Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO: Ni guerre ni paix
LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO: Ni guerre ni paix
LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO: Ni guerre ni paix
Livre électronique456 pages5 heures

LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO: Ni guerre ni paix

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Comment expliquer la survie des États de facto, ces régions séparatistes qui échappent au contrôle des capitales et qui proclament leur indépendance sans pour autant obtenir la reconnaissance internationale ? Bien qu’ils possèdent les attributs étatiques, ils sont considérés comme des « trous noirs » et restent de ce fait invisibles et isolés aux yeux du monde entier.

Alors que la plupart des écrits se concentrent sur l’impasse diplomatique et les jeux de pouvoir géopolitique, l’auteure, sans nier l’importance de ces facteurs, met en lumière les processus internes de ces anomalies du système international. Elle montre comment ces entités politiques fabriquent une capacité économique et institutionnelle ainsi qu’une identité collective, qui, au fil du temps, réussissent à institutionnaliser les États de facto et à les ancrer dans l’imaginaire collectif.

Appuyée par une impressionnante documentation et une connaissance intime du terrain – notamment en Abkhazie et en Transnistrie –, l’auteure rompt avec l’image de simples marionnettes d’un État-patron. Ainsi, malgré le gel des conflits dans une situation qui se maintient entre guerre et paix, la construction des États de facto se poursuit et confère à ces derniers un certain degré de légitimité.

Cet ouvrage remarquable présente une lecture fort originale du monde postsoviétique.
LangueFrançais
Date de sortie15 oct. 2021
ISBN9782760644755
LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO: Ni guerre ni paix

Lié à LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO

Livres électroniques liés

Relations internationales pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    LA FABRIQUE DES ETATS DE FACTO - Magdalena DEMBIŃSKA

    Magdalena Dembińska

    La fabrique des États de facto

    Ni guerre ni paix

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: La fabrique des États de facto: ni guerre ni paix / Magdalena Dembińska.

    Noms: Dembińska, Magdalena, 1971- auteur.

    Collections: Politique mondiale (Presses de l’Université de Montréal)

    Description: Mention de collection: Politique mondiale | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210054220 | Canadiana (livre numérique) 20210054239 | ISBN 9782760644731 | ISBN 9782760644748 (PDF) | ISBN 9782760644755 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: État. | RVM: Souveraineté. | RVM: Autonomie. | RVM: Sécession.

    Classification: LCC JC11.D46 2021 | CDD 320.1—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 3e trimestre 2021

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2021

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Controverses et choix: note explicative

    Étudier et écrire sur un conflit exige une sensibilité particulière au contexte et aux revendications de chacune des parties impliquées dans les hostilités. Dans la foulée des rivalités autour de la souveraineté territoriale, le statut légal de la région disputée ainsi que les toponymes sont objets de discorde. Le choix de mots peut ainsi indiquer la position de chacun dans le conflit. Pour éviter le parti pris, le chercheur est alors amené à trouver une façon la plus neutre possible de présenter les choses tout en restant intelligible. Cette note explicative vise à préciser les choix que j’ai faits.

    Autoproclamées indépendantes, mais non reconnues comme telles par la communauté internationale, les régions séparatistes qui possèdent des attributs étatiques et dont l’État-centre a perdu le contrôle sont devenues ce qu’on appelle des États de facto. Leur statut indépendant est au cœur de la controverse. Pour signaler l’objet du différend et pour éviter de se positionner par inadvertance, il est communément admis de nommer ces entités politiques et leurs institutions en faisant attention d’ajouter «de facto» ou encore des guillemets — par exemple, le président de facto ou encore le «ministère de la Justice». Ce faisant toutefois, le texte de la première mouture de ce livre s’en est trouvé appesanti et parfois inintelligible. Si j’utilise de façon conséquente la dénomination «État de facto» ou encore «république autoproclamée» sans guillemets pour désigner mes deux cas à l’étude, la Transnistrie et l’Abkhazie, privilégiant la limpidité et l’accessibilité du propos, j’ai fait le choix d’abandonner les guillemets et le «de facto» lorsque je parle des institutions de ces États de facto. Ce choix n’implique aucune prise de position personnelle.

