HISTORIEN spécialiste de la période post-soviétique, Sergueï Medvedev a quitté Moscou deux semaines après le début de la guerre en Ukraine. Aujourd’hui enseignant à l’université Charles à Prague, il vient de publier en français le remarquable Une guerre made in Russia (Buchet-Chastel), qui montre comment Vladimir Poutine, désireux de lutter contre la lente décomposition de l’empire russe, a fait de la guerre une véritable identité nationale. A L’Express, Sergueï Medvedev ne cache pas son pessimisme face à l’évolution du conflit en Ukraine.
La Russie n’a, selon vous, pas réussi la transition entre un empire et un Etat-nation. Vous allez jusqu’à la qualifier de « projet raté » dans le livre. Pourquoi?
Sergueï Medvedev La Russie prouve en Ukraine qu’elle est toujours capable de mener une guerre. Mais elle a échoué dans sa modernisation, n’arrivant pas à développer son capital humain et à rejoindre un monde globalisé. La raison, c’est qu’elle reste écrasée par l’Etat. Cette omnipotence du pouvoir est un héritage de l’histoire russe, avec un Etat qui s’est construit sans limitation ou sans société civile pour apporter des contre-pouvoirs.
Après l’effondrement de l’empire soviétique, l’Etat a retrouvé de nouvelles ressources en construisant une Russie archaïque. Le pays s’est tourné à pleine vitesse vers son passé, que, le XVIII siècle, voire même le XVI siècle, quand la Moscovie défaisait la Horde d’or [NDLR: empire mongol qui s’étendait sur une grande partie de l’actuelle Russie, de l’Ukraine, de la Bulgarie, du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan et du Caucase]. Poutine pratique une sorte de rétro-politique: ayant échoué dans ses projets initiaux de modernisation de la Russie et de rapprochement de l’Occident dans les années 2000-2003, il a pris le passé comme principale source de légitimation.