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Stravaganza
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Livre électronique341 pages4 heures

Stravaganza

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À propos de ce livre électronique

1726. Antonio Vivaldi est célèbre. Venise, Vienne, Amsterdam, Londres, Paris, Dresde... la plupart des capitales le considèrent comme le plus grand violoniste de son temps. Maître de musique au Pio Ospedale Della Pietà, le plus prestigieux des hospices financés par la Sérénissime, et réservé aux jeunes filles sans famille, il a pour mission de former ses élèves aux études musicales. Il s’éprend de l’une d’entre elles, une chanteuse : Anna Giro. D’origine française, elle a seize ans et elle est fort belle. Pour elle, il compose un ou deux opéras chaque année en lui réservant le rôle principal. Il tire de ces spectacles de belles recettes qui lui valent des jalousies féroces. Venise est une ville dangereuse, d’autant plus qu’Antonio est prêtre et vulnérable. Ses rivaux le dénoncent à l’Inquisition. On veut l’expulser du théâtre Sant’Angelo dont il est devenu le directeur. Ses opéras sont interdits dans certaines villes d’Italie sous prétexte que ses mœurs libertines sont incompatibles avec son état ecclésiastique. Par bonheur, Antonio Vivaldi a de puissants protecteurs : l’empereur d’Allemagne, le roi du Danemark, l’ambassadeur de France. Il oublie les ombres qui le menacent grâce à une frénésie de création : 460 concertos, 63 opéras, plusieurs oratorios. Le succès, l’amour, le plaisir... la jeune Anna illustre à sa manière, légère, la vie tumultueuse de son maître et celle de Venise.
LangueFrançais
Date de sortie22 févr. 2016
ISBN9791029004209
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    Stravaganza - Claude Merle

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    Stravaganza

    Claude Merle

    Stravaganza

    Les Éditions Chapitre.com

    123, boulevrad Grenelle 75015 Paris

    © Les Éditions Chapitre.com, 2016

    ISBN : 979-10-290-0420-9

    La musique est la peinture des passions

    Stendhal.

    1

    L’heure est blafarde, brume et écume sur la lagune curieusement houleuse. Sur les pontons inondés, les pêcheurs détachent leurs barques dans un envol d’oiseaux blancs. On entend le raclement des coques sur les bittes de bois. Les deux jeunes filles se glissent sous les tentes, dressées au bout de la Piazzetta en l’honneur des dignitaires impériaux. Abrutis par quatorze heures de festivités, les Autrichiens ont trouvé refuge dans leur palais des Schiavoni. Venise est déserte, à l’exception de rares ombres ivres de danse et de vin.

    – Tu crois qu’il va venir ? chuchote Maria.

    Anna regarde sa brune compagne en fronçant le nez avec une expression de reproche comique :

    – De qui doutez-vous au juste, ma chère ? De ma séduction ou de l’audace de notre ardent chevalier, Leone Angelo de Massa Carrara ?

    – Chevalier, ce nigaud !

    – Autrement dit, vous doutez des deux ?

    – De toi, certes pas. Comment oublier ta façon d’affoler les cœurs avec ta Laodice ? Ces cœurs, je les comprends !

    Anna hausse une épaule dédaigneuse :

    – Pour trois couplets…

    – Comme si tu n’étais pas sensible aux éloges ! Chacune de tes apparitions a fait sensation. La Pallade Veneta elle-même en a parlé.

    Laodice, l’opéra d’Albinoni, a remporté un vif succès. Le nom d’Anna figurait sur l’affiche du théâtre San Moisè : Anna Girò, mezzo soprano ! Maria aurait vendu son âme pour être à la place de son amie.

    – Mes adorateurs avaient soupé avant le spectacle. Les sarde in saor et le vin de Rimini accentuaient les gargouillements qui masquent les fausses notes, ironise Anna.

    – Ingrate ! Et ne me dis pas que cette lettre d’amour est la première !

