La Suisse et l'Autre: Plaidoyer pour une Suisse libérale
Par Johan Rochel
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À propos de ce livre électronique
Il souffle un vent de méfiance et de repli sur la Suisse et l’Europe. Partout, l’Autre est montré du doigt. On tire à boulets rouges sur les différentes habitudes de vie au sein de la population, le défi de l’intégration, la politique d’immigration et la réforme permanente du régime d’asile. Cet Autre n’a qu’à bien se tenir, tous les regards pèsent sur lui.
Les promoteurs d’une Suisse ouverte et progressiste sont trop longtemps restés spectateurs de ce discours de repli. Il est temps de réagir avec force et conviction. Cet essai livre un plaidoyer sans concession en faveur des valeurs clefs du libéralisme – la liberté et l’égalité – pour traiter de notre rapport à l’Autre. Ces valeurs sont porteuses d’un message d’ouverture, de progrès et de responsabilité. Elles permettent de dessiner une Suisse capable de vivre à la hauteur de ses idéaux et prête à assumer ses responsabilités.
Loin d’être l’apanage d’un seul parti politique, les valeurs de liberté et d’égalité résonnent comme un appel rassemblant les tenants d’un certain humanisme. Ballotées au gré des événements et des opportunismes, ces valeurs méritent un ancrage clair et cohérent à travers l’ensemble des forces politiques.
En abordant ces défis, cet essai prend le pari de lier vision d’ensemble et propositions politiques concrètes. Dans un contexte marqué par la rhétorique de l’urgence, de la crise et d’un pragmatisme douteux, cet essai offre une prise de distance nécessaire. Il intéressera les citoyens engagés, les décideurs et les passionnés de réflexion et d’action politiques.
Un plaidoyer pour une Suisse libérale, espace de liberté pour tous
EXTRAIT
Qu’on l’adore ou qu’on le déteste, le libéralisme est partout. Il a triomphé de tous ses adversaires politiques et, dans le combat des idéaux de société, il serait déclaré vainqueur par KO. En Suisse, tous les partis gouvernementaux se prétendent libéraux et il n’est plus que quelques extrémistes de gauche ou de droite pour refuser cette étiquette. Au-delà de l’étiquetage, lorsque le PLR, le PDC et l’UDC de la ville de Zurich font liste commune avec le slogan « Votre équipe libérale pour Zurich », il est permis de douter de la solidité du socle de valeurs communes.
CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE
- « Johan Rochel, docteur en droit et philosophe, va à contre-courant des propos ambiants sur l'asile. Cet essai se veut un contre-pied aux idées dominantes de repli sur soi et de fermeture en matière d'asile et d'immigration. Un discours rare. » La Côte
- « Ce plaidoyer pour une Suisse libérale envers « l'Autre » recouvre autant l'asile, le regroupement familial, l'immigration économique que la démocratie. Le tout est argumenté et étayé. Et, la totalité des droits d'auteur de l'essai sera reversée au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. » Journal du Jura
- « Face au discours de repli face à l’Etranger, Johan Rochet plaide pour que les valeurs de liberté et d'égalité nous guident dans notre rapport à L'Autre. Une Suisse libérale, ouverte et responsable, tel est le souhait de l'auteur. » Le Temps
A PROPOS DE L’AUTEUR
Philosophe et docteur en droit, Johan Rochel est l’initiateur du projet « Ethique en action » pour la promotion des savoirs et des compétences éthiques. Membre associé du Centre d’éthique de l’Université de Zurich et chargé de cours dans plusieurs universités, il s’est spécialisé sur les questions d’immigration et sur l’Union européenne. Il est vice-président du think tank Foraus — Forum de politique étrangère — et membre de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse.
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Avis sur La Suisse et l'Autre
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Aperçu du livre
La Suisse et l'Autre - Johan Rochel
[…]
I
Prologue
Je suis un produit de la guerre. Sans Seconde Guerre mondiale, ce livre et son auteur n’existeraient pas. Venu d’Alsace voisine, mon grand-père Robert a fui l’incorporation forcée dans la Wehrmacht. Comme d’autres camarades cherchant à éviter cette joyeuse perspective, il fut accueilli en Suisse et affecté à des activités d’intérêt général. Après un passage dans un camp d’accueil, on l’envoya dans le Chablais travailler aux champs. Un soir de fête de village, il rencontra une belle jeune fille du coin, celle-là même qui allait devenir ma grand-mère. Arrivé d’Italie voisine, mon autre grand-père Gianni avait déjà séjourné en Suisse avant de retourner au pays. Adolescent au moment où la guerre éclata, il décida de revenir en Suisse pour échapper aux affres du conflit. L’idée d’aller se battre sous les ordres du Duce ne l’enchantait guère. En passant par l’Engadine et ses chemins de traverse, il parvint à revenir en terres chablaisiennes. Là encore, le miracle des relations humaines allait le conduire à rencontrer celle qui deviendrait ma grand-mère.
