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Aimé Césaire, ou l'illusion de la liberté: Essai
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Livre électronique340 pages5 heures

Aimé Césaire, ou l'illusion de la liberté: Essai

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À propos de ce livre électronique

S’il choisissait l’anticolonialisme, il demandait l’indépendance. S’il choisissait l’assimilation, il devenait un génie de la norme qui l’avait esclavagisé, colonisé, chosifié. Finit-il enfin par choisir, trancher ?
« Interloqué à l’instar de ce gendarme français devant un sujet qui venait de Bavière : “Votre état, monsieur ? — Poète, lui répondit l’homme. — Ah, fort bien. — Votre profession alors ? — Écrivain, sergent. — Tout à l’heure, vous m’avez dit que vous étiez poète. Et maintenant, vous prétendez que vous êtes écrivain ! Poète et écrivain, comment pouvez-vous cumuler les deux ?” Non, il ne cumulait pas. Césaire était l’un dans l’autre arpentant le chemin de l’assimilation. » (…) « La liberté au sens universel, donc nécessairement subversive, quoique nécessairement légitime, cette liberté-là, il n’en voulait pas ; il voulait la liberté à l’intérieur des frontières de la France : une liberté légale strictement réglementée par les lois de la République. Mais pour cela… en toute connaissance de cause, oui, il savait que pour cela il lui eût fallu être Français, lui et les siens, tous les siens. Liberté universelle, celle des droits de l’homme et liberté légale, celle « citoyenne » assujettie aux représentations de la raison d’État sont, a lâché un ministre, incompatibles. La France, pays des droits de l’homme, a tort de se doter d’un ministère des Droits de l’homme.

EXTRAIT

Même les saumons et les tortues des mers savent revenir, retrouver leur lieu originel. Ils reviennent toujours, car ils portent en eux leur patrimoine génétique, leur m’songui de l’adage kongo qui toujours montre le chemin quand même les ancêtres se sont usés, que le repère s’est brouillé. Le village des anciens a donc perdu ses forces vives. Celles-ci sont parties et aucun signe n’indique qu’elles reviendront, que le système retrouvera sa vitalité d’antan. Le regard extérieur, devenu sarcastique en regardant cette société qui dépérit, ces tombes abandonnées, se met à jouer avec la solitude du registre qu’il croit sans héritier. Alors le permanent invisible, ce témoin toujours présent dans le vécu sociétal nègre, en tant que fait global (ce fameux « tiers inclus »), cette présence toujours dissimulée à travers sa non-transparence, son ambiguïté, relève la tête et défie : « Ha ba mbikidi m’simba, ha mâmé tsio ni nguria ngo » (« On m’a traité de chat-tigre, moi, le véritable léopard ! ») Se rengorge le permanent invisible prêt à relever le défi. 

À PROPOS DE L'AUTEUR

Docteur d’État ès Lettres et Sciences humaines, diplômé de l’École pratique des hautes études (Sorbonne) ; diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Côme Manckassa (1936-2015) fut journaliste, professeur de sociologie à l’université de Brazzaville et homme politique. Auteur prolifique, il a écrit France : grandeur perdue (Essai) ; La Débâcle de l’anthropologie économique française : débats d’hier, bilan d’aujourd’hui ; Le Sociologue et l’homme politique (Essai) ; Le Chevalier de Soyo (roman) ; Le Procès de Matsoua (théâtre) ; Lucifer poursuit Jésus-Christ en diffamation (théâtre) ; N’koûla (théâtre). Il est également l’auteur de nombreux articles de presse et d’articles scientifiques parmi lesquels L’Anthropologie philosophique de la subversion.
LangueFrançais
Date de sortie22 nov. 2019
ISBN9791037702142
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    Aperçu du livre

    Aimé Césaire, ou l'illusion de la liberté - Côme Mankassa

    Chapitre I

    Lumières nègres

    Aucune génération d’étudiants, intellectuels noirs, n’aura autant marqué les esprits du monde scolaire, collégiens et lycéens de leur temps en Afrique noire, et à travers sa diaspora, que la génération de Césaire, Damas, Senghor ; « Césaire et Senghor, qui enseignaient le français aux petits Français de métropole », chantaient en Afrique noire française les cours de récréation boursouflées de fierté.

