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Dans les pas de Laura
Dans les pas de Laura
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Livre électronique292 pages4 heures

Dans les pas de Laura

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À propos de ce livre électronique

Justine, après un divorce plutôt réussi, mène des jours heureux dans le Sud de la France avec ses fils adolescents. Sa rencontre avec Alain puis la naissance de Laura, son troisième enfant bouleversent sa vie. Une fille après deux garçons ! Justine est comblée de bonheur. Tout se passe merveilleusement bien jusqu’au dix-huit mois de la fillette dont le comportement parfois étrange suscite alors des inquiétudes. Mère et fille s’engouffrent alors sur un chemin délicat. Justine pourtant médecin n’y est pas préparée.
LangueFrançais
Date de sortie17 janv. 2024
ISBN9782312141756
Dans les pas de Laura

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    Aperçu du livre

    Dans les pas de Laura - Jane Goyrand

    PARTIE 1 :

    « Quand on a la foi, on peut se passer de la vérité. »

    Friedrich Nietzsche

    Chapitre 1

    Le soleil se perd à l’horizon, laissant filtrer les dernières lueurs du jour à travers l’ombrage délicat et finement troué des micocouliers. Flamboyant au couchant, le ciel présage de l’arrivée prochaine du mistral. Parfait, un peu d’air atténuera la sensation de chaleur étouffante de ce début août !

    Une odeur d’herbe fraîchement tondue chatouille mes narines et parfume agréablement le tranquille crépuscule. Je ralentis le pas pour m’imprégner de la douceur du soir et abandonner le rythme trépidant de la journée. Lulu m’a sauvée, une fois de plus, dans l’après-midi. Au milieu de la pelouse, le tracteur avait subitement refusé de continuer sa ronde, alors même que l’arrivée des vacanciers approchait. Inquiète de ce contretemps, j’avais frappé à la maison d’en face, comme toujours en de pareilles circonstances. La camionnette qui somnolait sous l’auvent du garage m’avait rassurée sur la présence de celui que je cherchais. Lulu s’affairait devant son établi, riche de mille trésors.

    « Alors, Justine, qu’avez-vous cassé ? » s’était-il exclamé, un large sourire aux lèvres.

    Dans les minutes suivantes, la machine ronronnait à nouveau. Quelle chance de pouvoir compter sur mes chers voisins, depuis tant d’années !

    La propriété que j’entretiens seule depuis mon divorce est exigeante. Je devrais plutôt dire que mon besoin insatiable d’ordre rend cette occupation quelque peu tyrannique. Mon bien-être se fortifiant dans un environnement soigné, œuvrer à la tâche ne me déplaît pas.

    Sur le terrain, deux bâtisses entourées de verdure veillent l’une sur l’autre depuis des générations. J’occupe la première et destine la seconde, une vieille mais confortable remise habillée de pierre, à la location saisonnière. Les week-ends de rotation des estivants sont chargés. Entre le départ des premiers et l’accueil des nouveaux, les tâches s’enchaînent, nombreuses et minutées, pour remettre les lieux en parfait état de propreté. Cette année, tout me paraît simple. Laura n’est pas là et je la sais en parfaite sécurité. J’effectue les différentes opérations sans crainte de devoir les interrompre.

    Outre le complément de revenus qu’elle génère, cette activité suscite de belles rencontres. Des habitants de régions moins lumineuses viennent faire le plein de soleil avant l’automne. Leur bonne humeur et leur satisfaction, toujours de mise jusqu’à présent, m’encouragent à persévérer. Le mois précédent, le profil de mes visiteurs a échappé à la règle habituelle. Ils venaient participer à un festival de théâtre. Je connaissais le parcours de l’artiste que j’attendais, elle avait réalisé un film tiré d’un roman cher à mon cœur. Accueillir celle qui avait retenu ce récit pour le mettre à l’écran provoquait chez moi une vive émotion. Et lors de notre premier échange, l’étrange sentiment de proximité qui m’habitait grandit encore, sa dernière création traitait de la maladie mentale. Étonnée, je l’écoutais me décrire sa mise en scène, drôle mais non moins profonde, qui confrontait les regards des soignants à ceux des patients. Un domaine dans lequel je baigne depuis plus de seize ans ! Quelques jours plus tard, lors de la générale, les saynètes avaient résonné en moi de façon toute particulière, notamment lorsqu’un des acteurs, incarnant un malade, était apparu équipé d’un casque de protection…

