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Relations internationales: Une perspective européenne
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Livre électronique526 pages6 heures

Relations internationales: Une perspective européenne

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À propos de ce livre électronique

Découvrez la complexité et les enjeux des relations internationales à l'heure de la globalisation.

Nourri d’une connaissance approfondie des théories développées de part et d’autre de l’Atlantique et d’une expérience internationale affinée par la participation de son auteur à l’agenda scientifique européen, cet ouvrage retrace les origines d’une discipline académique devenue autonome au début du XXe siècle et brosse un panorama critique des divergences et des complémentarités des écoles de pensée qui ont animé le débat théorique ces dernières décennies.

Cette étude critique parcoure, d'un point de vue européen, les différentes écoles de pensée qui ont participé et participent à l'élaboration des relations internationales.

EXTRAIT

Nous l’avons évoqué, cette expérience n’est pas isolée dans le monde globalisé du XXIe siècle. Nonobstant les obstacles multiples, des tendances parallèles – différentes mais similaires – se développent sur chaque continent, des Amériques à l’Asie, de l’Afrique à l’Océanie, vers la coopération régionale et globale, vers une autolimitation de la souveraineté par la coopération entre des Etats voisins : malgré l’hétérogénéité du système global de transition de l’après-guerre froide, de nouvelles formes de gouvernance régionale et globale sont en train d’émerger, des voies originales vers la transformation de l’Etat, de la gouvernance globale et du système mondial, dans le sens de l’institutionnalisation, de la souveraineté partagée, d’un nouvel équilibre entre autonomie des organisations internationales et légitimité. Nous prônons donc dans ce livre un enrichissement réciproque et mutuel entre les Etudes européennes et les théories des Relations internationales.
LangueFrançais
Date de sortie6 août 2019
ISBN9782800416984
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    Aperçu du livre

    Relations internationales - Mario Telò

    Préface

    Robert O. KEOHANE

    Princeton University

    Ce volume le montre bien, le développement de la théorie des Relations internationales se caractérise par le débat entre plusieurs écoles de pensée. Durant les dernières décennies, les plus importantes sont le réalisme, l’institutionnalisme et le constructivisme. Ces écoles mettent l’accent sur des aspects divers de la politique mondiale et leurs représentants mettent en évidence des attentes différentes en ce qui concerne les modèles dominants de comportement. Ainsi, les sources du pouvoir et des intérêts, la signification des institutions internationales et l’importance de la socialisation et de la persuasion font-elles l’objet de controverses entre les tenants des différentes écoles.

    Ce débat théorique a permis d’identifier des divergences fondamentales et de problématiser des concepts tels que « pouvoir », « intérêt », considérés jadis comme évidents. Les intérêts n’ont, en effet, pas toujours une base matérielle : ils peuvent être orientés vers le court ou vers le long terme, s’avérer très conflictuels (selon « un jeu à somme nulle ») ou privilégier la coopération ; le cadre institutionnel peut les modifier mais aussi les idées, les valeurs ou le hasard. Le pouvoir peut être considéré comme une ressource relative aux acteurs ou à la qualité de la relation entre acteurs. Il peut être « hard » ou « soft », pour reprendre les termes de Joseph Nye, dépendre de la force et des ressources économiques, d’un côté, ou de l’émulation et de la persuasion, de l’autre. Il peut se définir comme la capacité d’un acteur de contrôler un autre acteur – selon le modèle du jeu à somme zéro –, ou comme la capacité d’agir collectivement – ce qui implique la variabilité de la somme totale du pouvoir dans un système.

    En dépit de leurs mérites, trois dangers, évidents dans le débat américain, guettent ces controverses théoriques entre les écoles de pensée. Primo, ces approches sont considérées comme des théories, mais aucune n’est une théorie tout à fait achevée, qui inclurait tant des hypothèses claires et cohérentes que la dérivation logique de ← 11 | 12 → conclusions démontrables. Des théories différentes coexistent parfois dans la même approche : ainsi, dans le néo-réalisme, l’orientation défensive ou offensive des Etats en ce qui concerne les guerres et les alliances ; dans la théorie institutionnaliste, le rôle des conceptions objectives ou subjectives des intérêts ; dans le constructivisme, l’importance de la persuasion.