    Outre le statut légal des républiques autoproclamées indépendantes, dans le contexte des conflits territoriaux, les toponymes sont chargés de sens. Gardant à l’esprit l’impartialité, j’ai choisi d’utiliser les appellations formellement adoptées dans la langue française, tout en étant consciente qu’elles peuvent heurter des sensibilités. Ainsi, les autorités de l’État de facto de la Transnistrie considèrent que le nom «Trans­nistrie» est porteur d’un héritage roumain, lui préférant la dénomination russe «Pridniestrovie», qu’elles emploient d’ailleurs dans toute communication officielle en anglais. En abkhaze, l’Abkhazie devient Apsny, mais la traduction est ici moins problématique, car, dans les communications officielles de Soukhoum⋅i, en anglais ou en russe, on utilise «Abkhazia». Chisinau, de son côté, préfère «Moldova», à résonance roumanophone, plutôt que «Moldavie», russophone. Puisque, depuis 1994, les Nations unies emploient officiellement «Moldova», c’est le nom que j’utilise, sauf lorsque je fais référence au statut passé de la région.

    Cela dit, pour la plupart des toponymes, je donne entre parenthèses les variantes. Dans le contexte du conflit abkhaze, pour garder la neutralité du chercheur, il est communément accepté de séparer le i dans les toponymes pour rendre compte à la fois de l’appellation géorgienne des villes telles que Soukhoumi et Gali et de l’appellation abkhaze, Soukhoum et Gal. Ces villes deviennent donc Soukhoum⋅i et Gal⋅i.

    Une note sur la transcription des noms propres de l’alphabet cyrillique en français est de mise. Certains noms, tels Vladimir Poutine ou Edouard Chevardnadze, sont déjà bien établis dans l’écriture en français. Ce n’est pas le cas de nombreux autres. Pour faciliter la lecture, j’ai choisi d’écrire ces noms de façon phonétique plutôt que par translittération.

    Pour éviter la confusion, un mot également sur la nomenclature retenue dans ce livre: l’«État-centre» (parent-State ou base-State en anglais) est l’État duquel la région veut se séparer; l’«État-patron» (patron-State) est celui qui appuie la région séparatiste contre l’État-centre; l’État-patron est souvent, mais pas toujours, ce qu’on appellera l’«État-parent» (kin-State), c’est-à-dire l’État dont la nation titulaire est celle du groupe ethnique qui veut se séparer.

    Pour terminer, un avertissement: la plupart des citations dans ce livre sont tirées d’ouvrages ou d’entrevues en anglais, en russe ou en polonais. Toutes ces citations sont traduites librement par l’auteure.

    Introduction

    Assise au soleil, je regarde les gens défiler autour de moi: des familles, des enfants, glace à la main ou zigzaguant en bicyclette. De l’autre côté du fleuve Dniestr, d’autres jouent sur la plage et se baignent. J’entends leurs cris et leurs rires de loin. Une vie paisible en apparence avec, en arrière-plan, un gigantesque panneau montrant le président russe d’alors, Dimitri Medvedev, en train de serrer la main à l’autorité suprême transnistrienne, déchue depuis, Igor Smirnov. Le tout se déroule à proximité d’une énorme église orthodoxe fraîchement rénovée, d’une statue de Lénine, d’un monument à la mémoire de la guerre de 1992 et d’un autre élément de commémoration, celui-là dédié à la victoire de la Grande Guerre patriotique: un vrai char d’assaut T-34. Irréel, me dis-je. Je suis en «zone de conflit», une zone que les ministères des Affaires étrangères de la plupart des pays occidentaux déconseillent aux touristes. Je suis à Tiraspol, en Transnistrie (Pridniestrovie). Deux ans plus tard, à Soukhoum⋅i, en Abkhazie (Apsny), une autre zone déclarée à risque, je regarderai des enfants insouciants sauter dans la mer Noire pendant que d’autres fêtent leur fin d’année scolaire en s’amusant à faire des bulles dans une fontaine publique à l’aide de savon liquide — un acte qu’interdisent certainement les règlements municipaux.

