Demi-vie Tome 3: Ravages
Par Magali Laurent
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À propos de ce livre électronique
Le Perfecto est tombé, ce qui a plongé le Jardin dans l’anarchie. Conscient du danger qui plane sur certains de ses membres, le groupe de Citoyens dirigé par Sacha franchit le champ de force, dans l’espoir de trouver une vie meilleure à l’extérieur.
Mais cette existence est-elle seulement possible?
Semée de mort et de violence, leur route les conduit à un bâtiment inquiétant. Pour percer les mystères de cet endroit, Sacha et ses camarades doivent s’allier à des rebelles qui vivent dans la forêt avoisinante, des individus ayant résisté à la demi-vie imposée il y a de nombreuses années. Toutefois, les intentions du chef de ces Affranchis restent difficiles à cerner, et lui faire confiance pourrait être risqué.
L’ordre établi par la Nouvelle Cité mondiale a engendré des ravages incommensurables que le groupe de Sacha veut fuir à tout prix. Mais une poignée de Citoyens perdus peut-elle vraiment donner naissance à un peuple libre ?
Magali Laurent
Magali Laurent est franco-canadienne. Sa maîtrise de journalisme en poche, elle quitte la France en 2007 pour s’installer avec son conjoint à Québec, où ils fondent leur petite famille. C’est là qu’elle écrit le premier tome de la trilogie jeunesse Billy, finaliste du Prix de création littéraire de la Bibliothèque de Québec et du Salon international du livre de Québec en 2014. Ne comptant pas s’arrêter en si bon chemin, Magali récidive avec une trilogie post-apocalyptique, B.O.A., dont le premier tome est édité en septembre 2017 par les Éditions de Mortagne. Aujourd’hui, elle écrit à temps partiel et travaille avec d’autres auteurs en proposant des services de coaching littéraire et de révision linguistique.
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Aperçu du livre
Demi-vie Tome 3 - Magali Laurent
Magali Laurent
Demi-vie
3. Ravages
Logo des Éditions de MortagneCatalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Demi-vie / Magali Laurent.
Noms : Laurent, Magali, 1981- auteur. | Laurent, Magali, 1981- Ravages.
Description : Sommaire incomplet : tome 3. Ravages.
Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20190040106 | Canadiana (livre numérique) 20190040114 | ISBN 9782897922054 (vol. 3) | ISBN 9782897922061 (PDF : vol. 3) | ISBN 9782897922078 (EPUB : vol. 3)
Classification : LCC PS8623.A819 D46 2020 | CDD jC843/.6— dc23
Édition
Les Éditions de Mortagne
Case postale 116
Boucherville (Québec)
J4B 5E6
editionsdemortagne.com
Tous droits réservés
Les Éditions de Mortagne
© Ottawa 2021
Illustration en couverture
© Kinos.ca
Adaptation numérique
Studio C1C4
Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque nationale de France
2e trimestre 2021
Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.
Financé par le gouvernement du CanadaMembre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL)
Logo de l’Association nationale des éditeurs de livresPour toi, j’apprivoiserai surtout les mots
S’ouvrir, sourire, offrir
Et si c’est pour toujours
Je leur offrirai l’arbre d’amour
— Chantal Abraham
PARTIE 1
Mourir
Il y a quelque chose d’indescriptible à se regarder mourir.
Quelque chose de terriblement anormal.
Surtout quand le reflet de votre nouveau visage se superpose à celui de la personne que vous étiez. Celui qui se fane. Qui se vide de toute vie.
La professeure Ailene Moran a souvent l’impression d’évoluer en apesanteur, comme si elle était en suspens entre son corps de naissance et son corps d’emprunt. Ce corps qui n’est pas le sien, car il appartient à Ysia Wilson, une enfant au courage bien plus grand que celui de quiconque dans ce Jardin.
