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La bestiole
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Livre électronique322 pages4 heures

La bestiole

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À propos de ce livre électronique

Brisée par une inspection catastrophique, Eva, enseignante, fuit son quotidien. Bien des années plus tard, Gabriela, agent immobilier d’origine brésilienne, fait la connaissance de Malia, pianiste virtuose, qui souhaite vendre une maison chargée de souvenirs. Cette vente va embarquer ces trois femmes dans une histoire qui les dépasse, leur propre histoire. À mi-chemin entre la France, le Portugal et le Brésil, les trois personnages vont se trouver confrontés à des secrets poignants qui surgissent du passé et voir ainsi leurs destins s’entremêler.


À PROPOS DE L'AUTEURE


La bestiole, premier roman de Maria Arnaud, est né à la suite d’un évènement marquant de sa vie. Elle a su mêler sa culture littéraire et son imagination pour nous offrir ce chef-d’œuvre artistique.
LangueFrançais
Date de sortie3 juil. 2023
ISBN9791037795113
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    Aperçu du livre

    La bestiole - Maria Arnaud

    Avant-première

    « Fugue : temporary state of amnesia »

    20 mars

    — Hors norme ! Vous êtes hors norme !

    En conclusion vous relevez plus de l’animateur de centre aéré que de l’enseignant !

    Les lèvres carmin s’immobilisent en un rictus méprisant. Eva regarde fixement l’inspectrice dont les petits yeux porcins, enfouis dans les joues grasses badigeonnées de fond de teint, prennent un plaisir certain dans cet exercice de pouvoir.

    — Et ça, c’est hors normes ?

    Eva s’empare du mètre jaune de la classe et se prépare à l’abattre violemment sur le dos voûté de cette grosse femme immonde qui vient de l’insulter injustement, puis se ravise au dernier moment et casse la règle en deux morceaux d’un coup sec, les jetant ensuite sur le sol carrelé.

    L’inspectrice, ahurie, n’en revient pas. Ses yeux agités de petits mouvements convulsifs s’enveloppent d’un habit de peur. Elle panique. Qui ose lui tenir tête ? Du jamais vu. Un instituteur doit se soumettre devant la hiérarchie pour éviter la faute grave.

    — Je ne vous étrangle pas car l’idée même de vous toucher me répugne… mais l’envie me hante depuis longtemps. Quittez ma classe avant que je ne vous tue !

    — Vous aurez de mes nouvelles. Un rapport détaillé sera rédigé, relatant votre conduite inappropriée.

    Elle enfile son manteau de fourrure, s’abritant ainsi derrière une carapace vestimentaire, et part, haletante, en claquant la porte. Dans la cour, les enseignants la saluent de maintes courbettes et faux sourires forcés, dissimulant leurs regards néanmoins inquiets.

    Immobile, les deux morceaux de règle à ses pieds, Eva savoure le silence. Elle ramasse lentement ses affaires. Un dernier regard sur les bureaux des élèves. Elle ferme les yeux. Il est hors de question qu’elle s’effondre dans la classe. Elle quitte l’école, traverse la cour, ignorant les remarques empressées de ses collègues et gagne péniblement son camion. Elle est à bout de forces. Une chape semble s’abattre sur elle. Elle roule un peu, droit devant. Cela la libère.

    Des braises incandescentes lui tordent le ventre. Un volcan intérieur s’allume, prêt à exploser. Son regard fébrile est animé d’une lueur inquiétante. Un sourire maladif se devine sur les lèvres. Elle ferme les yeux une courte seconde essayant de dissiper ce malaise.

    — Je t’emmerde Josette Duvivier avec tes remarques et tes rapports. Je ne veux plus jamais supporter ces enfantillages, cette mascarade. Ils nous prennent pour des pions modelés à leur guise. On n’a pas le droit de noter les élèves mais on subit les notes, leurs notes. Paradoxe administratif. Je n’en peux plus, je pars.

    Je me tire loin d’ici. Comme ça ils resteront avec leurs normes ! Quelles normes ?