    Zones absentes des cartes politiques officielles, ces régions séparatistes, dont les centres, soit Chisinau (Chișinău) en Moldova et Tbilissi en Géorgie, ont perdu le contrôle dans un conflit armé devenu gelé, sont rarement à la une des médias — même si elles font l’objet de nombreux documents de renseignement militaire ou de rapports de missions d’observation (Coppieters, 2018), car elles «déstabilise[nt] la situation géopolitique de la région» (Bonnot, 2014, p. 24). Elles se manifestent à nous de temps à autre lorsqu’elles deviennent des instruments dans les relations entre la Russie et l’Europe ou l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou lorsque survient un affrontement. Ce fut le cas du Haut-Karabakh (Nagorny Karabakh) en 2016, puis en 2020, ou encore en 2008 dans le cas de la guerre russo-géorgienne en Ossétie du Sud. Toutefois, avec leurs écoles, leurs garderies, leurs magasins, leurs institutions publiques, leurs fêtes et leurs élus, elles prennent vie et interpellent. Elles revêtent toutes l’apparence d’États; des États fantômes de loin, mais qui sont de près très réels.

    Dans la foulée de la guerre séparatiste dans l’est de l’Ukraine, l’intérêt pour l’étude de ces États fantômes, fruits des guerres civiles des années 1990 en Géorgie, en Moldova et en Azerbaïdjan, grandit. Cherchant à comprendre et à expliquer le conflit au Donbass, on ne peut qu’observer des similitudes. On considère déjà les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk (Lougansk), en Ukraine, sous l’angle de «conflits gelés» et d’États de facto en devenir. L’univers des États de facto (dont la liste ne fait pas consensus) comprend une dizaine d’entités territoriales dans le monde, sans compter l’autre dizaine d’États de facto formés et disparus, qui ont été soit réintégrés au centre, soit reconnus comme États de jure (tableau 1). On y retrouve notamment le Somaliland, le Kosovo, la Chypre du Nord ou encore le Kurdistan. Quatre de ces régions — six si l’on compte Donetsk et Louhansk — se situent dans l’espace postsoviétique: l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie, la Transnistrie en Moldova et le Haut-Karabakh en Azerbaïdjan (carte 1). À la suite des guerres civiles, dans tout État de facto, les séparatistes revendiquent l’indépendance au nom du principe d’autodétermination des peuples et du soutien populaire pour leur cause, alors que les États-centres revendiquent la réunification au nom du principe de l’intégrité territoriale. Les cessez-le-feu sont signés, mais les processus de paix demeurent gelés (entre 1946 et 2011, on recense 42 cas de conflits gelés, dont ceux qui ont donné naissance aux États de facto [Klosek, Bahensky, Smetana et Ludvik, 2020]).

    Sans être reconnues par la communauté internationale, ces entités séparatistes, qui échappent au contrôle de la capitale, ont développé au fil des ans les attributs d’un État. En septembre 2015, l’Ossétie du Sud célébrait en grande pompe le 25e anniversaire de son «indépendance». Des dignitaires venus de la Russie, de l’Abkhazie, du Haut-Karabakh, de la Transnistrie et même des deux entités du Donbass ont assisté aux discours, fanfares et défilés, au son de l’hymne national et des drapeaux battant au vent. L’année suivante, l’Abkhazie accueillait la deuxième Coupe du monde de la Confédération des associations de football indépendantes, la ConIFA, fondée en 2013. La ConIFA rassemble des équipes de football représentant des États non reconnus, des petites nations insulaires, des régions autonomistes, des minorités et des apatrides qui ne sont pas affiliées à la Fédération internationale de football association (FIFA). Les quatre États de facto de l’espace postsoviétique ainsi que Donetsk et Louhansk constituent les entités postsoviétiques faisant partie de cette confédération sportive singulière. Parmi la cinquantaine d’équipes membres de la ConIFA, 12 prennent part à la compétition en 2016: l’équipe d’Abkhazie, bien sûr, et celles du Somaliland, du Kurdistan, de la Chypre du Nord, de la Laponie, de la Rhétie, des Coréens unis du Japon, de l’Arménie occidentale, de la Padanie, du Punjab, du Pays sicule (Székelyföld) et de l’archipel des Chagos. Un tournoi plutôt particulier et, évidemment, controversé, qui expose au grand jour les enjeux de reconnaissance des groupes et des États, les enjeux nationalistes et sécessionnistes et les enjeux géopolitiques.

