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À la croisée des nouvelles routes de la soie: Coopérations et frictions
À la croisée des nouvelles routes de la soie: Coopérations et frictions
À la croisée des nouvelles routes de la soie: Coopérations et frictions
Livre électronique430 pages4 heures

À la croisée des nouvelles routes de la soie: Coopérations et frictions

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À propos de ce livre électronique

Le projet chinois des nouvelles routes de la soie, officiellement lancé en 2013, ne laisse aucun gouvernement ou observateur indifférent. Il suscite des enjeux géopolitiques à plusieurs échelles, mettant ainsi en lumière des rivalités de pouvoir entre les acteurs politiques. Ce projet s’inscrit dans la durée et a déjà conduit à des transformations profondes du paysage économique, politique et diplomatique en Asie et au-delà. Comment interpréter la portée de ces transformations ? La Chine a-t-elle, à elle seule, les moyens d’induire des bouleversements considérables à l’ordre régional et international ?

Trois ans après la publication d’une première recherche sur la question (Les nouvelles routes de la soie : géopolitique d’un grand projet chinois, PUQ, 2019), cet ouvrage propose de prendre la mesure des développements du projet chinois sur les plans du transport maritime et ferroviaire, des télécommunications et de l’Internet ainsi que des finances publiques. Il propose aussi des analyses des formes que prennent les nouvelles routes de la soie dans certaines régions du monde. Ce livre s’adresse au public, à la communauté étudiante ainsi qu’aux chercheuses et chercheurs intéressés par les enjeux asiatiques contemporains, la géopolitique ou les transports et l’aménagement.
LangueFrançais
Date de sortie7 déc. 2022
ISBN9782760557987
À la croisée des nouvelles routes de la soie: Coopérations et frictions

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    Aperçu du livre

    À la croisée des nouvelles routes de la soie - Frédéric Lasserre

    Introduction

    Le projet chinois des nouvelles routes de la soie, lancé en 2013 à l’occasion d’une visite officielle de Xi Jinping au Kazakhstan, ne laisse aucun gouvernement ni observateur indifférents. Perçu comme une menace à un ordre établi ou à leurs intérêts par certaines puissances, dont les États-Unis, l’Inde ou le Japon, ou comme une occasion de développement ou d’émancipation d’une certaine tutelle occidentale par d’autres, ce projet s’inscrit dans la durée et a déjà conduit à des transformations majeures du paysage économique, politique et diplomatique en Asie, et même au-delà. On relève ainsi des transformations économiques, politiques et géopolitiques au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine qui sont liées de près ou de loin à cette nouvelle grammaire des relations internationales. Une décennie après le lancement de l’initiative chinoise connue sous le nom générique de Belt and Road Initiative (BRI, ou Initiative de la ceinture et de la route), comment interpréter la portée de ces transformations ? Le déploiement de ces « nouvelles routes de la soie » que désigne la BRI a-t-il abouti à des bouleversements significatifs de l’ordre régional et international ?

    Les observateurs et les médias accordent une attention toute particulière au volet des infrastructures des nouvelles routes de la soie. La Chine investirait des sommes considérables, plusieurs centaines de milliards de dollars, dans la construction ou la modernisation de nouvelles infrastructures de transport (voies ferrées, routes, ports), d’oléoducs et de gazoducs en Asie, en Europe et en Afrique. Or, en réalité, la Chine, ou ses entreprises, investit rarement, sauf dans certains projets ciblés comme des ports. Les grands projets des nouvelles routes de la soie sont plutôt l’objet de prêts de la part de banques d’affaires chinoises ou de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), levier financier créé par la Chine en 2014 et qui compte désormais 86 membres, dont de nombreux partenaires asiatiques et européens. Cette réalité implique que la Chine ne devient pas propriétaire des infrastructures ainsi construites, et refuse même parfois de le devenir, comme en témoigne le projet de voie ferrée à travers le Kirghizstan, dont la rentabilité incertaine incite le gouvernement kirghiz à insister auprès de Pékin pour qu’il soit payé par la Chine, ce que celle-ci refuse alors qu’elle serait la première bénéficiaire d’une voie qui desservirait, même mal, ce pays enclavé. En revanche, certains projets majeurs supposent l’endettement des pays partenaires, à travers des prêts dont les conditions demeurent souvent opaques, ce qui alimente l’idée du « piège de la dette », selon laquelle la Chine induirait délibérément les pays partenaires à s’endetter pour qu’ils deviennent dépendants de Pékin, voire qu’ils soient forcés de lui concéder des actifs et des infrastructures en échange d’une restructuration de leur dette.

