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J'inventais ma vie: Saga identitaire
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J'inventais ma vie: Saga identitaire
Livre électronique337 pages5 heures

J'inventais ma vie: Saga identitaire

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À propos de ce livre électronique

Marie-Pierre Pruvost, enseignante et meneuse de revue.

Marie-Pierre Pruvot a eu deux vies et deux carrières : l'une d'enseignante, faite de discrétion et rythmée par les emplois du temps de l'éducation nationale ; et l'autre de meneuse de revue au Carrousel dans les années soixante et soixante-dix, où Bambi allumait des incendies sur scène et brûlait à son fer la mémoire des hommes venus contempler sa plastique. Ces deux métiers font appel au même talent, et demandent que l'on mette le monde et la vie en scène pour mieux montrer à son public comment l'on conçoit le monde...
C'est donc tout naturellement que les lecteurs vont découvrir ce livre qui mêle le romanesque et le réel, et dans lequel se chevauchent les événements liés à la guerre d'Algérie, et ceux empruntés à la vraie vie de Marie-Pierre. À cette époque-là, ce bout de France d'outre méditerranée bouillonnait encore des suites de la guerre d'indépendance et les mentalités commençaient seulement à laisser poindre la possibilité de prendre en main son destin... et d'inventer sa vie.

Découvrez un récit mêlant romanesque et réel, où se croisent les événements liés à la guerre d'Algérie et ceux empruntés à la vraie vie de Marie-Pierre.

EXTRAIT

Il y avait en 1958 au lycée Bugeaud d’Alger une ombre blonde qui ne payait pas de mine. On flairait pourtant une énigme : on remarquait sa fluidité et on lui aurait conseillé de faire du sport de plein air pour prendre corps et forme… ou de sortir avec ses camarades pour s’émanciper un peu et leur ressembler enfin. Rien ne lui aurait autant déplu.
Aucune extravagance ne lui avait encore valu le haro public : on en était toujours au repli sur soi, à l’absence aux autres, au désir de se faire oublier, surtout au lycée où les résultats devenaient aussi ternes que le personnage.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marie-Pierre Pruvot est née le 11 novembre 1935 en Algérie. Elle s’installe à Paris à l’âge de 18 ans et devient une figure emblématique des nuits parisiennes sous le nom de scène de « Bambi ». Encouragée par son amie Coccinelle ainsi que par la troupe des cabarets Chez Madame Arthur et Le Carrousel, Marie-Pierre parcourt le monde et se produit dans divers spectacles. Dans les années 60, Marie-Pierre reprend ses études, passe le bac en 1969 et devient professeur de Lettres modernes en 1974.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie4 mai 2017
ISBN9782359620474
J'inventais ma vie: Saga identitaire

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    Aperçu du livre

    J'inventais ma vie - Marie-Pierre Pruvot

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    J’INVENTAIS MA VIE

    Roman

    Illustré gracieusement par Ute WAHL

    Dépôt légal avril 2013

    ISBN : 978-2-35-962-443-4

    collection Hors Ligne

    ISSN : 2108-629X

    ©2013 éditions Ex aequo

    © 2010 Éditions Ex Aequo pour la première édition.

    Tous droits de reproduction d'adaptation ou de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

    Éditions Ex Aequo

    6 rue des sybilles — 88 370 Plombières les bains

    www.editions-exaequo.fr

    www.exaequoblog.fr

    SOMMAIRE

    PREMIERE PARTIE 5

    DEUXIEME PARTIE 49

    TROISIEME PARTIE 97

    QUATRIEME PARTIE 145

    CINQUIEME PARTIE 189

    Crédit Photo et illustrations

    Pages 229, 230, 231 et 232 Photos Nisak

    Page 233 Photo Koruna

    Page 234 Photo Marty - Casablanca

    Page 235 Photo Gastmans

    Page 236 Photo Mans

    Page 237 Photo Marty

    Page 238 Photo Jacques Le Corre

    Pages 22, 23, 40, 80, 88, 126, 132, 133, 136, 150, 195 Dessins au crayon de Ute Wahl

    PREMIERE PARTIE

    L’image de moi que je refuse

    Mes angoisses et mes espoirs

    Rencontre avec Édouard :

    Édouard au Djinn. Mon attirance pour la mort et mon goût pour la vie. Mes espoirs déçus avec Albe renaissent avec Édouard. Mon affolement dans le train.