    Pour les régions et les peuples participants, cette Coupe du monde est une façon d’augmenter leur visibilité et de sensibiliser le monde à leurs luttes qui, autrement, seraient bien peu connues. C’est aussi un moment de véritable prestation théâtrale et d’émotion, avec défilés, drapeaux et hymnes nationaux. C’est également, pour la ville hôte, l’occasion parfaite de montrer à l’univers entier sa capacité d’accueil en matière de sécurité et d’infrastructures. Il s’agit donc d’exposer les attributs étatiques de cette entité politique au regard des représentants de la presse internationale, qui relatera l’événement, braquant ainsi les projecteurs sur l’État fantôme. Joshua Keating, un commentateur de l’actualité internationale qui a suivi l’équipe du Somaliland durant son séjour en Abkhazie, a par ailleurs publié un livre sur les pays invisibles (Invisible Countries [2018]).

    Comment expliquer la survie de ces entités invisibles et isolées? Pendant que la plupart des observateurs se concentrent sur l’impasse diplomatique et les jeux de pouvoir géopolitiques, Silvia von Steinsdorff (2012) invite les chercheurs à mettre l’accent sur les processus internes de ces entités, qui ont longtemps été stigmatisées (Ker-Lindsay, 2019) et considérées comme des «trous noirs», soit des zones inaccessibles où le commerce illicite d’armes et d’humains prospère et où sévissent le crime et le blanchiment d’argent (Parlement européen, 2002, p. 6). Je m’inscris dans cette démarche en explorant et en comparant la dynamique interne des conflits gelés en Abkhazie et en Transnistrie. Outre les défis structurels et institutionnels que celles-ci doivent relever, je trouve ces deux cas particulièrement fascinants en raison de leur hétérogénéité ethnique, rare dans le monde des États de facto. L’argument principal est que, au-delà des conjonctures géopolitiques, l’édification des fonctions étatiques par Soukhoum⋅i et par Tiraspol contribue à leur survie. Les autorités des États de facto s’emploient à développer une certaine capacité économique et institutionnelle ainsi qu’une identité collective, afin de gagner le soutien populaire, soit la légitimité interne dont elles se servent ensuite pour justifier la reconnaissance internationale, soit la légitimité externe. Au fil du temps, les politiques de légitimation de la cause séparatiste et de l’«État» institutionnalisent ces entités et les ancrent dans l’imaginaire collectif.

    Sans nier le rôle des acteurs externes dont celui des États-patrons, l’argument principal lie ainsi la survie des États de facto à un degré d’autonomie des acteurs locaux et aux processus politiques de légitimation interne. Cette dernière, qui se décline en quatre dimensions — légitimation eudémonique (sécurité et bien-être économique et social), légitimation institutionnelle, légitimation identitaire et légitimation de l’État —, sert à structurer le propos. Chaque chapitre s’intéresse à une dimension de la légitimation interne, reconstruit le débat théorique qui lui est propre et le confronte ensuite à l’étude comparée de l’Abkhazie et de la Transnistrie. Cela permet d’enrichir le débat et de nuancer les propos et les prises de position exposés dans les écrits.

    Outre l’explication de la longévité d’États de facto, mon objectif est de remettre en question un ensemble d’idées reçues. Premièrement, et contrairement à la perspective juriste et légaliste, l’État est empirique: il est politique et sociologique. Deuxièmement, la séparation territoriale n’est pas nécessairement une stratégie ni un objectif, mais une conséquence. Troisièmement, bien souvent, ces conflits territoriaux ne sont pas ethniques à l’origine, mais sont plutôt «ethnicisés» lorsque l’ethnicité est mobilisée de manière discursive au cours d’une lutte politique pour le pouvoir. Quatrièmement, suivant l’évolution dans le temps des politiques internes de ces États de facto, je mets l’accent sur les ajustements continus qu’ils apportent à celles-ci, qui font foi de leur dynamisme malgré le gel du conflit. Finalement, la comparaison révèle les différences entre les États de facto et leurs choix de politiques et d’orientations, rompant ainsi avec l’image selon laquelle ils sont de simples marionnettes manipulées par un État-patron, en l’occurrence la Russie. Sans nier l’importance des facteurs géopolitiques, j’insiste sur la complémentarité des explications exogènes et endogènes et sur l’importance d’accorder un certain degré d’autonomie aux acteurs locaux.