    Ils s’étaient retrouvés et faisaient bande autour de leur patrimoine originel commun, historiquement et culturellement déchiré et déchiqueté, mais résistant toujours aux quatre coins de l’univers par les assauts de la traite négrière, les appétits voraces du colonialisme, les unilatéralismes superposés des impérialismes et des idéologies trompeuses, mille et mille servitudes et mutilations résultant d’une humanité alors à sens unique et sans état d’âme.

    La négritude, « intelligibilité » résultant de leur inspiration devenue le paradigme précurseur par lequel les Nègres manifestent « la présence noire » dans la littérature mondiale et le dialogue des civilisations, introduit le concept de « différentiel culturel », a abouti à la naissance d’une tradition aujourd’hui en cours dans les universités, notamment au sein des départements consacrés aux études africaines. L’africanisme n’est pas né à la suite d’un acte d’innocence propédeutique, même si la colonisation, « l’altérité exotique » ont pu lui servir de tremplin. « Révolte contre le réductionnisme européen avec sa prétention à s’approprier l’exclusivité de la logique » ou de la raison raisonnante, « sa propension à ramener autour de lui, pour faire le vide, la notion de l’universel et la traiter à partir des postulats et à travers ses catégories propres », la négritude conserve l’onde de fierté qui s’en dégageait en contribuant à sortir le monde de la pensée unique occidentale à travers laquelle des auteurs se renvoyaient l’image repue et agrandie par leur miroir ethnocentriste.

    Pour des raisons d’inscriptions idéologiques partisanes au temps « épistémologique » du mode de « (re) lecture de Marx », la négritude fut fortement dénigrée, voire brocardée. Elle se voyait opposer la « tigritude », c’est-à-dire l’inconscient, l’aptitude de la jungle animalière, l’empire de l’instinct au terme duquel le tigre se voyait doté d’une conscience idéologique propre à exalter ou réfuter, le cas échéant, sa tigritude en faisant place à la négritude. Une ironie qui ne manquait pas de « saillant » caricatural à travers la solennité théologique de la mauvaise foi des âmes pures.

    Ces censeurs, hélas, n’ont créé ni tradition littéraire ni école qui pût constituer un référentiel. Ils étaient parnassiens avec les parnassiens, existentialistes avec les existentialistes, surréalistes avec les surréalistes. Non point que Césaire et Senghor aient créé un genre littéraire dont ils auraient pu revendiquer l’originalité et la paternité, mais au moins ils surent attirer l’attention de l’humanité sur le monde noir, son esthétisme, son symbolisme, sa spiritualité, son humanisme.

    La négritude portait aussi une présence africaine là où il n’y avait rien eu auparavant, qui put rapporter spécifiquement à l’Afrique noire, sa culture, sa sociologie, son anthropologie, son type de civilisation, bref, sa contribution à l’enrichissement de l’universel.

    La négritude, enseignaient certains critiques, ajoutait à l’idéologie du différentialisme des civilisations et des couleurs et portait en elle, inconsciemment, des relents rétrogrades pour le moins racistes. Ils réglaient ainsi, paresseusement, leurs comptes avec ce qu’ils estimaient être un discours tristement culturaliste. Si « négritude égale situation coloniale », l’exégète a noté que dans son acception postcoloniale, « c’est d’abord et tout simplement, transcendant l’évidence immédiate de la couleur, à la fois la solidarité face aux discriminations racistes et aux préjugés, et en même temps la mémoire des oppressions passées. C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière […] ». Et rejetant tout essentialisme, Césaire reprendra la parole à cet égard pour dire qu’il n’y a pas de négritude prédéterminée, il n’y a pas de substance ; il y a une histoire et une histoire vivante. La négritude renvoie à une expérience qui s’inscrit parmi celles que l’histoire a imposées à l’humanité. S’excusait-il, ou bien l’âge le confiait-il à quelque agent médiateur pour une concession ou une recomposition ? Il faisait un bilan, non point une autocritique.

