Destins de femmes: De mères en filles
Par Arlette Lameyre
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À propos de ce livre électronique
De la belle Juliette qui se marie à la veille de la seconde Guerre Mondiale jusqu’à ses arrière-petites-filles, ces mères et filles traversent leurs propres drames, elles rient, elles pleurent, elles se déchirent et se réconcilient parce qu’elles s’aiment.
Dynamiques ou passives, joyeuses ou mélancoliques, battantes ou résignées, chacune apprend à ses dépens que mère est un métier sans mode d’emploi.
En filigrane les épisodes historiques qui ont impacté la vie de ces femmes : la Seconde Guerre mondiale, Mai 68, l’élection de François Mitterand, Le Chili et Pinochet, l’arrestation du groupe Action directe, Ouvéa, l’éclipse du Soleil le 10 août 1999…
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Destins de femmes - Arlette Lameyre
Destins de femmes
Arlette Lameyre
Destins de femmes
De mères en filles
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Du même auteur
Sacrées voies du Seigneur !, Les Editions du Net, 2016
Drame au prieuré, Les Editions du Net, 2018
Chance ou malchance, qui peut le dire ?, Les Editions du Net, 2021
© Les Éditions du Net, 2021
ISBN : 978-2-312-08577-7
Chapitre 1
Si, en cette fin d’après-midi de juillet 1936, quatre jeunes gens n’avaient pas poussé la porte de la boulangerie Morvan, l’avenir de Juliette n’aurait pas dévié de sa trajectoire.
Sont imprimés sur leurs polos Lacoste les stigmates de leur transpiration et la poussière rougeâtre sur les fesses de l’un d’eux indique clairement qu’il a chu sur le court de tennis.
Lorsque Juliette demande à ces messieurs ce qu’ils désirent, ils se poussent du coude en lui souriant. Ils sont d’humeur taquine. Le premier réclame un kilo de meringue et la vendeuse précise que les meringues se vendent à l’unité ; le second veut connaître les ingrédients contenus dans la brioche et savoir si c’est elle qui l’a pétri, le troisième dévore la jeune fille des yeux. Quant au dernier il réclame une tarte aux pommes, puis non aux abricots, puis si aux pommes. Après encore quelques facéties ils ressortent tous avec une tartelette.
Derrière son comptoir Juliette les observe, tentant de saisir quelques mots des propos animés qu’ils tiennent devant sa vitrine. Ils ont tous noté qu’elle ne porte pas de corset et que ses seins se meuvent librement sous sa blouse blanche ; le grand aux meringues signale le sillon au-dessus de sa lèvre supérieure met en valeur sa bouche, semblable à un fruit juteux, un autre fait remarquer que ses cheveux noirs nattés dans le dos indiquent qu’elle n’est pas normande ; tous regrettent de n’avoir pas vu ses jambes mais ça, c’est sûr, elles sont longues et fines. Ils sont d’accord pour dire qu’elle est superbe mais se disputent sur son âge sans parvenir à trancher.
Edmond est pris à partie, enfin, lui qui passe tous les étés à Trouville, il doit bien la connaître. Comment s’appelle-t-elle ? Il n’en a pas la moindre idée et avoue n’être jamais entré dans cette boulangerie puisque c’est la bonne qui fait les courses.
Je n’aurais pas oublié ses yeux bleus incrustés d’éclats violets, vous avez remarqué ?
Juliette Morvan, dès qu’elle obtint son Certificat d’études, trouva naturel de prendre sa part de travail dans la boulangerie familiale. Les choses avaient toujours été prévues ainsi, même si personne n’en avait parlé. Ses parents avaient assumé leur rôle, la petite savait lire, écrire, compter, pouvait réciter quelques fables de La Fontaine, connaissait les départements français ainsi que les préfectures et les chefs-lieux de canton, bref elle avait de quoi affronter le monde et il était temps qu’elle apprenne à tenir une boutique. Plus tard elle prendrait la relève, se marierait avec un brave garçon, ferait quelques enfants et son avenir, ainsi programmé, serait une bonne vie.
Les Trouvillais ne fréquentent pas en nombre la boulangerie qui n’est pas située en centre-ville, mais rue des Bains ; de plus, les propriétaires sont considérés comme des étrangers, le patron étant breton et sa femme niçoise. Mais les bourgeois parisiens qui se rendent à la plage assurent trouver là le meilleur pain de tout le Calvados, et que l’accent méridional de la patronne ensoleille les brumes matinales normandes. J’ai l’impression d’être sur la Côte d’Azur, lui a dit un jour un client.
