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Carnets atlantiques
Carnets atlantiques
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Livre électronique503 pages5 heures

Carnets atlantiques

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À propos de ce livre électronique

Les essais que le lecteur va découvrir dans cet opus constituent un itinerarium mentis des temps modernes : en cette époque planétaire d'inculture glorifiée et d'effondrement existentiel globalisé, tout le monde, massive démagogie aidant, a des idées sur tout et le contraire de tout. Qu'un individu, au cours d'une vie, je la lui souhaite la plus complète et la plus exacte possible, trouve, aujourd'hui, une, voire deux vraies idées, et l'amplitude pour les développer, outre le désir, est déjà, en soi, remarquable... La situation est un peu connue : l’étroitesse concertée de vue, le bofisme bavard béat et les manœuvres à l’emporte-pièce ont déterminément de beaux jours devant eux. Donc, vis-à-vis de tout ça, délétère, selon moi, au suprême, qui ne va pas en s’arrangeant, la seule attitude valable, éthique non moins qu’esthétique, est la résistance intellectuelle active. De lieux mentaux en lieux géographiques, les thèmes, littérature mondiale, art, saisons et déambulations nomades, hors de topologies trop évidentes, se répondent, en échos porteurs d’énergie, au gré de mon itinéraire multiforme. Et interpellent pour qui sait lire.
LangueFrançais
Date de sortie22 juil. 2013
ISBN9782312012513
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    Aperçu du livre

    Carnets atlantiques - Francis Donskoï

    cover.jpg

    Carnets atlantiques

    Francis Donskoï

    Carnets atlantiques

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    « Que le flot de chaque jour laisse un dépôt sur mes pages, comme il laisse du sable et des coquillages sur le rivage. Autant de terre ferme de plus. Ceci pourrait être le calendrier des marées de l’âme. »

    Henry David Thoreau, Journal

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01251-3

    Avant-propos

    Voici qui est pour le moins saisissant et plutôt récréatif : en cette époque planétaire d’inculture glorifiée et d’effondrement existentiel globalisé, tout le monde, massive démagogie aidant, a des idées sur tout et le contraire de tout.

    Qu’un individu, au cours d’une vie, je la lui souhaite la plus complète et la plus exacte possible, trouve, aujourd’hui, une, voire deux vraies idées, et l’amplitude pour les développer, outre le désir, est déjà, en soi, remarquable…

    La situation est un peu connue : l’étroitesse concertée de vue, le bofisme bavard béat et les manœuvres à l’emporte-pièce ont déterminément de beaux jours devant eux.

    Donc, vis-à-vis de tout ça, délétère, selon moi, au suprême, qui ne va pas en s’arrangeant, la seule attitude valable, éthique non moins qu’esthétique, est la résistance intellectuelle active.

    Je la pratique depuis longtemps, depuis l’enfance.

    Me ravisant, tandis que j’organise les textes que le lecteur va découvrir dans cet opus, agir sans s’agiter en désobédient pour qui le vocable nuance n’est pas vain, n’a rien à voir avec je ne sais quelle posture de nature élitiste. Mais bien à entendre du mouvement natif de mon être.

    Je ne me satisfais pas de tout un état de choses. À commencer par le délabrement de nos cinq sens : le risque est couru de nous rendre infidèles aux beautés du monde.

    Dans mon existence la plus immédiate, je me donne, autant que je le peux, du mieux que je le peux, venant de là d’où je viens, les moyens, à l’occasion complexes et parfois contradictoires, d’échapper à la frustration pour m’approcher au plus près de l’idée très concrète qui consisterait à faire de sa vie terrestre, je n’en connais pas d’autre, comme un chef-d’œuvre. C’est ambitieux, mais on n’a qu’une vie et il ne faut jamais se manquer d’humanité.

    Résistance, en solo ou en duo, à deux, c’est encore mieux, pour dégager – pour tenter, avec le sourire, de dégager – via des rencontres, des séminaires, des conférences, des entretiens, des interventions, et, pourquoi pas ?, des livres – nous sommes encore quelques-uns à considérer que le livre reste la voie royale de l’esprit – un espace humain respirant, radieux et inspirant.