    Le camion démarre. Conduite automatique. Elle roule au hasard en suivant la côte vers le sud. Sans réfléchir, elle laisse tout derrière. Le volcan dans son ventre explose. La nausée l’agrippe à la gorge. Les larmes jaillissent, chaudes, telles des coulées de lave. Eva s’empare du volant, bouée de sauvetage, dernier recours. Elle ne voit rien mais poursuit la route. La mer se profile au loin. Le pont. Ce serait si facile de sauter, de pousser les barrières fragiles qui la séparent de l’eau. Refus de penser. Une force invisible la retient. Le camion fidèle avale le bitume.

    Son travail, elle s’en moque. Elle n’en voulait plus. Impression de ressasser année après année les mêmes cours. Abrutissant, abêtissant, avilissant. Les élèves termineront l’année avec une remplaçante, sûrement plus « dans les normes ». Ne pas penser à eux. Se détacher petit à petit jusqu’à l’oubli.

    Les larmes coulent toujours. Cela lave la tension accumulée depuis toutes ces semaines. Une libération. Ose-t-elle enfin briser ses chaînes, vivre libre sans contraintes ?

    Une voix martèle ces mots dans sa tête. Lancinante.

    — Tu m’avais promis…

    Eva essaie de la repousser, de l’évincer. Elle a honte de cette fugue mais une force la pousse. Elle a enfin le courage de partir. Le courage d’affronter sa vie.

    — Je suis au bout du rouleau. Le scénario de ma vie se déroule derrière moi, une traînée de poussière sur la route. Pardon, mon amour. Je n’en peux plus. Je ne veux plus m’affronter ainsi. Je veux en finir. Je veux fuir – pour mourir ou pour revivre. Fuguer pour ne pas me suicider, pour essayer de continuer à survivre. Pardon à ceux qui vont souffrir. Pardon à ceux que j’aime.

    La mer continue à défiler sous ses yeux. Malgré la violence des vagues, ce mouvement familier l’apaise et lui donne le mental pour poursuivre la route. Eva gare son camion quelques heures plus tard aux abords d’un gigantesque port. Elle ne sait pas où elle se trouve. Elle a roulé sans but.

    Elle marche sur les quais. Il fait nuit. Le vent souffle fort. Le bruit métallique et rythmé des drisses fouettant les mâts la sort de sa torpeur. Elle a faim. Elle a froid. Elle est partie sans argent, sans papiers. Juste rouler pour oublier. Rouler pour mourir. Rouler pour revivre ailleurs.

    Eva s’assoit sur un banc, emmitouflée dans son manteau face aux nombreux voiliers du port. Les lumières du quai éclairent faiblement les embarcations, portes ouvertes vers l’inconnu. La mer, nappe liquide et noire, demeure invisible mais son clapot incessant frappant contre les coques des bateaux l’appelle, l’attire vers la vie, ailleurs.

    Sursaut de lucidité. Elle tâte les poches de son blouson. Son téléphone portable, seul lien avec le reste du monde. Elle avait promis. Une dizaine de messages.

    Elle ne les lit pas. Les ignore, car elle sait. Elle pianote quelques mots. C’est douloureux.

    — Inspection désastreuse. J’ai craqué. Je n’en peux plus. Envie de fuir, loin. Partir pour mieux renaître. J’ai suivi la côte. Je crois. Je ne sais pas. Je reviendrai. Pardon. Je t’aime. Envoyer.

    Soudain, Eva se voit entourée de quatre jeunes étudiants, un peu ivres. Ils fêtent leur départ. Ils rentrent chez eux au Costa Rica après six mois de stage en France à l’université.

    Très gais, enjoués, ils entraînent Eva avec eux. Ils l’invitent à manger, à boire. De bar en bar, ils chantent, discutent. Eva, fatiguée, se laisse porter. Elle est là sans l’être vraiment, un zombie vivant. Elle se lève en titubant, s’accroche aux murs du couloir et s’effondre dans les toilettes pour vomir. Sa tête tourne et lui fait mal. Les murs tanguent.