Le regard d’Ailene glisse jusqu’au moniteur. Puis il revient au cadavre en devenir qui se trouve dans la capsule régénératrice, en face d’elle. Le rythme cardiaque diminue dangereusement. Elle aurait dû mettre un terme à cette mascarade il y a des jours, mais n’a pas réussi à s’y résoudre. Son corps a montré une résistance exceptionnelle aux dommages que Merlin lui a fait subir. Les multiples opérations destinées à lui faire gagner quelques années de vie, voire à la rendre immortelle, ont eu pour conséquence de la transformer en créature difforme tout droit sortie d’un cauchemar. C’est le sort qui aurait également attendu Ysia si Ailene n’était pas intervenue, avec l’aide de l’adolescente, quand elles partageaient encore toutes deux la même tête.
— Tout cela est allé beaucoup trop loin, soupire-t-elle en posant son poing mécanique sur la surface vitrée de la capsule.
Elle appuie son front juste dessous, rivant son regard au visage ridé, de l’autre côté. À son visage. Vieux, pâle et défiguré. La capsule régénératrice fait presque office de sarcophage.
Une sonnerie retentit. Sans doute celle de l’interphone. Encore.
Ailene s’est enfermée, seule, au dernier étage de la Spirale pour pouvoir réfléchir calmement. La décision qu’elle arrêtera dans les prochaines heures marquera un tournant pour beaucoup de gens. Survivre et quitter le Jardin, comme elle voulait le faire avec Merlin. Ou rendre ce corps à sa propriétaire.
L’espoir est-il encore permis ? songe-t-elle.
Après la chute du Perfecto, la personne qui a pris provisoirement la tête du Jardin a choisi de tout révéler aux Citoyens. L’objectif était de repartir sur de bonnes bases. De faire en sorte que la vérité soit le ciment d’un temps nouveau.
Cette décision, aussi louable fût-elle, s’est avérée catastrophique. Après quelques jours d’engourdissement, durant lesquels les Citoyens ont repris leurs tâches de manière mécanique, les esprits se sont éveillés. La loyauté ancrée dans leur cœur à grand renfort d’endoctrinement a éclaté. La surprise passée, c’est la colère qui s’est manifestée. Et, depuis deux semaines, les choses ne font qu’empirer.
Les lèvres d’Ailene s’étirent en une grimace agacée quand la sonnerie retentit de nouveau. Ne peuvent-ils donc pas la laisser tranquille ?
Elle ferme les yeux, tentant de trouver une solution à son problème. Il existe forcément un moyen de faire le bien sans perdre totalement son objectif de vue. Elle ne peut pas concevoir d’avoir travaillé toutes ces années pour abandonner maintenant, surtout quand elle considère la seconde chance qui lui a été donnée.
Non, il faut que la haine qui ronge son âme depuis tout ce temps disparaisse une bonne fois pour toutes. Elle le doit à son fils, sacrifié par sa faute.
Près d’elle, les bips-bips de l’électrocardiogramme s’emballent, jusqu’à n’émettre qu’un son plat et régulier.
La scientifique reste un long moment dans la même position, perdue dans sa tête, presque insensible à cette note monotone et morbide. Puis elle soulève les paupières et se redresse d’un coup. La solution s’est présentée à elle brutalement, sous la froide intransigeance des bruits macabres des appareils électroniques du laboratoire. Elle sait ce qu’il faut faire.
Ailene pose une dernière fois sa main sur la surface lisse de la capsule régénératrice, à la hauteur de son visage meurtri par les expériences de Merlin. Puis elle grimace et ferme le poing. Si elle en avait encore à verser, des larmes maculeraient ses joues rendues glacées par l’angoisse.
Elle ne veut pas mourir. Pas avant d’avoir accompli une ultime chose.
Reclus
Ceux qui l’ont accueilli dans le Jardin ne lui ont pas menti.
Tout a été clair dès le départ.
Mars s’est effacé au profit de Sacha. Pour une seconde chance. Une possibilité de rédemption.