    Me situant dans le champ de la politique comparée et de la perspective sociopolitique, j’emprunte des concepts et des théories des mouvements sociaux, du state-building et du nation-building. L’originalité de ma démarche réside, justement, dans ces emprunts, qui permettent une lecture comparée plutôt qu’isolée des conflits actuels et passés, grâce à des outils déjà bien développés en sciences sociales. Il s’agit, d’un côté, de transposer ces outils sur le terrain, en Transnistrie et en Abkhazie, et, de l’autre côté, d’introduire les États de facto comme véritables laboratoires dans les études sur la formation des États en général. Le retour à ces vieux débats peut sembler paradoxal dans le contexte d’une mondialisation qui devait pourtant transcender les frontières étatiques. Il faut toutefois se rendre à l’évidence: la résilience nationale existe. Le nombre de revendications autonomistes ou sécessionnistes n’a pas diminué et, dans un système international westphalien où les cartes sont tracées et rigides, la question de la (non-) reconnaissance demeure importante en politique internationale.

    Les politiques de reconnaissance internationale

    et les anomalies de «gel»

    La Coupe du monde de la ConIFA de 2016 se déroule un mois après que l’Union des associations européennes de football (UEFA) et la FIFA eurent accepté l’adhésion du Kosovo, lui permettant de participer aux Jeux olympiques d’été de 2016 à Rio, puis à la Coupe du monde de la FIFA en 2018. Pour les équipes de la ConIFA réunies en Abkhazie, cette reconnaissance constitue un précédent qui, de l’avis des régions ayant déclaré unilatéralement leur indépendance, n’est pas sans rappeler le «précédent du Kosovo» de 2008, c’est-à-dire une reconnaissance à laquelle elles aspirent.

    S’étant autoproclamé indépendant de la Serbie en février 2008, le Kosovo est rapidement reconnu comme État indépendant par plusieurs pays occidentaux, dont les États-Unis, la France ou encore l’Allemagne. Depuis, en date de septembre 2020, 98 États sur les 193 membres des Nations unies (ONU) reconnaissent le Kosovo; les régions séparatistes à travers la planète s’appuient donc sur ce précédent dans leur lutte pour l’indépendance. C’est aussi en se référant au cas du Kosovo que la Russie, à la suite de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, a reconnu l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, un geste qui sera ensuite imité par le Nicaragua, le Venezuela, le Nauru et, en mai 2018, par la Syrie. Ainsi certains États reconnaissent-ils le Kosovo, mais pas l’Ossétie du Sud ni l’Abkhazie. D’autres, comme l’Espagne ou la Roumanie, ne reconnaissent aucun des trois par crainte de réunir les conditions propices à la partition de leur propre territoire. Notons qu’une dizaine des pays membres de l’ONU ayant dans un premier temps reconnu le Kosovo ont subséquemment retiré leur reconnaissance ou envoyé des messages ambigus, particulièrement dans la foulée de la campagne que mène la Serbie depuis 2015 pour que le Kosovo perde sa reconnaissance internationale, aussi partielle qu’elle soit. En somme, la reconnaissance internationale est politique avant d’être juridique.

