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Le châtelain des pavés
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Le châtelain des pavés
Livre électronique554 pages7 heures

Le châtelain des pavés

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À propos de ce livre électronique

« On m’appelle Nuevito Justo. Je n’ai jamais eu de véritable nom. Juste Nuevito, comme ça (…) Parenthèse d’un orphelin : quoi qu’on en pense ou dise, la Bolivie, mon pays, est un pays merveilleux ! Mon ange, lui, avait un prénom et un nom de famille. Il s’appelait Guy Aumais (...) Guy était le père que je n’avais jamais eu. Si j’avais su ce que mon vrai père tramait en prison, j’aurais été abasourdi, bouleversé tellement que j’en aurais perdu, la boule. »

Guy Aumais, excentrique asocial, a vécu une très longue période de chasse. Sa plus longue érection a duré quinze ans. Le coït qui s’ensuivit perdura 7,5 secondes, le temps qu’il se retourne sur sa crêpe avant de changer ses draps. Il fuma trois cigarettes… Quant à la débandade inévitable, il la vivra certainement. Cette petite mort (en attendant la grande) le ravira en constatant qu’il a donné naissance à un nouvel écrivain, un enfant de la rue surnommé Nuevito Justo.
LangueFrançais
Date de sortie30 mars 2022
ISBN9782925144977
Le châtelain des pavés
Auteur

Michel Gladu

Michel Gladu a pris sa retraite anticipée en novembre 2012, au grand plaisir de ses patrons, mais à sa plus grande béatitude à lui ! Depuis, il a publié trois romans : 2014, 2018, 2022. Il est donc un écrivain bissextil ; mais certainement pas un auteur bisexuel… Étant né en février, cet enfant du dimanche est donc un Verseau irréversible.

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    Aperçu du livre

    Le châtelain des pavés - Michel Gladu

    PROLOGUE

    Prolo (prolétaire) :

    dans la Rome ancienne, citoyen non-propriétaire,

    recensé dans la dernière classe et qui n’était considéré

    comme utile à l’État, que par les enfants qu’il engendrait.

    (Larousse)

    Je suis un enfant de la rue, des rues.¹ Un ange m’a extirpé des pavés pour faire de moi son châtelain. C’était un ange excentrique ; un original pur et dur, adepte aussi d’une simplicité volontaire inversement proportionnelle à la complexité saugrenue de la structure même de son château. Cet ange m’a déraciné de ma rotonde poussiéreuse pour m’élever sous la coupe de ses coupoles vertigineuses. Le Castillaumais arborera fièrement pignons, colonnes, tours et capuchons sur rue, dans un quartier satellite de Santa Cruz de la Sierra, gravitant près de Cotoca. Plusieurs pèlerins marchant la nuit (le jour, il fait trop chaud) pour vénérer La Virgen (La Mamita) de cette petite ville passaient bien sûr devant la façade du Castillaumais. Oui, la cathédrale était plus loin ; le « EastMinster » (vs l’abbaye de Westminster) avait lui, clocher sur parc à une vingtaine de kilomètres vers l’est.

    Je suis né vers l’an 1984 à peu près ; avant ou après ? Je n’en sais rien. Je n’ai aucun certificat de naissance pour le prouver, à l’instar de plusieurs de mes compagnons d’infortune. Je n’ai même pas de nom ! Je ne suis donc la possession d’AUCUN gouvernement (qui gouverne et ment). Je pense que je suis, d’après ce qu’on m’a dit bien plus tard, une espèce de résidu boueux, un déchet crasseux qui a été parachuté dans la rue à la suite des (ou à cause des…) conséquences des terribles inondations de février et mars 1983, quand la rivière Piraí est devenue complètement folle en sortant de son lit pour aller faire l’école buissonnière, ravageant tout sur son passage. De là naîtront : le quartier pauvre de Plan 3000 et le quartier huppé d’Equipetrol, deux quartiers aux antipodes de l’échelle sociale bancale. La démence de la rivière assassine avait fauché des centaines de personnes (mortes et/ou disparues) et avait jeté sur les pavés plus de trois mille familles. Je faisais probablement partie de l’une d’elles… ? Mes parents y sont-ils morts ? Avais-je des frères et des sœurs ? Je n’en sais rien. Puis, j’ai grandi avec mon ange Guy Aumais, au rythme des étages qu’il érigeait un à un, année après année. Des tourelles, des balcons, des minarets et des miradors, des fenêtres rondes ou ogivales, des escaliers tire-bouchonnant, des flèches qu’il lançait vers le ciel, Babel de bébelles.