Il fallut qu’Edmond fasse preuve d’assiduité et ingurgite de nombreuses tartes aux pommes, pour obtenir un rendez-vous. Non que Juliette joue la coquette mais elle aime, le soir après le dîner, sortir avec ses anciens camarades de classe. Ils se promènent sur la jetée, à l’embouchure de la Touque, ou marchent le long de la plage en émettant des commentaires ironiques ou admiratifs sur les villas des Parisiens qui, à n’en pas douter, doivent tous être banquiers.
Il est vrai que cet Edmond lui plaît beaucoup. Il a une allure sportive, un sourire franc, des mains longues et fines de celui qui n’a jamais fait de travaux manuels, et une élégance naturelle. Mais, après les vacances il partira tandis que ses amis seront toujours là, fâchés d’avoir été abandonnés durant l’été. Elle en est là de ses réflexions lorsqu’elle s’entend répondre oui à Edmond.
La soirée est douce et les étoiles scintillent comme pour lui montrer le chemin vers l’Hôtel de Paris. C’est la première fois qu’un jeune homme inconnu lui donne rendez-vous et cela la rend nerveuse et la culpabilise. Tout ça c’est la faute de sa mère. Marie Morvan, en bonne commerçante, a interrogé ce nouveau client le quatrième jour de tarte aux pommes. « Vous êtes en vacances, comment trouvez-vous Trouville ? ». Il précise qu’il vient ici depuis l’enfance, ses parents ayant une villa sur la Côte. Il se présente, Edmond Saintonge. Marie connaît sa mère, passée à la boulangerie durant les vacances de Pâques pour demander qu’on lui livre pains et brioches car leur bonne s’était foulé la cheville !
– – À Pâques j’étais en Angleterre chez mon grand-père et mes oncles. Ma mère est anglaise.
– – Ah, il me semblait bien… enchaîne Madame Morvan, puis elle se tait car de nouveaux clients entrent dans sa boutique.
Juliette respire profondément, elle n’aura pas à subir l’humiliation de l’entendre dire à Edmond que c’est elle qui livrait chez les Saintonge.
Pour se rendre à son rendez-vous, elle fait quelques détours afin de ne pas tomber sur sa bande vespérale. Elle craint que ses amis normands la voient, notamment Baptiste, né un jour avant elle, qu’elle fréquente depuis sa tendre enfance. Elle se souvient de leur escapade sur le chalutier de son père, lorsqu’ils avaient huit ans, et l’après-midi qu’ils avaient passé à explorer leurs anatomies respectives. Lorsque Baptiste fit pipi Juliette trouva que c’était tout de même plus pratique et élégant de faire ça debout plutôt qu’accroupi. Il lui raconta qu’à la naissance de sa petite sœur, son père étant en mer, c’est lui qui courut chercher Souazic, la sage-femme bretonne, et bien qu’il fût chassé de la chambre par l’accoucheuse, il avait pu voir très nettement, assurait-il, que les bébés sortaient du derrière de la maman… et il introduisit son doigt dans l’anus de Juliette. Par là, comme le caca ! D’ailleurs la vieille Souazic n’arrêtait pas de dire à Maman : « Pousse, pousse ma fille ! »
Cela déclencha le fou rire des deux enfants qui se traitèrent simultanément de crottes de bique, de bouse de vaches, de merdouille.
Alors le bébé sort tout sale ? questionna Juliette. Oui c’est dégoûtant, il faut le laver. Et ils continuèrent à prononcer avec jubilation caca, gros caca, crottin et même merde. Sept ans après elle en sourit avec nostalgie.
Edmond est nerveux, viendra-t-elle ? Et puis il l’aperçoit et en a le souffle coupé. Quelle beauté ! Il marche à grand pas vers elle, la fait asseoir sur le premier banc qu’il trouve et pose une main sur les siennes en bredouillant : « Je veux tout savoir de vous ! ». L’adolescente s’empourpre. Jamais on ne lui a demandé de parler d’elle. Les gens la connaissent, la petite Juliette, la fille des boulangers. Elle murmure le premier événement qui lui semble jouer en sa faveur : « J’ai eu mon Certificat d’études l’année dernière ». Déconcerté par ce genre de réponse, après un léger silence, Edmond s’exclame : « Bravo. On voit tout de suite que vous êtes intelligente. »
Juliette se tait. Il se moque sans doute d’elle. Que fait-elle là avec cet inconnu ? Un jeune homme narquois, voilà ce qu’il est. Elle murmure qu’elle doit rentrer et pense immédiatement à rejoindre ses amis.
