Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Fellini, songe d’une nuit d’automne: Roman
Fellini, songe d’une nuit d’automne: Roman
Fellini, songe d’une nuit d’automne: Roman
Livre électronique189 pages2 heures

Fellini, songe d’une nuit d’automne: Roman

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Un soir d’octobre 1988, cinq ans avant sa mort, Federico Fellini écoute la voix de la lune. Il s’endort et se met à rêver…
En 2005, Dino, un dilettante romain, apprend une nouvelle bouleversante : on va démolir la villa de Fellini à Fregene, une station balnéaire proche de la capitale italienne qui apparaît souvent dans les films du Maestro. Il se précipite chez son frère, vétérinaire entré en politique, pour le convaincre d’intervenir. Mais Luca, ancien membre du parti communiste, et candidat inattendu à la présidence du Conseil, a d’autres préoccupations. Dino va puiser des ressources insoupçonnées pour tenter d’empêcher la catastrophe, tandis que Luca fait campagne. Tous deux, sans en être conscients, luttent pour ressusciter des mondes disparus. Dino veut écrire une pétition et un petit livre. La digue des mots arrêtera-t-elle l’action des bulldozers ?
Tout l’univers du cinéaste défile dans ce roman : Rome, Cinecittà, Rimini et Fregene, l’enfance, les femmes, les rêves, les clowns, et en filigrane, la relation avec son frère Riccardo.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Normalienne, Sophie Guermès est professeure de littérature à l’université de Brest. Elle a écrit de nombreux essais sur la poésie et le roman des XIXe et XXe siècles ainsi que plusieurs ouvrages de fiction : La Loge (L’Harmattan, 2002), Les Ombres portées (Triartis, 2016), Bucarelli-Roma (Les Éditions du Littéraire, 2018). Elle a organisé un colloque international à l’occasion du centenaire de Federico Fellini : Fellini. L’intime et la mer.

LangueFrançais
Date de sortie27 oct. 2021
ISBN9782889493029
Fellini, songe d’une nuit d’automne: Roman

Auteurs associés

Lié à Fellini, songe d’une nuit d’automne

Livres électroniques liés

Fiction sur l'héritage culturel pour vous

Voir plus

Articles associés

Avis sur Fellini, songe d’une nuit d’automne

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Fellini, songe d’une nuit d’automne - Sophie Guermès

    1.png

    Sophie Guermès

    Fellini

    Songe d’une nuit d’automne

    « Fellini arrive à rendre une complexité de l’image autre que celle que rendent les mots. Sur une seule de ces images, on pourrait probablement écrire un livre. »

    Nathalie Sarraute

    I

    « Ô chère Lune… Salut, ô bénéfique reine des nuits ! »

    Giacomo Leopardi

    Le soir du 22 octobre 1988, Federico Fellini descendit quelques marches et sortit de l’immeuble qu’il habitait via Margutta, les mains chargées de nourriture. Il s’arrêta sur le seuil de la porte, scruta l’obscurité, murmura : « Peppino !… Bianca !… » L’air était frais, mais la pluie des jours précédents avait laissé place au soleil, qui s’était montré généreux toute la journée. Pas de pluie, c’était bon signe : les chats ne tarderaient pas à arriver. « Bianca !… Peppino !… » Un sifflement discret accompagna ses appels. Il leva les yeux. La lune croissait. Elle serait pleine mardi ; il l’avait vue gagner graduellement quelques quartiers. Dans deux semaines, il ne lui resterait plus qu’un très mince croissant. Fellini aimait observer la lune. Elle lui parlait, il entendait sa voix.

    La rue était déserte. Il se souvint que, dix ans auparavant, il était sorti à peu près à la même heure, curieux de savoir où étaient passées les trois cent mille personnes rassemblées dans la matinée à quelques kilomètres de là. Il avait vu les images à la télévision, non sans surprise. Rien ne changeait fondamentalement de ce qu’il avait toujours connu, et tourné en dérision : les mêmes chants, les mêmes défilés, les mêmes robes, les mêmes mitres. Et pourtant, en dépit de cette rassurante continuité, il pressentait que rien ne serait plus comme avant. Quelque chose comme un discret tremblement de terre, la faille qui annonçait un séisme sur les quarante-quatre hectares du Vatican. Depuis plus de quatre cents ans, le trône de saint Pierre était occupé par des Italiens. Ce matin-là, c’est un Polonais qui s’y était assis. Jeune, souriant, accessible, il ne ressemblait pas aux habituelles momies hiératiques et tiarées.