Personne n’a cherché à le trahir, ce qui rend la cicatrisation d’autant plus difficile. Voire impossible. Le jeune homme est le seul responsable de ce qui lui arrive. Il ne peut en vouloir qu’à lui-même d’avoir désiré oublier Brune, sa sœur, dans l’espoir de mener une vie plus facile.
Le jour où il a quitté son clan en cachette pour lui prouver qu’il était capable de chasser seul, pour montrer qu’il était un homme, il a commis une faute impardonnable. Il n’avait que treize ans. Il est le seul à avoir survécu à l’attaque d’une harde de cerfs enragés. Parce qu’il n’était pas là. Depuis, il se demande si son existence n’est pas une erreur de programmation, s’il n’aurait pas dû disparaître en même temps que les autres.
Dans le fond, il n’y a sans doute rien à comprendre. L’humanité est plongée dans un chaos auquel chacun cherche un sens, en vain. Sacha est bien placé pour le savoir. Il n’y a rien à comprendre, non, et tout à subir.
Des pas approchent dans le couloir. Assis sur sa couchette, le regard perdu dans le blanc trop parfait du carrelage froid à ses pieds, Sacha finit par lever la tête. Il se redresse complètement en voyant la silhouette de Driss se dessiner derrière la porte transparente de sa cellule.
— Ça faisait une semaine que tu n’étais pas venue, lance-t-il d’un ton neutre. Je commençais à m’inquiéter.
Malgré l’épaisseur des cloisons, sa voix parvient jusqu’à la jeune femme grâce à une vingtaine de minuscules trous percés dans la vitre et formant un cercle de la taille d’une grosse orange.
— Avec raison, lui répond la Citoyenne.
La rigidité de ses traits alerte son vis-à-vis, qui se lève de sa couchette pour se placer face à elle, de l’autre côté de la porte.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu es autorisé à sortir.
— Ça n’a pas l’air de t’enchanter, rétorque Sacha en essayant de dissimuler sa surprise.
Il y a trois semaines, il a réalisé qu’il ne pourrait pas continuer à vivre entre les murs invisibles du Jardin. Ça l’a frappé si violemment qu’il en a perdu la raison. Après avoir atteint le poste de contrôle où il avait appris sa véritable identité, il s’est battu avec des résistants à la solde de Kenza dont la mission était de protéger la barrière. Déchaîné, aussi incontrôlable qu’une volée de hurleurs, il en a envoyé plusieurs au tapis avant de se faire arrêter.
Ce jour-là, Mars a pris le dessus sur Sacha. Ses instincts primitifs lui dictaient sa conduite. À présent, ses deux personnalités se côtoient sournoisement, et le jeune homme ne sait pas toujours à laquelle se fier. Ses souvenirs factices, imposés par le Perfecto, s’envolent progressivement pour laisser place à ceux d’une enfance teintée de sang et de violence. En tant qu’amie, Driss ne l’a pas laissé tomber. Mais son regard ne trompe pas. Elle sent qu’il a changé.
Comme la jeune femme ne répond pas, Sacha fronce les sourcils :
— Driss, que se passe-t-il ?
— On doit faire sortir Ysia de la Spirale.
L’évocation de ce nom pousse Sacha à reculer d’un pas, comme si les quatre lettres l’avaient frappé.
— Elle est morte.
— Ne dis pas ça, rétorque la Citoyenne. Je sais qu’il te reste de l’espoir.
— De l’espoir ? crache-t-il en se détournant. Il y a deux semaines, tu m’as appris qu’Ailene Moran avait effacé toutes les données informatiques contenues dans les serveurs de la Spirale. Tu me l’as dévoilé pour que j’arrête de frapper comme un sauvage contre les murs de cette cage, tu te rappelles ?
— Et je le regrette.
Il se tourne de nouveau vers elle.
— Ne me demande pas de recommencer à espérer si tu ne peux rien promettre, Driss.
Visiblement troublée par cette dernière phrase, la jeune femme pince les lèvres, ses doigts s’entremêlant nerveusement au niveau de sa ceinture.