    Bordj-Ménaïel m’étouffe :

    Retour/conversation Blvd de la Gare. « La valise ou le cercueil » L’aura du cadi. Retour sur Édouard. Je vois ma véritable image dans le miroir. Des rêves obsessionnels. L’incompréhension de ma mère et ma cruauté. Aïcha risée de Bordj-Ménaïel. Bientôt mon tour ? Les potins chez madame Salvador : j’aimerais y participer, je me sens à l’écart. Armand et la guerre.

    Le dimanche chez Albe :

    Sa familiarité avec moi. Il me fait connaître la revue « Pas si folles ». Je rencontre les artistes chez lui. Une phrase magique : « Elle s’est bien faite, elle est ravissante. » Ma mère ne peut me comprendre. J’interroge le miroir : image burlesque de moi. Moment de désespoir.

    Je revois Édouard :

    Ma mère ignore tout de moi. Mon sentiment de culpabilité et mes sanglots. Remontée vers l’espoir et la vie. Je scrute le miroir : image triomphante de moi. Ma mère exige de connaître Édouard. Imprudence d’Édouard qui se reprend aussitôt. Il me raccompagne à Bordj-Ménaïel. Il me compare à Tirésias.

    img1.png

    ****

    Il y avait en 1958 au lycée Bugeaud d’Alger une ombre blonde qui ne payait pas de mine. On flairait pourtant une énigme : on remarquait sa fluidité et on lui aurait conseillé de faire du sport de plein air pour prendre corps et forme… ou de sortir avec ses camarades pour s’émanciper un peu et leur ressembler enfin. Rien ne lui aurait autant déplu.

    Aucune extravagance ne lui avait encore valu le haro public : on en était toujours au repli sur soi, à l’absence aux autres, au désir de se faire oublier, surtout au lycée où les résultats devenaient aussi ternes que le personnage.

    En voulant voir, on aurait vu notre timide créature, évitant la bousculade de la sortie, descendre l’escalier du grand lycée, se diriger à pied, par économie, dans la direction du square Bresson, et, imperméable à l’émoi de la ville anxieuse et pacifiée, prendre la rue Bab el Oued, traverser la place du Gouvernement, filer rue Bab Azoun, parvenir enfin au Djinn où il y avait des gâteaux au miel bon marché.

    En y entrant, je passais rapidement la main dans mes cheveux pour les rendre plus bouffants. Je m’installais pour goûter. Par instants, je lançais dans le miroir vitreux des regards brefs, plus inquiets que satisfaits, et retournais aussitôt dans mon monde pour éviter une trop longue immersion en milieu contraire.

    Voilà l’image du moi que j’étais en ce temps-là. C’était une écorce encombrante et qu’il me fallait nier, à moi-même, car je connaissais trop bien les contours de mon moi réel et caché pour tolérer ma navrante apparence, et aux autres, que j’accusais secrètement de n’avoir pas d’yeux pour voir.

    La vie qu’ils m’accordaient, je la refusais. Mais comment imposer celle qui foisonnait en moi ? Le temps pressait. À seize ans, on ne peut plus attendre indéfiniment. Il faut vivre ou mourir. L’oppression parfois me coupait le souffle.

    Pourtant, je m’installais au Djinn avec plaisir. Je voulais me cacher, m’isoler pour prendre mon thé avec une pâtisserie orientale. Il n’en fallait pas plus pour me plonger dans une rêverie qui satisfaisait ma gourmandise, mon goût du luxe, de la frivolité, et réfréner provisoirement, tout en le cultivant, mon immense besoin d’évasion. La gare n’était pas loin. Il ne me fallait que quelques minutes pour prendre le train et rentrer chez moi.