    – La quatorzième, et toutes aussi menteuses ! Que fait Leone ? Il est six heures.

    – Six heures moins dix.

    – Précisément. Un amant passionné doit avoir une demi-heure d’avance. Dix minutes trahissent la tiédeur. Quant au soupirant ponctuel, il dénonce le maniaque, la pire des engeances.

    Maria secoue la tête. Elle admire les faux caprices d’Anna, ses yeux malicieux, ses boucles dorées jusqu’au creux des reins, le ruban bleu négligemment noué, ses seins ronds sous la dentelle. Anna a débuté à l’opéra il y a six mois, à quatorze ans à peine. Et elle est déjà femme avec toutes les grâces de la prime jeunesse, un mélange affolant de fraîcheur et de volupté.

    – Le voici, tais-toi ! ordonne Anna.

    D’un même geste, les jeunes filles dissimulent leurs visages sous leur châle et reculent dans l’ombre de la maison de toile. Le garçon est petit, blond et joufflu. Il porte une velada serrée à la taille, un gilet brodé, une culotte de soie rouge nouée aux genoux et des chaussures à boucle d’argent, une tenue ridiculement cérémonieuse pour un rendez-vous aussi matinal. Maladroit, il s’embronche dans un rouleau de cordages. La main d’Anna étouffe le rire de Maria avant de se terminer en caresse. La jeune chanteuse recherche ces contacts : presser une main, effleurer une gorge, étreindre une taille. Une chatte en mal de douceur.

    – Il est mignon tout de même, constate Maria en reprenant son souffle.

    – Si on aime les putti.

    Le jeune garçon fait les cent pas d’un air affairé pour échapper à la curiosité des marins du port et celle des nobles assemblés sur le broglio.

    – Qu’est-ce que tu attends ? chuchote Maria.

    – Qu’est-ce que j’attends ?

    – Tu ne vas pas à sa rencontre ?

    – Moi ?

    – Je croyais… Sa lettre était bien tournée…

    – Ce n’est pas ce que prétend l’orthographe.

    Maria part d’un rire silencieux.

    – Tu es impitoyable !

    Sur le quai, un rayon de soleil fait briller les soieries du galant. Il s’écarte vivement de l’eau pour éviter d’être éclaboussé au passage d’une sanpierota.

    – Le fils du duc Massa Carrara, un titre, cinq mille ducats de rente, je te trouve bien difficile !

    – Une grosse bourse, mais de petits grelots.

    – Tu n’as pas honte ?

    – Et toi ? Tu me parais bien renseignée sur ce petit monsieur.

    Maria pouffe dans son châle tandis qu’Anna lui fait les gros yeux :

    – Ne rêvez pas, mesdemoiselles. Les grands seigneurs achètent votre voix, ne leur vendez pas le reste.

    Maria reconnaît l’accent de Madonna, la prieure de la Pietà. Anna a toujours eu l’art d’imiter les voix, et la chance de décourager quiconque d’imiter la sienne. Un timbre frais, délicat, nuancé. Toutes deux ont appris le chant, le violon et le clavecin à l’hospice, durant huit années, parmi de jeunes élues de l’aristocratie assez fortunées pour assumer les frais de scolarité. Des deux, Anna était la plus douée. Tout lui réussissait. Bien qu’aussi jolie qu’elle, Maria n’avait pas sa grâce innée ni son talent de comédienne.

    – Je suis fille de perruquier et toi, nièce d’orfèvre, comment l’oublier ? poursuit Anna. Le duc a payé mes trois dernières scolarités.

    – Un beau placement.

    – Ne dis pas ça ! J’ai l’impression d’avoir une dette envers lui. Ce nigaud là-bas, son fils, compte sans doute toucher les intérêts.

    – Folle !

    – J’ai chanté à six reprises dans le palais de son père comme un oiseau aux ailes rognées. C’est suffisant pour m’acquitter, non ?