— Driss ? insiste Sacha en la dévisageant.
— Ça va mal, dehors, finit-elle par lâcher. La situation se détériore à vue d’œil dans le Jardin, ajoute-t-elle en le voyant lui tourner une fois de plus le dos. Les Citoyens sont de plus en plus déchaînés. Enragés, même ! Ils cassent, brûlent et saccagent tout ce qu’ils trouvent.
— Le Perfecto les a trahis, soupire Sacha. Leur réaction t’étonne-t-elle vraiment ?
— Bien sûr que non ! réplique Driss, agacée. Mais leur colère semble augmenter de jour en jour. Au début, ils ne s’attaquaient qu’aux installations de leur quartier. Cette semaine, ils ont commencé à investir les bâtiments du SSP. Hier, une centaine de Citoyens se sont massés devant les grillages qui entourent le Centre-Ville. L’étau se resserre. Plus les jours passent et plus leurs souvenirs artificiels, imposés par le Perfecto, s’estompent. Ils ont compris qu’on leur avait tout pris. Bientôt, ils envahiront aussi ce quartier. La Spirale n’est plus un endroit sécuritaire.
— Qu’en pensent les privilégiés ?
Driss lève les yeux au plafond dans un geste irrité. Sacha n’a pas choisi le mot « privilégiés » au hasard. Les Citoyens les plus nantis ont senti le vent tourner et se sont réfugiés dans l’enceinte du Centre-Ville. Ils savent qu’ils risquent gros, car ils vivaient dans une opulence que le reste du peuple n’a jamais connue. Maintenant, ils redoutent que ces gens se retournent contre eux. Une centaine de gardes, comme Driss, sont restés fidèles à leur engagement de protéger le Jardin et surveillent la mince frontière qui sépare cette classe favorisée des Citoyens en furie qui se trouvent de l’autre côté. Mais que pourront faire cent soldats contre la marée dévastatrice qui s’apprête à fondre sur eux ?
— Ils ont la trouille, voilà, lance la jeune femme d’un air boudeur.
— Pourquoi plaides-tu en leur faveur ? Je croyais que tu étais dans le camp du peuple.
— Et c’est le cas ! proteste Driss avec un peu trop de vigueur.
Sacha sourit. Les yeux de Driss rétrécissent jusqu’à devenir deux fentes redoutables quand elle comprend qu’il se moque d’elle. Si elle défend autant le Centre-Ville et la sécurité fragile qui y règne, c’est parce qu’elle tient énormément à Kenza, cette femme courageuse qui n’a pas hésité à prendre provisoirement la tête du Jardin pour bâtir un avenir meilleur. Le problème, c’est que les Citoyens ne lui ont pas laissé le temps de mettre en place quoi que ce soit. Pour eux, tout ce qui appartient au pouvoir est forcément malveillant. Le Centre-Ville est devenu leur ennemi. Il semble vain de chercher à leur faire entendre raison.
— Sacha, tu n’as pas vu à quel point le Jardin s’est transformé, reprend Driss. L’inertie a été balayée par la violence à une vitesse folle. Les anciens membres du Perfecto sont tous décédés à la suite des blessures horribles infligées par Merlin. Les employés qui travaillaient dans la Spirale étaient manipulés, eux aussi, pour la plupart, et beaucoup ont rejoint les rangs des Citoyens en colère. Le peuple réclame le sang des responsables. Il prendra n’importe qui pour assouvir sa soif de vengeance. Si les Citoyens en colère entrent dans la Spirale, la vie de tous ceux qui y restent est gravement menacée.
— Donc, il faut partir, c’est ça ?
— Oui.
— Pour aller où ?
— Tu le sais aussi bien que moi.
Debout devant la porte transparente qui les sépare, le jeune homme accuse le coup en silence. Sortir. Retrouver la liberté. Si une partie de lui revendique ce droit, l’autre n’ignore pas ce qui les attend de l’autre côté de la frontière du Jardin.