    Je me surprenais parfois à regretter le temps encore récent où ma mère avait consenti à me faire prendre pension dans un café de son frère Jo, le Beau Rivage, établissement tenu par Florette, sa maîtresse, à la Pointe Pescade, en banlieue d’Alger, plus proche du lycée que notre domicile. C’est là, à la Pointe Pescade, qu’avait chatoyé le casino de la Corniche, passage nécessaire de tous les chanteurs de variétés. Et moi, la tête en feu, j’avais vu défiler tous les artistes de Paris en tournée chez nous… Mais au mois de juin précédent, la bombe posée par le petit Aziz avait ravagé la Corniche pendant le bal. Affreux carnage. Ma mère s’était affolée. Le petit Aziz avait mon âge, il avait fréquenté chaque jour le Beau Rivage, il avait été de mes familiers, c’en était assez pour que ma mère refuse que je retourne là-bas. C’était triste pour moi, mais je m’y résignais, car la Pointe Pescade n’était plus la même : les artistes avaient déserté, l’armée occupait maintenant le casino délabré.

    J’avais cru un temps que la proximité du casino de la Corniche m’offrirait une voie, une fuite, un salut. Je voulais atteindre mon but. La voie s’était bouchée, il ne fallait pas vivre avec des regrets. Ce qu’il fallait, c’était une disposition d’esprit, une aptitude à saisir la chance qui se présenterait. Je me voulais sans cesse en éveil, à l’écoute d’autres mondes, guettant un appel, une occasion. Quand on fait un vœu unique, on trouve le moyen de le réaliser !… Mais j’avais beau me torturer, je ne voyais pas d’où pourrait venir ma libération. Alors le désespoir m’étreignait à nouveau, avant que l’élan me reprenne.

    Un jour que je venais de m’installer au Djinn, je vis entrer une tête connue. Ce n’était pas Albe. Ce n’aurait pas pu être Albe, car Albe, qui m’avait fait connaître l’endroit, renonçait depuis peu à s’y montrer sous prétexte que je l’avais fait remarquer. Ce n’était pas Albe, mais c’était un monsieur que je connaissais sans me rappeler qui il était. Mon cœur battit comme à l’annonce d’un danger. Nos regards se croisèrent, je lui fis machinalement un signe de tête. Il eut l’air surpris, vint à moi en souriant, me tendit la main, demanda à s’asseoir. Je me tenais sur mes gardes. Je dus bafouiller une réponse : il se présenta, s’assit. C’est alors que je le reconnus. C’était un homme que je voyais tous les jours à la sortie du lycée. Il se postait en bas du grand escalier, comme passant prendre son fils qu’il cherchait des yeux. Mais il n’attendait rien ni personne. Peut-être venait-il seulement chercher des souvenirs pour tenter de s’expliquer à lui-même certains points de son passé.

    Je ressentis plus qu’un malaise : de l’inquiétude. Étais-je en faute ? Était-il policier ? Connaissait-il Albe ? Ou mon oncle ? Avait-il pour rôle de m’épier et de me suivre ? J’avais envie de lui dire que je n’avais rien fait, qu’il s’en aille et me laisse tranquille. Comme pour apaiser ma crainte, il me parla avec beaucoup de cordialité. Il se félicitait de cette rencontre fortuite. Il était content que je l’aie salué ; il ne s’y serait pas attendu, car il n’aurait pas pensé que j’aie pu le remarquer. Tandis que lui n’avait pas manqué de me voir, au milieu de tous les lycéens, à cause de mon type, rare dans ce pays… (Il eut ici des mots que je pris pour des compliments.) C’était encourageant.

    Édouard m’avait dit son prénom, mais je n’avais pas dit le mien, d’abord parce que je connaissais les avantages du silence, et aussi parce qu’Édouard m’intimidait. Par ses vêtements, son maintien, son langage, il tranchait sur la masse. Il venait de France, et me paraissait très distingué, plus même que le juge de paix de Bordj-Ménaïel qui avait la réputation de l’être… Méfiance, timidité, gourmandise, je me tenais dans un mutisme total.