    Même devenu châtelain, je suis resté foncièrement un enfant de la rue, instruit et cultivé désormais grâce à mon ange, mais gardant en mon cœur mes racines de pavés. Je n’ai pas connu ma mère. Celle-ci aurait été tuée, un soir de beuverie, par un sicario brésilien qui aurait voulu la violer et se venger ainsi de mon père biologique, victime, lui, d’un burn de drogue qu’il n’avait jamais livrée parce que celle-ci avait été saisie avant de traverser la frontière, à Puerto Suarez. J’étais trop petit pour me souvenir du jour où quelqu’un m’aurait déposé au milieu d’une rotonde en terre battue, parmi d’autres enfants à peine plus âgés que moi, des enfants aussi abandonnés que moi, des chiots crasseux n’ayant pour seule obligation que de survivre sans poser de questions. Je n’ai pas connu mon père non plus. Puisqu’il était déjà en prison quand ma mère fut assassinée et qu’on m’avait remis à… qui ? On m’a dit – d’où tenait-on cette histoire ? – que mon père avait abandonné ma mère déjà enceinte de moi au moment de ses erreurs de jeunesse. Étaient-ils mariés ? Question bien insignifiante à laquelle il serait tout aussi insignifiant de répondre. C’est par les journaux, en prison, que mon père avait appris la mort de ma mère et comme l’article mentionnait un vague sicario brésilien, mon père biologique aurait fait le lien immédiatement et aurait résolu, bien évidemment, de ne pas faire de vague… Et d’oublier tout ça ! J’ai rencontré mon père bien des années plus tard, mais il ne savait pas que j’étais son fils ; pas plus que je savais qu’il était mon père. Ma certitude est viscérale et instinctive comme la trame de cette histoire que je raconte en noircissant des cahiers, tel un romancier improbable, accoudé aux tables instables de mes buvettes préférées et habituelles. C’est à cause de cet homme si je vivote aujourd’hui en rédigeant cette histoire, malgré les bons soins de mon ange. Celui qui avait détruit ma vie avant mon premier anniversaire de naissance parviendra-t-il aussi à détruire aussi mon rêve, après ? Ça n’est pas demain la veille. Mon ange me racontait des choses, un soir, alors que nous jasions en fumant, sur le balcon du minaret jouxtant la Boule du Skylab, là où la poussière des rues ne nous atteignait pas, pas plus que la cacophonie des klaxons neuf étages plus bas. Seule une petite brise tiède faisait tourbillonner autour de la boule les paroles enfumées de mon ange, comme autant de mensonges plausibles, ou de vérités improbables.

    Quand je mis en doute très fortement les racontars de mon ange, celui-ci me regarda longuement et me dit avec une assurance indéniable que je pouvais le croire puisque…, disait-il : « Tous les enfants de la rue ont la même histoire de rotonde redondante ! »  Moi qui me croyais un châtelain privilégié et un homme qui s’en était sorti grâce à lui ; je le crus. De toute manière, cela ne changeait rien. Il me faudrait rebâtir ma vie. Ou sinon, retourner à la rue…

    On m’appelle Nuevito Justo. Je n’ai jamais eu de véritable nom. Juste Nuevito, comme ça. Puisque surnommé ainsi par les huit autres bambins de la rotonde pour qui je devins rapidement juste-le-petit-nouveau, quelques heures après qu’ils se rendirent compte que la personne bizarre qui se traînait les pieds la veille, autour du carrefour giratoire, avait disparu et… qu’elle ne reviendrait jamais. En plus d’être le nouveau, je devenais le neuvième de ce groupuscule aux pieds nus pour l’heure, aux pieds ronds pour plus tard. Parenthèse d’un orphelin : quoi qu’on en pense ou dise, la Bolivie, mon pays, est un pays merveilleux ! J’aime ce pays et je le proclame haut et fort !

    Mon ange, lui, avait un prénom et un nom de famille. Il s’appelait Guy Aumais. C’était un riche gringo qui avait fondé une association dont les membres formaient la diaspora des Québécois vivant désormais en Amérique latine et en Amérique du Sud. J’en ai connu plusieurs au fil des ans, hommes et femmes (une bonne douzaine) œuvrant avec Guy à l’érection du châtelet qui nécessita une bonne dizaine d’années à avoir… coupoles sur rue. Les gens appelaient cette grande structure incongrue, El Castillaumais, ramassis de salles à ciel ouvert, de balcons, de tours, de terrasses et de logements habitables.

    Curieusement aussi, le balcon où nous causions par cette soirée de grandes révélations se trouvait au neuvième étage du Grand Minaret sud-ouest. « ¡Piso nueve, Nuevito Justo!  C’est ton balcon de prédilection ! » me lança Guy en se penchant au-dessus de la rambarde et en essayant de chiquenauder son mégot de cigarette pour atteindre la Boule du Skylab trônant au sommet de la Tour-Fusée qui restera longtemps inachevée. Il se retourna et me sourit. Je m’approchai de la rambarde. On pensait presque toucher la boule en étirant le bras au maximum ; cette boule arrivait à la hauteur du huitième étage environ, l’étage de la bibliothèque, de la salle de lecture et des bureaux de travail. Moi, je parvenais toujours à atteindre la boule avec un bon gros crachat ; je faisais office de pigeon conchiant. Guy plaisantait toujours en disant qu’un jour, cette Boule retournerait dans l’espace, d’où elle était venue, dès que la construction de sa fusée serait achevée… « Tu peux toujours rêver, Guy… »  Et en réponse, il passa son bras autour de mes épaules et me serra très fort. Je me sentais bien. Guy était le père que je n’avais jamais eu. Si j’avais su ce que mon vrai père tramait en prison, j’aurais été abasourdi, bouleversé tellement que j’en aurais perdu, la boule.

