Cachalot: Roman marin
Par Daniel Besace
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À propos de ce livre électronique
« Vois ! Regarde ! Les images diffusées : ce camion blanc avançant dans la foule et dévorant les corps ; le conducteur relançant sa machine quand elle ralentit, détruisant la vie. Je ne sais pourquoi, j’ai absolument, tout de suite, associé le camion à Moby Dick. »
L’attentat de Nice choque tellement l’homme qui parle qu’il s’embarque avec fièvre sur son voilier en Méditerranée et file vers les Açores à la recherche du monstre à terrasser, comme une image du mal qui ronge notre monde. Une odyssée en solitaire, où il parlera aux éléments, aux animaux et à des naufragés, morts ou vivants, avant de croiser son destin. Un voyage initiatique, plein de fantaisie et de gravité, comme un conte philosophique.
Cachalot est un roman tour à tour aussi précis que Naufragé Volontaire d’Alain Bombard et aussi inquiétant que les Chants de Maldoror de Lautréamont.
EXTRAIT
Lorsque je vois la mort submerger la foule, tel un tsunami venu du fond de l’Antiquité grecque, je sens qu’une partie de moi est hébétée, comme si la lumière que j’ai reçue de cette ville s’était assombrie au point de me faire tâtonner. Une sensation de panique m’oppresse alors. Je ne peux attendre que le quotidien anesthésie la tristesse. Si je veux entreprendre quelque chose, cela doit débuter à Nice, où ma vie avait entamé un chemin de liberté, en liant l’amour de la mer et l’éblouissement de la littérature. Il ne m’est pas possible de rester à Paris, où j’ai émigré pour me rapprocher de mes illusions, sans tenter d’agir pour chasser la violence de notre temps. Quelque part en ce monde, quelque chose doit être combattu pour que des êtres cessent de désirer le néant, cessent de désirer engloutir d’autres hommes.
J’abandonne à contrecœur mon travail de surveillant dans un collège de Sarcelles, un travail chaleureux au sein d’un tourbillon de vie, où l’échange de regards est à la base de l’échange des idées, où l’avenir semble plus impalpable que la poussière des rêves, mais où les sourires et l’énergie de vivre font sentir que rien n’est jamais écrit, que rien n’est jamais sans espoir de beauté et de liberté. Si certains lieux de notre âme semblent des abîmes de misère et de malheur, c’est parce que nous avons trop souvent détourné le regard de l’humain, pour ne le penser qu’en intention de réussite matérielle. À la base de ce modeste emploi, il y a la simple bienveillance. Si on n’offre à un enfant que des murs pour horizon, il choisira le plus facile à escalader, pour découvrir que, derrière cette barrière, il existe une cave de la pensée. Faire demi-tour, alors, sera au-dessus de ses forces. La bienveillance, qui n’est pas une séduction, qui n’est pas une manipulation, ni une domination, pas plus qu’un angélisme, demande simplement de voir partir l’autre avec la confiance d’être, sans se retourner. Elle est une brèche dans n’importe quel mur.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né en 1970 à Brest, Daniel Besace devient mousse à 16 ans et fait le tour du monde comme timonier sur un navire militaire. À 27 ans, il marche de Bayonne à Saint Malo, expérience racontée dans Océan. En 1998, il fait le tour de la péninsule Ibérique à vélo. Fondateur de la maison d’édition artisanale Carnets-Livres, il a fabriqué 15 000 livres à la main. Cachalot est son premier roman.
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Aperçu du livre
Cachalot - Daniel Besace
servir.
Journal de bord
Premier jour
J’appareille à l’aube, un 14 juillet, jour anniversaire de la tragédie niçoise, donnant lieu à des commémorations déchirantes. Le drame et la Révolution entrelacés, la liberté se paie toujours aussi cher. Je démarre le moteur qui expulse un lourd nuage de suie et m’éloigne dans un cataclop de cheval fou. Je navigue durant deux heures, puis je hisse la voile latine et coupe le moteur.