    Cet horizon devant moi, ni optimiste ni pessimiste, j’avance, humblement possibiliste.

    Résistance, oui, mais joyeuse. Je suis un partisan absolu du gai savoir / Ça-voir.

    Sauf erreur, le sens des perspectives en tête, aux quatre points cardinaux, c’est ce dont nous avons le plus besoin.

    Les pages de ces Carnets atlantiques que je propose en partage en sont la manifestation à la fois singulière et explicite : de lieux mentaux en lieux géographiques, les thèmes, littérature mondiale, art, saisons et déambulations nomades, hors de topologies trop évidentes, se répondent, en échos porteurs d’énergie, au gré de mon itinéraire multiforme. Et interpellent pour qui sait lire.

    À la lecture de ces essais extraits de la multitude, réalistes sur un pied, romanesques sur l’autre, la plupart sur le ton aphoristique, de l’ancien siècle jusque dans le nouveau, la question de la culture, liée étroitement à celle de l’éducation, se révèle tant fondamentale que radicale.

    Sur cette question ainsi sur que d’autres tout aussi vitales, les plus puissants esprits, exceptions parmi les exceptions, horribles travailleurs aux antennes sensibles, je les compte sur quelques doigts, je vais encore me faire bien voir, nourrissent ma réflexion.

    Je leur suis reconnaissant, je les salue de ma main chaleureuse, ces auteurs, pour moi infiniment vivants, qui, dans le temps recomposé, me grandissent, m’encouragent et m’invitent à avancer. J’ai de la chance.

    Hommes, femmes, d’où venons-nous ? Que voulons-nous ? Où allons-nous ?

    Entre déterminisme et construction progressive de la liberté, tout est là, désormais, devant nous.

                                                                               F. D.

                                                                    Printemps 2012

    Idée(s)

    « C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. »

    Montaigne

    Contemplatif,

    pensant à Henry David Thoreau,

    ce compagnon d’esprit en fidèle fréquentation,

    au bord de l’étang clair-obscur,

    je goûte les beautés savoureuses du grand réel

    et me mets tranquillement au travail.

    Haïku for ever

    « D’ailleurs, comment la créature humaine peut-elle être sûre de quoi que ce soi ? »

    Proverbe oriental

    Le plus célèbre, le haïku originel, celui de Matsuo Basho, 1644-1694, dont le nom de plume signifie, rappelons-le, « bananier » en japonais, est celui, parmi tant d’autres, que j’aime, encore et toujours, fredonner devant le bassin aux poissons rouges :

    La vieille mare

    Une grenouille y plonge

    Ploc !

    Version en langue anglaise et nuances :

    The old pond

    A frog jumps in

    The sound of the water

    Ah !, cette vieille mare ou ce vieil étang (étant ?), il n’y a pas que les grenouilles qui y plongent :

    Dans la vieille mare

    A coulé une sandale de paille

    Tombe la neige fondue

    (Buson, 1716-1783, village rustique, c’est son nom)

    L’étang ou la mare ne sont jamais désolidarisés du réseau naturel :

    La rivière et l’étang

    Désormais ne font qu’un

    Pluie de printemps

    (Buson)

    Humilité des choses et de l’approche, bien entendu, et c’est tout l’art du haïku, mais humilité apparente pour qui sait lire entre les lignes et les bribes du réel :

    J’ai emprunté ma chaumière

    Aux puces et aux moustiques

    Et j’ai dormi

    (Issa, 1763-1828)

    Dans la bibliothèque de l’atelier, arche salvatrice, mon atelier des quatre vents, conçu et bâti de mes seules mains, je relis la magnifique anthologie du haïku de Maurice Coyaud publiée dans le temps d’autrefois (Fourmis sans ombre, Phébus, 1978), et tombe sur celui-ci qui dit à la perfection mon état d’esprit présent :

    Ils ne pipaient mot

    Ni l’invité ni l’hôte

    Ni les chrysanthèmes blancs

    (Ryôta, 1718-1787)

    It is good as it is.