    Édouard ne posait pas de questions et soutenait seul la conversation. J’avais l’impression que sa façon d’être avec moi me valorisait. C’était la première fois que je me trouvais en tête-à-tête avec un monsieur qui avait des égards pour moi. Il me fit accepter une autre pâtisserie, et me taquina sur mon goût pour le miel. J’y vis une manière de me faire doucement la cour. Quelque chose en moi se dénouait…

    Ce n’est pas que je n’aie auparavant entendu de beaux discours, mais ils m’avaient été faits à haute voix, en public, au Beau Rivage, par les ouvriers poudreux des ciments Lafarge qui formaient le gros de la clientèle, et seulement par certains d’entre eux, et lorsqu’ils avaient un peu bu ou bien qu’ils voulaient rire ou persifler. Cela me parut bien loin. Ce n’est pas Albe qui m’aurait fait une manière de cour, au contraire, c’était plutôt moi qui devais lui servir de public, presque de domestique ! Et Armand ? Armand ! Il m’avait fait rêver, il m’avait fait pleurer. Peut-être sans le savoir, peut-être par jeu. Mais pour me faire la cour, il valait mieux ne pas parler de lui !…

    Tandis que, j’avais des yeux pour voir, Édouard appréciait ma compagnie. Il me le dit simplement. Jusque-là, il ne s’était guère diverti en Algérie. Lorsqu’il était plus jeune, il se faisait des amis en voyage ; mais maintenant les années, les circonstances, il était moins liant, plus difficile aussi, et plus sérieux ! Quelle chance il avait que nous nous soyons rencontrés ! Comme c’était agréable cet imprévu thé à deux ! Des joies innocentes comme celle-ci contribuaient au bonheur de la vie ! La guerre était folle. Pouvait-on même parler de guerre ?

    Je sentais en moi la tension tomber. Que se passait-il ? Même en compagnie d’Albe, avec qui il m’arrivait de parler volontiers, je ne me sentais pas autant en confiance. Et pourtant, je ne disais toujours pas un mot. L’habitude de me taire. À cette époque et dans ces circonstances, rien ne pouvait être dit que de très conventionnel, et je ne pouvais parler des événements qui étaient sur toutes les lèvres. D’autres tourments me hantaient qui devaient être tus ; plutôt que de les endurer, je souhaitais mourir, me dissoudre dans l’air.

    Jamais je n’aurais avoué que parfois, dans mes moments de détresse, ayant perdu l’espoir d’une autre vie, j’aurais souhaité que le petit Aziz, qui avait pris le maquis après l’attentat, reparaisse un bref instant, juste le temps de jeter une grenade pour souffler le Djinn, me disperser dans les airs, et me soustraire à l’ennui de la vie. Et comment eût réagi ma mère à un tel aveu, elle qui voulait se mettre à même de tout entendre ? Elle aurait voulu que j’explique pourquoi. Stricts secrets inavoués, même en confession ! À qui parler ? Armand n’aurait rien compris… Albe aurait jeté un regard négateur… Il n’était pas question de rien dire à Édouard. On verrait bien.

    Édouard avait l’excellente idée de ne pas me questionner, de ne pas me parler d’attentats, de bombes, de coutelas. Aussi bien, tout cela n’était-il pas fini ? Il stimula autrement ma curiosité : il me parla de manière captivante de gens, de lieux, d’aventures exotiques, car il avait occupé différents postes dans différents pays. Tout ce qu’il me disait enflammait mon imagination. Il me semblait, alors que je me sentais vivre dans un univers mesquin et clos, aux frontières duquel je me heurtais presque physiquement toutes les fois que j’essayais de fuir, il me semblait, en écoutant Édouard, apercevoir des horizons encore flous, mais prometteurs. Il me semblait même qu’en fréquentant Édouard, je découvrirais une voie d’accès au vaste monde. Je sentis tout mon être s’enfler d’une espérance puissante.

    C’est à ce moment-là qu’Édouard me dit, comme s’il s’excusait, mais d’un ton à se faire aimer :

    — Je suis trop bavard. J’ai mené une vie qui ne peut guère vous intéresser ! Lorsqu’on a, comme vous, la chance de voir chaque jour en sortant du lycée la baie d’Alger, de prendre son goûter dans ce charmant bistrot, de vivre sous un climat idéal, on n’aspire qu’à y demeurer. 