    Les étudiants l’attendent à la sortie du dernier bar ouvert. Ils l’accompagnent jusqu’à son camion. Ils veulent continuer la « fiesta » dans leur hôtel.

    Eva est alors engluée dans une espèce de spirale infernale, une descente aux enfers. Elle est spectatrice passive de sa déchéance. Balancée d’homme en homme, un paquet de linge sale. Ils la poussent dans leur chambre non loin de là et l’utilisent comme un vulgaire jouet sexuel. Eva ne sait plus si elle les a suivis de son plein gré ou s’ils l’ont forcée. Tour à tour, ils la possèdent avec la frénésie de jeunes mâles voulant profiter de la vie, de leurs derniers instants de plaisir sur le vieux continent. Ils prennent l’avion dans quelques heures. C’est leur ultime adieu à leur expérience estudiantine insouciante. Eva subit. Elle n’a qu’une envie : atteindre son camion et s’endormir. Elle ne ressent même plus de dégoût lorsqu’ils la pénètrent à tour de rôle. Indifférence ?

    Ou encore une autre manière de mourir. Se détacher doucement de son corps. Tout abandonner. Même son âme.

    Les yeux grand ouverts sur tout cet étalage de chair humaine – mélange de jeunes corps pantelants, s’enroulant autour de son corps de femme mature. Est-ce un viol ? Eva ne se défend même pas, même plus. Elle sombre peu à peu dans un état second. Dormir mais garder un regard lucide sur cette dernière torture. Les étudiants ont enfin fini leur besogne. Elle sent leur haleine alcoolisée et puante. On la force à embrasser. Odeurs écœurantes de sueur et de sexe.

    Eva se réveille dans un lieu inconnu. Une chambre vide. Ses tortionnaires sont partis, la laissant à demi nue, recroquevillée sur un lit. Les draps humides et poisseux sentent la crasse longtemps accumulée. Eva trouve la force de se lever. De réagir. Elle s’habille. Se retrouve seule dans la rue aux lueurs blafardes d’un jour gris qui se lève. Brumes matinales. Elle a froid. Elle a faim. Elle a peur. Elle a mal. Marcher. Errer sans but. L’air vivifiant du port la réanime. Elle retrouve le banc qui l’avait accueillie, il y a quelques heures. Le dépasse.

    Malgré la lumière du jour, les bateaux demeurent invisibles. Le brouillard a effacé le paysage. Pas de bruit. Le vent a laissé place à un silence cotonneux. Eva déambule d’un pas chancelant. Trouver un endroit pour se blottir dans une bulle et dormir. Oublier. Oublier qui elle est. Son passé. Sa vie. Cet enfer. Elle emprunte un des pontons au hasard. Marche jusqu’au bout. Enjambe le bord du voilier qui est à quai. Aperçoit une bâche verte et luisante, seul point de couleur dans cet environnement monochrome. Elle puise ses dernières forces et rampe en dessous se protégeant ainsi du froid et de l’humidité pénétrante. Elle ferme enfin les yeux. S’endormir un peu pour se livrer à la mer ensuite.

    Cachée par la bâche, bercée par le roulis du voilier, recroquevillée en boule, la tête entre les bras, Eva s’offre enfin un moment de répit.

    — Je suis Eva. Eva. Eva, murmure-t-elle, se balançant d’avant en arrière comme pour se rassurer et se prouver qu’elle est encore vivante. Son corps endolori n’est que souffrance. Elle tremble de tous ses membres. Doucement, elle se laisse sombrer dans le néant. Contemple, impuissante, le vide inexorable de son existence dévastée. Ferme les yeux. Perd connaissance.

    21 mars

    10 heures : Une dépêche vient de tomber du Ministère de l’Éducation Nationale. Josette Duvivier, âgée de 58 ans, inspectrice de la circonscription du C. en Charente-Maritime a été retrouvée poignardée de dix coups de couteau, dans son bureau, ce matin, à l’ouverture des lieux.

    Elle a été transportée aux urgences de La Rochelle, puis transférée au CHU de Poitiers en hélicoptère. Son état est jugé très grave. Elle oscille actuellement entre la vie et la mort. Le pronostic vital est engagé.