    Certains hasards sont troublants, la vie m’apparaît comme une grande magicienne qui concocte ses potions à sa guise pour surprendre, bouleverser, galvaniser, malmener, réjouir ou blesser. Elle me l’a durement prouvé en m’imposant ce que j’avais repoussé d’un large revers de manche, bien des années plus tôt ! Jeune étudiante en médecine, j’avais, de toutes les spécialités, écarté d’emblée la psychiatrie et la neurologie qui, le plus souvent, équilibrent des états de santé sans les guérir. Avide de résultats concrets, je n’étais nullement motivée par ces deux disciplines. Mon envie d’action et d’efficacité m’avait conduite tout naturellement, à la fin de mon cursus universitaire, dans un service d’urgences où je m’étais épanouie avant de le quitter pour suivre le père de mes garçons. Je ne soupçonnais pas que les maladies du système nerveux, qui déroutent et effraient tant, viendraient un jour frapper à ma porte, bien assurées cette fois que je ne leur tournerai pas le dos. En effet, si j’avais pu fuir certains patients, je ne pouvais en aucun cas ignorer ma propre fille.

    Profitant de la belle lumière du soir, je m’attarde autour des massifs fleuris, arrachant de-ci, de-là, une mauvaise herbe. La filtration de la piscine vient de s’interrompre, laissant la surface du bassin totalement immobile. Les cigales, épuisées d’un concert diurne ininterrompu, goûtent un repos mérité. Tout est résolument calme. J’attrape un transat replié dans l’abri de jardin et m’installe face à l’eau. Ce droit au répit et cette liberté d’agir à ma guise ne se lassent pas de m’étonner. Je jette un œil satisfait sur les choses qui m’entourent, je me sens bien. Ma maison, mon alliée de toujours ! Comment aurais-je fait avec Laura, si mon logis avait été plus petit ou mitoyen avec d’autres habitations ? Il nous a protégées en étouffant les cris de ma Caillounette malmenée par les démons. L’été, cependant, les choses s’avéraient plus délicates quand les crises démarraient subitement dans la soirée alors que les fenêtres, maintenues ouvertes pour rafraîchir les pièces, laissaient fuir le bruit. À plusieurs reprises, j’avais dû répondre à des personnes qui avaient sonné à ma porte, désireuses de comprendre ce qui motivait des hurlements perceptibles à la ronde. J’expliquais très vite et retournais aussitôt auprès de mon enfant en détresse, prenant au passage le temps de refermer toutes les ouvertures.

    J’ai aménagé, jour après jour, notre lieu de vie avec amour et minutie. La décoration me passionne, et je recherche l’harmonie des couleurs, qui favorise mon bien-être. Mon intérieur, simple et épuré, a évolué avec les tendances du moment, mais aussi en fonction des nécessités de notre quotidien peu ordinaire. Adieu les sous-verre accrochés aux murs et bonjour les protections sur certaines vitres, fréquemment frappées par les mains de Laura en colère. Éviter le suraccident guidait en permanence mes choix. Les parois de sa chambre avaient réclamé un confortable matelassage afin de rester douces pour la princesse, parfois déchaînée, qu’elles abritaient. La machine à coudre régnait en grande maîtresse dans la buanderie et avait exigé, pour m’être agréable, un long plateau pour la soutenir. Faciliter la manipulation des tissus que j’assemblais le soir pour confectionner les salopettes ou les surpyjamas de ma fille, faisait gagner un temps précieux et donc quelques heures de sommeil. Les lourds fauteuils tapissiers s’étaient effacés à regret pour laisser place aux sièges légers et faciles d’entretien. Mon dos, régulièrement malmené, m’imposait certaines organisations.

