L'œuvre impossible de Lucie Monge
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À propos de ce livre électronique
Ce « problème » est résolu lorsque Lucie Monge rencontre Suzanne Caron. Quand Lucie fait à Suzanne une traduction immédiate, dans notre langage et à voix haute, de sa suite de signes, le surprenant récit de son oeuvre impossible s’offre alors à votre lecture…
L’oeuvre impossible est révélée, Suzanne change… et sa vie aussi.
Demeure l’énigme des signes.
La relation que Suzanne entretient avec Victor Amorgos, dont elle emprunte la tombe au cimetière Montparnasse, un film, une mise au point avec Lucie Monge avant une ultime lecture de son roman, sont autant de jalons réjouissants posés sur la voie de la résolution de l’énigme des signes.
Mais tout n’est pas dit : dans les romans, comme dans la vie, la comédie tourne parfois à la tragédie…
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Aperçu du livre
L'œuvre impossible de Lucie Monge - Catherine Penisson
L’œuvre impossible de Lucie Monge
Catherine Penisson
L’œuvre impossible de Lucie Monge
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2022
ISBN : 978-2-312-12870-2
À Camille
Avis au lecteur
J’ai écrit ce roman en 2002.
Et puis, j’ai fait une chose que je n’aurais jamais dû faire : j’en ai fait parvenir le manuscrit à une personne que j’affectionnais, alors qu’elle me le demandait. A la suite d’une brouille définitive entre cette personne et moi, le manuscrit de mon roman, que je n’avais toujours pas édité, s’est trouvé livré à qui voulait bien le lire… il semblerait qu’il ait alors circulé.
Ainsi, s’il arrive au lecteur de trouver dans un texte – roman, nouvelle ou autre – certaines similitudes, de fond comme de forme, avec L’œuvre impossible de Lucie Monge, il peut considérer qu’il s’agit d’un… disons « emprunt » à mon manuscrit.
Catherine Penisson
Paris, 28 octobre 1993.
– Je suis en retard, je file on s’appelle, crie Bazile depuis le vestibule. Quand tu pars, t’as qu’à tirer la porte, Suzanne, ajoute-t-il en la claquant (la porte, s’entend).
Suzanne enfile ses bas. Tandis qu’elle découvre, sur la jambe gauche, une maille qui file elle aussi, mais en s’élargissant, elle entend une clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée.
A demi engagée dans son pull-over, Suzanne se rend dans le vestibule pensant y trouver Bazile qui aurait oublié… à la place elle y trouve une femme… une femme qui enlève tranquillement son manteau.
– Bonjour, lui dit la femme. Je suis la femme de ménage. Je m’appelle Lucie Monge.
– Ah bon, répond Suzanne, déçue. Moi c’est Suzanne, ajoute-t-elle tout en ajustant son pull-over, Suzanne Caron.
Sur ce, Suzanne retourne dans la chambre finir de s’habiller.
– Dites, Lucie Monge, puisque vous êtes là, c’est vous qui avez mis cette étoffe, là, sur les vitres de la fenêtre ?
– Le couvre-lit sur les vitres ? c’est pour le vis-à-vis. J’ai pas trouvé de rideau dans les placards ni ailleurs, répond Lucie qui a rejoint Suzanne dans la chambre.
Un couvre-lit aux teintes passées, à larges rayures obliques, bleues, rouges, jaunes. Suzanne s’est approchée de la fenêtre. Elle écarte le couvre-lit… une haute fenêtre, à imposte arrondie… mais qu’est-ce qui la trouble… la fascine à ce point… elle tourne la tête… là, devant elle, elle voit… elle voit des gens attablés. Un homme, une femme et deux enfants. En train de déjeuner. C’est une scène au ralenti… une scène indicible… d’une tendresse indicible… typiquement familiale. Une toile aux tons chauds. Brun roux et jaune doré. Quelque chose d’aussi souverain qu’un tableau de l’école hollandaise du dix-septième siècle, avec des effets de lumière sur des détails qui, d’ordinaire, restent tapis dans l’ombre… et puis soudain ça va très vite, l’homme quitte la table brusquement en envoyant valser sa chaise, puis c’est le tour des enfants qui se précipitent en même temps hors du champs de vision, laissant la femme seule, un instant immobile, la tête dans ses mains… puis voilà que la femme s’éloigne, elle aussi… il ne reste plus rien. La scène est dépeuplée. Suzanne laisse tomber le couvre-lit sur la fenêtre… elle ne sait plus ce qu’elle fait là.