    Tout cela porte à croire que cet acte barbare n’est autre qu’une vengeance, probablement de l’enseignante qui a été inspectée hier. Madame Duvivier tapait le rapport concernant sa visite. Les propos mentionnés font référence à des insultes proférées par le professeur à son égard.

    Nous ne dévoilerons pas le nom de l’enseignante concernée, pour les besoins de l’enquête. Un appel à témoins a été lancé.

    Madame Duvivier était en poste depuis un peu plus d’un an. Elle exerçait ses fonctions de manière tout à fait sérieuse. Ses rapports avec les enseignants et la hiérarchie demeuraient néanmoins un peu tendus à cause de nombreuses réformes et pressions exercées par le gouvernement en place.

    L’enseignante en question devra témoigner et donner un compte rendu détaillé de ses actes entre la fin de son inspection et l’agression. L’heure exacte des faits n’a pas encore été déterminée. Une enquête est en cours.

    18 heures : plus de précisions sur l’agression de l’Inspectrice de l’Éducation Nationale en Charente-Maritime.

    Madame Josette Duvivier, âgée de 58 ans, aurait été poignardée de plusieurs coups de couteau. Les faits auraient eu lieu entre 2 h et 5 h du matin. Elle avait décidé de travailler tard à son bureau afin de rédiger plusieurs rapports d’inspection. Or, on rappelle que Madame Duvivier a visité une classe de CM2 dans le nord de l’île, hier après-midi. Cela s’est mal déroulé. L’enseignante a violemment réagi. Madame Duvivier s’est sentie verbalement agressée. Ces propos sont inscrits dans son rapport. Elle ne parle pas d’agression physique. Elle précise néanmoins que l’enseignante concernée avait envie de la tuer.

    La gendarmerie s’est déplacée dans le nord de l’île. L’enseignante demeure introuvable. Son domicile est vide et son véhicule a disparu. Ses collègues et la directrice de l’école où elle travaille ont été interrogés.

    Absente toute la journée, elle serait partie la veille vers 17 heures, juste après l’inspectrice et aurait pris le volant de son camion.

    Depuis, plus de nouvelles. Les voisins de l’enseignante ont également été interrogés mais n’ont vu personne rentrer ni sortir de son domicile. Nous continuons à ne pas dévoiler volontairement son identité afin de ne pas nuire à l’enquête. Par ailleurs, faute de preuves suffisantes, la gendarmerie ne peut pas l’appréhender.

    Une cellule psychologique a été mise en place à l’inspection en vue d’aider l’entourage professionnel de Madame Duvivier.

    Nous vous rappelons que le bâtiment de l’Inspection Nationale à B. est situé dans les lieux d’une ancienne gare, au terminus de la ligne qui reliait Saintes autrefois. Tout autour se dressent des cabanes ostréicoles et des maisons de pêcheurs. La gendarmerie, qui ne veut rien laisser au hasard, mène aussi son enquête du côté des maraîchers de la mer. Ils ont peut-être vu ou entendu quelque chose, étant donné leur activité matinale et même nocturne à certaines périodes de l’année.

    Toute personne susceptible d’aider la gendarmerie dans ses recherches – ayant vu ou entendu quelque chose concernant cette affaire – est priée de se faire connaître aux bureaux de la gendarmerie de M.

    L’état de Madame Duvivier reste stationnaire. Le pronostic vital reste engagé. Les médecins la maintiennent toujours artificiellement en vie.

    D’autres précisions vous seront communiquées dans notre journal de la nuit.

    1er mouvement

    Sur une île

    1

    Chaleur étouffante cette après-midi. C’est l’été sur l’Île. Tous les touristes prennent leur dose quotidienne de soleil à la plage. L’agence immobilière est vide, silencieuse. La sieste s’impose. Mon bureau est tout au fond. J’incline les stores et la pénombre diffuse envahit la pièce. Je vire mes escarpins (j’aurais dû prendre des sandales ou des tongs ce matin), étends les jambes, m’installe confortablement dans le fauteuil, ordonne énergiquement à mes orteils de gigoter pour mieux faire circuler le sang. Paupières lourdes. Je somnole.