J’essaie de me mettre dans la tête de ces deux jeunes femmes. A quoi ressemblait leur relation avec des réfugiés de guerre ? Un déserteur et un fuyard, des héros ou des trouillards ? L’Histoire n’avait alors pas encore vraiment tranché. Je n’ose imaginer les remarques désagréables, la méfiance et les regards en coin de la part de la famille et du voisinage. En ces temps de repli (forcé), mes grands-pères représentaient l’Autre au sein d’une communauté qui cherchait avant tout à protéger son existence. Et une fois la guerre terminée ? Je peine encore aujourd’hui à croire que ma grand-mère paternelle perdit sa nationalité suisse en épousant mon grand-père français. Belle déclaration de reconnaissance aux citoyennes suisses qui avaient courageusement porté une bonne partie du fardeau de la guerre. Mais le temps finit par aplanir même les affronts qui paraissent insurmontables et plus personne ne s’étonnerait d’un mariage italo- ou franco-suisse. Même le mariage d’un protestant avec une catholique ne provoquerait plus qu’un léger remous au moment de choisir le lieu de culte. Mais que se passerait-il si ma fille annonçait vouloir se marier avec un Kosovar ou un Erythréen ? Serait-ce pire qu’avec un citoyen suisse de confession musulmane ?
Jusqu’à ce jour, j’ai refusé de lier cette histoire personnelle à mon intérêt pour les défis de la mobilité humaine et du rapport à l’Autre. Je ne perçois aucun destin familial ni aucun traumatisme intergénérationnel qui m’attirerait inconsciemment vers le sujet. J’ai toujours vu mes grands-pères comme des citoyens profondément normaux. Nous avions de la famille à l’étranger, nous passions parfois quelques jours de vacances dans la région de Domodossola et en Alsace avec des tantes ou des cousins, mais quoi de plus normal ? De même, mes grands-mères n’étaient pas, à mes yeux, des héroïnes de la cause migrante. Elles s’étaient mariées avec un Italien et un Français. Vaut-il seulement la peine d’en parler tellement l’affaire paraît banale ? Deux générations plus tard, je me suis toujours perçu comme profondément normal. Je ne suis pas un secondo, je n’ai pas de patronyme difficile à porter qui m’identifierait immédiatement comme étant « d’ailleurs » et je n’ai jamais dû me battre pour obtenir un passeport ou le droit de vote. A 18 ans, on m’a gracieusement donné ce droit de décider au cours d’une soirée bien arrosée. A 24 ans, grâce à une simple demande au consulat, j’ai pu obtenir le passeport italien et, avec lui, le droit de participer aux élections européennes. J’ai grandi à Monthey, une ville de taille moyenne où la population d’origine étrangère dépasse les 30 %. Parmi mes camarades de classe et leurs parents, la diversité des origines et des parcours était largement partagée. Mon meilleur ami était italien, mes adversaires de foot portugais et j’ai passé de longs dimanches dans une famille turque à jouer à « Punch out », mythique jeu de boxe sur Nintendo. Les spécialistes du jeu apprécieront l’ironie de la situation.
Nous aurions tort de limiter notre regard aux passeports. Ils sont de piètres outils pour appréhender la vie en société. A la récréation, l’amitié et le foot avaient priorité sur l’Italie et le Portugal. Aujourd’hui encore, les passions et les intérêts communs prennent le pas sur la nationalité. Nos convictions et nos rêves créent de nouvelles amitiés et nous emmènent sur de nouveaux parcours de vie. En devenant adultes, nous nous forgeons une identité propre, en accord avec ce qui donne du sens à notre existence. Ces choix nous singularisent et nous devenons, chacun à notre manière, l’Autre de quelqu’un. Quelle perspective déprimante si nous étions condamnés à vivre dans une société d’alter ego, où tous seraient passionnés de lecture, de cuisine, et de sorties en montagne ! Aux yeux de nos voisins, nous sommes heureusement toujours « un peu différents » et notre façon de vivre « un peu spéciale ». J’écris « heureusement », car la société libérale porte en elle cette conviction : chacun devrait pouvoir poursuivre ses objectifs, choisir ses valeurs et développer son propre style de vie, parfois surprenant aux yeux de la majorité. En exerçant notre liberté, nous devenons l’Autre, avec ou sans passeport à croix blanche.