    Là où Guy se gourait royalement du haut de la tour de son châtelet, c’était que la boule n’allait jamais retourner dans son espace originel tel un ange bouddhiste bedonnant descendu du ciel. Elle allait probablement rouiller dans l’oubli.

    Partie 1

    LA CHASSE

    (1985–1990)

    La chasse : "Guerra, caza y amores. 

    Por un placer, mil dolores."

    « En guerre, à la chasse et en amour,

    pour un plaisir, mille douleurs. »

    (Proverbe espagnol)

    Chapitre 1

    LA TRENCHE DE VIE

    Il le fut une fois parmi tant d’autres, coureur des bois, dans les grands brûlés au centre du Québec ; non pas dans les hôpitaux pour ceux-là², mais dans ces terres ravagées par les feux de forêt et les coupes à blanc, là où foisonnent les talles de bleuets sauvages et les ours qui en raffolent. À l’ouest du Lac-Saint-Jean. Des bleuets origine le surnom de « Beluets » des habitants du coin. Guy Aumais adorait y taquiner la truite, le brochet et le doré. Du coup, les ours se régalaient des restes de poisson ; il reste que Guy se gardait bien d’en laisser traîner près de sa cabane au Canada. Parce que Guy ne pratiquait pas la pêche sportive, mais plutôt la pêche de survie.

    Une rivière en particulier établissait la frontière à l’est du « domaine » de Guy. Une rivière dravée (la drave – bois flotté) puisque le courant fort inquiétant et sournois permettait à la pitoune d’être acheminée par flottaison jusqu’aux scieries de La Tuque et plus loin encore sur la Saint-Maurice, jusqu’à Shawinigan et même Trois-Rivières. La rivière Trenche permettait rarement à Guy de mettre son canot à l’eau ; trop dangereux… Guy était un bon nageur, un bon pagayeur et un bon pêcheur, mais il était prudent. Sans compter tous ces hameçons perdus, accrochés dans les billots, les lignes qu’il devait couper quand elles s’enroulaient à des pitounes venues de nulle part ou aux grosses roches invisibles au fond de l’onde. En recevoir un, de ces rondins, dans le côté du canot garantissait toujours une baignade forcée en dessalant dans les eaux douces, froides, bouillonnantes et noires de la Trenche. Donc, pas question !

    Le canot restait alors ficelé sur le vieux pick-up Toyota rouge et blanc, modèle du début des années soixante-dix ; un 4X4 essoufflé, mais indispensable sur les chemins de bûcherons de la C.I P.³  Guy portait son gilet de sauvetage en sautant de roche en roche, car il était souvent toasté⁴ sur l’un des deux bords de la Trenche. Il ne voulait pas tomber sur le mauvais côté, le beurré. Tôt ou tard, Guy rentrerait chez lui à plus de trois cents kilomètres de là en gagnant la ligne des hauteurs, à la frontière ouest de son « domaine ». Il quitterait les brûlés rocailleux et désertiques pour s’enfoncer dans les forêts de conifères et de pruches à perte de vue, à Clova. Le château en bois rond qu’il squattait ne payait pas de mine, mais était habitable à l’année pour quelqu’un comme lui qui, à vingt-trois ans, avait décroché totalement, ne parvenant pas à trouver du travail malgré ses études terminées à Montréal. Tant qu’à vivoter sur l’aide sociale dans la grande ville ou le chômage en région, Guy avait opté pour la survie en forêt, l’autosuffisance et la liberté. En fait, il ne squattait pas vraiment sa cabane au Canada. Son grand-oncle lui avait remis avant de mourir un vieux papier jauni, une sorte de bail à vie que ce dernier avait obtenu jadis pour cent ans, de la part des grands seigneurs de la C.I.P. sur les terres dites de la Couronne…, de qui ?

    Guy était un aventurier. Diplômé en sciences de la nature au cégep et technicien de la faune et de la flore ; par la suite bachelier en communications à l’université, il se disait désormais reporter-photographe à la pige… Mais personne ne pigeait son nom ; alors il avait discarté ses atouts dans la pioche et s’était mis au solitaire… Il voguait lentement vers la trentaine puisqu’il était né en 1955. Indépendant, excentrique et toqué mais bien dans sa peau, il n’en avait rien à cirer de la société. Il rêvait de liberté et d’autosuffisance, tout en sachant très bien qu’il crânait un peu et que tôt ou tard, la vie le rattraperait ; car la liberté (pour paraphraser Irving intitulant son premier roman…), c’était pour les ours, pas pour les humains. Cependant, pour l’heure, il goûtait à pleines dents cette tranche de vie en s’éloignant de la Trenche, au volant de son pick-up qui serpentait cahin-caha les anciennes trails de bûcherons.