    Au-delà de cette controverse qui se vérifie plus ou moins selon les cas, les infrastructures de transport demeurent une dimension importante des nouvelles routes de la soie. S’appuyant parfois sur des infrastructures existantes comme le Transsibérien ou plusieurs ports le long de la route maritime classique de la Méditerranée à la mer de Chine méridionale, la BRI implique parfois la construction de nouveaux équipements, notamment à travers le Laos en Asie du Sud-Est (voie ferrée rapide inaugurée en décembre 2021), à travers les montagnes du Kirghizstan (un projet qui se heurte à de nombreuses difficultés économiques et techniques et pour lequel Bichkek tente de résister à la pression chinoise) ou encore à travers de nombreux ports que des entreprises chinoises modernisent de fond en comble ou construisent, comme Hambantota (Sri Lanka), Djibouti, Gwadar (Pakistan) ou Le Pirée (Grèce). Mais la BRI, ce ne sont pas que des infrastructures de transport, ce sont aussi des projets dans les domaines de la finance, de la santé ou encore du numérique. La circulation des données de la « datasphère » constitue un enjeu économique majeur dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Huawei, multinationale chinoise dans le domaine de la téléphonie, de l’Internet et des câbles sous-marins, est ainsi devenue la championne industrielle chinoise de la 5G, mais une championne controversée objet de craintes et de préoccupations de sécurité, en particulier dans le monde occidental.

    Les nouvelles routes de la soie connaissent des succès, comme en témoigne la collaboration étroite entre les gouvernements chinois et pakistanais ainsi que l’avancement de plusieurs projets de modernisation des infrastructures domestiques, même si l’état très dégradé des infrastructures ferroviaires et l’opposition politique de l’Inde rendent illusoire le projet phare du corridor Chine-Pakistan, à savoir la construction d’une voie ferrée entre Kashgar au Xinjiang et Islamabad. L’Inde demeure très réticente à s’engager dans un programme qui bouscule sa perception de l’ordre régional et qui comporterait de nombreux éléments de menace, comme la construction d’un réseau de ports à vocation commerciale et militaire, le « collier de perles », qui viserait selon New Dehli à la menacer dans l’océan Indien. Dans le Caucase, les projets cheminent lentement, tandis qu’en Asie du Sud-Est, les perceptions de la BRI sont contrastées, au-delà des occasions d’affaires qu’aucun gouvernement ne veut ignorer, selon des grilles de lecture qui reflètent assez largement les préoccupations géopolitiques des États de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ou Association of Southeast Asian Nations, ASEAN).

