chemin de fer qui, de ses pattes de géant l’enjambe vaillamment.
Sur la route désormais en pente abrupte, je contracte ma sangle abdominale pour contenir au mieux les pressions qui s’exercent sur mes genoux. Le droit, fragilisé par une ancienne blessure se rappelle à mon souvenir. La bande élastique qui le soutient atteint ses limites, la prudence s’impose. Mais pas de plainte, je m’en sors bien. La fréquence de mes mouvements respiratoires s’intensifie, mon souffle devient audible. Je force sa régularité. La dépense physique me plait, et je cours, légère, le long des coteaux fourmillant de genêts. Gaillards, les arbrisseaux escaladent la colline, retenant leurs papillons d’or malgré le regard envieux des pins qui les dominent. Les effluves subtils chatouillent mes narines, flattant la douceur bucolique. Ici et là, de flegmatiques vers de terre se dandinent pour traverser la chaussée, libérée de la résonance détestable de la rocade, étrangement déserte au fond de la vallée.
Après un rapide coup d’œil à ma montre, je bifurque sur un chemin de traverse pour inverser le sens de la boucle. Je gravis la côte qui conduit vers l’école, et la douleur dans ma jambe se réveille tout à fait, m’obligeant à ralentir. M’oubliera-t-elle un jour ?
Huit heures. Sur la façade de l’établissement scolaire, l’horloge se désespère guettant en vain l’arrivée des garnements. Face à un ennemi tout aussi invisible que redoutable, le monde a basculé sans préavis, stoppant sa frénésie, déstabilisant les activités humaines tant professionnelles que familiales et sociales. L’obligation du repli sur soi et de l’enfermement ont inversé le sens de certains fondements. Protéger les êtres aimés impose maintenant de les tenir à distance. La santé de ma mère ne risque-t-elle pas de basculer à nouveau et de sombrer dans la dépression ? Une ride soucieuse barre mon front. Heureusement, le téléphone, d’une valeur encore plus inestimable dans cette période critique maintient le lien. Je note aussi mentalement d’appeler Louis. Son fidèle soutien pendant mes années sombres a créé des liens tout aussi forts que ceux de sang. Si certains voisinages se révèlent problématiques, d’autres se parent d’une grande richesse. J’ai eu cette chance, et mon amitié pour le vieil homme que je considère comme mon grand-père d’adoption n’a aucunement souffert de notre éloignement géographique. Cette pensée ravive des souvenirs douloureux et un frisson parcourt mon dos à l’idée que pour certains, rester confinés dans les foyers accroit les dangers.
Pour nous, tout va bien, nous sommes en sécurité dans notre agréable maison. Le cachet de son jardin à l’abri des regards compense largement les dimensions réduites. Quatre pièces fonctionnelles donnent sur une terrasse. Sur la tonnelle en fer forgé, une glycine s’épanouit outrageusement concédant en retour un ombrage apprécié.
La vente de notre précédente propriété, bien plus spacieuse avait requis de longs et pénibles mois. Mais le souhait de disposer d’une somme confortable pour redémarrer sous les meilleurs auspices m’avait ordonné la patience. Après plusieurs propositions infructueuses, une famille originaire de Belgique, amoureuse du Midi de la France s’était portée acquéreur au prix affiché. À sa demande, j’avais cédé également le mobilier, soulagée de tout abandonner derrière nous. Lors de la remise des clés, le sourire de ma fille avait encouragé mon optimisme. Tourner la page, cette préoccupation m’obsédait alors. Elle ne m’a toujours pas lâchée.
Le jet de la douche caresse mon corps, facilitant un relâchement musculaire bienvenu. Délicieuse sensation après l’effort. L’eau gicle sur les parois, je fixe longuement et sans crainte les milliers de gouttelettes qui ruissèlent aisément. Adieu leur effrayant pouvoir d’antan ! Soupir…
L’appétissante odeur de pain grillé et les jus d’orange fin prêts sonnent l’heure du lever pour Ambre. Ses cours organisés par visioconférence vont bientôt débuter. Depuis plus d’un mois, nous sommes clouées chez nous. Expérience aussi insolite qu’inédite. Le collège a fermé ses portes, tout comme la salle de fitness dont j’assure la gérance et les entrainements sportifs. L’héritage de mon père a autorisé cet investissement qui m’a sauvée financièrement et boostée moralement. La décision gouvernementale d’interdire l’accès aux lieux publics met en péril mon entreprise, j’en suis consciente, mais je ne baisse pas les bras. Après quelques jours d’abattement à l’annonce du confinement, j’ai réagi, prenant en compte l’avis de Justine, notre médecin de famille qui pense qu’une telle pandémie sollicitera du temps pour s’éteindre. Pour limiter la fuite de mes abonnés, je propose des séances de gymnastique, de cardio-training et d’étirement par Skype. Un grand nombre d’adhérents, désolés de devoir rompre avec leurs louables habitudes répondent présents et me rejoignent volontiers par écran interposé. Entre cette activité, l’aide aux devoirs et l’entretien de la maison, les journées défilent, dépourvues de désœuvrement et de la précipitation d’avant la crise. Je cultive aussi les moments de partage avec mon enfant. Je fais partie des favorisés, cela ne m’échappe pas.