    Six heures plus tard, il arrivait à Clova avec sa pêche miraculeuse. Les filets de truites, de brochets (pas de doré cette fois…) étaient bien enroulés dans le foin bleu au fond de la glacière où les blocs réfrigérants avaient commencé à ramollir et les canettes de bière à tiédir… Pas grave. Direction, l’hôtel Au Repos du Bock, ça presse, pour aller jouer au billard et au pinball, boire de la bière froide et s’amuser avec la clientèle habituelle : Amérindiens, chasseurs, trappeurs, bûcherons, braconniers et quelques Amérindiennes délurées et bien gentilles. Pas des putes à jarretières, là ! Honnis soit qui mal y pense… ! Des bons copains et des copines, point barre.

    Son ami Adorice Turcotte, le gérant du bar Au Repos du Bock connaissait la routine : ouvrir les portes de sa chambre froide pour recevoir la glacière de Guy ; ouvrir ses frigos de bière pour servir son jeune client ; aller faire le plein du pick-up Toyota et des bidons alignés à l’arrière, carburant pour la génératrice qui alimentait ses deux congélateurs, derrière sa cabane au Canada ainsi que sa moto tout terrain. « Besoin d’une chambre pour la nuit, Guy ?

    — On verra ça plus tard, boss ! lui sourit-il en déposant lourdement sa grosse glacière sur le comptoir.

    — C’est que tu n’as pas zyeuté toute la clientèle, l’ami…, lui dit-il en se grattant l’oreille pour pointer du coude trois jeunes et jolies Attikamègues qui se trémoussaient autour du jukebox.

    — Peut-être, quand je les verrai en double feras-tu plus de fric…, boss.

    — C’est toi qui vas faire du fric mon vieux, quand tu vas vendre tes poissons dans tout le village.

    — J’espère. J’aurai aussi bientôt du lièvre, de la perdrix et pourquoi pas de l’ours mariné en pots Mason, ajouta Guy.

    — Une grosse bière en attendant ?

    — Devine… »

    Bien sûr, Guy aurait pu pêcher, trapper et chasser dans les environs de Clova. Les lacs, les rivières et les ruisseaux poissonneux ne manquaient pas, le garde-manger non plus. Il considérait que le poisson, le gibier, les fruits et les légumes étaient mis là par le Petit Juzu, pour sa survie et non pas pour le cash ou le sport. On aurait pu le traiter d’anar, il s’en foutait. Il était en survie, point barre. Il n’hésitait même pas à manger du porc-épic cru… C’est très bon et chaud, au goût de jambon non fumé. Défendu par la loi, de tuer un porc-épic ; quia viande de survie justement… Ça ne s’invente pas. Rien ne le rendait plus heureux que de parcourir son immense territoire aller-retour, le plus souvent possible. Bouger. Ne pas faciliter la tâche aux gardes-chiourmes en répétant toujours les mêmes circuits jouxtant la ligne des hauteurs, la Laurentian Line du partage des eaux qui vont soit vers la baie James, soit vers les Grands Lacs ou encore de vers le bassin du Saint-Laurent. De la Trenche à Clova et vice-versa, du nord au sud du domaine de Guy et vice-versa, il y avait au moins trois itinéraires possibles. Variant entre 340 km au nord en passant par Oskélanéo sous le réservoir Gouin ; 284 km en passant par Trimbell où passe aussi le train de VIA Rail du CN ; ou encore en faisant une petite rallonge par le lac Manouane qui donnait une virée de 310 km. C’était selon… ses états d’âme et selon les déplacements du gibier : orignaux et cerfs.

    Guy avait finalement pris une chambrette à l’hôtel Au Repos du Bock, mais seul. Il avait fait la bringue pas mal, bousculé un peu le tilt de la machine à boules, laissé gagner quelques Amérindiens au billard (toujours prudent…) et dansé avec les quelques rares femmes habituelles au son du jukebox. Il avait des choses à régler le lendemain au village : aller au bureau de poste, récupérer son chèque de B.E.S. car, n’en déplaise aux ronds de cuir du gouvernement, il y avait droit puisqu’il avait pignon de cabane de bois rond sur sentier, en bonne et due forme, avec adresse à la poste restante de Clova : Guy Aumais, (1, Sentier Forestier du Lac Dozois), poste restante de la gare de Clova, 5, rue Latagne, Clova Qc G0X 3M0. Une si longue adresse pour un petit shack aussi perdu… Il devait aussi passer à la banque, acheter d’amples provisions de cigarettes, de bières et de vins, toutes ces choses qu’on ne peut pas trapper en survie, hélas ! La prévoyance est essentielle quand le dépanneur se trouve à plusieurs kilomètres en motocross et qu’il n’est pas ouvert vingt-quatre heures.

    Les pieds sur la bavette du poêle à bois huit-tartes, Guy épluchait son courrier pas très volumineux pendant que l’eau claire puisée au ruisseau du clos à l’arrière de son potager commençait à bouillir pour son Nescafé. Toujours la même chose : « Cher Monsieur, la présente est pour vous signifier que malgré vos compétences certaines et vu le nombre imposant de demandes, votre candidature en coopération internationale n’a pas été retenue. Nous conservons cependant votre dossier dans notre banque de candidatures et… », bla-bla-bla.