    Pour ceux-là qui avaient critiqué dans l’instant et à la lettre l’école de Césaire et de Senghor, l’humanité attend encore la contribution entrant dans la lecture du développement de l’Afrique qui aurait été obtenue grâce aux révolutions africaines post-indépendances.

    Le Nègre, a dit l’ancien, est l’ennemi du Nègre. Par cela, il montre qu’il ne saurait être raciste puisqu’il est d’un racisme qui renvoie à son propre racisme, un genre d’intériorité parfaitement circulaire à l’instar de la définition ontologique de l’homme par la pensée nègre : « L’homme est par cela qu’il existe, qu’il respire » (« muntu mpassi humuna »), autrement dit, l’essentiel, pour affirmer l’essence, en particulier l’existentialité comptable de l’homme est qu’il respire. Il est sui generis, à l’image de Dieu. Ni, par conséquent, concept de rapport de travail ni concept de rapport de production. Il est immuable tout en étant changement ; il est identité tout en étant devenir ; il est structure tout en étant dans l’histoire. Il est homme demeurant homme (« muntu, muntu »). Tempels s’est cru philosophe en remuant son fond raciste. Une époque « missionnaire » en avait fait un prêtre.

    L’homme à l’image de Dieu ! Voilà qui concorde, donne sens et essence, restitue l’homme dans sa dimension fondamentale et universelle qui le fait exister en deçà et au-delà des rapports de production, des conditions particulières données par l’histoire. La « pensée primitive » nègre, liant profane et sacré, réfute et refoule le réductionnisme ramenant l’homme à la dimension d’une simple expression déterminée des causalismes sociologiques.

    Coauteur de la négritude, Aimé Césaire, mort le dernier, n’a trahi ni Senghor ni Damas. Il était resté pour trois. Par contre, en convoquant par-devant lui le colonialisme auquel il a consacré une diatribe sans concession tenant lieu de discours sur le colonialisme, et compte tenu de ce que fut sa propre pratique sur le terrain de l’assimilation, d’aucuns l’ont accusé d’avoir produit un contresens, voire de l’impertinence.

    Le Discours sur le colonialisme, compris comme énoncé, induit, prédétermine une action contre ce qu’il dénonce ; il infère un postulat de combat, construit un anticolonialisme, tenant irréductible de la liberté et de l’indépendance des hommes et des peuples. En ce lieu de son énonciation, il supplante le poète et érige le politique. Pour l’auteur, c’est son Sermon sur la montagne, l’élan ultime du messie s’apprêtant à investir la cité impériale pour disqualifier l’ordre ancien à Jérusalem et implanter l’ordre nouveau, le nouveau pouvoir. Il a beau se dire messie, c’est le politique qui proclame. C’est comme tel que l’écho le restitue. Dans sa pratique politique, Césaire a pris le contre-pied du radicalisme qui construit son Discours sur le colonialisme. La thèse de l’assimilation à travers la départementalisation institutionnelle a plutôt prévalu chez l’auteur.

    Césaire, Damas et Senghor avaient en commun, en outre, bien des similitudes par la situation historique de leurs pays respectifs : la Martinique, la Guyane, la Guadeloupe, le Sénégal, ce dernier, à travers les Quatre Communes de Gorée, Dakar, Saint-Louis, Thiès, des « entités citoyennes françaises ». La révolution de 1789 les avait trouvées dans ce statut, toutes ou quelques-unes parmi elles, signataires des cahiers de doléances envoyés au tiers état. Toutes, par conséquent, auraient pu connaître et danser dans la fraternité les indépendances des années 1960.