    Les juristes Cedric Ryngaert et Sven Sobrie (2011) soutiennent que la primauté du politique sur la norme est un phénomène récent, datant du démembrement de l’Union soviétique et de la Yougoslavie, suivi par le précédent du Kosovo, puis de la reconnaissance partielle des deux entités du Caucase du Sud (justifiée notamment par la théorie de la «sécession-remède» dont bénéficieraient les peuples jugés «victimes»). Selon eux, la reconnaissance présentait une plus grande cohérence auparavant. Le cadre légal traditionnel comprenait deux normes: la définition de l’État souverain contenue dans la Convention de Montevideo de 1933 sur les droits et devoirs des États ainsi que le jus cogens, soit la norme impérative de droit international. L’État comme sujet du droit international doit posséder (1) une population permanente, (2) un territoire déterminé, (3) un gouvernement et (4) la capacité d’entrer en relation avec d’autres États. Cette définition met ainsi l’accent sur les conditions factuelles et sur la capacité fonctionnelle des entités, laissant une marge de manœuvre importante à l’interprétation. Cette marge de manœuvre discrétionnaire est toutefois limitée par l’interdiction de reconnaître des entités territoriales comme États à la suite de toute violation du droit international (jus cogens), comme une guerre ou une sécession unilatérale (Bonnot, 2014). Ainsi, si la capacité fonctionnelle des entités séparatistes est le résultat d’une telle violation, la communauté internationale, soit la somme des États, est tenue de ne pas les reconnaître.

    Ce cadre normatif bascule lorsque, en décembre 1991, la Commission européenne publie une déclaration sur les lignes directrices concernant la reconnaissance de nouveaux États en Europe de l’Est et en Union soviétique. Y figure le droit à l’autodétermination externe, soit à l’indépendance, traditionnellement conféré uniquement aux pays issus d’un contexte colonial. Pour être reconnue, l’entité doit s’engager à respecter les règles démocratiques, dont les droits de la personne et les droits des minorités. Depuis, la procédure de reconnaissance est marquée par l’incertitude. D’un côté, deux principes du droit international entrent en conflit et semblent irréconciliables: le principe du droit à l’intégrité territoriale et celui du droit à l’autodétermination. D’un autre côté, la marge de manœuvre quant à l’interprétation des conditions factuelles n’est plus limitée par le jus cogens, ce qui contribue à la politisation grandissante de l’enjeu de reconnaissance des États. Les cas empiriques récents le confirment.

    Les solutions mises en avant dans les négociations à la suite de conflits armés sécessionnistes consistent en une variété d’options fondées sur le partage du pouvoir entre le centre et les régions. Elles ne recueillent pas l’unanimité. Les régions séparatistes revendiquent la reconnaissance de leur souveraineté sine qua non et proposent, à tout le moins, des solutions de souveraineté multiples dans un même État. Ces propositions se heurtent au refus des États-centres, qui les considèrent comme une possible menace à leur intégrité territoriale. Après quelques dizaines d’années à tenter d’instaurer un partage du pouvoir sous diverses formes de structures fédérales, on ne peut qu’être sceptique quant à l’atteinte d’un consensus. Les analystes ne s’entendent pas non plus sur la question. Certains auteurs, tel Svante E. Cornell (2002), soutiennent que le fédéralisme et l’autonomie territoriale accordée aux minorités peuvent être des sources de conflit plutôt qu’une solution aux tensions interethniques. Pour Jack Snyder (2000), Steven L. Burg (1996) ou encore Ruth Lapidoth (1997), c’est une recette pour une éventuelle partition s’il n’y a pas de volonté préalable de vivre ensemble.

    Entre-temps, les entités de facto indépendantes, non reconnues ou partiellement reconnues, existent, survivent et constituent ce que l’on appellera des États de facto. Ces derniers, selon la définition de Scott Pegg (1998), qui est le plus fréquemment retenue, sont des entités dotées d’un leadership politique organisé qui jouit d’un soutien populaire et d’une capacité suffisante pour fournir des services gouvernementaux à une population donnée sur un territoire déterminé, sur lequel elles maintiennent un contrôle effectif pendant une assez longue période, mais qui demeurent illégitimes aux yeux de la communauté internationale (pour une revue des définitions, voir Bonnot, 2014 ou Kursani, 2021). Pegg fonde sa définition sur une distinction entre les conceptions empiriques et juridiques de l’État, faisant écho à la distinction établie par Robert H. Jackson (1993) entre les dimensions interne et externe de la souveraineté. Le phénomène combine l’existence d’attributs étatiques, d’une part, et le manque de reconnaissance internationale, de l’autre.