    Je répondis que non : je rêvais de dépaysement, j’avais des projets en tête… Ma réponse, trop spontanée, m’étonna. Lorsque chez moi ma mère me demandait mes projets d’avenir, je répondais que je n’en avais aucun, et c’était vrai, mais que — j’ajoutais ce mensonge pour atténuer ses soucis — s’il me fallait trouver du travail tout de suite pour gagner ma vie, monsieur Canson m’offrait une place de secrétaire. Et voilà que maintenant devant un étranger, un inconnu qui m’avait inspiré confiance, j’avais, avec quelle rapidité, fait une confidence, presque un aveu ! Quelle gêne d’avoir ainsi manqué de retenue !

    Édouard faisait semblant de ne rien remarquer. Il gardait son sourire et, dans un geste ecclésiastique, il frottait doucement au-dessus de sa tasse index et majeurs contre les pouces parce qu’un peu de sucre en poudre était resté sur ses doigts, puis, ouvrant vers moi les mains, « Ah ! Vous avez des projets ! …Je ne vous demanderai pas lesquels parce que ce serait indiscret, et vous ne pouvez pas les divulguer à n’importe qui !… Mais s’il arrivait qu’on se revoie et qu’on devienne amis… Peut-être pourrons-nous parler de choses sérieuses, de notre manière de voir la vie ou bien… peut-être… nous faire des confidences ! »

    Voilà qui ne fit naître en moi aucun soupçon. Au contraire, il me semblait maintenant qu’Édouard pourrait m’aider à réaliser mes vœux les plus secrets de nouvelle vie. C’était une espérance très peu fondée. Si à ce moment j’avais raisonné, pour supputer par comparaison avec le soutien que j’obtenais d’Albe, les chances que j’aurais de me faire aider par Édouard, le découragement se serait abattu sur moi, comme la foudre.

    J’avais connu Albe moins d’un an auparavant, vers Pâques, au Beau Rivage. Albert Canson, journaliste à la célèbre Gazette d’Algérie, était venu à plusieurs reprises accompagné d’artistes divers en représentation à la Corniche, toute proche, quelque deux mois avant que le petit Aziz lance sa bombe. Je batifolais souvent en servant la clientèle. Albert Canson m’avait quelquefois offert un verre. Nous nous étions vus en secret dans le centre d’Alger. Très vite, il m’avait demandé de l’appeler Albe entre nous parce que c’était plus doux qu’Albert et ça faisait plus jeune. Très vite, Albe m’avait demandé de lui faire de menues courses comme d’acheter du henné pour fortifier ses cheveux, des crèmes de beauté pour rester en forme, autant d’emplettes qu’il ne pouvait pas faire sans risquer, l’époque et le lieu le voulaient, de se compromettre. Après l’explosion de la Corniche, on m’avait fait rentrer à Bordj-Ménaïel. Albe et moi nous étions vus moins souvent, mais plus ouvertement, tout en conservant entre nous quelque chose d’intime et de clandestin. Il m’avait plusieurs fois procuré des places pour aller au théâtre Aletti. Grands moments sans lendemains : Albe ne m’avait fait connaître personne. Avec moi, il passait son temps, soit à solliciter des compliments en des termes dont je ne saisissais pas toujours le sens à cause d’un décalage d’époque ou de lieu : « Je n’ai pas trop l’air zazou ? Et ma chemise, elle est bath, non ? Un peu cancan, mais tant pis. » Soit à m’adresser des critiques que je ne comprenais que trop : « Quelle affiche ! Regarde ça ! Les cheveux dans les yeux. Tu appelles ça une coiffure ? Et la démarche ! Ah ! Ne te dandine pas comme ça, tu me fais honte ! Tu n’es vraiment pas sortable ! »