    Que ce soit dans le Caucase, en Asie du Sud-Est, dans le sous-continent indien ou au-delà, l’ampleur des prêts consentis par la Chine et l’intensité de l’activisme économique et diplomatique de celle-ci viennent bousculer les ordres régionaux. Certains tentent d’en tirer parti, comme la Turquie ou l’Iran. D’autres s’en inquiètent, l’Inde et le Japon, on l’a vu, mais aussi l’Union européenne et les États-Unis. Afin de ne pas laisser le champ libre à la Chine, les États-Unis, le Japon et les autres pays du G7 souhaitent jouer le même jeu que Pékin et ont débloqué plus de 150 milliards de dollars pour construire des infrastructures en Amérique latine, en Afrique et dans la région indo-pacifique. Le président américain Joe Biden et ses homologues du G7 ont annoncé en juin 2021 l’initiative Build Back Better World (B3W, ou Reconstruire le monde en mieux), lors du sommet du G7 de 2021 au Royaume-Uni. Cette initiative vise à financer la construction d’infrastructures dans les pays en développement qui ont été particulièrement touchés par la pandémie de Covid-19. La B3W fait suite à d’autres initiatives comme la Global Gateway de l’Union européenne, dotée en 2021 de 300 milliards d’euros (Commission européenne, 2021), ou le Partenariat pour des infrastructures de qualité, lancé par le Japon en 2015 en partenariat avec la Banque asiatique de développement (BAD) et dont le Japon est le premier investisseur, et doté de 110 milliards de dollars, ou encore le Blue Dot Network, un organisme de certification lancé en 2019 par l’Australie, le Japon et les États-Unis dans le but de promouvoir et de mobiliser des financements dans des infrastructures dites de qualité, par opposition implicite à des projets chinois, construits rapidement et souvent dépeints comme de moindre qualité par les concurrents occidentaux ou japonais (Yoshimatsu, 2021). Cette aide et ces prêts, à des taux souvent inférieurs aux taux chinois (Horn, Reinhart et Trebesch, 2021 ; Pairault, 2021) seront-ils cependant suffisants pour contrer l’influence croissante de la Chine en Eurasie ? Les Occidentaux misent sur des offres de financement plus transparentes (en vertu des critères du Club de Paris de l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE]), mais il pourrait se révéler ardu de concurrencer l’offre financière chinoise, abondante jusqu’à un récent resserrement du crédit, rapidement disponible y compris pour des États endettés ou ne répondant pas aux critères du Fonds monétaire international (FMI) (Mass et Rose, 2006 ; Horn et al., 2021), sans conditionnalité politique et, surtout, moins critique envers des projets de rentabilité discutable (Kratz et Pavlicevic, 2016 ; Ker, 2017). Il se peut que, le temps passant, certains pays ciblés par la Chine découvrent les limites de la coopération économique ou prennent la mesure des illusions qu’eux-mêmes entretenaient à ce sujet, comme c’est déjà notamment le cas de pays d’Europe centrale et orientale, où le désenchantement à l’égard des nouvelles routes de la soie tient autant au faible niveau d’investissement de la Chine qu’aux espoirs irréalistes que nourrissaient un certain nombre de ces États (Turcsányi, 2020 ; Kavalski, 2021). Mais la Chine a indiscutablement pris de l’avance avec ses projets.

    C’est également sur le plan diplomatique que plusieurs États cherchent à contrer la BRI. L’Union européenne craint ainsi que les appels d’offres lancés par la Chine pour construire routes, gares et ports excluent leurs entreprises et se fassent au profit des seules entreprises chinoises tout en accroissant l’influence politique de la Chine, devenue aux yeux de plusieurs États européens un partenaire important, certes, mais aussi un concurrent économique et même un « rival systémique » (Commission européenne, 2019, p. 1). Outre l’attrait que peut représenter le marché chinois et son levier financier, il est prématuré de penser que la Chine demeure très attractive pour longtemps.

    Les États-Unis sont également très méfiants vis-à-vis de l’ensemble du programme des nouvelles routes de la soie. Washington s’inquiète de savoir si, derrière le projet économique, ce n’est pas un nouveau système multilatéral mondial que la Chine tenterait de mettre en place, au détriment de l’influence américaine. L’Accord de partenariat transpacifique, également connu sous le nom de « Partenariat transpacifique », a ainsi été lancé en 2016 comme tentative de rapprocher certains pays d’Asie des États-Unis et de contrer l’influence chinoise… mais il a été abandonné par le président Trump en 2017. L’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche a sans conteste été un coup dur porté au Partenariat transpacifique promu par l’administration Obama, accord qui avait pour ambition assumée de replacer les États-Unis au centre de l’échiquier asiatique et d’endiguer la puissance montante qu’est la Chine. Le gouvernement libéral canadien de Justin Trudeau a profité de la défection américaine pour donner une couleur progressiste à l’accord. Sans que tout soit renégocié, les pourparlers ont abouti en mars 2018 et généré le nouvel Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP). Mais on voit que depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2021, Joe Biden cherche à renouer une relation étroite avec les partenaires traditionnels de Washington en Asie-Pacifique, et qu’il a fait de l’Indo-Pacifique la priorité de la politique étrangère des États-Unis, comme pour mieux contrer Pékin.

    Enfin, d’autres pays cherchent à nouer des alliances pour gêner le projet chinois. Le corridor de croissance Asie-Afrique (ou Asia-Africa Growth Corridor, AAGC) est ainsi un accord de coopération économique entre les gouvernements de l’Inde, du Japon et de plusieurs pays africains qui s’est négocié sans Pékin. De même, le corridor international de transport Nord-Sud (ou International North–South Transport Corridor) qui rassemble la Russie, l’Iran et l’Inde est un outil géoéconomique destiné, aux yeux de New Dehli, à contrer la Chine sur le terrain des corridors de développement.