    Guy collectionnait ironiquement toutes ces lettres de refus pour ses dossiers personnels… Les enveloppes, les pamphlets farcis de souriantes coopérantes humanitaires et de petits mômes africains avec des mouches dans les yeux, les formulaires de levées de fonds (avec reçus d’impôts disponibles sur demande) et les publicités régionales disparaissaient dans le feu, derrière la petite porte en fonte du devant du poêle. Une seule chose aurait pu extirper Guy de son mode de vie actuel : la possibilité d’aller travailler comme coopérant volontaire n’importe où, ailleurs dans le vaste monde. Spécialiste de la survie et des sciences de la nature, il envisageait avec enthousiasme d’aller aider d’autres gens, d’autres peuples à… survivre. C’était le seul rêve qu’il chérissait, la seule ambition qu’il caressait lorsqu’il réalisait en réfléchissant, tout comme la lune sur la surface lisse du lac, assis sur sa roche de méditation au bord du plan d’eau, que merde à la fin… « Je ne peux pas passer toute ma vie à survivre ! »  Comme s’il y avait autre chose à faire dans l’existence…

    Bamako, au Mali. Praia au Cape-Vert. Bissau en Guinée-Bissau. San Salvador, Salvador. Manaus, Brésil. Bénin (ancien Dahomey), Rwanda, alouette… ACDI, SUCO, CÉCI, SOCODEVI, AQOCI, CCCI, OXFAM, OCSD, etc.…  Merde ! De merde, de merde, de merde… La Coopération internationale, c’est vraiment une chasse gardée et ils ne veulent rien savoir des braconniers…

    En rentrant de son clair de lune réfléchissant, Guy poussa la porte grinçante de sa cabane Ô Canada. Il prit machinalement comme tous les soirs sa lampe à l’huile, retira le globe fragile, moucha un peu la mèche et alluma celle-ci ; il replaça le globe sur son socle et son intérieur s’illumina d’une belle clarté orange romantique et tremblotante. Il fallait allumer le huit-tartes avant de dormir, histoire de couper un peu l’humidité et pour se préparer une bonne tisane de camomille bien chaude. Il se pencha dans le coin où étaient empilés des quartiers de bûches fendues et vit une enveloppe qui avait dû glisser de ses cuisses plus tôt quand il avait épluché son courrier, les pieds chaussés de gros bas de laine sur la bavette du poêle. Tiens…, une enveloppe récalcitrante qui ne veut pas finir dans le poêle huit-tartes… Il se pencha et la saisit. L’enveloppe n’était pas vide et pas ouverte non plus. Dans le coin supérieur gauche de celle-ci, il reconnut le logo de l’EUMC (Entraide Universitaire Mondiale du Canada). Il se précipita vers la table où il avait placé sa lampe à l’huile et décacheta l’enveloppe.

    Dépliant plein de grands sourires en couleur et en dedans, un petit encart à découper le long du pointillé « Soyez généreux ! »… Un coup de tisonnier sur la poignée bancale du portillon grillagé de mica… Seule la lettre resta dans les mains de Guy. Seule une phrase attira son regard : « Votre CV m’impressionne et je désire vous rencontrer en entrevue. », Joanna Roux dixit. Guy approcha la feuille de la lampe, faillit renverser sa tisane. Ses yeux cherchèrent nerveusement la date de l’entrevue et la date en haut de la lettre avec une peur panique de ne pas être passé à temps du Repos du Bock à la track près de la gare… Ouf ! Sauvé ! L’entrevue était à Ottawa, dans un mois…

    Il n’y avait pas de tarmac à Clova, mais Air Tamarac alignait quelques hydravions le long des quais du lac Duchamp. Aïe ! Trop cher pour moi, ça… Guy passa les semaines suivantes à se décrotter, à raser sa grosse barbe de Yéti, à se curer les ongles de doigts et de pieds qui sentaient les vieilles écailles de brochet. Il chercha en vain sa bouteille d’eau de Cologne ne se souvenant plus de la dernière fois qu’il l’avait utilisée. Mais il n’avait pas de fringues dignes de la capitale nationale du Canada… Il se fit couper les cheveux par son amie Thérèse Turcotte, l’épouse du gérant de l’hôtel. Le barman ne le reconnut point quand il contourna le bâtiment et entra commander une grosse bière. Quelques Amérindiens soupçonneux lui jetèrent un regard noir en cessant illico leur partie de billard. Ses vieux compères ne reconnurent que sa voix…

    N’ayant pas le choix, Guy acheta un aller-retour en train pour Senneterre. Deux heures et quart pour aller au Far-Ouest, une heure de magasinage et deux heures quinze pour revenir à Clova le lendemain, pour… se changer. Ah ! Ah !

    Tant qu’à tripper train, pour ne pas se mettre dans le pétrin en camionnette (et trop fatigué pour l’entrevue… ?), Guy s’informa des horaires du même tortillard qu’il avait pris pour son shopping à Senneterre. « Ce train va-t-il jusqu’à Ottawa, par hasard ?

    — Bien sûr que oui, jeune homme, lui répondit le préposé du CN. Mais il faut le prendre en sens inverse…

    — En… sens inverse ? questionna Guy.

    — Ouep M’sieur. Le train ne va pas de Senneterre à Ottawa directement.