Il proteste, cela fait à peine cinq minutes qu’ils sont ensemble. Alors, afin de la mettre à l’aise, il parle de lui, de sa mère qui souhaitait qu’il brigue une carrière dans l’armée. Elle voulait que je devienne militaire comme son père et ses oncles, mais j’aime mieux construire que détruire, assure-t-il.
Juliette murmure :
– – Je trouve bizarre qu’une mère souhaite que son fils fasse la guerre.
– – Ah c’est une Anglaise… militaire c’est prestigieux pour elle. Et puis l’uniforme, quelle classe !
Il éclate de rire. Il paraît que cela plaît aux filles. Heureusement mon père m’a soutenu. Il est bien français, lui. J’adore mon père, c’est un homme bon et bienveillant. Et vous ? vos parents ?
À nouveau il la sollicite, mais Juliette se renfrogne, le trouve presque indiscret… elle ne sait que dire. Elle est mal à l’aise, aucun de ses camarades ne lui poserait ce genre de question. Edmond se lève et propose de marcher un peu. Juliette se lève à son tour, défroisse sa robe ; alors il soupire :
– – Je vous trouve tellement jolie. J’aimerais bien sortir avec vous. De temps en temps mon père me prête sa voiture. On pourrait aller se promener. Vous connaissez Honfleur ?
– – J’y suis allée une fois avec mes parents… à vélo… Pour fêter les cinquante ans de mon père. On a même déjeuné au restaurant. J’ai un bon souvenir…
– – Ah Juliette, vous me plaisez énormément… vous semblez tellement naturelle…
– – Ça veut dire bête ?
– – Mais non voyons… c’est que mes camarades filles sont plus… comment… sophistiquées… compliquées… coquettes… vous, vous êtes authentique.
– – Il faut que je rentre maintenant.
– – On peut se voir demain soir, ici, au même endroit… on ira faire une petite promenade si ça vous dit.
Il lui donne un baiser fraternel qui lui procure un léger frisson, et elle s’enfuit à grandes enjambées. Il n’est pas trop tard pour rejoindre ses camarades, ce qu’elle ne manque pas de faire. Ils savent déjà. Impossible d’avoir quelque secret dans ces petites bourgades. Baptiste l’accueille avec un « parisien tête de chien » et une bourrade pas très amicale. Les filles veulent des détails mais elle n’a pas grand-chose à confesser.
Les rendez-vous se succèdent. Edmond emprunte la voiture de son père pour aller voir la mer du calvaire ou faire des promenades vers Blonville ou Villers. Pour la première fois de sa vie Juliette monte dans une automobile. Il a précisé que c’est une traction avant de chez Citroën. Cela ne lui dit rien mais elle pense qu’il est de bon ton de prendre un air admiratif.
Il s’effraye un peu lorsqu’elle avoue ses quinze ans mais préfère l’oublier. Il est très amoureux et elle aussi.
Cet été-là, une nouvelle clientèle vient s’ajouter à la précédente, obligeant le boulanger à faire des fournées supplémentaires. Léon Blum a accordé quinze jours de vacances aux ouvriers, ainsi qu’un « billet populaire de congés annuel » pour leur permettre de prendre le train. Les côtes normandes sont à la portée de nombreuses bourses. Les Morvan observent d’un œil amusé les regards offusqués de leur clientèle bourgeoise n’appréciant pas de partager leur plage avec cette population hétéroclite vêtue, d’après eux, de maillots bain grotesques !
Secrètement Edmond rêve de voir Juliette dévêtue, elle ne peut avoir qu’un corps de déesse. Il lui propose des baignades en mer, le dimanche après-midi puisque la boulangerie est fermée. Elle n’a pas de tenue de bain, elle ne sait pas nager, elle ne se trempe que les jambes. « Je vais sur la plage pour ramasser des moules, des coques ou parfois des huîtres ! Nous, on ne se baigne pas, ironise-t-elle, c’est bon pour les touristes. » Il insiste et lui propose même un maillot de bain de sa mère mais Juliette demeure inébranlable.