La barque, bien que lourde, n’est pas ralentie une seconde. Je sens les membrures de bois frémir en prenant de la vitesse. Le silence est merveilleux après les soubresauts mécaniques. Quelques mouettes rieuses me suivent, reconnaissant la silhouette du pêcheur, mais comme je ne jette pas de filet et prends le large, elles abandonnent très vite. Je vogue cap au 220, histoire d’éviter la Corse et les Baléares, tout en profitant du courant côtier. Je m’éloigne peu à peu du rivage, en distinguant encore un liseré bleuté et les montagnes déneigées des Alpes, mais je ne reprendrai vraiment contact avec lui que dans une bonne semaine, en m’approchant de Gibraltar. À dire vrai, je suis plutôt content de la lenteur de mon bateau, car toute distance est trop courte quand on a rendez-vous avec la fin. Le plus important dans le voyage, qu’il soit animé d’événements ou non, c’est le plaisir de n’être pas arrivé, la sensation d’avancer sans but, avec la répétition inlassable des vagues, de l’éclat du soleil, de l’horizon inatteignable, la sensation d’être là, dans le passage du temps. Assis à la poupe, enturbanné dans un chèche que je trouve être la meilleure protection possible contre le froid et le soleil, je surveille le compas et garde le cap en maintenant la barre avec un bout. Je peux vaquer à quelques occupations, ajuster la toile, arroser les plantes embarquées, dessaler l’eau, effectuer quelques exercices, somnoler, lire, penser, penser à l’invraisemblable, au combat à venir, à la destinée des vies dans une époque surpeuplée.
Le Bugale avance sous le soleil radieux, à une vitesse oscillant entre trois et cinq nœuds, la voile gonflée par une belle brise de terre, régulière sur une mer un peu houleuse mais à peine irritée. Je grignote quelques biscuits et une boîte de sardines en me disant qu’il faudrait parfois me rapprocher des côtes si je veux pêcher. J’ai emporté un petit filet, plusieurs lignes de traîne et un cône à plancton, comme l’avait fait Alain Bombard en son temps. Pour l’eau, j’utilise un système de dessalinisation par évaporation. Il m’arrive aussi de boire quelques gorgées de mer comme le préconisait ce même homme. Je n’ai pas l’intention de toucher terre avant les Açores. Moins je m’approche des ports et moins j’aurai à expliquer ma démarche. Le voyage doit se faire dans la solitude ; la méditation n’est possible qu’en l’absence de langage. Je reporte la position du GPS sur la carte, la dérive étant à peu près compensée, je file en ligne droite.
J’ai hissé un petit pavillon, comme c’est l’usage dans la marine. Le flotteur sur lequel nous naviguons est une île qui dépend du lieu de notre immatriculation. Dès que l’on se retrouve en mer, l’idée de posséder un port d’attache est une bouée de sauvetage. Lorsque le voyageur n’y est plus relié, il devient apatride, il devient un objet dérivant, une fortune de mer… Quant à moi, il semble qu’une nation ait élu domicile dans mon esprit sans que je n’y aie jamais pensé. Je ne me suis jamais demandé si je suis français puisque je n’ai jamais eu à prouver que je le suis. Encore à ce jour, je trouve étrange d’appartenir à un territoire limité, à une géographie politique, à une parcelle du monde qui n’obéit qu’à certaines lois. J’ai toujours l’impression que partout où j’irai je pourrais être libre ! C’est peut-être parce que je transporte une part de ce pays en moi. Sommes-nous des territoires ? Il est évident que les frontières sont des dessins irréels. Mais il est tout aussi évident que l’esprit est la sculpture d’un entrelacement, de montagnes et de rivières, de gestes et de déplacements, de constructions et de paroles, de rencontres et de désamours. Mon pavillon de naissance est celui de la France, une chance d’être né dans cet étrange pays où la liberté individuelle existe encore malgré la substance d’une politique en forme de coulée de boue, où l’humain possède encore des droits parce qu’il peut encore faire grève… Évidemment, je n’ai aucun mérite à être français ! J’en suis heureux, mais cela n’est pas mon fait ! Je n’ai produit aucun effort pour apparaître ici. Je n’ai pas téléphoné, ni envoyé de message à mes parents pour leur demander de m’accoucher en cette terre. Quelques siècles auparavant, des anciens ont traversé le monde, lentement, de conquêtes en fuites, pour s’arrêter au bord de la mer, du côté de la Bretagne et de la Normandie. À moins de sauter à l’eau, ils ne pouvaient aller plus loin. Ma famille participait à ces errances, à ces peuples venus en vagues s’échouer sur un désir d’égalité : la Révolution et ses Droits de l’Homme. Qu’en avons-nous fait ? Bien que cela fût on ne peut plus sanguinolent, je ne peux que reconnaître la chance d’être présent dans cette parenthèse de l’humanité : une tentative de liberté dans une angoisse existentielle. Fragile esquif dans le tumulte des peurs. S’il est un pavillon que je préfère, ce n’est pas celui qui dit que j’appartiens à une nation, mais celui qui loue la chance de ne pas être né esclave, ou prisonnier, ou