    Secundo, ces trois écoles des Relations internationales sont souvent vues comme tout à fait antagonistes, c’est-à-dire comme incompatibles entre elles. Mais, dans les faits, chacune s’attache à des aspects distincts de la réalité complexe de la politique mondiale : le pouvoir et la sécurité, les institutions, les normes et les convictions. Un observateur de la politique mondiale devrait bien finir par admettre que tous ces facteurs jouent un rôle dans l’explication des comportements des Etats, des résultats de leurs actions, comme d’autres (les intérêts, les ressources des acteurs non étatiques, …). Les trois écoles de pensée contiennent des facteurs d’explication applicables aux problèmes réels de la politique mondiale : elles ne sont ni identiques ni exclusives l’une de l’autre. En privilégiant des facteurs et des variables donnés, leurs représentants parviennent à des conclusions différentes, mais notre devoir intellectuel fondamental est d’essayer d’élaborer des synthèses novatrices, visant à comprendre la réalité, plutôt que de jouer une école contre l’autre. Ainsi, aux Etats-Unis, les chercheurs en Relations internationales, basés dans les universités – qu’ils fussent néo-réalistes, institutionnalistes ou constructivistes –, se sont-ils opposés à l’invasion de l’Irak en 2003. Preuve qu’il existe des éléments communs transcendant les différences d’école.

    Tertio, selon certains, l’existence de ces trois écoles suggérerait que la théorie des Relations internationales serait une discipline introvertie, presque un sujet à étudier pour l’amour de l’art. Mais la théorie des Relations internationales n’est pas un objet esthétique. Elle n’a de valeur que si elle « fonctionne », si elle est efficace, si elle nous aide à comprendre un monde en constante évolution. La preuve de la vérité d’une théorie réside moins dans sa formulation séduisante ou dans sa cohérence avec des penseurs célèbres que dans sa capacité à expliquer des problèmes réels. Nous aide-t-elle à comprendre les stratégies chinoises de puissance émergente ? Ou l’action des institutions multilatérales ? Ou les activités des mouvements sociaux transnationaux ? En définitive, les études intéressantes de la politique mondiale sont focalisées sur des questions déterminées. La valeur d’une théorie dépend de la qualité des outils qu’elle nous offre pour comprendre ce type de problèmes.

    De l’avis de Mario Telò, comme de nombre de spécialistes au niveau international, la construction européenne et, en général, l’intégration régionale représentent plus que de simples études de cas. Elles témoignent de l’institutionnalisation des relations internationales, du networking transnational et multidimensionnel et, notamment en Europe, aussi d’un système politique supranational en formation. Ce nouveau système européen et régional pose des défis de taille à la Science politique et aux théories des Relations internationales, pour définir les concepts de puissance, de souveraineté, de légitimité, de démocratie. Ce laboratoire d’idées est considéré avec respect et intérêt non seulement en Europe, mais ailleurs dans le monde, y compris dans la communauté scientifique américaine.

    Pour pouvoir véritablement acquérir une compréhension sophistiquée de la politique mondiale contemporaine, il est nécessaire de maîtriser les écoles de pensée ← 12 | 13 → présentées et discutées dans ce volume. Elles développent des concepts importants, des critiques et des questionnements susceptibles d’éclaircir une quantité de questions. Voilà pourquoi je me réjouis de la publication de ce livre et lui souhaite un large public de lecteurs. Et j’espère aussi que les lecteurs n’oublieront pas que ces approches, pour être valables, doivent nous aider à cerner les enjeux de la politique mondiale. La théorie n’est pas un objet d’art. Sinon, elle est pire qu’inutile, une distraction. Nous avons besoin du débat théorique pour comprendre les grands défis de l’humanité et ainsi aider les êtres humains à résoudre les questions touchant à leur survie. ← 13 | 14 →

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    Introduction

    1.  Le pluralisme au niveau des théories des Relations internationales : une perspective européenne

    « Relations internationales »¹ est devenue une discipline académique autonome il y a près d’un siècle : la première chaire a été attribuée à Alfred Zimmern, un intellectuel pacifiste et cosmopolite, en 1919, à l’University College of Wales à Aberystwyth au Pays de Galles². D’origine européenne, la discipline a une vocation universaliste, mais les circonstances historiques font que les Etats-Unis, en raison de leur place dans le monde et de leur culture scientifique, ont joué un rôle déterminant dans ses développements académiques après la deuxième guerre mondiale. Le premier objectif de ce volume sera donc de brosser un panorama critique des connaissances et réflexions accumulées dans cette région du monde pendant les dernières décennies. La question qui se pose est : un nouveau pluralisme théorique s’impose-t-il dans le cadre du changement mondial en cours ?