A défaut d’un destin familial, j’ai commencé à m’intéresser de près aux défis de la mobilité humaine par le biais d’un texte philosophique. Assis dans une salle de bibliothèque calme et studieuse, l’histoire est moins romanesque qu’un souvenir de manifestation en faveur des sans-papiers ou qu’un séjour dans un pays ravagé par les conflits et les mouvements de population. Ecrit en 1987, le texte du philosophe Joseph Carens livre un plaidoyer pour l’ouverture des frontières. Son titre vaut programme : l’argument pour des frontières ouvertes. Ce texte, simple et puissant dans ses arguments, a littéralement créé ce qu’on appelle aujourd’hui l’« éthique de l’immigration ». Au moment où je l’ai découvert, ce texte a fait apparaître le besoin de justifier les choix que la Suisse faisait en matière d’immigration et, plus généralement, dans les questions du rapport à l’Autre. Plutôt que de s’intéresser à des destins individuels, il s’agissait donc de passer à la critique nos réponses collectives : nos choix politiques et nos décisions sont-ils justes ? Reposent-ils sur de bons arguments ? Sommes-nous prêts à en assumer les conséquences ?
Ces questions sont aujourd’hui plus actuelles que jamais. Elles interrogent la place de la Suisse dans un monde où les frontières physiques tendent à s’estomper pour mieux affirmer leur existence symbolique. Pour les générations Erasmus et Easyjet, l’Europe s’apparente à un vaste espace sans frontière, un continent de formation, de réalisation professionnelle et de loisirs. Les frontières de cet espace de mobilité naturelle sont d’ailleurs sans cesse repoussées : les vols à bas prix s’étendent jusqu’en Israël et je fais le pari que nombre de vos amis ont déjà passé quelques jours à New-York. La possibilité de prendre un vol transatlantique pour « quelques jours » d’escapade sur la 5e avenue mérite une réflexion sur cette nouvelle mobilité.
Pour ceux qui viennent se fracasser sur les frontières extérieures de l’Union européenne, cette même Europe n’est pas l’eldorado, mais l’option la plus rationnelle pour tenter d’améliorer son niveau de vie et celui des siens. Les candidats à l’immigration savent que la vie sera dure au « paradis européen ». Les diasporas, relayées par les moyens de communication instantanées, font circuler l’information vers les pays dits « d’origine » ou de « transit ». Pour nous qui sommes tranquillement assis au pied des Alpes, nous découvrons des images effroyables sur nos tablettes. Une question abyssale s’impose alors à nous, citoyennes et citoyens d’un pays florissant au cœur de l’Europe : quelles valeurs mobiliser pour apporter des réponses cohérentes, crédibles et porteuses de prospérité aux défis de la mobilité humaine ?
En Suisse comme en Europe, cette question fait apparaître un échiquier politique marqué par une double tendance. D’une part, nous assistons à un mouvement général d’affirmation de la droite nationale-conservatrice. La question de l’étranger permet de faire fructifier un capital politique presque intarissable. Au centre politique, un espace de plus en plus important s’ouvre entre l’aile droite d’un parti socialiste confiné à un rôle de défense des acquis sociaux et les partis du centre, tentés par le discours « musclé » des nationalistes-conservateurs. D’autre part, les partis se réclamant du courant libéral ont d’immenses difficultés à déployer leurs valeurs sur la question du rapport à l’Autre. Pétrifiés par les enjeux et l’illusion de solutions « dures mais justes », ils cherchent à tâtons comment mobiliser leur héritage fondé sur les valeurs clefs de liberté et d’égalité.
Et pourtant, les valeurs du libéralisme qui ont fait le succès de la Suisse moderne sont-elles devenues obsolètes ? Ou alors seraient-elles inutiles, voire même dangereuses, pour traiter de notre rapport à l’Autre ? J’ai la profonde conviction que ces valeurs nous apportent aujourd’hui la seule réponse crédible et cohérente à ces défis. Spécialement sur la question du rapport à l’Autre, elles sont porteuses d’un message de progrès, d’ouverture et de responsabilité. Cette pertinence des valeurs clefs du libéralisme va au-delà de clivages partisans. Loin d’être l’apanage d’un seul parti, ces valeurs résonnent comme un appel rassemblant les tenants d’un certain humanisme.