    Le géant de la forêt russe

    Pourquoi les lectures simultanées de Everyday Life Of The North American Indian de Jon Manchip White (Indian Head Books, New York, 1979), trouvé – sérendipité ! – au fin fond de Mohab, bourgade de l’Utah, et de ces quelques mots de Martin Heidegger : « Quand, par les nuits d’hiver, les tourmentes de neige secouent la maisonnette et qu’au matin le paysage est recueilli sous la neige » (in Questions III, L’Expérience de la pensée, Gallimard, 1966) me font aussitôt voyager en Russie auprès d’Ivan Chichkine, ce peintre subtil surnommé le géant de la forêt russe ?

    Mystère et boule de gomme.

    Ah !, les associations d’idées…

    Shore Temple

    De l’eau, à Mahâbalipuram, dans l’État du Tamil Nadu, en Inde, au lointain si proche, s’élance le Shore Temple.

    J’aime ce temple dans sa perfection nue.

    À cinq heures, au soleil levant, tout alentour est « ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».

    Les pères fondateurs disent que c’est un temple pour y venir prier. Bien. Les natures étant diverses dans l’univers, pour moi, c’est, avant tout, au-delà de tout, le temple-cachette-refuge des écureuils. Pas l’écureuil géant (Ratufa indica), non, l’écureuil lambda des jardins anglais, des forêts suisses, de Seattle et de Sapporo.

    Si, d’aventure, il s’était trouvé dans les parages, le touriste du monde spectaculaire aurait-il glissé, dans son everlasting sac-à-dos, au moment du départ, ce récit, Mahâbalipuram tout le monde descend, de Jacques Brosse (Fayard, collection L’Expérience psychique, 1973) ? Rien de moins sûr.

    En Inde, je connais un autre temple. Résolument retiré. Infiniment plus secret. En son centre, dans une réconfortante étrangeté, pousse un banian hors d’âge ruisselant de pluies régulières. C’est un temple d’ici et de toujours comme dans les nouvelles de Kipling.

    Un temple pour les enfants et certaines grandes personnes – quelques-unes, guère plus, diagnostic à l’appui et vérifiable – qui sont en prise directe avec leur enfance.

    Vincent

    In & out, je relis les lettres de Van Gogh à son frère Théo (Grasset, 1972).

    La première de ces lettres date d’août 1872. Nous sommes immédiatement après l’irruption de la Commune et Van Gogh qui signera souvent de son seul prénom Vincent – où l’on peut entendre, qui sait ?, le sang ardent et les ivresses nécessaires que procure le pinard – ne sait pas encore qu’il va devenir un grand peintre, comme dit le bœuf social.

    L’homme à la pipe et à l’oreille cassée sera cette comète (une existence d’à peine quarante années, et je pense à Arthur R.) qui bouleversera durablement la trajectoire mémorielle de la peinture ainsi que la façon qu’aura l’œuvre picturale de capter l’œil.

    Tenez, vous ne savez pas quoi faire ?, je vous propose d’alterner, presto, la lecture de ces lettres avec la lecture du puissant texte d’Antonin Artaud, Van Gogh ou le suicidé de la société (Gallimard, dans l’agréable collection Quarto, 2004) : vous m’en direz des nouvelles…

    A man, a place and action

    Fan. Je suis, je le confesse, un amateur indéfectible de westerns.

    Une vraie, bonne confession dans les formes s’impose de temps à autre, non ?

    Le western movie, c’est le monde shakespearien – le monde simplement humain – permanent comme le cinéma du même nom, une scénographie incarnée par des caractères, des tempéraments, des natures, pleine de bruit et de fureur, pendant une heure et demie, au dénouement, en général, à la félicité parfaite.

    J’aime les Indiens, eux d’abord, leurs couleurs et leur honneur, les paysages de l’Ouest américain ensuite, les cow-boys enfin et leurs inlassables jeux de lassos.

    Voir et revoir The Big Sky (Howard Winchester Hawks, 1952 – le titre anglais est d’une splendeur évocatrice alors que le titre français, La Captive aux yeux clairs, beau titre, certes, affadit cependant la nature dans l’humain), Rio Bravo (toujours Hawks, 1959), Gun Fight at the O. K. Corral (John Sturges, 1957), Winchester ’73 et The Far Country Je suis un aventurier (Anthony Mann, 1950 et 1954), Colorado Territory La Fille du désert (Raoul Walsh, 1949) ou encore Jeremiah Johnson (Sydney Pollack, 1972).