    Notre travail de reconstruction analytique du développement de la discipline s’accompagnera d’une attention spéciale à la perspective européenne. En quel sens ? Toute forme d’eurocentrisme serait déplacée dans un contexte mondial, où le déclin de la place relative de l’Europe est une réalité, après deux guerres mondiales ← 15 | 16 → autodestructrices pour les Européens et le glissement incontournable vers le Pacifique du centre de gravité de l’économie globalisée. Prendre en compte la perspective européenne signifie pour nous essentiellement approfondir la question du devenir de l’Etat, de la coopération internationale et de l’intégration régionale entre Etats voisins dans les relations internationales là où l’Etat moderne souverain a été pensé et fondé : d’un côté, la success story controversée mais consolidée, représentée par soixante ans de construction européenne et de souveraineté partagée entre les Etats membres, nous semble interroger la science politique et la théorie des Relations internationales ; de l’autre, l’histoire de la pensée politique et les développements récents des Relations internationales comme discipline présentent un fil conducteur, pluriel mais innovateur, au niveau de la problématisation du rôle de l’Etat, de l’intérêt national, de la notion de pouvoir : des classiques, Grotius et Kant tout d’abord, à la réflexion européenne sur le processus de civilisation de la « société des Etats », du débat récent interne à la théorie des systèmes américaine, aux nouvelles approches néo-institutionnalistes et constructivistes.

    L’Union européenne n’est-elle qu’un « case study » intéressant certes, mais provisoire et fragile, et qui confirmerait de toute façon les acquis théoriques de l’Etat souverain des origines ? Certes, les événements historiques particuliers ne sont pas toujours pertinents, ni pour l’évolution historique de longue durée, ni pour le développement théorique. La théorie ne dépend pas d’une étude de cas. La situation géopolitique et la constellation culturelle et historique des scientifiques – par exemple, en Asie de l’est, aux Etats-Unis ou en Europe occidentale – ne doit pas influencer de façon exclusive et déterministe l’évolution des approches théoriques. Néanmoins, notre hypothèse est que dans chacun des pôles de cette « triade », ce qui se passe depuis soixante ans entre les Etats et les citoyens européens a interpellé la communauté des chercheurs. Malgré ses oscillations, ses limites et ses reculs, ses crises réitérées et multiples, la construction européenne constitue en effet un fait innovateur et irréversible, un changement historique de « longue durée », au-delà des péripéties, traités et référendums, démarches eurosceptiques des Etats membres, crises économiques, qui ont émaillé son histoire. Quelles sont les implications théoriques de cet acquis ?

    L’Union européenne ne représente-t-elle pas désormais (plus de soixante ans après la « déclaration Schuman » du 9 mai 1950 et plus de vingt ans après le traité de Maastricht) un « événement philosophique » au sens que G.W.F. Hegel avait attribué à la Révolution française, c’est-à-dire le défi d’affronter des changements fondamentaux présentant des implications de niveau théorique ? Nous désignons par là, à la fois, les acquis au niveau de l’approfondissement (huit traités successifs entre 1950 et 2007) et de l’élargissement (de six à vingt-huit Etats), mais aussi les leçons des échecs multiples : en 1954, la Communauté européenne de défense ; en 1971, le plan Werner ; en 2005, les référendums français et hollandais sur le traité constitutionnel signé en 2004 ; de 2008 à 2013, la crise économique et sociale la plus grave depuis les années trente. Mais ces échecs n’ont pas ébranlé la dynamique de la coopération et de l’intégration européenne. Malgré ces oscillations, le fait historique est là et interroge les études comparées et la théorie politique. Ce qui nous a fait évoquer l’expression provocatrice lancée par Hegel. Cette expression ne l’avait ← 16 | 17 → pas amené d’ailleurs à dissimuler, par là, les problèmes de taille survenus lors des développements successifs, la Terreur, Napoléon, la Restauration. Dans les deux cas, ce qui était et est en train de changer, c’est la façon traditionnelle de considérer l’Etat et la politique. Est-on en présence d’un laboratoire européen consolidé, anticipateur ou au moins témoin de tendances générales et peut-être universelles ?

    Il s’agit tout d’abord de distinguer entre changement du système westphalien³ et changement du paradigme westphalien. Un changement de « paradigme », selon la définition de Thomas Kuhn, provoque une innovation théorique majeure⁴. Le fil rouge du présent ouvrage, c’est la question de savoir si la construction européenne ne constitue pas le premier pas vers un nouveau paradigme au niveau des Relations internationales, une nouvelle conceptualisation théorique de l’Etat souverain et de la politique non étatique. Ce qui serait encore plus important par rapport aux changements du système international westphalien, que le monde a vécus à plusieurs reprises, notamment en 1815 et 1914, avec le début et la fin du Concert européen, ← 17 | 18 → et en 1947 et en 1991 respectivement, avec le début et la fin du système bipolaire : le paradigme westphalien contient plusieurs systèmes internationaux, ce qui ne permet pas d’exclure un futur système westphalien d’un type nouveau. Ou faut-il considérer que ce sont les fondements mêmes du paradigme westphalien qui sont en question dans le monde du XXIe siècle et que l’Europe unie ne fait qu’anticiper une tendance plus générale ?