    Cet ouvrage aborde ainsi d’abord, dans le premier chapitre, la question de l’articulation des nouvelles routes de la soie au concept d’« Indo-Pacifique ». Dans cette veine, le deuxième chapitre analyse la stratégie maritime des nouvelles routes de la soie à l’aune du concept de « collier de perles ». Les stratégies chinoises en Méditerranée sont par la suite évoquées (chapitre 3) ainsi que la perception indienne de la BRI (chapitre 4). Le cinquième chapitre analyse le déploiement des stratégies ferroviaires en Asie du Sud-Est. Les deux chapitres suivants abordent les enjeux liés aux télécommunications : la menace que représenterait la société chinoise Huawei (chapitre 6) et la place de la datasphère dans les nouvelles routes de la soie (chapitre 7). Ensuite, des analyses de projets d’expansion de la BRI dans le Caucase (chapitre 8), en Asie centrale (chapitre 9) et en particulier au Kirghizstan (chapitre 10) soulignent les percées mais aussi les difficultés desdits projets. Le onzième chapitre propose une réflexion sur le déploiement des nouvelles routes de la soie en Afrique, et les deux derniers (chapitres 12 et 13) proposent deux lectures différentes, mais complémentaires, des enjeux financiers liés aux nouvelles routes de la soie, notamment l’endettement des partenaires qui a mené à l’émergence du concept de « piège de la dette ».

    Dix ans après le lancement en fanfare des nouvelles routes de la soie en 2013 à Astana et à Jakarta, quelles observations peut-on faire quant au déploiement des projets chinois en Asie du Sud-Est, en Asie du Sud, en Asie centrale ? En quoi l’ambitieux programme affecte-t-il le déploiement d’Internet, des réseaux de télécommunications ? Quel est son effet sur les finances des pays partenaires ? Comment les autres puissances qui craignent l’ascension de la Chine réagissent-elles à l’initiative chinoise ? Ce sont ces questions, notamment, qui sont abordées dans cet ouvrage collectif, dont l’objectif est de dresser un premier bilan de la BRI, mais aussi de définir les problématiques nées de cette participation grandissante de la Chine dans le développement des infrastructures dans le monde.

    Références

    Commission européenne (2019). Communication Conjointe au Parlement Européen, au Conseil Européen et au Conseil sur les relations UE-Chine – Une vision stratégique. La Haute Représentante de l’Union pour les Affaires Étrangères et la Politique de Sécurité. Strasbourg, <https ://ec.europa.eu/info/sites/default/files/communication-eu-china-a-strategic-outlook_fr.pdf>, consulté le 30 mars 2022.

    Commission européenne (2021). Global Gateway : Up to €300 billion for the European Union’s strategy to boost sustainable links around the world, <https ://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_21_6433>, consulté le 2 avril 2022.

    Horn, S., Reinhart, C.M. et Trebesch, C. (2021). China’s overseas lending [Working Paper n° 26050]. National Bureau of Economic Research, <https ://www.nber.org/system/files/working_papers/w26050/w26050.pdf>, consulté le 7 juillet 2022.

    Kavalski, E. (2021). The end of China’s romance with Central and Eastern Europe. Global Media and China, 6(1), 77-99.

    Ker, M. (2017). China’s High-Speed Rail Diplomacy [staff Research Report]. Washington : U.S.-China Economic and Security Review Commission.

    Kratz, A. et Pavlicevic, D. (2016). China’s High-Speed Rail Diplomacy ? Riding a Gravy Train ? Londres : Lau China Institute Working Paper Series.

    Mass, T. et Rose, S. (2006). China EXIM Bank and Africa : New lending, new challenges. Center for Global Development Notes, <https ://www.files.ethz.ch/isn/38231/2006_11_06.pdf>, consulté le 30 mars 2022.

    Pairault, T. (2021). L’Afrique et sa dette « chinoise » au temps de la Covid-19. Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 29, <https ://journals.openedition.org/regulation/17645>, consulté le 7 juillet 2022.

    Turcsányi, R.Q. (2020). China and the frustrated region : Central and Eastern Europe’s repeating troubles with great powers. China Report, 56(1), 60-77.