    — C’eût été trop facile…, rétorqua Guy. C’est juste 400 km comme par la Route 117 plein sud.

    — Le train vient de Senneterre, vous le prenez ici à Clova et vous faites un bel arc de cercle vers l’est dans le sens des aiguilles d’une montre.

    — Il faut aller jusqu’à Halifax, je suppose…

    — Mais non. La Tuque, Shawinigan, Joliette, Montréal et Ottawa.

    — Et ça prend combien de temps, cet arc de cercle dans le sens des aiguilles d’une montre ?

    — On peut dire entre vingt-deux et vingt-quatre heures, Monsieur.

    — Hum… Ça, ça fait un tour complet de la petite aiguille du cadran, dans le sens des aiguilles d’une montre…, conclut Guy pince-sans-rire.

    — C’est en plein ça, Monsieur.

    — Okay, vendu ! »

    Ce qu’il fit.

    Chapitre 2

    LA ROTONDE

    DES PIEDS RONDS

    Des pluies torrentielles violentes sont assez fréquentes et bien connues à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie. Mais cette fois-là, à deux reprises en février et mars 1983, le déluge biblique aurait fait figure de petite ondée anodine, à côté de ce qui survint vraiment là-bas. Des vents d’une rare violence, des nuages noirs apocalyptiques, le ciel plus bas que la tête des palmiers échevelés. Des vents incroyables provoqués par le phénomène El Niño de l’époque, joints à un surazo hors du commun (vent froid qui souffle du sud) s’abattirent sur la capitale économique de la Bolivie.

    La rivière Piraí qui délimite la ville en coulant du sud-ouest vers le nord semble devenue complètement folle cette année-là ! C’est habituellement, et par endroits, davantage un fleuve qu’une rivière. Mais la Piraí est plus souvent qu’autrement presque asséchée et ses eaux boueuses, brunâtres coulent paresseusement en longeant l’ouest de la ville. Il est possible à plusieurs endroits de traverser la rivière à gué ou même en camionnette 4X4 avec de l’eau ocre jusqu’au bas des portières ; il faut cependant se faire guider par un éclaireur téméraire pour savoir où poser les pieds et les pneus. Occasionnellement toutefois, des gens se font surprendre par de petites crues subites et se retrouvent pris au piège sur une rive ou sur l’autre. S’y baigner n’est pas particulièrement le nec plus ultra de la villégiature touristique, mais cela rafraîchit et le teint café des baigneurs se marie bien avec la cassonade délayée et tumultueuse. Tout pour tromper pendant quelques heures la touffeur écrasante du climat tropical. L’affluence, surtout les week-ends, y est notoire.

    Mais en février et mars ’83, tel ne fut pas le cas… La rivière gonfla incroyablement. Des vagues de plus de quatre mètres de haut inondèrent la ville, détruisant tout sur son passage. Une mélasse boueuse envahit toute la partie ouest de Santa Cruz de la Sierra, surprenant des dizaines de familles dans leur sommeil duquel ils ne se réveillèrent jamais, noyés dans la boue et la soupe brune qui engloutirent certaines maisons en occultant même leurs toits de céramiques rouges. Beaucoup ne purent se réveiller de ce cauchemar-là…

    La Piraí assassine sema la dévastation sur plus de cent kilomètres vers le nord, bien au-delà des limites même de la ville et la désolation se lut par endroits sur dix kilomètres de large. Le pont Tarumá fut arraché et emporté, La Bélgica (30 km au nord) fut inondée. Le Jardín botánico José Benjamin Burela, inauguré en 1965, fut complètement détruit. Des milliers de personnes se retrouvèrent sans abri et des centaines d’autres disparurent à tout jamais…

    Suite au passage de la catastrophe, deux quartiers importants naquirent au fil des années suivantes. Le gouvernement ainsi que plusieurs organismes d’aide créèrent le quartier Plan 3000 au sud-est de la ville, de l’autre côté (le plus loin possible de l’hypocrite fleuve de boue) et tout juste limitrophe des immenses terrains de culture de canne à sucre. Il va sans dire que c’est encore de nos jours un quartier très pauvre. Contrairement à la manière dont sa location fut définie aux antipodes géographiques de la folie meurtrière initiale, l’autre quartier en question (au nord-ouest) se reconstruisit aux antipodes de la pauvreté qui découla de la catastrophe. Le quartier Equipetrol, quartier riche, huppé, snob et rebâti par les plus riches associations de petroleros, choisit paradoxalement de renaître de ses boues sur les lieux mêmes du ravage de 1983… Pourquoi ? Peut-être que les riches ayant plus de moyens sont plus fantasques et ont bien sûr plus de témérité en se croyant invincibles, en construisant des tours en hauteur, sans avoir les mêmes craintes que les pauvres ayant le pied-à-terre, en rase-mottes et boueux. Laissons cela…