Mais Ambre perd le contact physique avec Zoé qui l’influence positivement et attise une envie jusque-là perdue, d’aller vers les autres. Quelle joie quand elle avait accepté d’accompagner son amie à l’anniversaire d’un copain de classe ! Les dispositions dictées pour limiter le risque infectieux ne vont-elles pas éteindre cette fragile flamme ? Les paroles de Justine qui me connait depuis ma plus tendre enfance, tambourinent à mon oreille : « Si Ambre perçoit ta confiance en elle et en toi, elle se relèvera plus vite », me répète-t-elle souvent. Mais un enfant ne devrait jamais connaître les événements que nous avons vécus. N-ième regain de culpabilité…
Je pousse la porte de sa chambre. Encore endormie, Ambre repose, allongée sur le ventre, la tête appuyée sur son bras gauche passé sous l’oreiller. Ses traits détendus reflètent les effets d’un repos réparateur. La déloger de cette confortable inconscience me peine.
« Coucou mon ange », lui dis-je en caressant son front.
Ses paupières se montrent fainéantes, je prolonge mon geste. Sans un mot, elle remue ses longues jambes, les extirpant nonchalamment de la couette pour s’assoir au bord du lit, la mine ensommeillée et boudeuse. D’un geste machinal, elle rassemble ses boucles brunes sur le haut de sa tête tout en cherchant à tâtons la pince posée sur le chevet. Attendrie, je la contemple. Les transformations de son corps d’adolescente impriment sa silhouette dont la hauteur, à ma plus grande satisfaction dépasse maintenant la mienne. Son épaisse chevelure sombre et son teint mat me rappellent Kévin. Mes pensées s’envolent…
Ses yeux s’ouvrent enfin, laissant fuir leur bleu profond qui ravive immanquablement le souvenir de mon père. Le même océan coule dans ses prunelles, mais l’éclat joyeux qui caractérisait celles de son aïeul déserte bien trop souvent les siennes.
Chapitre 2
La sonnerie de mon portable retentit, « Guillaume » s’affiche sur l’écran. J’hésite à répondre. Ai-je le droit d’encourager une relation ? En ai-je envie ? Depuis Kévin, toute proposition de rencontre me rebute. En préparant les cartons du déménagement, j’avais jeté avec détermination ma lingerie fine et affriolante. Aucun doute, ma vie de femme était à enterrer à tout jamais.
Meurtrie et bousculée par maintes obligations, j’ai repoussé avec la même obstination les questionnements d’ordre personnel. Cette pratique me convient parfaitement, m’offrant une protection, apparente sans doute mais non moins confortable. Le confinement change maintenant la donne, facilitant par mes longs tête-à-tête en solitaire l’émergence de mes émotions enfouies. J’éprouve la curieuse sensation de me reconnecter avec moi-même, prenant conscience de mes pensées tout en positionnant entre elles et moi une juste et bénéfique distance. Mon sujet de philo du baccalauréat qui s’articulait autour d’une citation de Blaise Pascal prônant une meilleure connaissance de soi pour régler sa vie s’approprie peu à peu une pertinence toute particulière.
D’une main hésitante, je finis par décrocher. La voix chaude et posée de l’homme qui tente de ranimer mon cœur accélère les battements dans ma poitrine. Je l’imagine dans son atelier, ce refuge confidentiel qu’il m’a pourtant invité à visiter. Cette initiative prouve l’intérêt qu’il m’accorde. Je le revois cette après-midi-là, lumineux parmi ses toiles, vêtu d’un vieux jean et d’un tee-shirt maculé de taches qui n’enlevaient rien à l’élégance de son allure. Ses cheveux blonds décoiffés et salis de gouache accentuaient le charme de ses yeux azur. Dans la pièce, une douce lumière traversait les étroits pans vitrés bordés de métal. Deux spots s’orientaient vers un chevalet qui trônait au centre d’un désordre que Guillaume définissait comme organisé. Ses tableaux, inspirés de ses origines bretonnes, retraçaient des paysages de bord de mer laissant une large place au vert et au bleu. Peu familière de cet art, je n’avais pas émis de commentaires, mais leur contemplation m’avait conviée au voyage.