– En parlant de vis-à-vis, Lucie – je peux vous appeler Lucie ? – vous savez qui habite derrière la baie vitrée de l’appartement sans rideaux, juste en face ?
Lucie ne répond pas tout de suite. Elle envoie en arrière, d’un coup de tête, les mèches que le lien retenant ses cheveux avait laissé glisser et vient s’asseoir sur le bord du lit.
– Oui, je le sais… dit-elle enfin. C’est monsieur et madame Weiyer… Nathan C. Weiyer… le mardi, je fais le ménage chez eux…
Elle se laisse tomber en arrière, les bras en croix sur le lit en bataille.
– … lui, je ne le vois jamais. Je ne sais pas ce qu’il fait, je sais qu’il existe. Les enfants, je les croise parfois sur le palier… ils se tapent dessus. Ils partent à l’école quand j’arrive.
Elle parle lentement, comme clouée au lit et le regard perdu dans ses pensées lointaines.
– Elle, elle est toujours là. Je ne suis pas sûre qu’elle existe. Des fois, on dirait qu’elle s’est battue. Elle a des marques… bleues, vertes, mauves… je vais m’endormir si je reste comme ça…
Elle se redresse. Ses yeux, cachés un peu par ces mèches retombées maintenant sur le devant de son visage, se posent sur Suzanne et descendent avec lenteur vers ses pieds non chaussés :
– Vous avez une foutue maille à votre bas…
Elle précise, l’air absent :
– Côté gauche.
Suzanne baisse la tête, relève le bout de ses pieds et se perd dans la contemplation de ses orteils prisonniers sous la mince pellicule des bas. L’un d’eux, au pied gauche précisément, se trouve encore plus prisonnier que les autres car empêtré, entravé dans les fils coupants de l’échelle qui s’est propagée sur toute la longueur du bas.
– Vous avez l’air fatiguée… dit Suzanne.
– Il y a de quoi, répond Lucie. C’est épuisant de passer sa vie à nettoyer. Surtout quand il faut écrire.
– Comment ça « quand il faut écrire » ?
– Quand il faut écrire… comment voulez-vous que je vous le dise, quand il faut écrire ce qu’on a à écrire, tiens.
– « Quand il faut écrire ce qu’on a à écrire » ? vous voulez dire, Lucie, que vous avez des choses à écrire ?
– Oui, dit Lucie.
– Vous écrivez des listes de course ? ou des cartes postales peut-être ? ou quelque chose d’alimentaire pour Le Guide du Consommateur Averti, avec la liste exhaustive des meilleures encaustiques et la façon de les utiliser sans avoir à se fatiguer ?
Lucie Monge hausse les épaules.
– Non.
– Vous n’écrivez pas un roman, Lucie Monge ?
– J’écris un roman, madame Caron, enfin, c’est un roman mais ce n’est pas un roman ordinaire… c’est un roman qui me pose un problème.
Lucie baisse la tête et la prend dans ses mains.
– … un problème… comment vous expliquer… un problème terrible… il faudrait…
Elle semble réfléchir. Elle lève la tête.
– Il faudrait vous rendre compte par vous-même… il faudrait que ce soit vous qui…
Elle regarde Suzanne.
– Mais bien sûr madame Caron, bien sûr que c’est vous qui ! revenez la semaine prochaine… je vous montrerai mon roman et nous nous pencherons ensemble sur le problème… et nous le résoudrons, vous verrez qu’à nous deux nous le résoudrons… alors d’accord ? jeudi prochain, même jour, même heure ?
– Alors d’accord, jeudi prochain, même jour, même heure… mais s’il vous plaît, Lucie, appelez-moi Suzanne !
Sans rien demander de plus, Suzanne enfile ses petits souliers de peau, attrape son sac et son manteau et disparaît dans l’escalier.
Le samedi qui a suivi, Suzanne a reçu un coup de fil de Bazile. Il lui proposait de dîner dans un restau chinois du treizième, où on trouve des spécialités vapeur comme nulle part ailleurs. Suzanne a prétexté n’importe quoi pour se défiler. Bazile lui a dit « Salut, Suzanne, ça sera pour une autre fois » et il a raccroché.