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    Les multiples rotondes dans la ville, petits ou grands carrefours giratoires, accueillent toujours deux sortes de pieds : les pieds ronds des drogués et des ivrognes sans-abri et les pieds nus d’innombrables enfants de la rue sans-abri eux aussi… Les enfants font la manche, les poivrots lèvent le coude. Les jeunes enfants deviennent des préposés au stationnement et surveillent les autos garées dont les propriétaires ont intérêt à allonger la monnaie s’ils ne veulent pas trouver au retour, des rayures sur la carrosserie, des phares éclatés ou des pneus dégonflés. À Santa Cruz, pour remplacer les pancartes de stationnement prohibé, les proprios de maisons mettent une affichette devant leur entrée de cour ou leur garage : « ¡ Aquí se pincha la goma gratuitamente… ! » (Ici, on crève les pneus gratuitement…). Juste pour donner le ton de l’humour bolivien ; et ils le font ! Puisqu’il n’y a pas de surveillance policière ou si peu… Et quand tu appelles les flics, ils te répondent qu’ils ne peuvent pas y aller parce qu’il n’y a pas de gazoline dans l’auto-patrouille…

    Certains enfants plus âgés ou des préados y vont de toutes sortes d’acrobaties périlleuses tant que le feu de circulation reste au rouge et ils ont intérêt à dégager la voie dès que celui-ci passe au vert, car dans cette ville… on écrase à fond autant les champignons que les piétons téméraires qui ne se tassent pas à temps : jongleurs, amuseurs publics en tout genre (beaucoup d’Argentins et de Brésiliens en galère), avaleurs de feu, majorettes à pompons, vendeurs de journaux, de boissons gazeuses, de bouteilles d’eau, de limonade, de gomme ou de glace en bâtonnet.

    Le soir pesant avait recouvert de sa chape de plomb une rotonde près du centre-ville. Quelques lampadaires faiblards essayaient d’éclairer vaille que vaille le carrefour giratoire et ses alentours. Des halos brumeux formaient des boules de ouate orangées au sommet de chacun d’eux. La seule chose qui ne faiblissait jamais, c’était le flux incessant de la circulation routière qui tournait autour du cercle comme les moustiques et les mannes autour des réverbères. S’allongeant parmi les troncs et les souches du terre-plein, l’ombrage d’un petit groupe de huit enfants de la rue avait l’aspect d’une butte, d’un petit tas comme les fourmilières indésirables qui parsèment les champs. C’était le groupe habituel, le groupe attitré de cette rotonde-là ; hé oui, chaque rotonde a sa chasse gardée. Des enfants de trois à dix ans environ, fillettes ou garçonnets – difficile à dire – se partageaient les maigres fruits de leurs quêtes du jour.

    Personne ne remarqua la Colla taciturne et silencieuse qui déposa son bambin de même pas deux ans à peine, au pied d’un arbuste touffu et ombrageux. Le petiot ne pleurait pas. Il dégustait plutôt ce qui restait d’une pomme de tire qu’on lui avait remise. Le mioche ignorait les intentions de la Colla qui lui avait dit qu’elle devait aller uriner dans le large bac à fleurs en brique à quelques pas de là. Puis, au lieu de retrousser sa grosse et lourde robe et d’écarter les cuisses pour arroser la terre du bac, elle s’éloigna en douce hors de la vue du rejeton qu’elle allait rejeter. Elle ne revint jamais et elle disparut dans la nuit ; dans la première nuit qui devait voir s’endormir l’enfant qui venait sans le savoir d’augmenter la statistique peu reluisante dans cette ville, celle de la communauté des enfants de la rue… On ne peut s’empêcher de se repasser en boucle le vieux slogan antiguerre du Vietnam Make love not war transformé laconiquement par certains réacs sarcastiques en Make love not babies

    Une fillette de huit ou neuf ans le remarqua et se pencha vers lui avec des yeux interrogateurs : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Où est ta maman ? Je ne t’ai jamais vu ici mon chiquitito¡ Oyé Marco ! lança-t-elle en direction du groupe de mioches qui se chamaillaient. ¡Hay un nuevo chiquito aquí…! »

    Marco s’avança nonchalamment, les mains dans les poches, en soulevant la poussière du terre-plein de la rotonde de ses pieds nus. Il semblait être le plus âgé du groupe, neuf ans tout juste, soi-disant le leader du groupuscule : « ¿Qué pasa Camilla ?

    — Ben…, j’pense qu’on a un p’tit nouveau, là…, répliqua Camilla en désignant le bambin.

    — Yé p’tit en titi… C’t’un bébé, genre… Sa mère va revenir le prendre tantôt, dit Marco en tirant amicalement sur une mèche des cheveux de Camilla.

    — Moi, j’pense qu’on vient de nous donner un p’tit nouveau…

    — Ben…, c’est ça, juste un p’tit nouveau… À plus, il faut que j’aille aider la Madame là-bas qui essaie de se stationner…¡ Chau ! »

    Camilla se pencha vers le bambin et essaya de lui décrotter la bouche et les mains toutes collées, pleines de tire à la cannelle. Elle engloutit le restant de la pomme, car elle avait très faim. Le bambin lui sourit et ne rechigna même pas lorsqu’il se fit dérober sa pomme. « Comment tu t’appelles, toi… ? Dis-moi juste ton nom, là, le p’tit nouveau… » Mais l’enfant ne répondit pas. Ses paupières étaient très lourdes et il s’endormit, la tête sur la grosse racine d’un toborochi en guise de mère.