    Albe ne m’avait pas apporté grand-chose, sinon quelques espoirs déçus. Pourtant, s’il avait cessé de me voir à cette époque, la vie m’aurait été encore plus pesante. Il avait le prestige du journaliste, opinion, verdict, connaissances, portes ouvertes. Un lien mystérieux me tenait à lui malgré une grande différence d’âge. Il était gentil avec moi, même s’il me traitait avec moins que de la désinvolture : de la négligence, de l’agacement, de la lassitude. Je n’en finissais pas moins par croire au mensonge que j’avais inventé pour ma mère : en cas de besoin, Albe m’engagerait comme secrétaire. Grâce à lui, le front du désarroi était repoussé. J’en sentais malgré tout la clôture, et je ne cessais de chercher la brèche. Ce n’était certainement pas Édouard qui… Tant pis ! L’espoir l’emportait !

    — Accepteriez-vous de me revoir ? me proposa Édouard sous un dehors timide, ne serait-ce qu’une fois, pour voir si nous nous intéressons mutuellement… Vous acceptez ! C’est gentil à vous… Dans ces conditions, si vous le voulez bien, nous allons reprendre les choses dans les formes et commencer par le commencement. Je m’appelle Édouard Régio. Vous savez que vous avez oublié de me dire votre nom… Il répéta mon nom, estropia mon nom de famille, que je dus épeler. Je dis aussi mon âge.

    — Seize ans ! Quel bel âge ! dit Édouard. Puis il eut la bonne idée de se reprendre : le bel âge, le bel âge, c’est vite dit, mais si je m’en souviens bien, à cet âge-là, tout n’est pas toujours rose pour tout le monde !

    Il alla même jusqu’à me parler de la croisée des chemins, de mur infranchissable, de l’impossibilité d’avancer ni de reculer. C’était à peu près ce qu’il fallait pour me plaire, m’inspirer confiance, m’inciter à raconter de ma vie, non l’obsédant mystère, mais ce que tout le monde en savait, dans mon village, à Bordj-Ménaïel. Mon père était mort. Ma sœur était morte. Ma grand-mère très malade était à l’hôpital. Je vivais avec ma mère qui exerçait sur moi une souple autorité. Elle évitait de me contrarier par crainte que je ne souffre à nouveau d’anorexie. Et moi, j’essayais de lui épargner des inquiétudes en ces temps de troubles.

    — Je n’aurais pas dû vous retenir si longtemps, dit Édouard d’un ton protecteur qui ne me déplut pas, sauvez-vous vite ! Mais dites-moi, nous voyons-nous demain ? Mais non ! C’est samedi. Alors lundi ? Ici même. C’est si agréable… Sauvez-vous, ne vous mettez pas en retard. Votre mère s’inquiéterait. Ne manquez pas de lui faire part de notre rencontre et de notre rendez-vous. Il ne faut rien lui cacher de tout cela, ce sont des choses innocentes qui lui paraîtraient suspectes si elle apprenait qu’on les lui a dissimulées.

    Je promis et je tins parole.

    J’ai toujours aimé les rencontres. Plus tard, au hasard des voyages et des vagues à l’âme, j’ai raffolé de ces soirées sans lendemains ; d’inconnus qui vous parlent toute une nuit, vous bercent de rêves, meublent votre solitude ou chassent votre angoisse. Quand j’avais seize ans, tout était plus grave. Je sentais le naufrage, je ne voulais pas couler. Déjà, ma rencontre avec Albe m’avait paru une planche de salut ; à nouveau, j’imaginais qu’Édouard me sauverait.

    Je fis le trajet du Djinn au train dans un état second. D’innombrables idées absurdes me transportaient d’un espoir fou. La vie intense qui renaissait en moi s’abreuvait goulûment au personnage d’Édouard comme à une source, estompait les réalités quotidiennes, rejetées dans l’inconscient de l’habitude. Je descendis par le grand ascenseur jusqu’à la gare, je pris le train et je subis comme tous les voyageurs deux fouilles contre les transports d’explosifs sans même y prendre garde. Ce n’est que lorsque le train démarra que je reçus le choc.