    « N’ayez pas peur, vous non plus », dit-il aux deux chats qui, en train de s’approcher, avaient sursauté et reculé en le voyant tendre le bras. Bianca avait un pelage blanc assez ras ; Peppino était noir et couvert de longs poils. Leurs yeux phosphorescents fixaient le cinéaste, qui se courba pour déposer sur les pavés les deux journaux, ouverts, remplis de viande hachée, prononçant la phrase rituelle : « De la part de la Magnani. » Les chats se jetèrent sur ce festin. Federico caressa leur dos d’une main légère et s’éloigna pour les laisser dévorer tranquillement.

    Il continuait à se souvenir de cette étrange fin de mois d’octobre 1978… Il s’était rendu au palais du Quirinal à l’invitation du président de la République qui voulait voir en projection privée, et en avant-première, le film qu’il venait de terminer, Répétition d’orchestre. Sandro Pertini avait été élu peu après l’assassinat d’Aldo Moro. Fellini, qui ne s’intéressait pas à la politique, l’estimait et l’appréciait. Le film traitait de la difficulté de diriger un groupe et de maintenir une cohésion sociale. Arrivé au sommet de l’État au pic des années de plomb, le vieux résistant était particulièrement intéressé par la façon dont celui qu’on surnommait le Phare, ou encore le Mage, traitait la question. Guider, imposer son autorité, empêcher les révoltes, parvenir à faire régner la paix, autant de problèmes qui se posaient aussi bien à celui qui dirigeait un orchestre, un tournage, ou un pays. Les plus hauts représentants de l’État se pressaient autour du réalisateur, qui répondait à leurs questions. Dans son costume trois pièces, il hochait la tête, ajustait ses lunettes, passait une main sur son crâne : oui, c’était de plus en plus compliqué de se faire entendre sans être interrompu par des revendications syndicales, des menaces de grève, un film était comme un poisson cerné de toutes parts, car il devait aussi affronter les dents des producteurs. Mais Pertini percevait de la jubilation derrière ces plaintes, car Fellini ne se sentait jamais aussi vivant que dans le chaos qu’il contribuait à créer.

    Le réalisateur repensait à cette soirée tout en gagnant, par la via del Babuino, la piazza del Popolo. Il s’attendait à la voir bondée ; elle était aussi vide qu’elle pouvait l’être un dimanche soir de fin octobre. Il s’assit sur un banc de pierre et commença un dialogue avec la lune.

    « Nous sommes le 22. Il y a dix ans, on avait commencé le tournage du film le 22 mai. Le 22, c’est le Mat, la dernière carte du tarot, quatre lames après celle qui te représente. Il a son balluchon et part sur les routes… La Strada… ‘‘Il Matto’’… Les devins et les cartomanciennes m’ont toujours dit que j’étais placé sous son influence. C’est pour ça que j’ai épousé Giulietta : elle est née un 22. C’est pour ça qu’elle m’a suivi, et que je l’ai gardée. Il y a des raisons mystérieuses, qui ne s’expliquent pas. C’est le jour de l’anniversaire de Giulietta, le 22 février, que Répétition d’orchestre est sorti dans les salles.

    – Tu divagues un peu, ce soir, Federico. Ce doit être de ma faute.

    – Non, ce n’est pas de ta faute. Je divague parce que je ne sais pas où je vais. J’ai fini un film, il est sorti il y a quinze jours, et il faudrait que j’en reprenne un autre, celui dont je rêve depuis des années, sur Venise, et qui est resté en suspens. Or ce n’est pas bon que le projet ait été interrompu, j’ai de mauvais pressentiments depuis quelque temps… L’impression que tout ira de travers… Et même pire… Je n’ose même pas demander qu’on me tire les cartes à ce sujet… Je le sens…

    – C’est parce que tu dors mal, depuis quelque temps. Ce sont tes insomnies qui te donnent des idées noires. Ne va pas te promener, tu es fatigué. Rentre chez toi, Federico, va te coucher. »

    Fellini obéit à la lune. Il se leva, rentra chez lui, chercha le sommeil et, comme si la lune avait raison, le trouva rapidement.