    Ma forme physique ne devait pas me lâcher. M’occuper de Laura, entièrement dépendante de moi, demandait de la robustesse. Je suivais méticuleusement les conseils posturaux que j’enseigne à mes patients et sollicitais mes muscles au maximum, préférant les escaliers aux ascenseurs, la marche à la voiture… Le sport a été une de mes fidèles bouées pour tenir la tête hors de l’eau. L’énergie que je déployais dans les exercices grandissait parallèlement à mes inquiétudes. Cela me vidait la tête et j’en ressortais plus forte, ressourcée. Le départ de Laura n’a rien changé à ces habitudes facilitées désormais par une disponibilité supérieure. Véritable luxe que de ne plus surveiller ma montre ou de ne plus sursauter à chaque sonnerie de téléphone !

    Pendant plus de quinze ans, ma vie s’est calée sur celle de ma fille. Renoncer à mon activité professionnelle a été mon seul refus incontournable. Je n’aurais jamais tenu autrement. Les heures passées auprès des malades, chassaient le souvenir des moments difficiles et maintenaient mes inquiétudes à distance. Je vivais donc à l’inverse des autres, plébiscitant les semaines de travail aux week-ends et appréhendant les vacances d’où je ressortais complètement épuisée. J’ai vu ma vie sociale fondre comme peau de chagrin, mais me satisfaisais d’avoir continué à exister en tant que femme dans le métier que j’ai choisi et que j’aime. Cette volonté, synonyme de besoin essentiel à mon équilibre, a nécessité cependant la mise en œuvre d’un accompagnement adapté qui a souvent relevé d’un parcours de combattant.

    Avoir du temps pour moi aujourd’hui relève donc d’un fait extraordinaire. Si les existences se découpent habituellement en jeunes années, période active et retraite, je différencie chez moi, la vie avant la naissance de ma fille, puis celle passée avec elle à la maison, et enfin celle qui a débuté il y a dix-huit mois, lors de son départ pour la maison d’accueil spécialisée « Les Acacias ». Ces trois saisons ont construit la femme que je suis aujourd’hui. La première, riche et chanceuse, m’a transmis la force d’affronter la deuxième qui restera, sans doute à jamais, celle où j’ai le plus appris, le plus grandi, celle où le combat mené, sans possibilité de victoire, a trouvé la meilleure issue possible. J’aborde l’actuelle, réconciliée avec ma vie que j’accepte telle qu’elle est, l’âme en paix. Et la route continue, plus facile pour l’instant, gardant pour elle les secrets des paysages à venir.

    Le confort de la chaise longue favorise la course de mes pensées qui me ramènent comme toujours à Laura. Avec un pincement joyeux dans la poitrine, je nous revois toutes les deux, le dimanche précédent, marchant main dans la main, l’eau salée recouvrant nos épaules. Son visage réjoui éclairait mon cœur de mille éclats, et mon bonheur irradiait.

    Avant mon départ pour son établissement, j’avais prévu les maillots de bain, les serviettes, la crème de protection solaire, les casquettes, et une robe à bretelles qui permettait le change de Laura en toute discrétion. La température dépassait les trente-huit degrés, j’espérais cette sortie possible, mais l’humeur très changeante de ma fille rend les projets hasardeux. Si cette promenade n’était pas réalisable, comment allions-nous occuper l’après-midi par cette journée caniculaire ?

    L’ambiance sereine et apaisée des deux derniers week-ends passés avec elle avait encouragé ce désir d’escapade. Mais là aussi, je savais qu’aucune règle ne pouvait être retenue. Les jours se suivent sans se ressembler, tout comme les heures et les minutes. Sa meilleure forme physique, incontestable depuis quelques mois, m’y invitait aussi. Les soins attentionnés et adaptés, qui lui sont offerts aux « Acacias », se reflètent avantageusement sur son allure. Je ne crains plus que « ma petite tour de Pise », comme je l’appelais souvent quand son buste penchait dangereusement sur le côté, ne s’effondre. Quelle satisfaction de constater sa démarche plus sûre et plus vaillante !