Driss se rapproche encore de la vitre.
— Sacha, nous ne pouvons pas nous permettre de discuter plus longtemps. Il faut agir. Ailene Moran a demandé à nous voir de toute urgence. Toi, Kenza, moi et même les parents d’Ysia. Je crois qu’elle a senti le vent tourner, elle aussi. Je suis venue te chercher avant de monter.
— Qu’est-ce qu’elle veut ?
— Aucune idée, mais le fait qu’elle te convoque, toi aussi, est plutôt étrange. Ça doit être important.
En effet, mais Sacha refuse d’espérer quoi que ce soit. Cela étant dit, sa curiosité s’est éveillée. Il préfère savoir de quoi il retourne.
— D’accord, je suis avec vous.
— Merci, souffle Driss, apparemment soulagée par sa décision.
— Comment comptes-tu me faire sortir d’ici ?
— J’ai pu récupérer une clé qui ouvre toutes les cellules de cet étage, explique-t-elle en dévoilant un objet long et cylindrique, en métal, dont l’une des extrémités est pourvue de petites tiges perpendiculaires de différentes tailles.
Sacha tend le cou pour suivre sa main jusqu’au boîtier près de la porte, mais qu’il ne distingue pas de là où il se trouve.
— Dis donc, tu es devenue quelqu’un d’important, l’embête Sacha en sifflant d’admiration. Ça te va bien de fréquenter une haute dirigeante.
Les joues de Driss se teintent de rouge.
— Je ne fréquente personne, rétorque-t-elle en lui décochant un regard noir.
La porte s’ouvre et disparaît dans le mur. Sacha parcourt sa cellule des yeux. Il a souvent imaginé Ysia enfermée dans une salle similaire, après son enlèvement par l’androïde. Aujourd’hui, il sait que les Citoyens pris en faute étaient placés ici dans l’attente de leur jugement par les membres du Perfecto. Ce fut le cas d’Henry, celui qu’il pensait être son petit frère. Les spectres du passé se bousculent entre ces murs. Sacha n’est pas mécontent d’en sortir.
Il porte une main à sa mâchoire, par réflexe. L’unique avantage de sa détention, c’est qu’un robot a soigné sa dent blessée après qu’un autre robot l’a frappé durant sa fuite pour échapper aux Citoyens lobotomisés. Quelle ironie !
Après la capture d’Ysia par un androïde ultraperfectionné, Sacha voit toutes ces machines d’un mauvais œil. Elles ne lui inspirent pas confiance. Toutefois, il doit avouer qu’elles sont très efficaces. Sa dent ne le fait plus souffrir. Il ressent, parfois, un élancement diffus, presque fantomatique. Comme le relent de ses combats passés. Mais rien de plus.
Sacha a accepté de tout oublier pour trouver la paix. Mais, tandis qu’il emboîte le pas à Driss dans l’escalier qui mène au sommet de la Spirale, il pressent que la lutte est loin d’être terminée.
Deux mois
La boule dans le ventre de Sacha grossit au fur et à mesure qu’il grimpe dans la Spirale, à la suite de Driss. Quand ils atteignent l’étage supérieur, la jeune femme tourne son regard vers lui, l’air tracassée. Sacha confirme d’un signe de tête que tout va bien. Elle pousse la lourde porte.
Ils avancent dans le couloir menant aux salles d’opération. Les lieux sont à la fois familiers et étrangers à Sacha. La dernière fois qu’il a arpenté ce corridor, il était encore un Citoyen du Jardin à part entière. Depuis, Mars s’est manifesté, prenant chaque jour un peu plus de place. Sacha se surprend à inspecter les environs avec l’instinct d’une proie à l’affût, comme si un animal sauvage pouvait surgir à tout moment d’une porte entrouverte.
Le corps d’Ysia apparaît à ses yeux derrière un long mur de verre donnant sur une salle de réunion.