    Mais, pour moi, le scénario par excellence, mon préféré, est celui où l’on assiste à l’arrivée d’un cavalier sans identité, car il a connu toutes les identités – la figure, à brûle-pourpoint chevaleresque !, du Man-With-No-Name interprétée, entre autres acteurs, par un Clint Eastwood impavide – venu de nulle part, qui traverse a little town pour régler un compte, une affaire, une dette, un litige, et faire triompher le droit tout en créant les conditions d’un nouvel ordre providentiel avant de repartir, drapé de silence, vers un ailleurs indifférencié : un homme, un lieu et une action.

    Clap de fin.

    Ma main

    Ma main m’est aussi intime que mon oreille, mon œil et mon nez.

    Mon oreille entend la note juste et celle qui ne l’est pas.

    Mon œil voit beaucoup, se souvient de tout : il reconnaît les moindres chemins de ma vie – instantanément.

    Mon flair, sans jouer le jeu de la fausse modestie, est remarquable à débusquer, de près, de loin, les faux-semblants.

    Quand je trace des signes, dans la nuit profonde ou en pleine clarté, ma main est aussitôt déliée : une main d’athlète atlantique.

    Elle en a serré des mains, la mienne. Et, si affinités électives, il lui arrive de dire, sans insister, que, par écrivains interposés, elle a serré, exemple entre cent, celle de James Joyce.

    Ma main a une chance céleste.

    Ritournelle

    « Il y a de bonnes raisons à cela. »

    Lautréamont

    Depuis une vingtaine d’années, il n’est plus un espace public sur cette terre sans musique ou plutôt « zizique » : rues, marchés, gares, aéroports, métros, accueils téléphoniques, j’en passe…

    Du bran de scie : farine ou sciure de bois pour seul arpège.

    La situation, connue, empire, et me donne le plaisir matinal de jouer à Monsieur Grognatout !

    Pourtant, il arrive qu’un air entendu ici ou là qui s’obstine à trotter dans la tête pendant une journée entière vous… transporte.

    Ainsi à New York, l’autre jour, September (Earth, Wind & Fire, 1978) au refrain spiralé que je reconnais aussitôt et dont je ne peux me déprendre.

    Pourquoi lutter ?

    Union Square. Taoïstement assis sur un banc, je laisse les souvenirs s’accorder.

    La Rivière de Cassis

    Plus d’une fois, mon ami Rimbe aura traversé cette forêt des Ardennes en direction de la Semois, rivière belge sur les berges de laquelle poussaient jadis des plants de chanvrier aux vertus méphitiques pour les dévots, mirifiques pour les libertins.

    Le chanvre d’Arthur a disparu au profit, dit-on, de l’herbe à Nicot. Reste, si je puis dire, ce texte envoûtant de mai 1872 dont les critiques sont loin d’avoir épuisé les sens :

    La Rivière de Cassis roule ignorée

     En des vaux étranges :

    La voix de cent corbeaux l’accompagne, vraie

     Et bonne voix d’anges :

    Avec les grands mouvements des sapinaies

     Quand plusieurs vents plongent.

    Tout roule avec des mystères révoltants

     De campagnes d’anciens temps ;

    De donjons visités, de parcs importants :

     C’est en ces bords qu’on entend

    Les passions mortes des chevaliers errants :

     Mais que salubre est le vent !

    Que le piéton regarde à ces claires-voies :

     Il ira plus courageux.

    Soldats des forêts que le Seigneur envoie,

     Chers corbeaux délicieux !

    Faites fuir d’ici le paysan matois

     Qui trinque d’un moignon vieux.

    À lire et à relire : entendez bien les deux premiers vers

    (Arthur Rimbaud, La Rivière de Cassis, Derniers vers, 1872)

    HG

    « A Thing of Beauty is a Joy Forever. »

    John Keats

    Oui, bien d’accord avec John Keats et HG pour dire, en substance, que seul l’art peut avoir sur le monde une action régénératrice.