Au début du mois d’août l’actualité se concentre sur les Jeux olympiques de Berlin, grand sujet de conversation sur les plages, les marchés, au café… mais nos amoureux s’en moquent bien.
Septembre arrive trop vite. Edmond rentre à Paris avec ses parents, poursuivre ses études à l’École Bréguet et les jeunes gens se désespèrent de cette séparation. « Viendrez-vous ici pour Noël ? » s’enhardit Juliette. Hélas non, Christmas est sacré pour ma mère et nous le passons toujours en Angleterre. La jeune fille n’ose pas demander ce que signifie Christmas mais elle comprend qu’ils ne se reverront pas avant l’été prochain et ses yeux se remplissent de larmes. Edmond est trop content de la consoler.
Les Morvan apprennent la fréquentation de leur fille. Le père n’apprécie pas du tout et craint pour la réputation de Juliette et par extension, celle de son commerce. Cependant Marie Morvan plaide la cause de sa progéniture auprès de son mari, lui demandant de ne pas gâcher cette amourette qui durera l’espace d’un été mais assurera à Juliette un joli souvenir pour la vie. Elle n’a que quinze ans et ils sont si beaux tous les deux ! Lui interdire de le voir ne sert à rien, ils se rencontreront en cachette… comme nous au début, soupire-t-elle. Son mari la regarde tendrement et murmure « alors nous la surveillerons discrètement ! »
Quelle n’est pas la surprise de la jeune fille lorsqu’une semaine après le départ d’Edmond elle reçoit une lettre de lui. Posée sur le comptoir de la boulangerie, elle passe la journée à l’observer d’un œil méfiant. Le soir, à la fermeture, sa mère lui met la lettre entre les mains en lançant, de son accent chantant : « Alors tu l’ouvres cette enveloppe oui ou non, parce que moi j’aimerais bien savoir ce qu’il te dit. » Juliette écarlate la décachette d’une main tremblante, espérant que ce n’est pas une lettre de rupture. Sa mère l’observe, et lorsqu’elle voit les yeux pétillants de sa fille elle sourit à son tour.
Chaque semaine Juliette ouvre son plumier en bois, en sort le porte-plume, y insère sa plume Sergent-Major qu’elle a pris soin de nettoyer lors de sa dernière correspondance, et rédige une longue missive, en réponse à celle de son amoureux, s’appliquant dans la calligraphie et l’art de tracer les pleins et déliés, comme elle l’a appris à l’école.
Edmond est-il fidèle ? À son âge, à Paris, avec toutes ces jolies filles ? Ces questions n’effleurent pas Juliette. Ses lettres sont celles d’un homme amoureux, très amoureux et elle lui répond sur le même ton puisqu’elle est dans le même état d’esprit que lui. Les années passent, ponctuées par les vacances annuelles au cours desquelles ils se retrouvent, l’absence enflammant leur passion réciproque.
Ils se marient le 31 août 1939, juste avant l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. Les Morvan se sont fait une raison d’autant que Juliette a avoué à ses parents être enceinte, mais Edmond a dû tenir tête de longues heures à sa mère qui n’admettait pas cette fréquentation « avec le bas peuple ». Il est vrai que cette jeune fille est splendide, mais est-ce une raison suffisante pour passer sa vie avec une femme quasiment analphabète, ignorant les usages de la bonne société, possédant un vocabulaire restreint ? Et, avec l’âge, que restera-t-il de sa beauté ?
Pas de cérémonie à l’église de Trouville pour le mariage, ni les circonstances politiques ni les conditions sociales ne s’y prêtent, seuls les parents sont présents. Baptiste, qui s’est marié six mois auparavant, a accepté d’être le témoin de Juliette et celui d’Edmond est un partenaire de tennis.
Tess Saintonge affiche sa frustration, elle qui a toujours rêvé d’organiser un mariage grandiose pour son fils unique se voit privée d’une activité qui l’aurait occupée plusieurs semaines. Quant à Armand Saintonge, tout en ne laissant rien paraître, il est tombé sous le charme de Juliette, et a compris, dès le premier regard, pourquoi son fils est amoureux de cette si belle jeune fille. Après la brève cérémonie à la Mairie il invite cette nouvelle famille à venir boire une coupe de champagne dans