    Pourquoi est-il scientifiquement légitime de poser cette question ? Jamais dans l’histoire mondiale, un nombre important d’Etats, jadis ennemis mortels, n’avaient décidé en toute liberté de collaborer volontairement au sein de nouvelles institutions communes de type intergouvernemental et supranational, largement autonomes par rapport à eux, et d’exercer ensemble leur souveraineté par un processus à la fois interétatique et transnational, enraciné dans les sociétés civiles respectives, allant ainsi nettement au-delà d’un simple régime international. La disparition totale des « dilemmes de sécurité » historiques à l’intérieur de l’UE, a préparé leur dépassement en ce qui concerne les frontières externes. S’agit-il d’une exception européenne ? La recherche comparée nous dit que ce phénomène n’est pas du tout isolé dans le monde du XXIe siècle, où la globalisation va de pair avec le développement de la coopération régionale entre Etats voisins dans chaque continent et le renforcement de la coopération institutionnalisée, avec la multiplication impressionnante des organisations intergouvernementales et non intergouvernementales (voir l’annexe).

    Voilà quelques raisons pour affirmer que le système institutionnel européen constitue déjà un défi pour les concepts essentiels de la Science politique (souveraineté, pouvoir, citoyenneté, légitimité, démocratie, gouvernement…) et pour la théorie des Relations internationales. Il ne s’agit pas uniquement d’une coopération intergouvernementale bien réussie, d’un succès du multilatéralisme. De l’avis de nombreux spécialistes, cet approfondissement du multilatéralisme, joint à d’autres phénomènes concernant les Etats membres, les sociétés et les individus, exige une évolution des théories de l’Etat et des Relations internationales.

    Cette évolution historique, de même que la Révolution française, intervient selon un parcours préparé et accompagné par ce qu’on peut appeler un nouveau « siècle des Lumières » au niveau de l’histoire des idées : notamment grâce au travail important accompli au niveau de la critique variée et multiple de la théorie réaliste des Relations internationales, théorie qui a servi de Bible pendant des siècles et reste le paradigme dominant aux Etats-Unis et dans les pays émergents comme les géants asiatiques. Force est de constater qu’un système politique non étatique, à la fois intergouvernemental, post-national et transnational existe en Europe (l’UE), entouré de structures paneuropéennes organisées (l’OSCE, le Conseil de l’Europe, etc.), proactif au niveau de la gouvernance du voisinage et globale. Il a réussi non seulement à survivre aux crises internes nées des élargissements successifs de six à vingt-huit Etats membres et à la mutation de l’environnement externe, international, due à la mondialisation économique et à la fin du monde bipolaire (1989-1991), mais il constitue aussi à la fois un système politique, un ensemble de régimes internationaux, une zone de droit commun et un acteur majeur des relations internationales, la deuxième puissance mondiale. ← 18 | 19 →

    Nous l’avons évoqué, cette expérience n’est pas isolée dans le monde globalisé du XXIe siècle. Nonobstant les obstacles multiples, des tendances parallèles – différentes mais similaires – se développent sur chaque continent, des Amériques à l’Asie, de l’Afrique à l’Océanie, vers la coopération régionale et globale, vers une autolimitation de la souveraineté par la coopération entre des Etats voisins : malgré l’hétérogénéité du système global de transition de l’après-guerre froide, de nouvelles formes de gouvernance régionale et globale sont en train d’émerger, des voies originales vers la transformation de l’Etat, de la gouvernance globale et du système mondial, dans le sens de l’institutionnalisation, de la souveraineté partagée, d’un nouvel équilibre entre autonomie des organisations internationales et légitimité⁵. Nous prônons donc dans ce livre un enrichissement réciproque et mutuel entre les Etudes européennes et les théories des Relations internationales.

    2.  Les enjeux méthodologiques et épistémologiques de la discipline : un questionnement européen

    Les théories des Relations internationales sont nécessairement ouvertes à la multidisciplinarité. La démarche épistémologique menée en vue du développement de la discipline s’est déroulée à l’origine dans un contexte marqué par la dépendance vis-à-vis de l’histoire diplomatique et du droit international mais à cette relation à sens unique se substitue de plus en plus un dialogue interdisciplinaire élargi à la politique comparée, à la sociologie, à l’économie internationale, au droit, à la philosophie politique et à l’histoire des idées.