    L’homogénéité géographique et raciale marquant le Sénégal en harmonie avec le reste de l’Afrique noire eût-elle pu constituer l’atout décisif qui aurait manqué aux Antilles ? La même homogénéité n’existait-elle pas aux Antilles par rapport à Saint-Domingue et Haïti ? Cette homogénéité n’était-elle pas plus forte ici : vécu d’un passé esclavagiste commun, déportations, domination, exploitation, mutilations, transplantations, transferts, remaniements, déstructurations, éparpillements, émiettements ou remembrements identitaires ? Le Franco-Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Franco-Martiniquais Aimé Césaire, comme le Franco-Guyanais Damas essentiellement, se rejoignaient. Union des États africains et Union des États caribéens auraient pu configurer cette analogie ayant marqué le destin de la dépendance de l’Afrique et des Caraïbes : Afrique, point de départ de l’esclavage ; les Caraïbes, point d’arrivée de l’esclavage. Que l’indépendance sénégalaise fût octroyée ou non, Senghor était là pour recevoir et présider les premiers moments de l’hymne national du pays de la teranga. Son prestige personnel avait donné de la valeur ajoutée à l’indépendance du Sénégal comme la renommée de Césaire avait fait connaître la Martinique, entraînant à sa suite la Guyane et la Guadeloupe.

    De 1944 à 1954, les mêmes données coloniales caractérisent l’Afrique-Équatoriale et l’Afrique-Occidentale sous colonisation française ainsi que la Martinique, la Guyane et la Guadeloupe. La conférence de Brazzaville ne se limite pas qu’au devenir de cette Afrique noire, mais englobe les Antilles coloniales françaises. Félix Éboué est une forte symbolique de la représentation de l’émancipation assimilée. En quelque sorte un exemple précurseur. Curieusement, ce sont les Antilles qui vont servir de champ d’application aux attendus de cette conférence. La doctrine assimilationniste, donnée à travers le préambule de la Constitution de 1946 et qui fait écho à la conférence de Brazzaville, est l’objet d’une délocalisation par le général de Gaulle en faveur des Antilles. Houphouët-Boigny, chantre de l’assimilation, a un équivalent à la Martinique en la personne de Césaire. Césaire et Houphouët-Boigny, tous les deux leaders politiques, mais traités différemment par leur métropole coloniale commune.

    En ce temps-là, Césaire devant Toussaint Louverture : « Attendre l’abolition de l’esclavage d’un geste spontané de la bourgeoisie française, sous prétexte que cette abolition était dans la logique de la Révolution et plus précisément de la Déclaration des droits de l’homme, c’était, à tout prendre, méconnaître que sa propre tâche historique, la révolution bourgeoise elle-même, la bourgeoisie ne l’avait accomplie que harcelée par le peuple et comme poussée l’épée dans les reins. »

    L’étonnant est que « les masses nègres ont si vite compris qu’il n’y avait rien à attendre de Paris et qu’ils n’auraient en définitive que ce qu’ils auraient le courage de conquérir ».

    C’est un fait, les Assemblées françaises bavardèrent beaucoup à propos des Nègres et agirent très peu en leur faveur. La tradition s’instaura dès les états généraux. C’est le 1er décembre, Nairac (de Bordeaux), venant affirmer que « si les colonies demandaient une Constitution, il y avait un comité établi pour cet objet ; que s’il s’agissait du commerce et de l’agriculture, il y avait encore un comité de ce genre », bref, qu’il ne voyait pas l’utilité qu’il pouvait y avoir à créer un comité spécial. Et surtout, c’est Blin (de Nantes), dont l’excellent discours aurait dû donner à méditer, ouvrant comme il le faisait les voies à une conception coloniale fédéraliste, assurément plus progressiste que la conception assimilationniste par laquelle semble se définir ce qu’il est convenu d’appeler la conception française de la colonisation. « Si nous sommes jaloux de ne pas nous écarter de nos principes ; si même il se joint au sentiment de la justice celui que réclament les preuves de patriotisme et de zèle pour la cause publique données par MM. les députés des colonies dans les temps les plus orageux de la Révolution, nous ne devons pas balancer un moment de convenir que ce serait de notre part une usurpation de pouvoir, que de prétendre au droit de donner une Constitution aux planteurs de nos îles. En effet, messieurs, il n’y a de libre que le gouvernement où le peuple fait ses lois lui-même ou donne le pouvoir de les faire à des représentants élus par lui librement en nombre suffisant. »