    Au même instant, le vent, qui fait claquer les toiles, attire l’attention du jeune duc.

    – Attention ! souffle Anna en poussant son amie derrière l’estrade réservée aux musiciens.

    Précaution superflue : Leone regarde de tous côtés, désorienté, en se rongeant les ongles.

    – Vilaine habitude ! gronde Maria. Ton séducteur s’impatiente.

    – Plus pour longtemps, voici sa belle.

    Les deux curieuses écartent la toile. Une jeune femme traverse la Piazzetta. Ses talons de bois résonnent sur les dalles.

    – C’est Paolina ! s’exclame Maria.

    Anna émet un petit gloussement de joie anticipée.

    – Elle-même.

    – Que vient faire ta sœur dans cette aventure ?

    – La lettre est adressée à la signorina Giro, non ? Eh bien, la signorina Giro, la voici.

    La voix est rieuse. Deux fossettes se creusent sur ses joues, parodie d’innocence. Paolina, la sœur aînée d’Anna, a vingt ans de plus qu’elle. Douce, avisée, protectrice, elle lui sert de mère et d’impresario.

    – C’est toi qui as monté cette farce ? souffle Maria, incrédule.

    Les deux jeunes filles s’avancent à la limite de la tente pour entendre ce qui va suivre tandis que Leone regarde approcher Paolina avec l’expression affolée d’un coq face au renard.

    Paolina esquisse une révérence :

    – Votre servante, monsieur.

    Le garçon ôte son chapeau et s’incline un peu trop bas :

    – Mille grâces, madame.

    Il rougit en voyant la jeune femme agiter le billet qu’il imaginait entre des mains plus juvéniles.

    – Votre lettre est flatteuse, monsieur. Je vous en remercie. En la lisant, d’abord, j’ai hésité entre la candeur et l’insolence. J’ai opté pour la première, car je connais le duc, votre père, qui est homme d’honneur et je fais crédit à son fils de lui ressembler.

    La voix de Paolina est tendre à souhait. « Quel talent ! » songe Anna qui se retient d’applaudir. Le garçon remue les lèvres, mais aucun son ne sort de sa bouche.

    – Il n’a jamais été aussi rouge ! pouffe Maria en devinant la comédie qui s’ébauche.

    Anna la pince :

    – Chut !

    – Pour oser me déclarer vos sentiments, vous avez besoin d’indulgence, écrivez-vous, poursuit Paolina. Pourquoi me fâcher d’un amour que j’ai fait naître ? Cependant, cette naissance est bien inattendue, car enfin nous nous sommes croisés deux fois chez le duc. Avouez que c’est peu, même pour un coup de foudre.

    – Excellent ! chuchote Anna.

    – Sans être coupable on peut être malheureux, ajoutez-vous. C’est la raison de ma présence. Malgré ma résolution de ne pas vous répondre, j’ai consenti à vous rencontrer. Telle est la puissance des sentiments. Cela doit vous prouver l’estime que j’ai pour vous. J’espère que vous en évaluez le prix.

    Le vent colle sa robe à ses jambes. Paolina est une belle femme au corps généreux et le fils du duc s’en émeut.

    – Je ne pensais pas… commence-t-il d’une voix faible.

    – Vous ne le pensiez pas ?

    Le ton est sévère. Leone s’affole :

    – Ce n’est pas ce que je voulais dire.

    – Vous étiez donc sincère ?

    – Certes.

    Ce mot balbutié, les deux moqueuses le devinent sans l’entendre.

    – J’en suis soulagée, monsieur. Vous devez savoir que je suis vertueuse. Consentir à ces rendez-vous clandestins mettrait ma réputation en péril sans un mot capable de mettre un terme à mes alarmes.

    – Un mot ? répète le soupirant désorienté.

    – Un mot que vous n’avez ni écrit ni prononcé jusqu’à présent.