    On frappe.

    — Oui ! Entrez !

    En même temps je cherche frénétiquement à enfiler mes escarpins. Zut !

    C’est le mauvais pied. Je m’extirpe tant bien que mal de mon siège, en équilibre sur un pied. Je fais très flamant rose !

    — Quelqu’un pour toi…

    Jules, mon collègue adipeux qui me sollicite souvent à la fermeture de l’agence pour aller boire un verre et que je repousse systématiquement, s’efface pour laisser apparaître une jeune femme d’une vingtaine d’années aux longs cheveux noirs. De magnifiques yeux verts où scintillent quelques paillettes dorées me regardent d’un air sérieux, presque triste. Grande, mince, vêtue d’une robe ivoire qui fait ressortir son teint naturellement hâlé, elle arbore des sandales plates argentées (elle a bien raison, vu la chaleur !). La jeune femme avance élégamment vers moi et me tend une main aux ongles parfaitement manucurés, aux doigts très fins. Je me réveille subitement de ma torpeur. Sa beauté et son charme m’attirent dès la première seconde.

    Je suis fascinée. (Normalement je ne reçois la visite que de vieux couples riches mais à tendance grabataire alors ça change ! C’est peut-être une erreur. Je suis sûre que Jules bave, la langue pendante, derrière la porte !)

    — Bonjour, je suis Malia Swann.

    — Enchantée. Gabriela Reis dos Santos (paume de la main moite, j’ai tout faux, j’entends mon chef d’agence : c’est ainsi qu’on reçoit les clients ?) Asseyez-vous. Que puis-je faire pour vous ?

    — C’est vous qui vous occupez des villas prestigieuses sur l’Île ?

    — Oui, en effet. (Voilà pourquoi les neuf dixièmes de mes clients ont l’âge d’être mes grands-parents. Pas grand-chose à se mettre sous la dent. Arrête de divaguer, concentre-toi !)

    — J’ai quelque chose qui peut vous intéresser. Une maison à vendre. Je vous laisse carte blanche pour faire une estimation. Prenez votre temps. Voici mes coordonnées, l’adresse de la maison est au dos. Et les clefs. Contactez-moi dès que vous aurez une idée du prix de vente. Je séjourne encore quelque temps sur l’Île.

    — Vous ne voulez pas m’accompagner lors de la première visite ?

    Ma proposition est restée sans réponse. Mademoiselle Swann était déjà debout, prête à sortir, comme si elle avait peur de regretter sa démarche. Néanmoins elle m’annonce :

    — J’ai du mal à revenir dans cette maison. Au revoir !

    Je l’accompagne jusqu’à l’entrée de l’agence, reçois une claque d’air torride lorsque j’ouvre la porte. Une petite trempette dans la mer me ferait le plus grand bien.

    Retour dans ma planque. Sur le bureau, un porte-clefs muni d’une petite figurine en bois, patinée par le temps, et trois clefs. La carte de la jolie jeune femme posée à côté. Je revois l’éclat de ses yeux dans la semi-pénombre. Un regard qui ne laisse pas indifférent.

    « Malia Swann. Pianiste. » (Ah ! voilà ! les ongles parfaitement taillés, les longs doigts fins.) Son adresse à Paris et des numéros de téléphone : fixe et portable.

    Jules trépigne à la porte :

    — Alors, qui c’est ? Elle est plutôt canon, non ?

    — Oui, mais pour une fois c’est ma cliente, cela me change des vieux que je me coltine toute la journée !

    Son œil perçant, puant la curiosité malsaine, a déjà repéré la carte sur le bureau. Il s’en empare d’un geste rapide de sa main velue tel un insecte happant sa proie.

    « Eh bien ! Elle habite Paris, rue de Vaugirard en plus ! Tu sais que cette rue fait partie de jeu de Monopoly français ? C’est la rue la plus longue de Paris. Bon, elle ne vaut pas cher dans le jeu, mais quand même !