    Yoshimatsu, H. (2021). Japan’s strategic response to China’s geo-economic presence : Quality infrastructure as a diplomatic tool. The Pacific Review, <https ://doi.org/10.1080/09512748.2021.1947356>, consulté le 7 juillet 2022.

    1

    Chapitre

    L’Indo-Pacifique et la Belt and Road Initiative

    Des visions concurrentes d’une « Nouvelle Asie » ?

    Barthélémy Courmont et Marianne PÉron-doise

    En quelques années, l’Indo-Pacifique est devenu un concept central des relations internationales en Asie. Beaucoup de pays s’en réclament et ont produit des documents stratégiques définissant leur propre vision de l’« Indo-Pacifique ». C’est le cas du Japon, de l’Australie, des États-Unis, de la France, pour n’en nommer que quelques-uns, et même de l’Union européenne (UE). Si, à première vue, ce terme possède une signification géographique et désigne un vaste espace à dominante maritime couvrant l’océan Indien et le Pacifique, ses frontières restent débattues. Pour certains, l’Afrique de l’Est et sa façade littorale ne s’y rattachent pas automatiquement, tandis que l’Océanie apparaît lointaine et plus encore l’arc côtier s’étendant du Canada au Chili. En revanche, l’Asie du Sud-Est et son cœur maritime, la mer de Chine du Sud, focalisent l’attention du plus grand nombre, qui n’hésitent pas à en souligner la « centralité stratégique ». Cette cartographie fluctuante n’en est pas moins soumise aux aléas des relations internationales. Ainsi, la guerre en Ukraine a rappelé l’ancrage indo-pacifique de la Russie, jetant un éclairage inattendu sur les ambitions d’un partenariat sino-russe – symbolisé par le communiqué commun des deux pays de février 2022, qui critiquait le modèle occidental – porteur de nouvelles polarisations régionales.

    La lecture géopolitique de l’Indo-Pacifique a très rapidement supplanté celle, plus économique, de l’Asie-Pacifique qui avait émergé au sortir des grands conflits liés à la décolonisation en Asie. L’« Asie-Pacifique » s’était imposée à la fin des années 1980, notamment aux États-Unis et en Australie, ces pays ne voulant pas être écartés d’un ensemble asiatique devenu économiquement dynamique. La Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (ou Asia-Pacific Economic Cooperation, APEC), créée en 1989, avait pour vocation de contrer des projets, venus notamment de Malaisie à l’inspiration de son premier ministre de l’époque Mahathir Mohamad, chantre des valeurs asiatiques, visant à créer un groupe exclusivement asiatique (Grosser, 2017). En fait, l’Indo-Pacifique marque un glissement sémantique qui voit le passage d’une perception politico-économique de l’Asie à une construction de nature plus stratégique mais aussi plus vaste, car englobant un ensemble désormais indissociable composé de l’Asie et du Pacifique. On peut y voir un épisode de la mondialisation avec un versant maritime, mais aussi une façon différente de « penser l’Asie », dont la création du Sommet de l’Asie de l’Est en 2005 et son élargissement progressif ont constitué les premières étapes¹. L’Indo-Pacifique se comprendrait ainsi comme un nouveau cycle dans la dynamique de régionalisation amorcée en cercles concentriques autour de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ou Association of Southeast Asian Nations, ASEAN).

    Toutefois, s’il n’est pas présenté comme tel, l’Indo-Pacifique est de plus en plus perçu comme construit en réaction à l’expansionnisme chinois, dans ses dimensions politique, stratégique, économique et culturelle. Suivant de près ces évolutions, Pékin a par ailleurs introduit à la fin de 2013 son concept de Belt and Road Initiative (BRI, ou Initiative de la ceinture et de la route), dont les principaux développements sont de facto dans l’espace indo-pacifique, même s’il s’agit d’une stratégie globale, et qui nourrit des ambitions plus grandes, exprimées notamment dans la réactualisation du concept ancien de Tianxia (« tout sous un même ciel »). Selon les acteurs, on voit ainsi se dessiner une rivalité entre la BRI et l’Indo-Pacifique, particulièrement du côté de l’approche américaine et, dans une certaine mesure, de celle défendue par les autres membres du Quad (pour Quadrilateral Security Dialogue, ou Dialogue quadrilatéral pour la sécurité), c’est-à-dire le Japon, l’Australie et l’Inde. Et le risque d’une compétition entre la BRI et l’Indo-Pacifique redessine les équilibres politiques et stratégiques à grande échelle.