    Tout en cherchant les mots qui gagneraient le mieux ma mère, reprenant mes esprits, je me souvins de ce que par extraordinaire j’avais oublié : le lundi suivant était férié. Je manquerais donc forcément mon rendez-vous. Je sentis tout s’enfuir et m’échapper. Les maisons et les arbres qui défilaient aux fenêtres se mirent à tourbillonner, insaisissables, moins insaisissables que ma vie. Je ressentis l’affolement de ne pouvoir remonter le temps, me retrouver une demi-heure plus tôt auprès d’Édouard, prendre un autre rendez-vous, réparer l’irréparable.

    Que faire ? Tirer la sonnette d’alarme. Inventer la nécessité de laisser un message urgent. Une bombe dans un café. Pas une seconde à perdre. Mais déjà le train ralentissait. Où étions-nous ? On arrivait en gare de l’Agha. Sûrement, Édouard m’attendrait sur le quai. Il s’est rendu compte de notre erreur, a sauté comme un fou dans un taxi… Il faut que j’aille à la fenêtre. Mais me surveiller, ne pas me faire remarquer, ni paraître bizarre, surtout au militaire en armes qui garde le wagon. Un air modeste, pas de manières, composer un naturel… Peu de monde sur le quai… Édouard ?… Rien qu’un peu de retard… Ah ! Attendre Édouard. Attendre. M’approcher du soldat qui surveille en rêvant, saisir la mitraillette. Haut les mains, que personne ne bouge ! Pas d’affolement. On attend un émissaire important… Mais le train siffla, s’étira, s’éloigna, et en moi s’évanouit l’espoir de voir Édouard. Je dus retourner sagement à ma place. Tout le wagon baignait dans une paix lamentable.

    Avant que j’aie eu le temps de m’enfoncer dans le chagrin, de supplier Dieu de remodeler le passé et de faire en sorte que le rendez-vous du lundi ait été pris pour le mardi, il me vint à l’esprit un souvenir qui me donna de l’élan. Ma mère m’avait accordé d’aller ce dimanche voir avec Albe la revue « Pas si folles ». C’était une tournée du célèbre cabaret Madame Arthur qui venait de Paris et avait à Alger un succès fou. Albe m’avait dit : « Viens voir ce spectacle. À cause de moi tu as raté la Voie Lactée que tu aurais adorée ; cette fois, tu verras Madame Arthur. Toute la troupe est de la même famille, mais en burlesque. »

    De la même famille, mais en burlesque. Voilà qui dépassait mon entendement. J’avais fini par imaginer un spectacle comique et édifiant. Une sorte de troupe de chansonniers qui tourneraient en dérision l’énième gouvernement ou l’énième crise gouvernementale de la jeune et agonisante Quatrième République. Dont chacun riait. En Algérie, on en riait encore plus qu’en France. De la faiblesse de Paris, on solidifiait la force d’Alger. Albe ne se privait pas de tailler en pièce de l’homme politique. Plus que de soulager mon agitation, la perspective d’aller avec lui au spectacle réveilla en moi l’espérance bouillonnante de me tirer d’affaire par la fréquentation du monde mythique des gens de théâtre et de cabaret.

    ****

    Bordj-Ménaïel m’étouffait. Dans la petite ville elle-même, sans compter les douars avoisinants ni le vaste bidonville qui s’étendait au sud jusqu’au cimetière et avait envahi au-delà du château d’eau, tout le monde se connaissait, s’épiait, se critiquait. Un flirt devait être suivi d’un mariage, sinon… Une nouvelle coiffure, la visite d’amis, de parents, tout était remarqué, répété, commenté. La présence d’un détachement de militaires, tout efficace qu’elle était contre les attentats, ne faisait qu’exaspérer les langues. Tout était prétexte à commérages. Et l’un des nids à potins les plus actifs se trouvait en face de chez moi, dans la rue de la Poste, chez madame Salvador, la mère d’Armand, la mercière-épicière-marchande de journaux. Je me sentais une cible désignée. Impossible de passer dans la rue sans qu’on m’appelle, qu’on me pose question sur question, qu’on m’oblige à trouver une réponse plausible qui était accueillie sur un ton de doute à peine dissimulé, puis tournée en ridicule à la première occasion.