    Si la fillette avait fréquenté l’école un jour – ce qu’elle n’avait jamais fait – elle eût peut-être pu le baptiser Adam dans ce jardin d’Éden improvisé. Elle aurait pu s’appeler Ève… Mais on lui avait toujours dit que son nom était Camilla. D’ailleurs, qui lui avait donc dit cela ? Et puis Camilla ne connaissait que dalle de ces légendes à la noix. Elle connaissait à peine quelques légendes urbaines que son groupe de huit se partageait la nuit, pour s’endormir et tromper la faim. Elle déposa ce qui restait de sa vieille couverture miteuse sur le garçonnet et s’endormit en lui caressant le front. Elle rêva qu’elle se prenait d’affection pour Juste-le-p’tit-nouveau.

    Le lendemain matin, Marco s’étira en ouvrant les yeux, car l’heure de pointe des autos venait de faire office de réveille-matin. Il devait se hâter d’aller pointer, le ventre vide… Il se dirigea vers Camilla qui dormait encore en suçant son pouce. « Eille… yé encore là, celui-là ? Camilla sursauta et faillit presque bousculer le bambin.

    — Euh…, il semble bien… Il semble bien aussi que nous allons être neuf maintenant…

    — Tu sais compter, toi, depuis quand ?

    — Très drôle Marco… Nueve, neuf, juste un ti-nuevo tout nouveau…

    Justo nuevito…, ¡mierda!  Sa mère n’est pas revenue ? Et comment s’appelle-t-il au juste ton nouveau neuvième… ? Petite question facile, comme ça…

    — ¡ Nuevito Justo! répondit du tac au tac la fillette en embrassant le bambin sur le front, là où ceux qui vont à l’école savent très bien que c’est l’endroit où l’on applique le Saint-Chrême quand on confirme un nouveau baptisé. »

    Camilla l’ignorait.

    Chapitre 3

    CÉCI, CELA, ÇA

    (Ou ceci se lassa !)

    « La solidarité ne peut pas devenir un sanctuaire

    — chasse gardée – des ONG internationales. »

    (Hervé Dubois, Communication Sans Frontières

    1er avril 2014)

    La barbe, la moustache et les cheveux de Guy avaient repoussé. Il avait repris son allure de Yéti. Il n’allait plus magasiner à Senneterre et avait coincé son flacon d’eau de Cologne entre deux rondins de sa cabane au Canada, juste là où il manquait un peu d’étoupe goudronnée. Il ne sentait plus du tout le besoin de se parfumer ; il sentait plutôt le cèdre, le sapinage et l’urine d’orignal dont il imprégnait ses vêtements de Rambo entassés au fond de sacs Glad (les résistants). Paraît-il que ça leurre le gibier, ç’a l’air… Ses ongles sentaient de nouveau les vieilles écailles de poisson.

    Auparavant, Guy, lors d’une virée au village alla vendre ses lièvres, ses perdrix, son foie d’orignal, ses rognons et surtout cette fois, de l’ours mariné dont le gras transparaissait sous la vitre d’une trentaine de pots Mason bien alignés à l’arrière de sa camionnette Toyota. C’était de l’ours noir et, manque de pot pour le maudit gouverne et ment, le travail aussi était au noir… Guy avait délaissé sa récente garde-robe d’entrevue et avait fait un saut à la gare dérobée de Clova, là où se trouvait le cagibi de Postes Canada.

    Cette fois-là, on lui avait remis, en plus du chèque d’Aide Sociale non amputé de ses travaux au noir, quelques publicités d’ONG (les plus connues) pour des levées de fonds, ainsi qu’une belle lettre de refus de candidature de l’EUMC : « … nous regrettons de vous informer… ». Bon ça va, je connais la chanson ! Guy n’avait même pas lu les trois paragraphes suivants et avait fait une grosse boulette de papier qui allait se consumer à l’instant dans la truie L’Islet qui trônait contre le mur de la taverne Au Repos du Bock, entre le jukebox et la pinball machine.

    Devant un gros pichet de bière en fut, Guy réfléchissait. Cinq ans ! Cinq longues années que j’accumule les démarches, les curriculum vitae, les entrevues téléphoniques, les concours de sélection, les entrevues avec des personnes-ressources… Au moins quarante envois de courriers volumineux auprès de l’ACDI/SUCO/EUMC/SOCODEVI/CECI/UNESCO/OXFAM/CUSO/AQOCI/ALOUETTE… Niet ! Kaput ! Que dalle ! Rien ! Il me semble, à moi, que dans un monde « idéal et philanthropique » comme celui de la Coopération Internationale, on devrait s’arracher jalousement les candidatures de gens qui comme moi sont prêts et déterminés à aller balayer des planchers ou ramasser de la merde dans des pays du tiers-monde… Non ?

    Il prit dans sa poche, un dépliant du CÉCI qu’il avait gardé, car il n’y avait pas de petit talon pointillé à découper et à retourner avec un don. C’était plutôt une grille de cours

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