    1 | Une revalorisation stratégique de l’Asie maritime

    Si le terme Indo-Pacifique s’est imposé depuis une quinzaine d’années dans le vocabulaire des relations internationales, il était déjà commun aux stratégistes et historiens du siècle dernier. Plus près de nous, il semble avoir d’abord été mis en avant lors d’une visite officielle en Inde en 2007 du premier ministre japonais Shinzo Abe, qui effectuait alors son premier mandat (2006-2007). L’Indo-Pacifique a suscité un intérêt croissant en Inde, avec, à l’origine, les travaux d’un officier de la marine indienne (Khurana, 2019), qui estime que les eaux de l’océan Indien et du Pacifique constituent un même ensemble maritime connecté, et ce, au risque de se démarquer de ses principaux partenaires dans la région, notamment l’Australie (Courmont et Geraghty, 2012). L’Inde a adopté cette définition, qui s’est retrouvée au cœur des discours de son premier ministre Narendra Modi (2018), en poste à partir de 2014. Cette notion de connectivité et d’interdépendance des flux maritimes et donc l’importance donnée à la sécurité maritime et à la liberté de navigation sont au cœur de la vision indopacifique des principaux États qui s’y réfèrent. Le concept a été adopté officiellement par l’Australie dès 2013, puisqu’on en fait mention dans le livre blanc sur la défense à la suite de travaux du chercheur Rory Medcalf (2013), qui y reviendra dans de nombreux écrits.

    Par ailleurs, à l’occasion de son premier voyage en Asie en novembre 2017, le président Donald Trump, nouvellement élu, popularise le slogan d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert » (Free and Open Indo-Pacific [FOIP]) que Shinzo Abe – revenu aux affaires en 2012 – avait contribué à forger. Les États-Unis publient leur première stratégie indo-pacifique en 2018 (White House, 2022) et procèdent à la réforme du grand commandement du Pacifique USPACOM (United States Pacific Command), créé en 1947, qui devient USINDOPACOM (United States Indo-Pacific Command). Le terme Indo-Pacifique était toutefois entré dans le lexique américain de politique étrangère plus tôt dans les années 2010. Il avait notamment accompagné les publications développées autour du « pivot » ou redéploiement vers lAsie de l’administration Obama (Courmont, 2010). Il y était déjà question à l’époque d’un rapprochement américain avec l’Inde, l’Australie et le Vietnam (Courmont, 2010). La dimension stratégique y était dominante ainsi que les préoccupations naissantes sur la gestion de la relation avec la Chine.

    Consciente de l’accroissement des rivalités entre puissances dans la région, l’administration Biden fait de l’Indo-Pacifique un concept phare de sa politique étrangère, concrétisant ainsi la primauté accordée à l’Asie et à la définition d’une politique chinoise. Mais contrairement à la vision de Donald Trump, l’approche de Biden de l’Indo-Pacifique accorde un rôle essentiel aux alliés et aux partenaires des États-Unis. La mise en avant de deux mécanismes de coopération stratégique comme le Quad, ce forum d’échanges regroupant les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon, ainsi que la signature du partenariat AUKUS avec l’Australie et le Royaume-Uni en septembre 2021 signalent l’ambition pressante de moderniser un système d’alliances traditionnelles jugé inadapté face à la montée des menaces hybrides et au développement de zones grises dans l’Indo-Pacifique. Le Quad, créé en 2007 et relativement inactif jusqu’en 2017, semble avoir trouvé un nouveau souffle depuis le premier sommet (virtuel) réunissant les quatre chefs d’États membres en mars 2021. Leur déclaration commune évoque ainsi l’« esprit du Quad », une structure de dialogue informelle constituée en soutien d’un espace indo-pacifique « libre et ouvert » (White House, 2021). Selon la feuille de route annoncée à cette occasion, le forum a l’ambition de s’élargir à de nombreuses problématiques parastratégiques, comme la production de vaccins contre la Covid-19 et la construction d’infrastructures de qualité, tout en s’ouvrant à de nouveaux partenaires avec Singapour, la Corée du Sud ou l’Indonésie. Enfin, l’AUKUS ne se limite pas à la construction de sous-marins à propulsion nucléaire destinés à renforcer la balance des forces dans le Pacifique au profit des États-Unis, mais vise à développer des coopérations sur des technologies à haute valeur ajoutée comme l’intelligence artificielle, le cyberespace ou les semi-conducteurs afin de conserver l’avantage sur les capacités d’innovation de la Chine.