    Je le laisse monologuer, cherchant en vain un prétexte pour le planter là et aller visiter la maison.

    — Évidemment, toi la brésilienne, tu ne connais pas le Monopoly français, pas vrai ? Ça existe ce jeu au Brésil ? »

    Jules balance la carte sur mon bureau et repart. Il sait, vu ma moue et mon regard exaspérés, qu’il n’aura pas d’explications ni de commentaires. Il opère un demi-tour sur lui-même et part dans la grande salle de l’agence harponner Cindy, la secrétaire.

    (Courage ma Cindy ! Pauvre Jules, il lui faut vraiment une nana. Si seulement il transpirait moins…)

    Le regard empreint de mélancolie de Malia Swann apparaît devant moi.

    Je retourne la carte de visite où elle a inscrit l’adresse du bien à vendre.

    Côte Ouest de l’Île, la plus sauvage, la moins peuplée. En bord de mer. Prisé et rare. Cela vaut le coup d’aller voir, même par cette chaleur à mourir. D’accord il fait chaud au Brésil aussi, mais je n’y suis pas retournée depuis l’âge de dix ans et j’en ai trente-cinq aujourd’hui. Faites les comptes. J’ai quand même perdu l’habitude.

    — Salut, Jules ! Tu diras au chef que je pars en balade ! Cindy, ma belle, tu prends note d’éventuels coups de fil pour moi ! À plus !

    Je me précipite dehors avant que Jules n’ait eu le temps d’effacer son air ahuri et de tenter une éventuelle proposition d’aide pour estimer la maison.

    2

    Portail blanc entouré de murs de pierre. Certaines parties couvertes d’un lierre dense, vieux de quelques années, le tronc partant du sol déjà épais et noueux.

    Je gare la voiture le long du mur, cherche les clefs du petit portillon et pénètre dans une espèce de jungle. Le jardin a dû être abandonné depuis des mois. Tout a poussé trop vite. Les pluies abondantes du printemps dernier ont laissé à la végétation indomptée la liberté de s’étaler partout. La chaleur constante de cet été permet aux effluves des végétaux en fleur de s’épanouir.

    Ce mélange est tellement puissant que cela me rend un peu ivre.

    J’entends Jules me dire :

    — Tu es dans ton élément. C’est la forêt amazonienne !

    J’enlève mes maudits escarpins rouges et préfère évoluer pieds nus sur cet amas de verdure, de feuilles, de racines, où le sable de la plage avoisinante s’est invité. Je dois baisser plusieurs fois la tête, écarter des branches, libérer mes cheveux qui s’amusent déjà en vraies lianes à s’entortiller autour des plantes. Je parviens enfin à la porte d’entrée. Malgré le soleil estival, c’est un parcours pénible mais rafraîchissant. Les rayons brûlants atténuent leur morsure en se filtrant dans les épaisses frondaisons ; de plus l’arrière de la demeure est au nord. C’est même agréable après une journée dans l’étuve de l’agence immobilière.

    Encadrée de deux pots géants où jadis régnait un débordement de fleurs, une porte en bois massif gris anthracite m’accueille de son air sobre et presque austère. J’ai l’impression de profaner des lieux empreints d’un mystère sépulcral. Après la traversée de la dense jungle, je me sens l’exploratrice devant un temple abandonné. L’entrée s’ouvre presque directement sur une immense pièce de vie, très haute et lumineuse. Le magnifique volume de la salle, habillée de meubles sobres aux lignes épurées, lui confère une classe certaine. J’écarquille les yeux sous le charme, presque envoûtée. J’en profite pour remettre mes souliers afin de me donner une contenance. J’avoue que je suis impressionnée.

    C’est en effet un produit pour moi. Une maison de prestige !

    Un coin salle à manger à gauche, au centre quelques canapés gris clair parsemés de coussins colorés qui entourent une grande table basse en bois brut. Le sol carrelé, blanc. D’immenses carreaux irréguliers. Tapis moelleux au sol. Rien de vraiment original mais aéré et accueillant. Ce qui me captive c’est la lumière descendant en cascades de deux imposantes baies vitrées, unique source de lumière reflétée par la blancheur dénudée du plafond cathédrale et des murs.