    – Lequel, s’il vous plaît ? demande Léone d’une voix faible.

    – Celui d’hymen, précise la jeune femme, impitoyable.

    Sous leur tente, Anna et Maria jubilent.

    – Seigneur !

    – Il est pris au piège.

    – Le jeu est bien cruel !

    – Pas plus que le sien.

    Le petit duc porte une main tremblante à son front. En haut du campanile, la Marangona salue le lever du soleil.

    – Il se fait tard, murmure-t-il.

    – Tard ?

    Il fait un geste vague en direction de Saint Marc :

    – Je veux dire la messe… mes devoirs…

    – Allez, monsieur. J’espère recevoir bientôt de vos nouvelles, dit Paolina en réprimant un sourire.

    Leone Angelo Massa Carrara incline la tête, vaincu.

    – Vous avez un bel habit, je vous en fais compliment, ajoute Paolina.

    Sur le quai, un petit groupe de charpentiers de l’arsenal observe la scène avec curiosité. Le soupirant ôte son chapeau et l’on dirait qu’il salue son public avant de s’enfuir à grands pas.

    – Le voilà guéri de sa fièvre amoureuse, soupire Anna. Surtout ne te montre pas !

    Paolina regarde les galeries du palais puis s’en va à son tour. La lettre d’amour s’échappe de ses doigts et s’envole. Maria s’élance.

    – Laisse ! lui ordonne Anna. Le vent est en bonne compagnie.

    2

    La main d’Antonio Vivaldi court avec sa frénésie coutumière. La plume grince. Les feuilles sitôt noircies recouvrent la tablette, s’envolent et chutent sur le parquet. Il les ramassera plus tard avant de les confier à un copiste, celui qu’égarent le moins ses abréviations et ses omissions. Parfois, Anna les recueille et les ordonne elle-même. Elle sait lire la musique, surtout la sienne, et la transcrire à l’occasion. Lui, s’interrompt par moments pour saisir son violon. Anna se laisse alors envahir par la mélodie et ses variations quand l’archet improvise à l’infini.

    Dans ces moments-là, elle admire sa force, ses muscles tendus comme des cordes, ses doigts nerveux, sa laideur de faune, ses cheveux roux collés par la sueur à son front tourmenté. « Le prêtre rouge », c’est ainsi qu’on le surnomme. Les plaisantins prétendent que l’uniforme écarlate des filles de la Pietà a déteint sur lui. Son véritable nom, Vivaldi, évoque la vivacité de son esprit.

    Depuis six ans qu’elle se soumet à ses enseignements, Anna ne l’a jamais vu une seule heure en repos. Toujours en train de voyager, de professer, de jouer, de composer, le jour, la nuit jusqu’à l’aube, usant les chandelles, épuisant des copistes incapables de suivre son rythme : sonates, concertos, messes, oratorios, motets, cantates, psaumes, sérénades… un fleuve tumultueux qui gronde et déborde.

    L’opéra est sa nouvelle passion, une chance pour Anna. Il lui répète : « Chaque voix a sa mélodie, la tienne est unique. » Personne ne lui avait parlé ainsi auparavant, même ceux qui prenaient plaisir à l’écouter.

    Quand il reprend son violon pour faire résonner ce qu’il vient d’écrire, elle s’exclame, malicieuse :

    – Maître, cette aria, je m’en souviens. N’est-ce pas celle de la Virtus Trionfante ? Non, plutôt la Juditha : Quo cum patriae me ducit amore. C’est elle, non ?