Il souffle un vent de méfiance et de repli sur la Suisse et l’Europe. Si tous les promoteurs d’une Suisse ouverte et progressiste montaient au créneau pour affirmer la pertinence des valeurs de liberté et d’égalité, le temps de la peur pourrait céder sa place à une confiance retrouvée. Notre prospérité en dépend ; notre intégrité également.
II
Introduction
« Tous les gens, dans cette maison, on mit des rideaux blancs aux fenêtres de cuisine, ça fait une unité et puis, vu du dehors, ça présente bien. Eh bien Mademoiselle Vakulic, elle, a laissé sa cuisine sans rideau. Un trou noir. »
La voisine de la candidate yougoslave à la naturalisation
Extrait « Les Faiseurs de Suisse »
(Rolf Lyssy, 1978)
Qu’on l’adore ou qu’on le déteste, le libéralisme est partout. Il a triomphé de tous ses adversaires politiques et, dans le combat des idéaux de société, il serait déclaré vainqueur par KO. En Suisse, tous les partis gouvernementaux se prétendent libéraux et il n’est plus que quelques extrémistes de gauche ou de droite pour refuser cette étiquette. Au-delà de l’étiquetage, lorsque le PLR, le PDC et l’UDC de la ville de Zurich font liste commune avec le slogan « Votre équipe libérale pour Zurich », il est permis de douter de la solidité du socle de valeurs communes. L’étude de « libéralité » des politiciens fédéraux du politologue Michael Hermann renforce cette impression de « tout-libéralisme »¹. Le PLR et les Verts arrivent en tête du classement et empochent le prix de « libéralité » helvétique. Certains applaudissent, d’aucuns secouent la tête. Que les Verts- (libéraux), le Parti socialiste, le PDC, le PBD, le PLR ou même l’UDC se revendiquent des valeurs du libéralisme devrait nous inciter à la réflexion. Avec des amis de cette trempe, il n’est point besoin d’ennemis. Ce constat renvoie d’ailleurs à une hypothèse controversée : le programme du libéralisme serait terminé. Les principaux objectifs des fondateurs de la Suisse moderne seraient maintenant remplis et le programme libéral ferait partie du quotidien de l’ensemble des forces politiques. Sans effusion de sang, l’OPA politique serait consommée : hors du libéralisme, point de salut.
A cette écrasante victoire en politique nationale s’opposent quelques critiques que rien ne semble pouvoir convaincre. Lorsqu’il est paré de son compagnon « néo », le libéralisme rappelle les excès des politiques économiques à la façon du couple Thatcher-Reagan, le ton parfois arrogant des « milieux d’affaires » – en Suisse avec l’exemple du « Livre Blanc » de David de Pury (1995) – ou les excès d’une mondialisation exclusivement axée sur le profit des pays riches. Dès que le libéralisme devient exclusivement économique, ses critiques montent au créneau. A l’autre extrême de la critique, les conservateurs de toutes obédiences crient au scandale pour dénoncer un libéralisme utilisé pour cautionner un soi-disant « progrès social ». Le libéralisme conduirait à une politique molle du vivre-ensemble faite d’ambiance « multiculti » et de fêtes de quartier où l’on célèbre l’amour du prochain. Un libéralisme jugé responsable de la perte de repères d’individus atomisés dans une société où tout va trop vite, où les frontières entre les sexes perdent leur naturel et où les figures de l’autorité d’antan sont détruites à la fin à grands coups d’appels à la liberté individuelle. Bref, le vieux monde se délite et nous ferions bien de nous préparer à l’apocalypse.
Entre amour, haine et faux amis, le libéralisme est donc partout. Face à cette situation paradoxale, comment se réclamer du libéralisme et, surtout, de quel libéralisme ? Par-delà les incohérences et les effets d’annonce, ces paradoxes représentent une chance politique. Le discours libéral, celui qui place en son cœur une profonde confiance dans l’humain et le génie de sa liberté, est trop longtemps resté dans l’ombre de la fermeture et du repli. Une fenêtre d’opportunités politiques s’est ouverte et les forces progressistes seraient bien inspirées de saisir leur chance.