    Dernièrement, des États européens, incluant l’Allemagne et les Pays-Bas, ont publié des travaux sur l’Indo-Pacifique, reconnaissant ainsi l’importance du concept et l’intérêt pour l’Europe de prendre une plus grande place dans la région. Ce processus, déjà entamé par la France, puissance riveraine qui l’avait déjà conceptualisé dans son approche en 2018 avec la production de documents d’orientation (policy papers) émanant tant du ministère des Armées que de celui des Affaires européennes et étrangères, a conduit l’Union européenne à publier sa stratégie pour la Coopération dans l’Indo-Pacifique (Commission européenne, 2021). Il n’est pas jusqu’aux cercles politico-militaires britanniques qui, dans la foulée du Brexit, voient dans l’Indo-Pacifique un nouvel espace à conquérir et une occasion de renforcer des liens diplomatiques et commerciaux préexistants à la faveur du concept de « Global Britain ».

    En Asie du Sud-Est, certains pays se sont approprié l’expression Indo-Pacifique, comme l’Indonésie depuis 2014, qui le comprend comme un concept inclusif facilitant la coopération maritime. L’ASEAN elle-même, sous l’impulsion de Jakarta, a produit un document sur le sujet qui a été rendu public à l’issue du 34e sommet des dirigeants de l’organisation à Bangkok en 2019. Ce court texte de cinq pages apparaît très en retrait et révèle avant tout le souci de l’organisation de marquer son statut central en rappelant son rôle d’interface au travers des multiples formats de dialogue qu’elle a su créer au fil des années. S’il entérine la notion d’« Indo-Pacifique » et en souligne la dimension maritime, il ne retient aucune initiative particulière, conscient de la difficulté à se positionner face aux multiples propositions et plans de développement d’infrastructures et de connectivité émanant de nombreux partenaires.

    Les différentes puissances se réclamant de l’Indo-Pacifique sont organisées autour de quelques principes, dont le respect d’un ordre régi par le droit international et notamment du droit de la mer (liberté de navigation et de survol). Elles entendent construire et sécuriser un espace maritime à forte valeur stratégique, car reliant deux océans dont la connectivité et l’accès sont essentiels pour les échanges internationaux. À leurs yeux, l’Indo-Pacifique constitue un vaste ensemble multipolaire dont l’intérêt ne se réduit pas uniquement à son dynamisme économique et humain ni à ses perspectives de croissance, mais qui se définit plus fondamentalement par sa signification géostratégique liée à la montée en puissance de la Chine et aux réponses à y apporter. L’importance de l’océan Indien dans cette construction renvoie au rôle majeur joué par l’Inde dans la hiérarchie des puissances influentes de l’Indo-Pacifique. Longtemps réticente à paraître s’aligner sur une coalition pouvant sembler menaçante, l’Inde reste jalouse de l’entière maîtrise de ses choix et des partenariats qu’elle entend nouer.

    Pour finir, on retiendra que l’Indo-Pacifique constitue le nouveau concept des stratèges et des praticiens des relations internationales qui s’intéressent à l’Asie mais aussi à l’importance de la mer dans les échanges interétatiques et aux problématiques de sécurité en Asie. Seule la Chine échappe à cet engouement pour l’Indo-Pacifique. Cela se comprend : pour elle, il s’agit d’un concept qui la vise et qui cherche à contenir son expansion et sa diplomatie dans la zone.

    2 | La sécuritisation du concept d’Indo-Pacifique au prisme du facteur chinois

    C’est la conscience de la perception d’un ensemble de menaces communes sur les deux façades océaniques, tant indienne que pacifique, qui a placé l’Indo-Pacifique au cœur des préoccupations des principaux états riverains. En quelques années, le concept a fait l’objet d’un processus de sécuritisation (Balzacq et Guzzini, 2015) lui-même renforcé par une dynamique de navalisation des espaces maritimes, c’est-à-dire de montée en puissance des marines de guerre. Selon Ole Waever (1995, p.

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