    Nous ajouterons, pour notre part, qu’il n’y a de libre que le pays où le peuple fait ses lois lui-même par l’intermédiaire de ses représentants élus ; que le pays qui, moyennant la clause de concession faite à l’interdépendance des nations, n’a de compte à rendre qu’à son peuple. Quant aux dictatures intra-muros, l’histoire a déjà réglé leur compte. Cinquante ans nous importent peu à l’échelle de l’histoire.

    Comment Césaire peut-il se contenter d’observer un discours ouvrant « à une conception coloniale fédéraliste, assurément plus progressiste que la conception assimilationniste par laquelle semble se définir ce qu’il est convenu d’appeler la conception française de la colonisation », sans en tirer les conséquences pour la suite de sa propre revendication ? Cette conception coloniale fédéraliste est précisément ce qui a différencié Senghor des tenants de la ligne assimilationniste en Afrique de 1945 à 1956. Il faut donc convenir que « la conception assimilationniste par laquelle semble se définir ce qu’il est convenu d’appeler la conception française de la colonisation » ou de la décolonisation se traduisant par le préambule de la Constitution de 1946, paraissait constituer un trait constant de la colonisation-décolonisation à la française.

    « Or, dès qu’il est reconnu que la Constitution coloniale doit être différente de la nôtre, dès que les habitants de ces contrées situées sous un autre hémisphère ne nous ont point choisis, n’ont pu même nous choisir pour leurs représentants, dès qu’enfin ils ont à la liberté politique un droit aussi imprescriptible que le nôtre, il est évidemment prouvé que nous ne pouvons ni les représenter, ni par conséquent stipuler pour eux en aucune manière. »

    Suivait une remarquable définition des colonies et des conditions de l’instauration d’une véritable démocratie outre-mer :

    « Ne nous y méprenons pas, messieurs, les colonies ne sont ni ne peuvent, en aucune sorte, être rangées dans la classe des provinces d’un même empire, liées par les mêmes intérêts, par les mêmes usages, par les mêmes mœurs, et disposées sur un sol de même nature. Les colonies sont, si je puis employer des termes comparatifs […], des espèces de puissances alliées, des parties fédératives de la nation, que l’on pourrait assimiler à nos anciennes provinces d’État, avec cette différence qu’autant qu’il était indispensable de ramener toutes les provinces contiguës de ce royaume à la même forme de gouvernement et aux mêmes droits respectifs, autant il serait injuste et absurde de ne pas maintenir les colonies, qui ne peuvent être soumises qu’à des lois particulières, dans leur indépendance à cet égard. En deux mots, la loi est le résultat de la volonté générale de ceux qui doivent y être soumis. Donc, nous ne devons point faire des lois qui ne sont point établies pour nous, et qui ne nous assujettiraient point à leur empire. »

    Que conclure de telles prémisses, se demande Césaire, sinon que les colons avaient eu tort de réclamer leur admission aux états généraux de la nation française et que l’Assemblée nationale n’avait pas été bien inspirée de les admettre ?