    Mais une fois que l’on a dit ça, dans une vision encore plus large, on peut calmement avancer que, jailli du Néant (allez, un zeste de métaphysique…), ce monde-ci – en connaissez-vous un autre ? – pourrait tout aussi bien disparaître. Tel quel. Posture zen extrême.

    Écrire ? Pour moi ? Oui, activité consubstantielle à ma nature profonde. Libre. Gratuite. Désirable.

    J’oralise aussi d’abondance !

    « Francis a toujours un livre à la main ou dans une poche », « Francis tient son journal », « Francis aime les feutres noirs japonais. »

    Tout bien considéré, vu de Sirius…

    En attendant, je vous propose de continuer à vivre exactement, à travailler le plus possible sur le chemin de la clarté (il ne faut surtout pas que cela se voit) – et à développer, encore et toujours, vos perceptions esthétiques.

    C’est le premier geste qui importe.

    Plongez-vous, par exemple, dans les albums Bach ou Résonnances : l’interprétation sensible et remarquable d’HG saura vous accompagner longtemps et vous donner, j’en suis sûr, l’élan de répandre le bien, le bon et la beauté alentour.

    Non ?

    (Hélène Grimaud, Bach, avec, entre autres pièces, une sélection du Clavier bien tempéré, et Résonances – la très élégante sonate n° 8 en la mineur K. 310 de Mozart – Deutsche Grammophon, 2008 et 2010)

    Chasse spleen

    Je ne bois pas le vin : c’est lui qui me filtre, me distille et m’ensortilège – un néologisme de temps à autre, c’est buvable, et peut même élargir le champ du possible.

    Bien entendu, pas n’importe quel flacon. Du vin de Bordeaux, entre terre et mer, en compagnie de Montaigne et de Montesquieu.

    Quand les choses vacillent, remède naturel : à ceux qui en doutent, revoir cette scène d’anthologie dans Jules et Jim (François Truffaut, 1962) au cours de laquelle Jeanne Moreau déroule une liste de grands crus bordelais et porter aussitôt à ses lèvres un verre de Chasse-Spleen (majuscules et trait d’union !) – le monde retrouve, à l’instant, son axe.

    Essayez.

    « Écrasez l’infâme ! »

    Prouvez-moi que vous n’êtes pas religieux. Qu’aucune superstition ne vient entraver votre libre arbitre. Que la parole sort de votre bouche de sa propre puissance.

    Comment ? Tel n’est pas le cas ? Qui plus est, vous comprenez bien être le jouet éternel d’influences néfastes que vous ne pouvez écarter ?

    Le médecin urgentiste que je suis vous prescrit la lecture (ou la relecture…) des Lettres philosophiques (appelées aussi Lettres anglaises) du maître électrique entre tous, Voltaire.

    Souverain bien et paix de l’âme garantis.

    (Voltaire, Lettres philosophiques, Garnier-Flammarion, 1976)

    La casquette du Docteur Jivago

    Par une matinée de printemps, au sud de Moscou, dans le temps d’avant, une automobile de type Volga zigzaguait sur la route de Peredelkino (en russe : Переделкино) pour éviter non seulement les nids-de-poule, mais épargner aussi les volatiles bien vivants qui, eux, déboulaient en tous sens sur la chaussée.

    L’entrée du village derrière soi, une datcha sans apprêt au milieu de fleurs innocentes : c’est ici que Boris Pasternak aura vécu ses dernières années dans une relégation presque agréable après qu’il eut été contraint en 1958, par les autorités autoritaires d’alors, de décliner le prix Nobel et la somme d’argent, la récompense, non négligeable qui allait avec.

    Sur les étagères en pin de sa bibliothèque, ce qui m’avait frappé était une collection impressionnante d’auteurs français ou de langue française (je me souviens d’un Montaigne, d’un Rousseau et d’un Diderot dans le format du livre que l’on glisse aisément dans sa poche pour la rêverie en promenade), qui jouxtait une collection non moins représentative des meilleurs écrivains américains – Hemingway y figurait en belle place.