    Historiquement, les origines normatives et même pacifistes de la discipline se justifient en réaction aux massacres de la Première Guerre mondiale et afin de dépasser la guerre grâce à la coopération internationale, dans la perspective de la nouvelle Société des nations et du pacte Briand-Kellogg. Mais l’échec des illusions pacifistes d’abord et l’éclatement de la deuxième guerre mondiale ont fini par accélérer le retour en force de la grande tradition philosophique et historique de la pensée réaliste, dans des formes adaptées aux sciences sociales du XXe siècle. Par leurs ouvrages, l’Anglais E. Carr, en 1938, et l’Allemand H. Morgenthau, en 1947, ont remis au centre des études internationalistes les relations de puissance entre les Etats et notamment la démarche principale des grands classiques du réalisme, de Thucydide, de Machiavel et de Hobbes : expliquer la permanence de l’état de guerre. Mais cette bipolarité entre, d’un côté, l’utopie du gouvernement mondial pour la paix et, de l’autre, la pérennité de la guerre, simplifie à l’excès la complexité des relations internationales de la deuxième moitié du XXe et du début du XXIe siècle : il convient de nuancer, d’approfondir cette bipolarité sur la base à la fois des tendances de longue durée présentant des implications théoriques majeures et du parcours critique et autocritique au sein de la discipline elle-même, notamment en Europe et aux Etats-Unis.

    L’appellation, d’origine anglo-saxonne, « Relations internationales » peut paraître réductrice pour la discipline et constituer un recul par rapport à la notion de ← 19 | 20 → « Sociologie des Relations internationales », retenue par R. Aron. Notre préférence va à l’appellation de « Théories des Relations internationales », afin de souligner que la révision de l’appellation aronienne ne tend ni vers une discipline uniquement empirique et descriptive de la politique internationale, un catalogue de « faits », ni vers leur seul classement, mais qu’elle ambitionne de comprendre en profondeur les grands défis auxquels l’humanité est confrontée, c’est-à-dire d’étudier les causes et les effets jusqu’à dégager des théories de « middle range », de niveau intermédiaire, entre l’empirie et les grandes théories générales des XIXe et XXe siècles (libéralisme, marxisme, etc.) en déclin dans le cadre de la complexification de la vie internationale. C’est en ce sens que nous acceptons donc l’appellation de Relations internationales.

    Une triple question épistémologique sous-tend le développement de la discipline et reste ouverte au début du XXIe siècle : elle traverse les pages de cet ouvrage sous un angle critique et innovateur à la fois.

    1. La question du « niveau de l’analyse » relie les théories des Relations internationales à l’histoire de la pensée politique et notamment à la centralité de l’Etat dans les relations internationales modernes. La condition initiale et éternelle d’anarchie des relations internationales, la « domestic analogy » (analogie entre l’état de nature interne à l’Etat et l’état d’anarchie internationale) de Hobbes est-elle toujours valable au XXIe siècle et notamment dans un contexte où l’institutionnalisation de la vie internationale est un fait indéniable, et, notamment, où l’Union européenne assure la paix entre anciens ennemis comme un fait acquis ? En d’autres mots, les trois alternatives méthodologiques au niveau de l’explication de la guerre – anthropologique (basée sur la nature de l’homme), stato-centrée (basée sur la volonté de puissance des Etats) ou systémique (basée sur le système international éternellement anarchique) – sont-elles toujours pertinentes ? Ou le fait que l’intégration européenne, en dépit de sa crise interne, a atteint en plus de soixante ans un niveau de stabilité tel qu’elle interroge la recherche comparée sur la possibilité de maîtriser sous certaines conditions les conflits politiques interétatiques ou, au moins, leur dérapage vers la violence organisée ? Et dans ce cas, comment ? Les dilemmes de sécurité ont-ils toujours la même importance générale ? Depuis l’étude de H. Bull sur la société internationale anarchique (voir chapitre VI) et l’Ecole anglaise, la question est posée explicitement en ce qui concerne l’ordre international. Dans ce cadre, le comportement des Etats, en tant qu’acteurs unitaires et rationnels, doit-il toujours constituer le centre de la recherche ? Ou ces derniers sont-ils déterminés, surtout en Europe, mais aussi ailleurs, quelles que soient leurs intentions, d’un côté, par les tendances bottom-up, transnationales, sociales et économiques, et, de l’autre, top-down, par la nature changeante du système régional et global ?

    2. La question du rapport entre l’étude des faits internationaux, de leur nature objective et de leur narration subjective est redevenue d’actualité depuis quelques décennies. En Europe, les processus politiques ont toujours été marqués par de grandes idées mobilisatrices, notamment au XXe siècle, avec le communisme, le fascisme, le nazisme, la démocratie⁶. Le processus européen d’unification a aussi été co-déterminé ← 20 | 21 → par des idées anticipatrices, par la perception subjective des menaces externes, par les networks de la communication transfrontalière, par l’élaboration collective de la mémoire du passé tragique de l’holocauste et des guerres mondiales.