    Dans son ouvrage Sovereignty: Organized Hypocrisy, Stephen Krasner (1999) distingue quatre dimensions de la souveraineté: (1) la «souveraineté légale», qui découle de la reconnaissance mutuelle des États; (2) la «souveraineté interdépendante», qui résulte de l’érosion des frontières favorisée par la mondialisation, par exemple; (3) la «souveraineté interne», qui a trait aux structures d’autorité de l’État et à leur capacité d’assurer le contrôle; et (4) la «souveraineté westphalienne», qui est le droit des États à déterminer leurs propres structures d’autorité nationale. Un État de facto est une entité contestée qui revendique le droit «westphalien» à l’autonomie gouvernementale, qui maintient une «souveraineté interne», mais qui n’arrive pas à obtenir une «souveraineté légale».

    Le terme «État de facto» est parfois utilisé de façon interchangeable avec «quasi-État» ou «para-État». Souvent associées aux «États faillis» ou «fragiles», ces deux dernières dénominations peuvent mener, cependant, à un jugement normatif ou qualitatif a priori. De plus, les États faillis ou fragiles peuvent être aussi bien des États de jure que des États de facto. Je privilégie l’emploi du terme «État de facto» parce qu’il met bien en lumière le phénomène de la non-reconnaissance et le connecte ainsi – à contre-pied – aux États de jure, sans toutefois en qualifier la force et les capacités. Cette dénomination s’inscrit le mieux dans la tradition wébérienne de la sociologie de l’État, qui l’étudie empiriquement plutôt que de mettre l’accent sur son statut juridique. Épousant l’approche de la sociologie politique, j’étudie la pérennité des États de facto en me concentrant sur les développements sociopolitiques internes et les relations entre les organes du pouvoir et la société. Si l’on reprend la définition de l’État de facto proposée par Pegg, outre l’organisation politique et la capacité socioéconomique, une telle entité a besoin du soutien populaire, soit de légitimité interne, pour se maintenir dans le temps. Comment, donc, légitime-t-on la cause séparatiste, l’idée de l’État et son leadership? Pour comprendre la survie des États de facto, je suis les politiques de légitimation interne comme fil conducteur1.

    L’État de facto dans tous ses états

    L’intérêt pour les dynamiques internes des États de facto est relativement récent. Jusque dans les années 2010, ce sont les études en relations internationales qui dominent à ce chapitre. Or ces études portent sur les facteurs externes du caractère «gelé» des conflits et de l’impasse de la situation de «ni guerre ni paix». S’intéressant principalement aux dynamiques géopolitiques, aux négociations bilatérales, au rôle des tierces parties, des médiateurs et des institutions internationales, les chercheurs invoquent les blocages politiques et institutionnels internationaux pour expliquer l’absence de solutions diplomatiques (Karasac, 2002; Özkan, 2008).

    Un grand nombre d’études se sont également penchées sur l’examen des solutions et des avenues possibles pour dégeler les conflits (Coppieters, 2001; Wolff, 2011). Pål Kolstø (2006) propose ainsi quatre principales possibilités d’avenir pour ces entités contestées: (1) l’inclusion à l’État-patron; (2) l’obtention de l’indépendance; (3) la réabsorption par l’État-centre; et (4) l’inclusion dans l’État-parent/patron comme une entité distincte. Depuis l’apparition des États de facto sur la scène internationale après la Seconde Guerre mondiale, on trouve des exemples de ces quatre cas de figure (tableau 1). Bien que l’on considère les États de facto qui subsistent comme une déviation temporaire et une situation anormale, il m’apparaît qu’après quelques décennies d’impasse et de gel, s’attarder exclusivement aux négociations diplomatiques ne suffit pas pour expliquer leur persistance.