    Après le tour de la maison, je fus invité à me rendre au cimetière local pour voir la tombe de Pasternak. S’il est vrai qu’ « un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort », ainsi que l’écrit Spinoza, de temps à autre, je n’ai rien contre une balade dans un bon vieux churchyard du Devon aux pierres tombales moussues et à la pelouse impeccable de dignité.

    Aucun cénotaphe, une simple dalle, le portrait en relief de Pasternak, et, sur le pourtour de la pierre froide, une multitude de roses, les unes végétales, les autres en papier comme si elles sortaient de mains d’enfants.

    Mais c’est un autre souvenir que je veux garder de cette rencontre d’avril : la babouchka, Cerbère des lieux, étant occupée dans une pièce du bas à préparer le thé à l’aide d’un antique samovar, j’en ai profité pour poser sur mon crâne la casquette de Pasternak, une casquette rustique, qui était accrochée à une patère à l’entrée de son atelier.

    Voilà comment, en toute humilité, j’ai pu faire revivre, courtement mais sûrement, le docteur Jivago.

    Andenken

    Longtemps sur l’Alexanderplatz, j’ai cherché l’ours noir.

    Je suis sûr maintenant que c’est un ours mythique. Mais je ressens toujours autant de plaisir à me promener dans les rues de Berlin, la présence d’Alfred Döblin et de tant d’autres dans mon sillage.

    Sur mon carnet – où que je sois, où que j’aille, j’ai toujours un ou plusieurs carnets 10 x 18 dans mes poches, Moleskine, Clairefontaine, merci chers amis papetiers !, et un feutre noir Japan made – j’inscris à l’instant ces noms de lieux : Unter den Linden (Sous les tilleuls), Humboldt-Universität, Bauhaus-Archiv, le Denkmal für die ermordeten Juden Europas, Postdamer Platz et cette Propststraße pour y faire, à l’occasion, quelques emplettes.

    Aujourd’hui (quel mot magnifique de la langue française !), je pense à un grand allemand en particulier dont le paysage poétique ne cesse de m’accompagner. Il est le souvenir fait homme. Je suis heureux d’écrire son nom : Friedrich Hölderlin.

    Amsterdam

    Dans la Venise du Nord, au tournant des années 1970, la vie underground grouillait d’expériences toutes plus fortes, et souvent plus naïves, les unes que les autres.

    A posteriori, une seule motivation commune : recréer de nouvelles bases existentielles.

    Mais le mouvement Raster, par exemple, et d’autres sont maintenant bien loin de nous, « In de aap gelogeerd zijn, reddeloos, radeloos, redeloos ! »

    Dès mes premiers pas solitaires, je fais venir à mon oreille ce poème d’Apollinaire, Rosemonde (Alcools, 1913) :

    Longtemps au pied du perron de

    La maison où entra la dame

    Que j’avais suivie pendant deux

    Bonnes heures à Amsterdam

    Mes doigts jetèrent des baisers

    Mais le canal était désert

    Le quai aussi et nul ne vit

    Comment mes baisers retrouvèrent

    Celle à qui j’ai donné ma vie

    Un jour pendant plus de deux heures

    Je la surnommai Rosemonde

    Voulant pouvoir me rappeler

    Sa bouche fleurie en Hollande

    Puis lentement je m’en allai

    Pour quêter la Rose du Monde

    … et retourne déambuler sur le Herengracht en quête d’une fleur bleue.

    Médiocratie

    Que voulez-vous que je vous dise ?

    Le Spectacle auquel nous assistons surpasse les jeux du cirque romain.

    C’est dire…

    Tout vaut tout et tout – dans la plupart de nos sociétés – est rapporté au même plan : l’expression satisfaite du Plus Petit Dénominateur Commun.

    « Du bête au sot et du nul au néant » : résumé, G. F. dixit, de la situation.

    Bon.

    When in jeopardy, try to find a place of shelter and retreat!

    De la bibliothèque nomade, me riant des bourrasques automnales, j’emporte avec moi Ecce Homo dans cette édition archi usée : aussitôt éclaircie.

    Ah !, pas de meilleur viatique pour le jour qui s’ouvre.