    Elle connaît la réponse : son oreille la trompe rarement. Au lieu d’acquiescer, le maître l’ignore. On dirait qu’il a oublié sa présence. Cependant, l’air change de ton. Andante, soudain, ce n’est plus la Judith insouciante, mais un son grave, déchirant. Anna se garde bien de le faire remarquer. Son maître se méfie de l’émotion comme de la peste. Il lui préfère la virtuosité. « La musique est une ivresse raisonnée. »

    La plume se remet à grincer. Sa sonorité déplaisante n’en finit pas. Plus tard, épuisé, Antonio se baignera dans l’eau glacée pour éteindre le feu qui le consume. Il fait cela plusieurs fois par jour au mépris des médecins qui dénoncent la corruption des eaux vénitiennes. Le froid rougit sa peau blanche, et l’huile du Siam masque le fumet de son épiderme.

    Anna repousse le drap, s’assied et s’étire avec une impudeur tranquille. Ses reins se cambrent, ses petits seins durcissent et ses jambes, ouvertes en position du lotus, révèlent une toison dorée encore duveteuse quoique bien fournie. Le regard du maître, rêveur, s’attache à cette vision aimable. Il frémit, elle croit qu’il va la rejoindre, elle l’espère, mais il se penche fébrilement sur sa portée. La plume griffe la partition. En constatant avec dépit ce que sa beauté lui inspire, la jeune fille se mord les lèvres.

    La cellule – peut-on appeler une chambre cette partie d’un grenier, éclairée par de minuscules fenestrons ouverts sur le ciel ? – occupe le haut de l’annexe du théâtre Sant’Angelo, une petite maison que le maître a baptisée poétiquement la maison des Harmonies et qu’il réserve aux répétitions. Des tuiles brûlantes en été, glacées en hiver, une charpente enchevêtrée, d’anciens décors aux toiles décolorées, une sorte de trône rond réservé au maître, une tablette, un chaudron, un divan de velours vert qui fut celui d’Agrippine sur la scène de l’opéra voisin, et des cierges allumés un peu partout.

    À l’étage inférieur, Chiara Orlandi et le castrat Felice Novelli répètent sous la direction de Francesco Biancardi et de Jacopo Peruzzi, les suppléants de l’orchestre. Les voix, le violon et le clavecin couvrent les bruits venus de la mansarde, souvent étrangers à l’éducation musicale.

    Le temps s’éternise. Antonio se perd dans ses variations. Il enrage à cause d’un accord rétif, taille sa plume, la tord, bouscule son encrier. Anna, frissonnante, s’enveloppe dans son drap et se recouche sur le divan de l’impératrice. Le maître lui a promis un rôle dans sa Dorilla. Elle ignore lequel. Peut-être écoutera-t-elle Felice qui la presse de rejoindre la troupe de Torelli. Le compositeur n’a pas le génie de Vivaldi, cependant il est meilleur imprésario.

    Elle ferme les yeux et se prend à rêver au drame d’Agrippine. Son emploi est celui d’une jeune romaine victime de Néron, un jouet fragile entre les mains du tyran. Elle a peur, elle implore, sa voix se brise. La foule gronde. Sa rumeur est celle des spectateurs du grand théâtre qui acclament Anna Girò, comblant son ambition d’être un jour l’égale de la grande Faustina Bordoni, l’égérie de Johan Adolf Hasse.

    Brusquement, son rêve se déchire. Une main impatiente écarte le drap, un corps se glisse auprès du sien. Antonio ! Elle feint de dormir. Le bon plaisir du maître attendra. C’est mal le connaître : ses doigts ont sur son intimité la même virtuosité que sur les cordes de son violon. Pianissimo, d’abord, un long effleurement dont la délicatesse étonne chez le compositeur frénétique. Puis largo, une succession de caresses amples qui annoncent une violence improbable, et réveillent sa chair, malgré elle. Elle n’est plus qu’un instrument dans un flot de sensations accordées à leurs deux harmonies. Elle s’abandonne en oubliant, comme toujours, son âge et son état : Antonio pourrait être son père et il est abbé, un homme de Dieu. Seigneur !