    Les études en relations internationales se focalisent également sur les États-patrons, qui instrumentalisent le conflit gelé pour protéger leurs intérêts sur la scène régionale ou mondiale. Une telle perspective considère les États de facto comme de simples marionnettes. En effet, la plupart des États de facto bénéficient du soutien d’un État-patron qui garantit leur survie. Par exemple, il va sans dire que le rôle de la Russie en Abkhazie et en Ossétie du Sud a été essentiel pour assurer la victoire militaire des séparatistes sur l’armée géorgienne et l’existence des deux États de facto, qui dépendent en grande partie du soutien économique et diplomatique de Moscou. Cependant, comme le soulignent Martha C. Johnson et Megan Smaker (2014) dans le cas du Somaliland, le soutien d’un État-patron n’est pas toujours une condition nécessaire à la survie d’un État de facto. De plus, tant Pål Koltsø (2006) que Nina Caspersen (2009) montrent que les relations entre les États de facto et les États-patrons sont souvent conflictuelles. La plupart des États de facto critiquent ouvertement leur État-patron ou adoptent des stratégies de résistance et d’opposition, voire d’émancipation. Bien que la plupart des États de facto restent largement tributaires du soutien d’un État-patron, ils ne sont pas juste leurs clients. Malgré de nombreuses contraintes endogènes et exogènes, ils acquièrent au fil du temps une certaine autonomie et une souveraineté interne, aussi imparfaites soient-elles.

    Outre les études en relations internationales, une part importante des travaux sur les États de facto est consacrée aux réflexions d’ordre juridique et théorique sur les concepts de souveraineté, d’État et d’autodétermination. Bien que ces études mettent en lumière le conflit entre les revendications normatives et les principes juridiques de l’autodétermination, d’un côté, et de l’intégrité territoriale, de l’autre, elles n’expliquent pas pourquoi, dans un contexte d’impasse juridique, les États de facto continuent d’exister et de se développer.

    Ainsi, bien qu’elles soient cruciales pour comprendre le statu quo, les réflexions théoriques et juridiques sur le statut des États de facto se révèlent déconnectées des processus sociologiques qui les façonnent. Elles négligent l’interaction entre les dimensions interne et externe du phénomène. Laurence Broers (2013) affirme avec raison que tant les études en relations internationales que les études juridiques et normatives ont tendance à appréhender les États de facto pour ce qu’ils symbolisent dans les dynamiques géopolitiques plutôt que pour ce qu’ils sont et ce qu’ils sont devenus, et ce, alors même que les dirigeants des États de facto déploient de nouvelles stratégies de légitimation (Caspersen, 2008). Si, dans le passé, ces entités appuyaient leurs revendications d’indépendance principalement sur le droit à l’autodétermination axé sur l’identité collective, la continuité historique et les violations présumées des droits de la personne par l’État-centre (sécession-remède), elles font maintenant valoir qu’elles ont prouvé leur viabilité en tant qu’États démocratiques et qu’elles méritent leur souveraineté légale et westphalienne (earned sovereignty). Les changements qui se sont produits au fil du temps dans les États de facto appellent à remettre en question l’image du gel et à réévaluer leurs dynamiques internes.

    Forts de ce constat, les chercheurs se tournent désormais vers l’étude des aspects internes qui pourraient contribuer à notre compréhension de la viabilité (Prelz Oltramonti, 2020) et de la pérénnité des États de facto. Dans un article où il distingue trois périodes plus ou moins consécutives, Laurence Broers (2013) reconstitue, sur 20 ans, l’évolution de la recherche portant sur les États de facto du Caucase. Au début des années 1990, des chercheurs comme George B. Hewitt (1993) ou encore Stanislav Lakoba (1995), un historien abkhaze devenu membre du Conseil de sécurité à Soukhoum⋅i, s’intéressent au développement interne des régions séparatistes, principalement pour expliquer (et parfois justifier) les sécessions. Avec le temps, la persistance des États de facto suscite la curiosité de certains analystes qui, au début des années 2000, se penchent sur leur survie. Au cours de cette période, les chercheurs conçoivent les États de facto comme des zones de criminalité et des «trous noirs». Les travaux de Charles King (2001) et de Dov Lynch (2002) sont cruciaux dans l’élaboration de la recherche initiale sur les facteurs internes dans les États de facto (postsoviétiques). Charles King soutient que les conflits gelés constituent des cas exemplaires de la thèse classique de Charles

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1