    Donc pour faire participer nos concitoyens des colonies à cette précieuse liberté pour laquelle nous travaillons, il est de notre devoir de les mettre eux-mêmes en possession du droit d’exprimer librement leur volonté, et de concourir à la formation des lois destinées à les régir. « Autrement, nous n’eussions recouvré notre liberté que pour déployer l’odieuse autorité des tyrans et nous n’eussions favorisé l’erreur qui a conduit nos frères de colonies à venir siéger au milieu de nous, que pour les dépouiller lâchement du bienfait qu’il eût été de la libéralité d’une nation généreuse de leur offrir. »

    « Colonies et métropole étant désormais sur un pied d’égalité, où est l’organe commun ? Il n’y en a qu’un, il ne peut y en avoir qu’un : l’exécutif […]. »

    L’abbé Grégoire prit la parole au nom des amis des Amis des Noirs. Ce fut pour s’opposer à la demande des colons et pour attirer l’attention de l’Assemblée sur le sort des hommes de couleur :

    « S’il est dans les colonies des citoyens qui ont des griefs à redresser, des observations à faire, une Constitution à demander, si ces citoyens ont toutes les qualités que vous exigez pour être actifs, et que cependant ils ne sont pas représentés, à coup sûr ils ont droit d’attendre de votre justice qu’ils soient admis à la représentation. Or, messieurs, les citoyens de couleur sont dans ce cas-là. Vous ne pouvez donc pas former un comité colonial sans avoir préalablement décidé l’affaire des gens de couleur. J’en conclus qu’il n’y a pas lieu de délibérer sur la formation d’un comité colonial jusqu’à ce qu’on ait procédé à l’affaire des gens de couleur. En attendant, je me contente de gémir sur leur sort. »

    Il fallait rectifier les idées dominantes sur l’importance des colonies, sur l’état des Nègres, sur la nécessité de maintenir l’esclavage et la traite, sur le degré de confiance qu’on pourrait accorder aux Amis des Noirs.

    Pour cette époque considérée de la Révolution française, Césaire ne voit qu’un homme « qui a posé le problème avec quelque rigueur ». Cet homme n’était ni Grégoire ni Robespierre. En dehors de cet homme, deux sortes d’hommes : ceux qui prennent parti pour les colons contre les Nègres et les Mulâtres, colonialistes en cela ; ceux qui, au contraire, prennent parti contre les colons et pour les hommes de couleur, voire pour les Nègres, progressistes en cela ; colonialistes toutefois en quelque manière ; très exactement dans la mesure où ils s’opposent à la revendication coloniale d’indépendance.

    Il paraissait possible de conduire ces peuples à un destin national non assorti de clause d’assimilation, parce que l’assimilation, par essence, est incompatible et totalement en contradiction avec les problématiques qui sous-tendent le Discours sur le colonialisme.

    Et parcourant l’histoire, Césaire renchérit : « Je répète que je ne vois qu’un homme de l’époque à avoir assumé l’anticolonialisme dans toutes ses exigences, tenant sous un seul regard le double aspect du problème colonial, son aspect social comme son aspect national. Et c’est Marat. Un seul homme à avoir proclamé le droit des colonies à la sécession. Et c’est Marat. » On se fut attendu à voir Césaire engager une démarche plutôt indépendantiste.

    D’autant, observe-t-il, que le fondement de tout gouvernement libre est que nul peuple n’est soumis de droit à un autre peuple, qu’il ne doit avoir d’autres lois que celles qu’il s’est données à lui-même, qu’il est souverain chez lui, et souverain indépendant de toute-puissance humaine. Tandis que le simple bon sens, admettant ces principes, ajoute qu’il est absurde et insensé qu’un peuple se gouverne par les lois qui émanent d’un législateur résidant à deux mille lieues de distance.