    II

    « La nation est une sorte de caricature

    d’homme : un énorme ventre et des mythes. »

    Henri Michaux

    Il est là, souriant, affable, une main levée à hauteur du visage, esquissant un signe amical. Des yeux bruns, ni larges, ni étroits, un nez droit, assez court, un menton rond, et quelques cheveux grisonnants près des tempes. Impossible de prononcer un quelconque jugement sur ses traits : il n’est pas beau, non, ce n’est pas l’adjectif qu’on pourrait lui appliquer, on n’y pense pas quand on le voit, la beauté, c’est autre chose, mais il n’est pas laid du tout. Rien qui heurte le sens de l’harmonie, aucun défaut rédhibitoire. Sa silhouette ne choque pas non plus : pas de kilos superflus ; un nombre suffisant de centimètres lui permet de s’élever sans dominer avec insolence. Alors, que lui manque-t-il pour être beau ? Pourquoi, du moins jusqu’à présent, n’a-t-il pas réussi à capter vraiment l’attention ?

    Britto l’a écrit dans son éditorial : il manque de mystère. Trop lisse, trop meilleur ami de la famille : on ne le remarque pas, il est transparent. Dans son psychisme, dans son comportement, on cherche les coins d’ombre, tout ce qui fait la complexité et la richesse de ceux que le chroniqueur nomme « nos grands animaux politiques », il semble en être dépourvu : le mensonge, la perversité, le goût du conflit, la délectation prise à monter les uns contre les autres, la jouissance tirée de la manipulation. Ah ! s’il était un pervers narcissique – il est permis de rêver – il serait craint et respecté. Il les tiendrait tous. Le peuple l’adorerait, se révolterait parfois, mais l’admirerait. Lui, on ne l’admire pas : il est trop comme vous et moi, trop proche des gens – on l’imagine très bien prendre un café au comptoir, conduire ses enfants à l’école –, trop prévisible.

    « Oui, mais cette richesse et cette complexité, s’il ne les possède pas encore, c’est qu’il n’est pas encore au pouvoir. Pour jouir du pouvoir, pour connaître son ivresse, pour imposer aux autres son bon plaisir sans aucune considération pour ceux dont on sait pertinemment qu’ils ne seraient pas là sans ces ors, ces voitures de fonction et ces titres, il faut l’avoir atteint. Attendez, et vous verrez. Le pouvoir change les hommes.

    – Mais non, mais non ! Pas lui. Il restera tel qu’il est. Il sera conforté de l’intérieur, mais il ne se transformera pas. Il ne deviendra pas un Néron aux petits pieds.

    – Alors… »

    Il faut bien se résigner, le rejeter, les mains liées par les cordes que nos paroles viennent de serrer, dans la charrette, sans chercher d’autre moyen de le sauver. Encore quelques instants, il montera sur l’échafaud, basculera sur la planche… ça y est, le couperet est tombé…

    « … si vous dites vrai, s’il n’est pas capable d’atteindre cette profondeur, c’est qu’il n’a pas l’étoffe d’un chef d’État.

    – L’étoffe ? En effet, ce n’est pas sa façon de s’habiller qui le distingue : les stylistes le classeraient sans hésiter dans les no look.

    – Ne faites pas semblant de ne pas comprendre : ce que je veux dire, c’est qu’il n’a pas la carrure. Il manque de charisme. »

    Étoffe, carrure… Bizarre façon d’exprimer ce qui concerne la pensée, l’action préparée par l’intellect, les programmes chiffrés, les décisions à prendre dans l’intérêt du pays. Si tout cela se résout dans la qualité d’un tissu, et la largeur des épaules, n’importe quel M. Muscles ayant réussi sa reconversion dans les affaires et pour cette raison habillé sur mesure peut prétendre à gouverner un pays. Et d’ailleurs, ça s’est vu. Mais chez nous, pas encore. La vieille Europe n’élit pas d’élégants bodybuildés.

    Ce n’est qu’une question de temps. On y viendra. Déjà la course à l’apparence a commencé. Course de fond et d’endurance. Les dentistes liment les dents, posent des implants et des bridges, les coiffeurs teignent, les diététiciens allègent les calories, les maquilleurs réchauffent ou pâlissent les carnations et les conseils se multiplient : couleur et coupe des vêtements, façon de poser la voix, de fixer une caméra. Nul n’entre ici s’il n’est prêt à la métamorphose. Il faut laisser son vieux moi, celui qui ne sert plus à rien, qu’on a trop vu et qui ne plaît pas, et accepter d’être conduit, d’étape en étape, vers l’objet de la quête, insaisissable, immatériel et pourtant manifeste, condition sine qua non de l’élection. Et le résultat tient du miracle : on était laid, ou banal ; on devient séduisant et beau. Alors on change de registre : à la carrure et l’étoffe succède, avec l’élection, et parfois avant, le charisme, cette grâce miraculeuse, cette fascination surnaturelle qu’un être peut exercer sur des millions d’autres.