    (Friedrich Nietzsche, Ecce Homo : Comment on devient ce que l’on est, Gallimard, 1990)

    La prose du monde

    Parmi les trois livres sur l’île déserte : les Essais.

    J’aime beaucoup ce portrait de Michel de Montaigne (eh oui, Montaigne a un prénom…) que l’on peut voir, mieux, admirer au musée Condé à Chantilly.

    Dans la resserre en châtaignier de ma bibliothèque – « La forme de ma bibliothèque est ronde et n’a de rectiligne que ce qu’il faut à ma table et à mon siège et elle m’offre dans sa courbe, d’un seul regard, tous mes livres rangés sur cinq rayons tout autour » (Essais, III, 3) – une reproduction de ce fier portrait me salue chaque fois que je franchis le seuil de ma librairie.

    Les jours de ciel gris-battant – j’invente cet adjectif au débotté, Montaigne aurait agi mêmement qui eut le courage de laisser tomber les charges publiques pour s’en aller lire les lignes du monde – il m’arrive, et, en général, il m’arrive beaucoup de choses, de me replonger dans le bel éloge que Maurice Merleau-Ponty adresse à Montaigne (Lecture de Montaigne in Éloge de la philosophie, Gallimard, 1960).

    Ce sont les derniers mots de cet essai des temps modernes que je préfère : « Il a cherché et peut-être trouvé le secret d’être, dans le même temps, ironique et grave, libre et fidèle. »

    En compagnie de Montaigne, l’un des meilleurs esprits de toutes les époques et de tous les climats, l’île ne sera jamais plus déserte.

    Zuñi

    Rue Fontaine, à Paris, à deux pas de la place Blanche, aura vécu jusqu’en 1966 l’un des esprits les plus puissants du XXe siècle, siècle dont on est loin, soit dit en passant, d’avoir épuisé, malgré les âneries débitées à longueur de temps, toutes les fulgurances.

    Le surréalisme, mouvement intellectuel radical, et le dernier de cette ampleur (il faut chercher à la lanterne celui ou celle qui entend le sens et la portée de ces trois mots ensemble), a été caricaturé outrancièrement, c’est peu de le dire, ainsi que son créateur. Ne parlons même pas de l’aventure funeste qui a touché l’atelier d’André Breton en 2003…

    Fasciné par les beautés multiformes du grand réel, André Breton aimait collecter, par exemple, des jouets pour enfants, jouets à vocation éducative, notamment les poupées Hopi et Zuñi.

    Ces kachina, confectionnées à partir de matières et de matériaux divers : bois, tissus, ficelles, pierres, perles, plumes – aux couleurs vives – symbolisations concrètes des forces animales et végétales, ont été trouvées, intuition, par l’auteur d’Arcane 17, au fin fond de l’Arizona, en 1943-44.

    J’aime beaucoup ces poupées et il m’est arrivé d’en rapporter quelques-unes from overthere.

    Pour André Breton qui relisait, pendant sa période américaine, l’œuvre de Charles Fourier, comme pour moi, ces figurines sont l’incarnation de l’idée d’harmonie universelle où se rejoignent le monde visible et le monde invisible.

    Sortilège ?

    Cadeau

    Noël approche à grandes enjambées, vos amis aussi, et vous ne savez, au fond, si ce sera la joie ou la corvée des retrouvailles.

    « Quel cadeau lui offrir au pied du beau sapin ? », se demande-t-on en épluchant le tombereau de catalogues qui remplace ces jours-ci le précédent dans la boîte aux lettres.

    Ne cherchez plus, courez chez votre libraire adoré (on me dit qu’il existe encore d’authentiques libraires – pour combien de temps ?) et glissez dans un emballage de circonstance ce présent indémodable : Le Discours de la servitude volontaire rédigé en 1549 par Étienne de La Boétie, la grande amitié de Montaigne.

    Et, en place des cantiques, entonnez, a cappella si c’est votre désir, ce refrain entraînant :

    « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »

    (Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, William Blake & Co, 2011)

    Et cætera

    Dans le train (un train à escales, pas un TGV) qui me mène de R. à P. où je suis invité à donner une conférence sur le mouvement transcendantaliste (long word and long-lasting ideas), j’emporte un bagage léger où j’ai glissé ce compendium, Vertige de la liste (Umberto Eco, Flammarion, 2009), voyage dans le voyage.