    Mais comment serait-elle à mon arrivée ? Je croisais les doigts.

    Après avoir tapé le code d’accès du bâtiment, je m’étais dirigée vers son unité pour stopper devant l’entrée. Certains résidents réagissent mal à la venue d’étrangers, les familles ne peuvent accéder plus loin. Regrettant de ne pouvoir cueillir ma fille dans sa chambre ou dans la salle de vie, j’avais patienté dans le couloir et jeté un coup d’œil à travers le hublot de la porte. Une éducatrice m’avait aperçue et, dynamique et souriante, s’était hâtée pour me rejoindre. Je goûte ces moments de partage avec les accompagnants de Laura. Le même éclat illumine leurs visages au point que je peine encore à retenir leurs prénoms respectifs. Ces personnes, généreuses et enthousiastes, se ressemblent dans leur envie de donner. Pendant que l’on apprêtait Laura pour notre sortie, je m’étais informée des événements de la semaine. Les nouvelles étaient bonnes : peu de moments délicats et aucune crise majeure. Depuis quelques mois, les démons reculent… Laura avait profité pleinement de la séance d’équithérapie comme en témoignait la photographie que l’on m’avait montrée. Sérieuse et concentrée, elle se tenait parfaitement sur sa monture. Était-ce vraiment ma fille ?

    Puis, je l’avais vue arriver, sourire aux lèvres, la tête un peu penchée en avant et sur le côté, les yeux baissés mais formant deux petites fentes rieuses qui traduisaient sa joie de me retrouver. Sa combinaison ample et légère, de fabrication « maison », son épaisse chevelure brune, rassemblée dans une longue tresse, lui donnaient des airs de princesse. Pauline, mon adorable petite-fille, aurait pu l’appeler « Raiponce », du nom de son héroïne préférée ! Malgré son handicap, ma Caillounette est élégante. Je fais de mon mieux pour ses toilettes qui, même un peu éloignées du look habituel des ados, restent coquettes et adaptées.

    Comme toujours, elle était venue vers moi d’un pas lent, mais décidé, le buste bien redressé et les mains jointes. J’avais marché vers elle :

    « Bonjour mon ange, comment vas-tu ? Je suis tellement contente de te voir, regarde-moi, mon amour. »

    Je lui avais pris ses bras un peu trop raides, les avais dépliés avec quelques efforts pour les placer autour de mon cou. Nos têtes s’étaient rapprochées et nous étions restées ainsi un long moment, heureuses. Je l’avais embrassée et, à son tour, elle avait posé avec un plaisir silencieux, sa bouche sur ma joue et n’avait plus bougé. Aucun mot, juste la douceur de ses lèvres sur ma peau.

    Ces étreintes ne ressemblent pas à celles de mes garçons quand ils étaient petits. J’entends encore les « je t’aime » tonitruants que me lançait Marius, mon aîné, lorsque, turbulent et espiègle, il souhaitait se faire pardonner une de ses nombreuses bêtises. Je ressens encore les petits doigts d’Arthur dans mes cheveux et revois son visage grave quand ses caresses voulaient me retenir à la porte de son école. Ces instants magiques, hauts en couleur, ne minorent en rien l’émotion ressentie au contact de ma fille. J’ai appris à ne pas comparer, à ne rien attendre. Je savoure sa tendresse réservée avec le même appétit, la même joie, la même gratitude. J’oublie que ses bras ne se tendront jamais spontanément pour me serrer, que ses baisers ne claqueront jamais dans mon cou. Mais je donnerai tant pour entendre sa voix juste une fois !