    Derrière moi, une mezzanine qui parcourt le côté nord de la pièce. Prolongeant les baies coulissantes, une belle terrasse en bois. De chaque côté, deux pattes protégeant le cœur de la demeure, à droite une suite de portes-fenêtres, à gauche une splendide serre où s’entremêlent de multiples essences.

    Le temps semble suspendu aux particules de poussière dansant dans les rayons du soleil. Un fin voile terne a doucement couvert l’ensemble de la pièce. Le silence règne en maître. Je me sens intimidée dans cet espace si vaste. L’impression d’être un pauvre insecte englouti et aveuglé. Je m’aventure à droite.

    C’est une cuisine américaine en alu brossé, séparée de la pièce de vie par un bar en verre aux pieds métalliques. Trois sièges hauts attendent patiemment qu’on sollicite leurs services. Des plantes vertes assoiffées implorent ma pitié. L’eau est encore branchée. Je les arrose, je ne peux pas m’en empêcher. Elles sont tellement reconnaissantes qu’elles tendent vers moi leurs bras frêles en signe d’accueil. Des pots multicolores contiennent cuillères, fourchettes et couteaux. Le grille-pain anis, les bocaux framboise cohabitent avec les casseroles turquoise dans une harmonie un peu surfaite. L’horloge murale distribue encore méthodiquement son tic-tac discret. La bouilloire en inox est tellement vivante sur les plaques, que je la touche pour vérifier si elle est encore tiède. Je me ferais bien un thé…

    C’est une cuisine fonctionnelle, claire (avec porte-fenêtre donnant sur le côté ouest de la maison.)

    Une porte à droite nous conduit vers la buanderie. Antre de monstres domestiques, la domotique au top du confort, agrémentée de nombreux placards. Un vrai petit paradis de la fée du logis – la buveuse de thé ?

    Je reviens dans la cuisine. L’écho de mes pas me surprend. Les talons de mes escarpins martèlent le carrelage. Je poursuis sur la pointe des pieds. L’atmosphère se veut chaleureuse, mais l’impression de vide, d’absence, domine.

    À côté de la cuisine, une porte coulissante donnant sur un des côtés de la pièce de vie. Je la fais glisser. Changement total de décor. Malgré la même blancheur des murs et du carrelage, les fenêtres aux stores vénitiens mi-clos offrent une sensation d’une telle intimité, profond contraste avec la pièce de vie quasi impersonnelle, que j’ose à peine rentrer. Au dépouillement étudié du séjour s’oppose ici un désordre total : une profusion anarchique d’objets hétéroclites. Le long du mur mitoyen de la cuisine repose un lit défait : les draps et les couvertures en bataille au milieu de la couche ont dû abriter une sieste mouvementée. Les oreillers reprennent les couleurs des coussins colorés du salon et sont parsemés aux quatre coins du matelas. Sous les fenêtres hautes qui parcourent toute la longueur du mur, des étagères exposent une collection des plus disparates d’instruments de musique. Certains rangés sagement dans leur housse, d’autres bravant la poussière du temps. Lumineux et fier, un astre brillant, seul sur son socle, un saxophone défie par sa jeunesse ses compagnons de fortune. Une chaîne Hi-fi accompagnée d’une belle collection de CD classée par style de musique, un bureau soutenant un ordinateur, un modèle plutôt ancien, quelques livres, des partitions, un fauteuil défoncé, une vieille table basse croulant sous une multitude de revues de sport. De belles toiles d’araignée se baladent d’un instrument de musique à un autre, fragiles lianes transparentes, vestiges visuels du temps. Qui a pu habiter là ? Homme, femme, musicien, collectionneur ?

    Ma jeune cliente ne m’a pas précisé qui étaient les actuels ou derniers occupants de cette demeure. Ma curiosité est en alerte…

    Je ne retourne pas dans le séjour et passe une autre porte. Je ne m’attends pas à me retrouver face aux vieux démons de mon enfance.

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