    Cette question dépasse de loin l’horizon des Relations internationales et concerne l’ensemble des sciences sociales. Certains opposent positivisme et post-positivisme, mais cette dichotomie n’explique pas le débat épistémologique des XIXe et XXe siècles. G. W. F. Hegel avait déjà formulé brillamment cette question en tant que distinction entre objectivité et « intersubjectivité »⁷. Max Weber a placé au centre de sa démarche, au delà du débat entre le positivisme et l’historicisme, précisément le rapport entre les valeurs et la connaissance objective ; Gunnar Myrdal a actualisé sa démarche⁸. Mais cette question présente des spécificités au niveau de l’étude des relations internationales.

    D’un côté, un très vaste acquis de recherche montre que l’étude des régularités et des lois des relations internationales, interétatiques et transnationales, en un mot de la structure du système international, peut se développer de façon « positive », indépendamment de la volonté, des idées, des perceptions des acteurs. De l’autre, les années quatre-vingt-dix ont été marquées par la montée en puissance des approches « constructivistes », qui soulignent le rôle des idées au niveau des grands événements et défis de notre temps (comme la fin du monde bipolaire, le défi islamiste, etc.) et présentent les Relations internationales aussi en tant que « construction sociale »⁹. Plus récemment, l’évolution de la politique internationale des Etats-Unis (par exemple, ce que Pierre Hassner a appelé le « wilsonisme botté » de G.W. Bush, synthèse à sa façon de l’internationalisme et du réalisme)¹⁰ et le vaste débat sur « l’intervention humanitaire » nous interrogent quant au poids des idéologies, des valeurs et des normes sur le système international. Plus généralement, la question est de savoir jusqu’à quel ← 21 | 22 → point le rapport entre les acteurs (agents) et la structure échappe au déterminisme néo-réaliste de K. Waltz et est plutôt de nature dialectique. Dans le même sens, les études de genre constituent un tournant au niveau des sciences sociales.

    L’accumulation en Europe d’une subjectivité plurielle et multiforme – enrichie à la fois par des siècles d’histoire et par l’autocritique collective par rapport aux tragédies provoquées par les nationalismes – a eu deux conséquences : elle a nourri le processus de la « réconciliation » entre anciens ennemis (qu’on ne risquera jamais de surestimer, selon Jürgen Habermas) et son institutionnalisation européenne ; même si elle n’est pas tout à fait libérée de tout héritage euro-centrique, elle a aussi enrichi la recherche sur le rôle actuel et potentiel des valeurs dans la légitimité de la gouvernance globale et régionale.

    3. La troisième frontière de l’innovation porte sur le poids croissant des institutions dans le changement des comportements des Etats, de leurs relations avec les nouveaux acteurs non étatiques, ainsi que sur la question de plus en plus fondamentale de la légitimité de la gouvernance supranationale¹¹. Nombre d’auteurs soulignent à très juste titre la coupure entre le néo-institutionnalisme (né à la fin des années soixante-dix) et l’institutionnalisme traditionnel des années cinquante, focalisé sur les institutions formelles de gouvernement (inévitablement éclipsé par l’étude des « comportements » politiques réels, ou « behaviourisme »). Les études de l’Ecole anglaise sur l’institutionnalisation des règles internationales, les analyses de S. Hoffmann sur la juridicisation des relations internationales, les théories des régimes internationaux de S. Krasner et R.O. Keohane, la mise en question du paradigme « international » et « stato-centrique », au nom du concept de « World politics » par J. Nye et R.O. Keohane, le lien établi entre transformation interne et changement international, l’étude de la dimension sociale des dynamiques institutionnelles (Badie, 2011) sont à l’origine des multiples approches néo-institutionnalistes.

    Les avancées en la matière auraient été beaucoup plus difficiles sans les succès de la construction européenne, même si d’autres expériences d’institutionnalisation des relations internationales y ont largement contribué, au niveau global (Nations unies, OMC, etc., multiplication des networks) ou régional (MERCOSUR, OSCE, OCDE…). Les débats au sein des théories institutionnalistes ont permis de reprendre les questions et clivages évoqués auparavant et de fournir une synthèse : institutionnalisme du choix rationnel, historique, sociologique et discursif¹². Dans cette optique, un travail extraordinaire de renouvellement pluraliste des instruments conceptuels est en cours, également par le dialogue entre Relations internationales et Politique comparée. La construction européenne est souvent au centre de ce laboratoire d’idées.