Elle n’a pas changé. La moitié droite de son crâne est toujours rasée, là où ont été implantées les deux plaques de métal, et sa main gauche témoigne encore des sévices qu’elle a subis. Assise derrière une table de travail, elle lève la tête vers les nouveaux venus. Ses yeux clairs croisent ceux de Sacha. Le jeune homme se remet à respirer. Ce regard n’est pas celui d’Ysia. Il lui manque un éclat particulier, cette lueur curieuse qui a su le charmer.
Gabriel et Béatrice, les parents d’Ysia, sont également présents dans la pièce. Assis en face de celle qui a pris possession à son insu du corps de leur fille, ils ont toujours le teint pâle et les yeux cernés. Kenza est là, elle aussi. Debout près de la table, la chef provisoire du Jardin sourit à Driss quand celle-ci entre dans la salle de réunion.
— Sacha, je suis heureuse de te voir, affirme Ailene. Prends place, je t’en prie.
Elle lui indique une chaise de la main, mais le jeune homme décline l’offre. Il préfère rester debout, le dos calé contre un mur, le plus loin possible de la table. Les bras croisés, il attend la suite avec nervosité.
— Bien, maintenant que vous êtes tous là, j’ai quelque chose d’important à vous apprendre, reprend Ailene. Je n’irai pas par quatre chemins : je sais comment faire revenir Ysia.
Tous les visages affichent un air sidéré. Gabriel s’empare des mains de sa femme et les porte à ses lèvres en remerciant la vie pour ce cadeau inestimable. Debout près de Kenza, Driss tourne les yeux vers Sacha, sans doute pour analyser sa réaction.
Le jeune homme ne sait pas quoi dire. Ses bras sont retombés le long de son corps. Il a envie de se réjouir, mais l’attitude d’Ailene le contraint à la réserve. Le regard de la femme reste sombre malgré la bonne nouvelle qu’elle vient d’annoncer. Son visage est fermé.
— Il y a un « mais », n’est-ce pas ? lui demande-t-il.
— Effectivement, répond gravement la scientifique.
— Je vous en prie, parlez, intervient Béatrice d’une voix implorante.
Ailene Moran pose ses coudes sur la table.
— Avant de vous expliquer comment on va procéder, je dois vous informer de ce qui vous attend. La mémoire d’Ysia a été perdue quand elle a lancé l’antivirus dans le programme où elle était prisonnière avec celui que vous connaissez sous le nom de Perfecto. Ces dernières semaines, j’ai recommencé à utiliser certains logiciels en renforçant les pare-feux. S’il reste la moindre parcelle de l’esprit de Merlin dans le système, elle ne pourra pas prendre le dessus. Cette fois, je m’en suis assurée…
— Venez-en au fait, l’interrompt Sacha.
— Au début, je pensais qu’il n’y avait aucun moyen de faire revenir votre amie. Ça m’a donné le temps de m’habituer à son corps, et je…
Elle baisse le menton.
— Quand j’ai réalisé que je m’étais trompée, j’ai un peu paniqué, ajoute-t-elle. Faire revenir Ysia implique ma propre mort ou, si vous préférez, ma disparition, puisque mon corps est déjà…
Elle détourne la tête, ferme les yeux un instant, puis retrouve une contenance et reprend :
— Je sais ce que vous allez dire ! Ce corps ne m’appartient pas. J’en ai conscience, ne vous inquiétez pas.
— Et cette solution, alors ? demande Sacha un peu froidement.
Ailene soupire, le regarde de biais. Sacha éprouve de l’empathie pour cette femme qui s’est fait prendre à son propre jeu en créant un androïde beaucoup trop sophistiqué. Mais, comme elle le dit elle-même, sa présence parmi eux est une erreur. C’est Ysia qui devrait occuper ce corps. Le jeune homme doit mettre sa compassion de côté s’il veut retrouver son amie.
Malgré le ton abrupt de Sacha, il n’y a aucun reproche dans les yeux d’Ailene. Toutefois, le garçon y perçoit une vague de tourments incommensurables, comme une marée