    « La seule sottise qu’aient faite les habitants de nos colonies, c’est d’avoir consenti à envoyer des députés à l’Assemblée nationale de France. » Mais cette sottise est du fait seul des colons blancs. Or, tous ont le droit de s’affranchir du joug de la métropole, de se choisir un autre suzerain, ou de s’ériger en république : et pourquoi non ? Puisque la suprématie que la métropole prétend avoir sur eux est usurpée, qu’elle tient aux maximes du despotisme et qu’elle ne s’exerce qu’en vertu du droit du plus fort. Je vais plus loin, et je suppose que les habitants de nos colonies se soient déclarés libres, de quel front oserions-nous trouver mauvais qu’ils aient imité l’exemple des colonies anglaises ? Et par quelle bizarre inconséquence blâmerions-nous chez eux ce que nous avons si fort approuvé chez les insurgents ? De ce que nos colonies sont en plein droit de s’affranchir de la métropole, n’allez pas conclure que je songe à donner gain de cause aux colons blancs : oui, sans doute, ils sont inexcusables à mes yeux d’avoir voulu s’ériger en maîtres tyranniques des Noirs. Si les lois de la nature sont antérieures à celles des sociétés, et si les droits de l’homme sont imprescriptibles, celui qu’ont les colons blancs à l’égard de la nation française, les Mulâtres et les Noirs l’ont à l’égard des colons blancs. Pour secouer le joug cruel et honteux sous lequel ils gémissent, ils sont autorisés à employer tous les moyens possibles, la mort même, dussent-ils être réduits à massacrer jusqu’au dernier de leurs oppresseurs. Tels sont les principes d’après lesquels un législateur équitable aurait prononcé dans l’affaire de Saint-Domingue : c’est assez dire que le dernier décret sur les hommes de couleur est équitable et que celui sur les Nègres est atroce.

    « Mais comment pourrions-nous traiter en hommes libres des hommes qui ont la peau noire, tandis que nous n’avons pas traité en citoyens des hommes qui ne payent pas à l’État une contribution directe d’un écu ? Nous vantons notre philosophie et notre liberté ; mais nous ne sommes pas moins esclaves aujourd’hui de nos préjugés et de nos mandataires que nous l’étions il y a dix siècles. Demandez-le aux parents et aux amis éclairés des victimes égorgées au Champ-de-Mars ! »

    Et Césaire d’apprécier et de conclure : « Texte important et de ce genre, unique. »

    Tout paraissait avoir été dit. Pour tout ce qu’il adviendrait et en vue de la liberté, de l’indépendance vis-à-vis de la métropole, Marat n’excluait aucune hypothèse, même à massacrer jusqu’au dernier des oppresseurs.

    Cette déclaration, rapportée à notre échelle de contemporanéité, aurait eu beaucoup d’accointances avec des accents terroristes. Pour tout ce qu’il adviendrait de ceux qui s’opposeraient à la solution de l’indépendance, Césaire aurait été déjà exonéré comme par analogie, ce « billet » de Richelieu exonérait par avance son infernale espionne pour l’assassinat du comte de La Fère. « Blancs ou Noirs des colonies, tous, à entendre Marat, avaient le droit de s’affranchir du joug de la métropole au nom de la liberté. »

    De fait, la question nègre, de la liberté, de l’indépendance, en ce siècle-là déclinant vers sa fin, était une question sur laquelle Césaire avait déjà des aperçus grâce au combat de Toussaint Louverture dont, par ailleurs, l’auteur restituait l’ambiance de l’époque, du temps de l’esclavage, de la servitude nègre dans les îles : Saint-Domingue, la Martinique ; le bruit émouvant, mais blessant, du passé ! Par conséquent aussi, à l’autre bout, à la même époque, à travers Thiès, Saint-Louis, Gorée, Dakar, d’autres conditions, d’autres murmures, d’autres évolutions possibles. Et pourtant !

    « […] L’Assemblée nationale, délibérant sur les adresses et pétitions des villes de commerce et manufactures, sur les pièces nouvellement arrivées de Saint-Domingue et de Martinique à elle adressées par le ministère de la Marine et sur les demandes et représentations des députés des colonies :

    « Déclare que, considérant les colonies comme une partie de l’Empire français et désirant les faire jouir de l’heureuse régénération qui s’y est opérée, elle n’a cependant jamais entendu les comprendre dans la Constitution qu’elle a décrétée pour le Royaume et les assujettir à des lois qui pourraient être incompatibles avec leurs convenances locales et particulières.