    Une quinzaine de personnes étaient descendues à la gare de Bordj-Ménaïel. Ces voyageurs s’étaient regroupés par affinités, non de tempéraments, mais de quartiers, et s’acheminaient chez eux escortés à distance de quelques soldats en patrouille dans la nuit déjà totale. Pour rejoindre l’autre extrémité du boulevard de la Gare, où j’habitais, je me trouvais avec monsieur Régal et madame Grappé, la receveuse des postes. Cela aurait pu tomber plus mal. Elle était amie d’enfance de mon père, né comme elle, à Bordj-Ménaïel. Depuis son veuvage, elle aimait se montrer forte, on aurait pu dire virile. Elle piquait quand on l’embrassait. Ce n’est pas ce que je lui aurais le plus reproché : lorsque quelqu’un sortait du lot, je lui accordais un préjugé favorable. Ses questions m’inquiétèrent :

    — Tu rentres bien tard. Ce n’est pas normal. Qu’est-ce que tu as bien pu faire ? Il va falloir que j’en parle à ta mère ! Tu travailles toujours bien à l’école, j’espère !

    Il avait été un temps où j’avais eu des succès scolaires, et madame Grappé en avait fait publier des entrefilets sous la rubrique villageoise de la Gazette, dont elle était correspondante locale. Dans son optique, je faisais partie des quelques enfants du bourg sur lesquels on comptait pour s’assurer de la réputation. Si elle avait su ! L’école ne m’intéressait plus maintenant. Pour toute réponse à madame Grappé, je pris un air modeste pendant qu’on passait sous un réverbère. Elle mima une seconde la perplexité. Par bonheur, il y avait monsieur Régal.

    Monsieur Régal était à nos yeux un richard qui avait acheté, quelques années auparavant, la propriété des Marty, juste en face de chez nous. Tout le monde le connaissait de vue, à Bordj-Ménaïel, mais il ne parlait qu’aux gens du quartier, et peu. C’est qu’il vivait à Alger avec sa femme, et faisait vivre dans sa maison de campagne madame Alvarez, sa belle-mère.

    — Vous venez voir votre belle-mère pour l’affaire d’avant-hier ? demanda madame Grappé.

    — Oui, ma femme est auprès d’elle. Elles ont dû se barricader dans la maison.

    — Allons, allons, dit madame Grappé un peu bourrue, il ne faut pas mourir de peur pour une plaisanterie !

    — Une plaisanterie !…

    Depuis deux jours, tout Bordj-Ménaïel en parlait. Madame Alvarez avait trouvé écrit sur sa porte : « La valise ou le cercueil » avec dessin à l’appui. La pauvre vieille était peu encline à risquer sa vie pour défendre les biens de son gendre. Elle eût fait, comme moi, volontiers ses bagages. Monsieur Régal ne l’entendait pas de cette oreille. Il voulait découvrir le coupable. Ce ne pouvait être que Slimane, le jardinier. Pour madame Grappé, c’était absurde. Elle connaissait Slimane depuis toujours. S’il se savait seulement soupçonné, il se sentirait déjà condamné, ne croirait plus en la justice et risquait de passer dans l’autre camp. Monsieur Régal promit de tenir compte du conseil, et de se montrer libéral.

    En rentrant, je redis aussitôt la conversation à ma mère. « On ne saura jamais qui a fait l’inscription, répondit-elle. Si c’est Slimane, c’est qu’il a reçu des menaces des fellaghas et qu’il a fait un geste pour les apaiser, pour éviter les représailles. S’il voulait tuer madame Alvarez, ce serait facile : il a les clés des portails, et les chiens n’obéissent qu’à lui ! Quelle horreur si cette pauvre femme… »

    Nous parlâmes trop longtemps du terrorisme, surtout dans ce qu’il comporte d’irrationnel et d’effrayant. La crainte nous gagna. Nous restâmes plus d’un quart d’heure sans bouger, la chienne à nos pieds. C’est dans ces

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