    J’aime les cabinets de curiosités et celui-ci, concocté par la main d’un maître, me ravit au summum. Entre la sélection fine des meilleurs textes et les illustrations parlantes (Léonard de Vinci, Giuseppe Arcimboldo, Brueghel, Rubens…), il y en a pour tous les goûts ou, à la réflexion, pour le goût, qualité par excellence qui concentre toutes les autres.

    Quelle joie, ces énumérations sans fin ! Listes dans la Théogonie d’Hésiode, « Et, à Nérée, des filles enviées entre les déesses, au milieu de la mer inféconde, naquirent de Doris, Doris aux beaux cheveux, la fille d’Océan, le fleuve sans rival : Plôtô et Eucranté, Saô et Amphitrite, Eudôré et Thétis, Galéné et Glauké… », liste des anges, d’Abdizuel à Zymeloz, liste des démons, d’Aamon à Zepar, listes chez Dante (relisez le Paradis, 1472), liste des litaniae lauretanae, liste des périples, Ulysse à la proue, Homère, encore et toujours. Et la truculence rabelaisienne tout à trac ! Me voici déjà à bon port !

    L’éternité est retrouvée : le temps sonne silencieusement.

    « Le français est langue royale »

    « Le français est langue royale, il n’y a que foutus baragouins tout autour. »

    Un jour, sur les bords de Loire, au milieu de mille choses, j’ai relevé cette déclaration épicée que vous venez de lire.

    Aïe !, je viens de citer Louis-Ferdinand Céline, je vais encore me faire remarquer. C’est mon style, je le crains.

    Oui, bien sûr, Bagatelles pour un massacre (1937) est une détestation, son procès a été fait. Mais doit-on, au nom du politically correct décrété par les petits juges, s’interdire de lire Voyage au bout de la nuit, 1932, Mort à crédit, 1936 ou Guignol’s band, 1944 ?

    Flagellation toxique.

    Clin d’œil : sur l’une des poutres de mon atelier, ces vers de Jean de La Fontaine, transmis par mon grand-père, perfection limpide de la langue française et invitation à la vie voluptueuse (Les Amours de Psyché et de Cupidon, 1669) :

    J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,

    La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien

    Qui ne me soit souverain bien,

    Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.

    Qu’ajouter ? Royal, non ?

    Sciences naturelles

    Autrefois, l’un de mes plaisirs de grand enfant était de ramasser toutes sortes d’expressions naturelles sur mes chemins de promeneur solitaire ou accompagné, autour de la maison et plus loin sur cette planète, dans la campagne, à la montagne et au bord des eaux les plus légendaires.

    J’affectionnais particulièrement les pierres (agate du Canada, jaspe de Bretagne, aventurine d’Inde), ces fragments de roches, leur pouvoir magnétique, les feuilles et certaines écorces d’arbres (Redwood de l’Oregon, bouleau de Sibérie, chêne de l’Allier, acacia provençal) que je gardais sans réel classement dans un herbier devenu au fil du temps doublon de ma propre mémoire.

    Herbier, vocable magique ! De brindilles et de lexiques. Temps dans le temps. Une fois qui devient toujours.

    Si je continue à prélever une pierre du hasard pour sa beauté intrinsèque et ensuite la contempler dans mon atelier, cela fait un moment que je laisse herbes, fleurs et feuilles vivre leur vie. Et je me dis qu’il faudrait aussi, tant qu’à faire, que je laisse les pierres en place, puisque bien souvent elles abritent, même la plus insignifiante d’entre elles, de fragiles organismes vivants.

    J’ai une admiration pour les musiciens et les biologistes, surtout ceux qu’en langue anglaise on appelle field biologists, les biologistes de terrain, qui travaillent à augmenter notre savoir sur les êtres vivants et les relations sophistiquées qu’ils entretiennent entre eux et avec leur environnement.

    Ces deux activités, la musique et la science de la vie, vont parfois de pair et donnent des humains beaux à voir.

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