    À chacun de ses premiers anniversaires, je pensais que le suivant serait le bon, que Laura parlerait, qu’elle soufflerait elle-même ses bougies. Avec le temps, mes espoirs se sont envolés, je n’y songe même plus, je suis face à la réalité. Un progrès constaté un jour ne signifie pas un acquis définitif : un pas en avant, puis deux en arrière… Il en est ainsi, pas d’autre solution possible que d’accepter. Surtout, ne pas flancher.

    Malgré son silence et la pauvreté de ses démonstrations affectives, je n’ai aucun doute sur l’amour qu’elle me porte. Laura communique par le regard et j’ai appris à lire son âme dans ses yeux. Aussi, je ne les quitte jamais très longtemps, espérant deviner au mieux ses émotions, ses attentes et désamorcer ainsi les crises d’agitation psychomotrice avant qu’elles ne s’installent. Tout va si vite alors et tout devient si violent.

    Pendant ces moments, longs de quarante-cinq minutes en moyenne, des démons valsent cruellement dans sa tête. Elle se frappe le visage avec rage, accompagne ses gestes de vociférations effroyables, se jette à terre et cogne l’arrière de son crâne sans ménagement sur le sol. Simultanément, elle mord le dos de ses mains à s’en déchirer la peau. Puis, son désespoir accentue encore sa détresse, et son mal-être se reporte sur moi. Ses yeux, d’un noir charbon, me transpercent pour me dire : comment peux-tu oser me laisser me débattre seule contre un mal atroce, pourquoi ne m’aides-tu pas ? Une douleur fulgurante et aiguë à laquelle on ne s’habitue pas, perfore alors mon être de part en part. Ne pas savoir soulager son enfant, ne pas être en mesure de le rassurer, de le consoler, creuse une plaie béante dans le cœur d’une mère.

    L’amener se baigner à la mer, alors même que j’étais seule avec elle, comportait un risque certain. Gérer Laura dans un lieu public peut relever d’une mission héroïque ou même impossible. Depuis plusieurs années, les peines vécues régulièrement à ces occasions, associées à sa stature d’adulte m’ont fait reculer. Laura est aussi grande que moi et pèse quinze kilos de plus ! Quand elle était petite, en cas d’agitation, j’arrivais, non sans embarras, à la porter tout en nous protégeant mutuellement. Mais ce temps est révolu. Quand elle fut âgée à peine de sept ans, cela devenait déjà critique. Je me souviens d’une balade sur le sentier des plantes que nous arpentions alors régulièrement dans notre joli village. Les bêtes malfaisantes avaient surgi brutalement avec force et violence. Laura, projetée au sol lors de l’assaut, se débattait comme à son habitude. À cette époque-là, elle s’évertuait aussi à arracher ses vêtements qui semblaient la brûler ou peut-être empêcher les ennemies de sortir. Elle était couverte de terre, de sueur et de bave. Ses cheveux bouclés recouvraient son visage sali qui reflétait une rage démesurée. J’avais tenté de la rhabiller et de la calmer, mais cela aggravait encore sa fureur. J’avais téléphoné à Arthur pour solliciter son aide. Je l’avertissais toujours de nos promenades afin qu’il gardât son portable à proximité. À son arrivée, nous étions restés démunis devant la crise et avions pris le parti d’attendre la décroissance du trouble à quelques mètres plus loin. Sur notre banc tout proche, notre décontraction apparente paraissait insultante face à Laura en proie à un véritable combat de gladiateurs. Mais notre calme constituait un atout majeur pour faciliter l’apaisement. Il ne reflétait en rien la torture, invisible aux yeux des autres, qui déchirait nos deux cœurs. Soudain, sortant de nulle part, deux hommes élégants, arborant uniforme et képi, nous avaient rejoints sur le bucolique chemin forestier ! Des promeneurs, qui de loin avaient assisté à la scène, avaient alerté la police, inquiets d’une possible maltraitance. Et j’avais dû expliquer, me justifier. Les agents étaient bien vite repartis, nous souhaitant bon courage. Je ne pouvais en vouloir à personne, les premiers avaient rempli leur devoir civique et les seconds, exercé leur métier. Mais l’injustice et l’ingratitude de la vie me brûlaient et avaient alimenté un flot de larmes mêlant désespoir et colère.