Et puis Suzanne n’a plus pensé à Bazile. Elle s’est appliquée à ne plus penser à Barth et, pour ne pas se laisser aller à attendre qu’il l’appelle au téléphone, elle s’est échappée de chez elle. Elle s’est promenée dans Paris. Longuement. Ce qui a eu pour résultat d’user encore plus ses petits souliers.
Ses petits souliers de peau… usés et délicats… plutôt faits pour un temps meilleur. On est mercredi soir. Il vient de pleuvoir. Suzanne rentre chez elle en prenant soin d’éviter les flaques. Arrivée au coin du boulevard Diderot et de la rue Rondelet, elle est attirée par la vitrine du fleuriste. Devant le brun roux et le jaune doré des chrysanthèmes de la Toussaint elle ressent… quelque chose de fugitif, elle ne peut préciser quoi, l’évocation évanescente, peut-être, de l’œuvre picturale d’une scène domestique… elle se dit qu’elle aimerait que le temps s’arrête, parfois, comme vient de s’arrêter la pluie… elle continue son chemin. Elle est pressée de rentrer. Demain, elle a rendez-vous chez Bazile. Pas pour le retrouver… mais pour reprendre un entretien farfelu avec sa femme de ménage. C’est un rendez-vous important… elle ne sait pas pourquoi.
Dans l’entrée de l’immeuble cossu, il y a un vaste escalier tournant habillé d’un tapis de velours rouge, absolument impeccable. Suzanne remarque en montant que ce tapis est maintenu dans le creux des marches par des baguettes de cuivre astiquées comme des barrettes d’amiral.
Lucie Monge attendait Suzanne. Dès qu’elle est arrivée, Lucie l’a amenée dans la chambre et lui a demandé de s’asseoir sur le lit. Elle a sorti un cahier de son sac à dos. Elle a posé le cahier sur le lit, entre elle et Suzanne. Toutes deux se taisent, immobiles. Elles considèrent le cahier. C’est un cahier gris vert, usé, assez épais, de qualité moyenne, pages collées sans doute. Bref, un cahier, se dit Suzanne, d’une désespérante banalité, pour ne pas dire minable, tiens… dans quelle histoire idiote s’est-elle encore fourrée…
– Eh bien Lucie, on va passer la journée à l’admirer, ce cahier ?
– Ouvrez-le, Suzanne.
Suzanne prend le cahier sur ses genoux et l’ouvre à la première page. Elle y voit… elle ne sait pas ce que c’est. C’est peut-être un dessin… une sorte de dessin. Quelque chose de confus, qui ne ressemble à rien mais qui fait penser à un dessin. Au milieu de la page.
– C’est le titre, intervient Lucie. La première page, c’est le titre.
Suzanne tourne la page. Elle tombe, à la deuxième page, sur une série de ces dessins.
– C’est le premier tableau, dit Lucie.
Suzanne ne dit rien. Elle continue de tourner les pages. A chaque nouvelle page, elle trouve de nouvelles séries de dessins, enfin de ces choses, de ces inscriptions qui font penser à des dessins, quelquefois il lui semble voir un dessin déjà aperçu, elle revient en arrière, les examine, les compare… elle ne comprend pas ce qu’elle voit.
Elle revient à la première page, se tourne vers Lucie :
– Expliquez-moi…
– Suzanne, je n’y peux rien. C’est là mon roman, voyez-vous. C’est là mon roman. Je ne peux rien faire contre lui, il est en moi comme un enfant qui n’en finirait pas de naître, il vient au jour dans de terribles convulsions. C’est un monstre Suzanne, ce n’est pas un roman c’est un monstre s’écrie soudain Lucie épouvantée, c’est un tænia, c’est un ver solitaire, Lucie hurle et sa voix est blanche, regardez-le Suzanne, regardez ces anneaux qui n’en finissent pas de sortir de moi…
Lucie se calme, passe sa main sur son visage, avale un bon coup sa salive et constate :
– Ça va mieux, tiens, ça va bien mieux maintenant, on dirait que j’ai rejeté la tête de cet ignoble animal. Suzanne, oubliez les anneaux et tout ça, c’est expulsé maintenant, on va pouvoir travailler.
Elle a pris le cahier ouvert sur ses genoux.
– Cette blague. Ce ne sont pas