    U. Beck¹³, entre autres, a posé une question fondamentale : comment aborder un horizon nouveau de questions théoriques, se situant au delà de l’Etat, avec des ← 22 | 23 → catégories de pensée élaborées dans le cadre traditionnel de systèmes disciplinaires nés et développés dans le cadre des Etats-nations, et de la politique internationale stato-centrique ? Il est évident qu’au début du XXIe siècle, la discipline des « Relations internationales » demande un effort spécial de clarté critique, d’ouverture au large pluralisme des stratégies de recherche et d’innovation théorique. Mais il n’y a pas de véritable discontinuité sans une certaine continuité, pas d’innovation sans une connaissance approfondie de la façon dont la discipline a historiquement appréhendé l’objet « Relations internationales », au cours des siècles.

    3.  Le paradigme de Westphalie et sa révision

    Alors qu’il est conceptuellement difficile de caractériser le système international actuel, qui est souvent défini par les journalistes comme « post-guerre froide », comme le système qui a commencé après la chute du bloc soviétique en 1989-1991, ce n’est pas le cas pour les deux systèmes qui se sont succédé pendant les siècles précédents, multipolaire westphalien et bipolaire. Qu’entendons-nous par « paradigme de Westphalie » ? Historiquement, son origine remonte au déclin de l’Empire des Habsbourg, défenseur de la tradition catholique romaine, et à la naissance des Etats souverains, sous l’impulsion de la France, des Pays-Bas et des nouveaux pays émergents¹⁴. Fondamentalement, c’est le remplacement du système international supranational basé sur l’Empire du Moyen Age – la Res publica christiana unie par les deux « soleils » de Dante (l’Eglise et l’Empire) – par un système stato-centrique, basé sur la souveraineté interne (contrôle du territoire, centralisation administrative, fiscale, de l’ordre public) et externe des Etats, ainsi que sur leurs relations réciproques.

    Nous avons fait allusion à la nécessité impérative de distinguer entre le système westphalien (historique) et le paradigme westphalien (théorique). Mais, à l’origine, paradigme et système coïncident. Le paradigme international qui émerge au lendemain des traités qui ont mis un terme à la guerre de Trente ans (1618-1648), est conventionnellement appelé « paradigme de Westphalie », une société d’Etats territorialement souverains et politiquement indépendants. Le paradigme westphalien continue de conditionner dans une certaine mesure notre monde (nous y reviendrons), fût-ce sous des formes différentes, multipolaires ou bipolaires. Bien entendu, la souveraineté des Etats est, dans certains cas, bien antérieure à 1648 et certaines institutions et pratiques du Moyen Age ont perduré pendant longtemps. Néanmoins, il est important pour les théories des Relations internationales de fixer les origines symboliques du paradigme basé sur la société des Etats au moment où le système ← 23 | 24 → westphalien est né. Dans sa première forme – le système multipolaire de la « balance of power » (ou « équilibre de puissance ») –, il se distingue du paradigme précédent, héritage du Moyen Age, par quelques traits fondamentaux, objets de reconnaissance mutuelle entre les Etats :

    a) « rex est imperator in regno suo » : il n’y a pas d’autorité impériale supérieure aux rois souverains, indépendants et égaux par rapport aux autres rois (ou pouvoirs souverains) ;

    b) « cuius regio eius religio » : c’est le roi qui établit la religion de son royaume, avec pour conséquence le principe de non-ingérence dans les affaires internes ( domestic jurisdiction , principe de l’unité territoriale) ;

    c) la « balance of power », principe qui, compte tenu des changements au fil du temps, vise à empêcher la primauté d’une seule puissance.

    Pour expliquer la force de ce paradigme, il faut prendre en compte la préparation théorique réalisée pendant un siècle et demi par de grands penseurs tels que Machiavel, Bodin, Grotius et Hobbes. Ils émergent dans le courant de la pensée qui a élaboré le concept de l’Etat moderne laïc, souverain – tant à l’intérieur du territoire qu’à l’extérieur, centralisé et hiérarchisé – ainsi que la notion de droit international, associés à la modernité occidentale (jus publicum europeum, droit public de l’Europe). Plusieurs formes d’Etat se sont succédé au cours de l’histoire du système westphalien alors que la période 1792-1815 (de la Révolution française à la défaite de Napoléon) a bouleversé les trois principes indiqués plus haut : elle constitue une parenthèse de discontinuité révolutionnaire¹⁵, conditionnant certes l’avenir, mais sans mettre en cause les grandes tendances qui perdurent jusqu’à 1914, et selon nombre de spécialistes réalistes, jusqu’à nos jours.