    Charisme… Trois soutanes pendent dans l’ombre, dans une petite salle attenante à la chapelle. Trois soutanes de même étoffe blanche pour trois carrures différentes. C’est l’Esprit Saint qui en décide. C’est lui qui inspire les électeurs, tout le monde, ou presque, vous le dira. La faveur surnaturelle se traduit en fumée blanche elle aussi, comme la colombe, et celui qui salue au balcon de Saint-Pierre est envié de tous les chefs d’État, même des plus athées d’entre eux. Les dons exceptionnels, il n’a pas eu à les démontrer en faisant campagne ; et la fascination irrésistible qui met la foule à ses pieds peut durer par-delà sa mort. Alors, grande est la tentation de se montrer à côté de l’élu, pour le cas où son charisme serait contagieux, ou de reprendre sans le citer une phrase d’un autre élu. « Ce qui nous unit est plus profond que ce qui nous divise. » En préparation d’un concile œcuménique, l’affirmation est essentielle ; descendant les degrés pour s’adapter à la sphère profane, elle vise à éblouir l’auditoire. À la place de la chaire, une estrade ; plus de grandes orgues, mais des micros ; et au bas des pantalons sombres, parfois, les chaussettes rouges des cardinaux.

    Dans le monde profane, le passage par la chambre des larmes est long, et si la plupart ne parviennent pas à en sortir, c’est qu’il a lieu avant l’élection. Il faut endurer, convaincre et séduire en même temps. Parler en son nom pour l’avenir du pays. Annoncer ce que l’on fera, et s’adapter aux circonstances ; ajuster ses propos de façon permanente, car on n’a pas l’éternité devant soi. Promettre le bonheur ici-bas, et assurer être le seul artisan possible de sa réalisation : le messager et le Père en une seule personne, si l’on veut. Mais aussi bien – si l’on est seul à croire en son destin – le fabricant et le vendeur. Ou bien encore l’auteur et l’interprète. Croire en soi-même suffisamment pour pouvoir affirmer par la suite – après les huées, la demi-douzaine de cabarets écumés tous les soirs, les projets avortés ; quand on a eu les capacités de tenir, d’être suffisamment patient pour que survienne l’impossible auquel on s’attendait pourtant : « Moi, j’ai toujours su que j’étais une vedette. C’étaient les autres qui ne le savaient pas. »

    « Vous vous souvenez de Tonelli, il y a quelques années ? On l’avait filmé en pré-campagne… Masque grave, yeux fermés, respiration profonde ; le poids du pays pesait sur ses épaules. Il était loin, séparé des autres – sacré – par l’effroyable fardeau des responsabilités qui allaient lui incomber – qui lui incombaient déjà, puisqu’il se savait l’élu. Encore quelques semaines, les voix viendraient se porter sur lui et conforter ses certitudes. Alors s’accomplirait ce qu’il désignait par son attitude, car déjà il habitait la fonction : il devrait trancher, prendre des décisions pour le bien du peuple, pour tous ces gens – lui seul savait ce qui leur convenait, il avait un rapport personnel avec eux. C’est pour eux qu’il endurait ce martyre. On devait lui décerner la palme du courage. Il était loin, si loin… personne ne pouvait le comprendre. Masque grave, yeux fermés, respiration profonde… Oui, le pouvoir isole. Il isole même celui qui ne le possède pas mais fait comme si, investi d’une puissance fantasmatique dont l’effet se manifeste à lui seul.

    Bardi, c’est autre chose. Il n’investit pas un habit fantôme. Lui, il n’a pas la carrure. Il ne peut endosser le costume, évidemment trop large. Il lui aurait fallu – j’en parle au passé, car son sort est scellé – une présence, une autorité, et jusqu’à ce grain de folie qui distingue les grands chefs. Comment a-t-on pu penser à lui ? Il fallait vraiment que son parti soit aux abois. Ne jamais agir avec précipitation, ne jamais parler trop vite… Les politiques assurent qu’ils travaillent dans la durée, qu’ils ont besoin de temps, mais donnent presque toujours

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1