    Comment résister à une telle inspiration ? La musique de leurs corps ne ressemble à aucune autre. Cet accord sublime, leurs lèvres, leurs tremblements, leurs flux, leurs sueurs, ce mélange, ce philtre céleste et diabolique, ces cris étouffés, jusqu’à la langueur qui succède au paroxysme. C’est cet adagio qu’elle préfère et qu’il néglige.

    – Tu tardes trop à reprendre !

    Le ton sévère la dégrise. Elle repousse ses cheveux défaits et l’interroge du regard : n’a-t-il pas pris son plaisir à son gré ?

    – Après la troisième mesure !

    Il fredonne. Elle reconnaît l’aria du deuxième acte d’Ottone qui leur sert d’exercice. La musique reprend ses droits. La volupté n’était qu’un intermède au même titre que le bain du maître, deux façons différentes d’apaiser ses ardeurs qu’enflamment ses maudites sérénades.

    Anna s’étire.

    – Pour ma part, j’ai trouvé le passage fort bien interprété.

    – Un temps de retard, te dis-je !

    La main de la jeune fille prend, sur le ventre du maître, un chemin qui défie la décence. Elle soupire :

    – Reprenons, puisqu’il le faut.

    Antonio bondit hors du divan et se plonge dans son chaudron pour reprendre ses esprits. Anna se lève à son tour. Elle se rhabille avec des gestes paresseux qui retardent le renoncement à sa nudité. Tout en ordonnant ses longs cheveux, elle chante l’aria d’Ipermestra, comme si elle ignorait que son amant a décidé de confier le rôle à une autre.

    Elle le fait avec une négligence qui masque une réelle application. Cet air, elle le travaille pendant des heures depuis un mois. Accroupi dans l’eau froide, son maître admire la jeune Danaïde. Si sa voix manque de puissance, elle est toute en nuances. Rares sont les femmes capables d’exprimer aussi bien la joie, la passion, la mélancolie, la douleur et le désespoir. Il ne se trompe jamais sur ses élèves. Le talent de tragédienne de sa protégée, joint à une grâce de ballerine, assurera son succès. À lui de plier la musique à ce frêle organe comme il a plié son jeune corps à ses plaisirs. L’air d’Ipermestra ne convient pas à la tessiture d’Anna, pourtant elle l’interprète avec un talent inné, sans son aide.

    – Où as-tu trouvé la partition, dis-moi ?

    Elle hausse ses épaules nues.

    – Geminiano me l’a envoyée.

    Géminiano Giacomelli, l’un des rivaux de Vivaldi, est l’auteur d’une Ipermestra qui a triomphé au théâtre Saint Jean Chrysostome.

    – Tu mens !

    – Moi ?

    Cet air d’innocence ! Elle tend les bras, se tord les mains. La voix d’Ipermestra prend des accents déchirants. On dirait que la volupté, tantôt ressentie, a enrichi sa voix. Certains le prétendent. Antonio est tout près de le croire.

    3

    En ce milieu de septembre, à Venise, il fait aussi chaud qu’en plein été. Anna se bénit d’échapper aux pesantes robes de satin imposées par l’étiquette de la cour de France, qui démontre que, pour un jour, l’ambassade est une partie du royaume des lis en terre sérénissime. Ses jardins, pourtant vastes, peinent à contenir la multitude de seigneurs et de dames rescapés de la touffeur des salons.

    Lorsqu’Antonio lui a ordonné de l’accompagner sous prétexte de porter ses partitions, Anna a hésité sur sa tenue : l’uniforme de la Pietà ou bien sa robe bleue, dont le seul mérite est de mettre en valeur sa gorge et sa taille mince. Pour finir, elle a choisi la longue tunique de Laodice, témoin de son premier succès sur la scène du San Moisè. Le lin blanc épouse avec décence ses formes menues. Ceux qui l’observent ignorent qu’elle est nue sous la toile légère.