    Sur le plan international, au cours la première période, il s’agit d’un système d’équilibre (balance of power) où dominent quatre ou cinq grandes puissances dans la longue phase entre 1648 et 1914 (ou 1939) ; au cours la deuxième période, qui suit la deuxième guerre mondiale et notamment après 1947, deux super-puissances extra-européennes émergent, les Etats-Unis et l’URSS. Pendant des siècles, peu importe leur nom, il y a toujours un nombre limité de grands acteurs étatiques qui dominent le système européen et international¹⁶. Alors que durant la première phase, les puissances dominantes changent au fil du temps, le système international qui suit la fin de la version multipolaire reposera sur deux super-puissances nucléaires idéologiquement opposées – les Etats-Unis et l’URSS – d’où son appellation de système bipolaire. Dans quelle mesure le système bipolaire a-t-il modifié le paradigme westphalien, multipolaire à l’origine ? Les historiens sont partagés sur cette question. La conséquence inattendue a été la coexistence entre les deux super-puissances nucléaires et leurs deux blocs d’alliance respectifs, et sa stabilité pendant cinq décennies (cette pax atomica serait une « ruse de la raison » selon R. Aron). La technologie militaire nucléaire, la hiérarchisation drastique entre les Etats (super-puissances ← 24 | 25 → et autres), l’opposition totale entre les deux blocs, la primauté de la menace nucléaire réciproque, les idéologies universalistes caractérisant les deux rivaux ont de facto limité la souveraineté des petites et moyennes puissances alliées et non alignées. Les problèmes écologiques globaux, les échanges financiers internationaux, les flux migratoires sans précédent, les effets potentiellement désastreux de la guerre nucléaire, et l’interdépendance complexe entre les économies, ne peuvent que soulever des doutes quant à la pertinence de l’Etat souverain territorial, du système des Etats, comme système le plus adapté pour gérer de telles questions, au moins au niveau de la souveraineté de facto.

    Autre chose est la souveraineté de jure. A ce propos, malgré les grandes mutations de la deuxième moitié du XXe siècle, on n’a assisté au niveau mondial

    –ni à la mise en question du principe de la souveraineté des Etats (reconnue par la charte des Nations unies à l’article 2 ¹⁷), de la primauté de l’indépendance souveraine, de la non-ingérence et de l’insignifiance des régimes internes ;

    –ni à la mise en question de leur égalité légale internationale : droit de conclure des traités et accords internationaux ; de tisser des relations diplomatiques, d’engager la responsabilité des autres Etats devant les instances internationales ; de participer aux organisations internationales ; immunité de juridiction et d’exécution ; respect de la souveraineté sous condition de réciprocité ¹⁸ ;

    –ni au déclin des pratiques néo-souverainistes – fussent-elles rhétoriques – de certains Etats, la Chine de Mao, l’Inde de Nehru, le Brésil ; et, de façon particulière, d’Etats européens, comme la Yougoslavie de Tito ou aussi, à sa manière, de la France de de Gaulle. Bien plus, les mouvements de libération ont ravivé le principe de la souveraineté nationale dans leurs luttes contre le colonialisme, le néo-colonialisme, les « Empires » et on a assisté à plusieurs vagues d’accroissement du nombre des Etats souverains, y compris après 1991 ¹⁹.

    Si la pertinence du paradigme westphalien dans le cadre du système bipolaire fait toujours l’objet d’un débat, la question de la date de la fin de la pertinence théorique (ou non) du paradigme de Westphalie est extrêmement controversée. La fin de la centralité européenne (et, sur le plan des idées, le déclin de l’européocentrisme) s’est en définitive et paradoxalement accompagnée de l’exportation du modèle stato-centrique des relations internationales en Asie, en Afrique et dans les Amériques. Malgré la mondialisation économique accélérée et l’institutionnalisation à plusieurs niveaux des ← 25 | 26 → premiers éléments d’une gouvernance mondiale, la fin du monde bipolaire en 1989-1991 n’a certainement pas mis radicalement en question le paradigme westphalien qui, selon certains observateurs, en est plutôt sorti renforcé, notamment en raison des tendances unipolaires, multipolaires, anarchiques.

    Vingt-cinq ans après le tournant de 1989, nous vivons toujours dans une phase de transition, dans un monde hétérogène, impliquant des tendances multiples et contradictoires. Alors qu’au système classique de « balance of power » avait succédé le système bipolaire, la chute de ce dernier ne permet pas de dire clairement quel système l’a remplacé. C’est d’ailleurs pour cette raison que la discipline des Relations internationales fait face à l’éclosion d’une pléthore de théories qui visent à conceptualiser le système international actuel : société internationale, théories unipolaires, théories

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