    Pour mener à bien mon projet de sortie à la mer, j’avais donc essayé de ne pas penser aux conséquences de la survenue impromptue d’un orage comportemental. Comment ferais-je alors pour sortir Laura de l’eau, la sécher, la rhabiller et la ramener à la voiture, garée peut-être à distance, en traversant une plage surpeuplée au sable brûlant ? J’entrevoyais parfaitement la situation et avais refoulé courageusement ces images. La seule place de stationnement pour personne handicapée, proposée à proximité immédiate du bord de l’eau, était disponible à notre arrivée. J’avais vu là un joli présage, et j’avais raison d’y croire. Dans la mer tranquille, nous avions enfilé un joli coquillage au collier de notre vie. Bonheur d’un instant, vécu comme il se doit, comme un cadeau du présent sans promesse pour l’avenir !

    Chapitre 2

    Pendant toutes ces années, Laura, sans dire un seul mot, m’a conduite aux portes de l’incontrôlé, m’obligeant à m’engouffrer, sans possibilité d’échappatoire, sur des terres exigeantes et coriaces. Rien dans mon existence, jusque-là presque trop bien maîtrisée, ne m’y avait préparée.

    Ma fille a bousculé les convictions profondes de ma jeunesse, ce temps où tout allait si bien pour moi, ce temps où, offensive, je lançais fréquemment : « Quand on veut, on peut ! » La succession d’événements heureux et de réussites connus depuis ma naissance expliquait cette assurance. Mais l’expérience de la non-maîtrise colore les choses différemment. « L’ignorant assure, le savant doute et le sage réfléchit », cette pensée d’Aristote, que mon père citait souvent, prend aujourd’hui une teinte toute particulière.

    L’énergie requise pour avancer sur le chemin avec Laura puise cependant sa source dans les racines de ces temps fortunés qui ont nourri l’arbre au tronc solide, contre lequel j’appuie mon dos nu pour en boire la sève et me fortifier. L’attention et l’éducation que m’ont données mes chers parents me portent sans faillir. Riche d’un grand frère et d’une petite sœur, j’ai parcouru mes premiers sentiers dans un décor aux lignes pures s’ouvrant vers les autres et baignant dans l’action et la simplicité. La volonté et le charisme de mon père, la douceur et l’efficacité de ma mère s’enchevêtrent harmonieusement dans mes souvenirs d’enfant, pétris de chaleur, de respect et d’affection. Sans bruit, cette ambiance a guidé mes pas d’adulte et alimenté un sentiment de confiance qui me pousse à chercher en moi les ressources pour surmonter les blessures de l’existence ou, plus aisément, pour en exploiter les richesses.

    L’envie de devenir médecin m’a toujours habitée et après l’obtention du baccalauréat, ma réussite au concours d’entrée m’avait offert les clés de cette ambition. La vie me souriait généreuse, puis lumineuse, en me guidant, deux ans plus tard, vers Simon. Alors que j’étais très sérieusement penchée sur une pièce de dissection dans le vaste laboratoire de la vieille faculté, un je-ne-sais-quoi avait détourné mon attention. Et je l’avais vu : ce bel assistant d’anatomie, nouvellement nommé, affairé quelques mètres plus loin à expliquer à un groupe d’étudiants les caractéristiques des os de la boîte crânienne. Mon cœur, ignorant l’ambiance studieuse, avait tambouriné dans ma poitrine, annonçant une belle histoire sentimentale enrichie, quelques années plus tard, par l’arrivée de deux merveilleux garçons. Les rires et la tendresse turbulente de Marius puis d’Arthur embellissaient mes jours et complétaient à tout jamais leur sens.

    L’avenir se profilait sans nuage à l’horizon. Tout

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