« Coucou, j’espérais que tu me répondrais, j’avais très envie de t’entendre. »
Cette approche directe et franche suscite mon émoi, et ma fréquence cardiaque repart de plus belle.
« Comment vas-tu ? Cette vie à la maison 24 heures sur 24, pas trop perturbante ? Et Ambre, comment réagit-elle ? »
Je prends sur moi pour surmonter mon trouble et répondre posément.
« Nous n’avons vraiment pas à nous plaindre, nous bénéficions de bonnes conditions pour traverser cette drôle de période. Ambre dessine beaucoup, elle s’évertue à mettre en pratique tes leçons, et elle passe un temps incroyable au téléphone avec Zoé. Je profite d’elle un maximum. Tenir financièrement le coup est mon principal souci, je croise les doigts et essaie de trouver des astuces pour rester en contact avec mes abonnés. Et de ton côté ?
– Tu vas t’en sortir, je connais ta détermination. Je profite de cette solitude imposée pour avancer à fond dans la préparation de ma prochaine expo. Je ne compte plus les heures où je reste accroché à mes pinceaux. Et… je pense très souvent à toi. Maureen… »
Son intonation s’est encore adoucie. Je préfèrerais qu’il ne continue pas sa phrase, même si mon attention aiguisée à l’extrême dément ce désir.
« J’ai aimé le moment que nous avons passé chez moi. J’espère que la pagaille de mon atelier ne t’a pas trop effrayée, j’ai besoin de cette atmosphère pour peindre. Merci de m’avoir parlé de ton passé, ta confiance me touche. Si tu le souhaites, sache que je suis là. Quand nous retrouverons une vie plus normale, on pourrait aller dîner au resto. Je connais un endroit sympa.
– C’est compliqué, Guillaume. Cela n’a rien à voir avec toi, j’ai moi aussi apprécié ta présence. L’autre soir, pour la première fois depuis fort longtemps, je me suis confiée. Je n’imaginais pas cela possible, évoquer mon histoire m’est si difficile. Pourtant, je reconnais que cela m’a fait du bien. Mais je dois consacrer tout mon temps libre à Ambre. »
Ce motif non mensonger mais non incontournable sonne faux à mes oreilles et à mon cœur. Là n’est pas la vraie raison de ma réticence, je le sais bien. Mieux vaut éviter…
« Ne m’attends pas Guillaume, continue ta route sans te soucier de moi.
– J’aimerais seulement te connaître un peu plus, cela ne t’engage à rien. Le mieux-être de ta fille passe par le tien, penses-y. On en reparlera si tu le veux bien. Bonne soirée, à très vite.
– Je t’embrasse Guillaume, merci de ton appel.
– Maureen…
– Oui.
– Ne tourne pas le dos à la vie, ne te punis pas. Tu n’es pas responsable. »
Chapitre 3
Le dîner terminé, Ambre et moi nous attardons sur la terrasse embaumée des lourdes grappes mauves de la généreuse glycine. L’ambiance tranquille du soir et l’humeur inhabituellement loquace de ma fille me réjouissent. Ses longues conversations par WhatsApp avec Zoé portent leurs fruits. Régulièrement, en passant devant sa chambre, je l’entends papoter avec son amie. Elle délaisse alors ses crayons au profit d’échanges entre adolescentes complices. Tout au long des dernières années, le dessin l’a portée. J’ai encouragé ce goût pictural qu’elle tient de je ne sais qui, en l’inscrivant à des cours spécialisés dans un établissement jouissant d’une solide réputation pédagogique et artistique. D’après la psychologue qui la reçoit souventen consultation, cette prédisposition lui permet d’évacuer ce qu’elle refuse d’extérioriser par la parole. Double retombée positive de cette attirance qui ne doit toutefois pas tourner à l’obsession et effacer toute autre envie de rencontres ou de partages. J’apprécie ainsi Zoé dont les yeux pétillants et les rires sonores embellissent la maison à chacune de ses visites. Puisse son allégresse