    Antonio, le premier, l’a examinée d’un air surpris. Après un moment d’hésitation, il a hoché la tête sans faire de commentaire, et elle a pris le tic du maître pour une approbation. Le lin n’est-il pas symbole d’innocence ? De son côté, l’ambassadeur de France, le comte de Gergy, un grand seigneur jadis ministre de Louis XIV, s’est attardé plus longtemps sur cet habit inattendu tandis qu’Antonio la présentait : « Mon élève : Anna Girò. » L’ambassadeur a souri. Les Français prisent la musique de Vivaldi au point de lui pardonner ses fantaisies. Est-elle un caprice du maître comme le suggèrent les regards bienveillants des vieux diplomates ? Dieu est témoin qu’elle ne voulait pas être provocante. Mais remarquée…

    Le maître l’abandonne aussitôt pour rejoindre les musiciens et les chanteurs choisis pour la circonstance. Ses sérénades sont belles. Les a-t-elle assez entendues ? Pourquoi pas moi ? pensait-elle avec dépit en voyant défiler ses divas. Maintenant, elle se réjouit d’errer en liberté parmi la foule. Tout ce que la Sérénissime compte de dignitaires accrédités semble réuni pour célébrer le mariage de Louis XV, le roi de France, avec Maria Leszczynska, fille du roi de Pologne en exil. Anna les reconnaît à leurs habits : les sénateurs, les membres du grand conseil, les censeurs, les procurateurs, le patriarche de San Pietro, le doge lui-même, Alvise Mocenigo, qui ne s’aventure jamais en terre étrangère. Les brocarts des Vénitiens se mêlent aux dentelles des Français. Les dames, prisonnières de leurs corsets et généreusement décolletées, encombrent les allées plantées de citronniers de leurs volumineuses jupes à panier.

    Des dizaines de torches éclairent le parc, le quai et la lagune, face à l’île San Michele, où se pressent des myriades de gondoles attirées par les illuminations comme une nuée de phalènes.

    Anna se faufile jusqu’à la loggia surélevée où les musiciens accordent leurs instruments. Elle reconnaît Flavio Durazzo, un jeune violoniste du Sant’Angelo. Il lui fait signe, elle se penche vers lui quand un grondement la fait sursauter : les canons de l’arsenal, roulés sur le quai, tonnent vingt et une fois en l’honneur du roi de France. L’odeur de la poudre couvre celle de la cire, et le vent couche la flamme des cierges blancs le long de l’estrade.

    Vu d’en haut, le parc évoque un décor d’opéra avec ses arceaux fleuris, ses décors en trompe-l’œil et ses personnages costumés qui composent, autour des parterres, un ballet somptueux. Antonio monte à son tour sur la loggia. Vêtu de noir, l’air soucieux, le geste sec, il dispense ses dernières recommandations. Musiciens et chanteurs prennent leur place. Anna se hâte de redescendre au milieu de la foule. Les conversations ont cessé. L’ambassadeur, le consul, le doge et les principaux magistrats de la république s’alignent au premier rang.

    La sinfonietta s’élève. Anna sourit en reconnaissant la mélodie qu’elle a si souvent entendue les jours précédents dans le grenier du Sant’Angelo. Que diraient les dignes spectateurs s’ils savaient ce qui a inspiré cet air solennel ? Le plaisir, la passion, l’extravagance. L’esprit de Vivaldi se nourrit de tout. En l’occurrence, l’amour charnel s’accorde à un mariage, fût-il un mariage royal. Autour d’Anna, les gens sont charmés, cependant ils se gardent d’applaudir par respect pour le roi Louis.

    À l’ouverture prometteuse, succède la sérénade Gloria e Imeneo en l’honneur des époux. Les voix des chanteurs sont fort belles, en particulier celle de Cécilia Casella, la cantatrice romaine. Antonio l’a bien choisie, soupire Anna. Puissante, majestueuse, elle domine les cordes. À son habitude, Antonio conduit sobrement.

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