    « En conséquence, elle a décrété et décrète ce qui suit :

    « Article 1. – Chaque colonie est autorisée à faire connaître son vœu sur la Constitution, sur la législation et sur l’administration qui conviennent à sa prospérité et au bonheur de ses habitants, a la charge de se conformer aux principes généraux qui lient les colonies à la métropole et qui assurent la conservation de leurs intérêts respectifs.

    « Article 2. – Dans les colonies où il existe des Assemblées coloniales librement élues par les citoyens et avouées par eux, ces Assemblées seront admises à exprimer le vœu de la colonie ; dans celles où il n’existe pas d’Assemblées semblables, il en sera formé incessamment pour remplir les mêmes fonctions […]. »

    Quelques semaines plus tard, une « instruction », celle du 28 mars 1790, définissait à l’usage des Assemblées coloniales, le champ de l’autonomie qui leur était concédé. En organisant le pouvoir législatif, elles (les Assemblées coloniales) reconnaîtront que les lois destinées à régir les colonies, méditées et préparées dans leur sein, ne sauraient avoir une existence entière et définitive avant d’avoir été décrétées par l’Assemblée nationale et sanctionnées par le roi ; que si les lois purement intérieures peuvent, dans les cas pressants, être provisoirement exécutées, avec la sanction du gouverneur et en réservant l’approbation définitive du roi et de la législature française, les lois proposées qui toucheraient aux rapports extérieurs et qui ne pourraient, en aucune manière, changer ou modifier les relations entre les colonies et la métropole ne sauraient recevoir aucune exécution, même provisoire, avant d’avoir été consacrées par la volonté nationale, n’entendant point comprendre sous la dénomination de lois les exceptions momentanées relatives à l’introduction des subsistances qui peuvent avoir lieu à raison d’un besoin pressant et avec la sanction du gouverneur.

    L’article 18 introduisait une limite supplémentaire et rappelait qu’en aucun cas il n’y aurait un exécutif local :

    « En organisant le pouvoir exécutif, elles reconnaîtront que le roi des Français est, dans la colonie comme dans tout l’Empire, le chef unique et suprême de la puissance publique […]. »

    Pendant qu’à Paris, les députés de la classe des colons, n’avaient que le souci de se protéger de la Révolution, renchérit Césaire, aux îles, les colons, eux, avaient pris l’initiative de quelque chose qui ressemblait fort à une révolution : en marge de la Révolution française leur révolution à eux. Quelle que fût cette révolution, Saint-Domingue comme la Martinique en offre de bons exemples.

    « Le premier acte de la révolution dominicaine fut, devançant les ordres de Paris, la constitution d’assemblées provinciales. Celle du Cap, la plus importante, prit le nom d’Assemblée provinciale du Nord. Sitôt formée, elle se sentit souveraine. Et pour le signifier à tous, elle commença par faire arrêter un magistrat, un certain Dubois, coupable d’avoir déclaré que l’esclavage des Nègres était contraire à la liberté naturelle. C’était un acte d’intimidation, mais l’espoir de l’entreprise n’était rien moins que la mainmise sur le pouvoir. »

    Ceci ne vous rappelle-t-il rien ? À moi, si : Alger, l’O.A.S., le coup de force de mai 1961, ce fameux pronunciamiento militaire des généraux Challe, Zeller, etc., rébellion contre Paris, contre le pouvoir central coupable d’avoir déclaré une certaine distanciation par rapport à la thèse de l’Algérie Française, de faire droit à « la liberté naturelle » des Algériens. L’histoire ne se répète pas, dit-on, mais au moins, elle rappelle,

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