Une Suisse libérale dans son rapport à l’Autre
Cet essai traite des défis de la Suisse dans son rapport à l’Autre. Le concept de « rapport à l’Autre » a des allures de fourre-tout intellectuel. Pour beaucoup, cet « Autre » signifie avant tout l’ensemble des non-Suisses. Les passeports à croix blanche de ce côté-ci, tous les autres par là. Cette approche par la nationalité n’offre toutefois qu’une vision extrêmement limitée de l’Autre. Les défis auxquels le vivre ensemble libéral fait face ne peuvent être réduits à la distinction « Suisse contre non-Suisse ». L’Autre n’est pas l’étranger : il est mon voisin, mon collègue, mon concitoyen. Cet Autre, c’est celui qui apparaît différent et extérieur à chacun de nous. Il vise ce petit décalage entre ce que nous estimons « normal », « logique » ou même « naturel » et la vie que nos voisins décident de mener. Leurs choix peuvent parfois nous surprendre ou même nous choquer, mais ils ne font que refléter l’exercice de leur liberté.
Voici donc l’Autre avec lequel je dois construire une vie en société : un être de liberté, différent de moi, poursuivant ses propres objectifs et aspirations. Cet Autre peut être un membre du projet de société « Suisse » ou alors une personne extérieure à la communauté politique². Les réalités que peut recouvrir cet Autre, les questions que sa liberté pose pour une vie en communauté, j’ai pour défi de les traiter à l’aune des valeurs clefs du libéralisme.
Cette définition de l’Autre, de l’Autre comme un être de liberté permet aux deux parties principales de cet essai d’émerger. La première partie interroge les bases d’un rapport à l’Autre déjà présent, cet individu qui vit à mes côtés au sein de la communauté politique. Le deuxième domaine porte sur la dimension externe de ce rapport à l’Autre, cet individu en mouvement qui formule une demande d’accès à la communauté.
Entre les deux parties principales de cet essai se dresse, imposante, la question de la frontière. Cette frontière marque les limites d’une communauté politique et d’un ordre juridique. Elle nous signifie que, par-delà cette ligne symbolique, commence la Suisse. Le libéralisme n’appelle ni l’éradication des frontières, ni leur sacralisation. Les questions liées à cette limite doivent être traitées à l’aune des valeurs que la Suisse s’est choisie. La politique des frontières ne forme pas un objet extraordinaire qui échapperait à l’exigence de cohérence. De manière symbolique, le travail d’un douanier imaginaire qui décide de qui entre et séjourne en Suisse doit être évalué à la lumière des valeurs de la Suisse libérale. Pour reprendre l’analogie de l’intellectuel suisse Adolf Muschg, la communauté politique ressemble à une cellule entourée d’une membrane perméable sans cesse en contact avec ce(ux) qui l’entoure(nt). La membrane permet à la communauté d’exister en tant que communauté et assure le droit des membres de décider de leur destin, sans leur offrir l’illusion d’une vie sans contact et sans responsabilité extérieurs. L’approche libérale pose avec conviction les questions nécessaires sur l’existence, la justification et les modalités de cette frontière-membrane. Il s’agit de rendre justice aux valeurs de liberté et d’égalité à la fois à l’intérieur de la communauté et sur les liens que la communauté entretient avec l’extérieur.
Dans la première partie de cet essai consacrée aux défis internes de la présence de l’Autre, je plaiderai pour la pertinence du vivre-ensemble libéral. Comment une communauté d’hommes et de femmes aspirant à la liberté individuelle peuvent-ils créer un cadre de société où tous peuvent également s’épanouir dans leurs choix de vie ? Pour répondre à cette question essentielle, l’idée d’une Suisse « pluraliste » sera d’une aide précieuse. La Suisse, comme toutes les démocraties libérales, s’est engagée sur la voie d’une société profondément diverse. Ce développement est profondément positif : il reflète la puissance de la valeur liberté. Lorsque les individus peuvent s’inventer la vie qu’ils souhaitent, ils choisissent un parcours unique, devenant par là même l’ « Autre » parmi le familier, le « dissemblable » parmi le semblable. Dans cette société pluraliste, imposer le chablon du parfait « Helvète » s’avère à la fois dangereux et illégitime. Il n’y aura pas de retour à une Suisse prétendument homogène, à cette Suisse rêvée où tous partageaient les mêmes valeurs et idéaux et où l’ordre politique se fondait sur une unité de façade. Cette illusion porte plusieurs noms dont il est facile de se souvenir : une tyrannie de la majorité, une dictature du plus grand nombre, une violation des libertés.
A l’opposé de cet égarement romantico-conservateur, la Suisse n’a d’autre choix que d’avancer sur le chemin qui permet de faire cohabiter la plus grande liberté pour tous et l’égalité citoyenne. Complexe et difficile, l’équation exige de chacun d’entre nous