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Mélancolies
Mélancolies
Mélancolies
Livre électronique111 pages1 heure

Mélancolies

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À propos de ce livre électronique

« Ma mélancolie m’est atavique, et je suis de ceux — peu nombreux à ce qu’il semble — qui ont su de bonne heure qu’ils n’étaient pas faits pour ce monde, qu’ils y seraient toujours comme égarés, incongrus, malvenus, et que souffrir leurs prochains tout le long d’une si longue vie leur serait un immense fardeau. »
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie31 août 2022
ISBN9782384543298
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    Aperçu du livre

    Mélancolies - Sébastien Chamayou

    CHAMAYOU-Melancolies-COUV-3.jpg

    Sébastien CHAMAYOU

    Mélancolies

    À mes parents, in memoriam.

    La mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont.

    –Gérard de Nerval

    Déjà le soir. Le parc ne va pas tarder à fermer ses grilles. Il me reste quelques minutes. J’avise un banc près d’un joli parterre abondamment fleuri, m’assieds et feuillette le vieux Laforgue que je viens de dénicher.

    Voici tomber le soir

    Cher aux âmes mystiques…

    Délicieux instants, les pensées s’égaillent, et je pense à cette vie, si étrange ; inexplicable apparition dans le temps où très vite les ombres s’avancent, ces ombres que nous ne voulons pas trop voir ; et beaucoup voudraient être comme des dieux, immortels. Mais la vie n’est belle que parce qu’elle doit finir ; immortels nous ne ferions plus rien, l’ennui nous dévorerait, il nous serait insupportable, tout ne nous serait plus qu’aversion et dégoût et nous ne souhaiterions plus qu’une chose : mourir.

    Jadis l’on demanda à la Sibylle de Cumes, qui avait reçu d’Apollon l’immortalité, ce qu’elle désirait maintenant le plus au monde. Aussitôt celle-ci répondit : « Je veux mourir ».

    Le vent grossit soudain, la clochette retentit. Obéissant, je me lève et presse le pas vers la sortie.

    *

    Écrire. Curieuse chose, curieuse manie. C’est vrai, pourquoi écrire alors même que l’on sait pertinemment que l’on ne rejoindra jamais ces maîtres que l’on vénère, que le monde ne nous attend pas et que notre voix a toutes les chances de ne produire aucun écho ? Mais parce que l’on échappe ainsi au tumulte du monde et que l’on se retrouve alors face à soi confronté à ses propres noirceurs, et cela est bon à bien des égards. Il est à regretter seulement que cela ne suffise pas pour écrire de grands et beaux livres.

    Du reste, nulle inclination, chez moi, à laisser quelque trace, à poser tel acte créateur durable ; je me fous du monumentum aere perennius d’Horace : « J’ai bâti un monument plus durable que l’airain (…) je ne mourrai pas entièrement ». Ce n’est au fond qu’un message qui ne dit rien d’autre que : écoutez-moi, j’ai été celui-là, j’ai fait cela ; message que très vite on oubliera, que personne peut-être ne lira jamais. Vanité et souffle de vent.

    *

    Il est des êtres taraudés par l’absolu. Ils sont artistes, écrivains, scientifiques, philosophes, religieux, voire rien de tout cela. Cet absolu, ce Graal, ils ne laissent pas de le chercher, et d’abord en eux-mêmes. Ils se fouillent, se fouaillent, jusqu’à en mourir parfois. C’est une passion dangereuse et souvent se trouvent-ils sur des chemins de crête flanqués d’à pics vertigineux. Ils n’ont pas peur, ne craignent la solitude ni la mort, et ne rechignent pas à renoncer à tout bonheur. Ce sont des êtres d’exception. Et même si le Graal n’existe pas — ou s’il existe, s’éloigne toujours — leur quête n’est jamais vaine. Le fruit ? Quelque étincelle d’absolu.

    *

    Je relis Les Fleurs du Mal. Toujours aussi renversant. Baudelaire ! En voilà un de ces aventuriers de l’absolu ! Son spleen me parle, mais tellement, si profondément. L’inquiétude, le doute, le découragement, mon lot quotidien depuis si longtemps et quoique je fasse mille efforts, et pour ne pas m’enfoncer et pour n’en rien montrer.

    Étonnant Baudelaire. Tour à tour flamboyant, solaire, sombre et crépusculaire. Lui-même dans Mon cœur mis à nu théorise ce dualisme : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité est un désir de monter en grade ; celle à Satan, ou animalité, est une joie de descendre… »

    Deux forces opposées, donc, qui se combattent sans relâche. Lutte flagrante chez nombre de créateurs avec d’un côté leurs fulgurances sublimes, leur feu, et de l’autre leur profonde mélancolie, cette propension au sombre, à la désillusion ; moins flagrante, mais néanmoins présente chez le vulgaire où l’on pourrait là parler comme Kant d’« insociable sociabilité » : une tendance qui nous rapproche les uns des autres, et une tendance qui nous fait nous fuir les uns des autres, soit que nous ne supportons pas qu’ils nous imposent leur volonté, qu’ils nous dominent, soit tout simplement que leur présence même nous agresse.

    Insociable sociabilité. Oxymore ou loi essentielle de la nature humaine ?

    *

    À l’orée du règne de Louis XV, Marie de Vichy-Champrond, Marquise du Deffand, tint salon. S’y rassemblait une société d’esprits entre les plus élevés du temps ; l’on y pouvait croiser Voltaire, Montesquieu, d’Holbach, Charles-Joseph de Ligne, d’Alembert, Diderot, Horace Walpole ou même David Hume. J’eusse aimé y servir le thé et les viennoiseries. 

    À propos de la marquise elle-même, Mlle de Launay, future Madame de Staal, écrit : « Personne n’a plus d’esprit et ne l’a plus naturel. Le feu pétillant qui l’anime pénètre au fond de chaque objet, le fait sortir de lui-même et donne du relief aux simples linéaments ». Rien d’apprêté ni de précieux dans cet esprit, il jaillissait naturellement.

    Cependant Madame du Deffand souffrait. Elle souffrait d’un mal profond, intime, essentiel, existentiel : l’ennui. « La plus effrayante des maladies de l’âme ». Elle avait jugé depuis longtemps que la vie était mauvaise et que le grand malheur — Cioran, grand lecteur de la marquise, s’en souviendra — c’était d’être né. Par surcroît elle perdait la vue de jour en jour ; l’ombre s’épaississait entre elle et le monde, mais, admirable exemple de stoïcisme, elle ne s’en plaignit pas, jamais. Pour atténuer son tourment, la marquise écrivait, ou plutôt, ne voyant plus, dictait à Wiart, son « invalide », de jour comme de nuit, à bâtons rompus, des pages et des pages de sa correspondance avec ses amies, avec Walpole ou Voltaire. Nulla dies sine linea. Besoin irrépressible. Poser sur le papier, à la diable, impressions, songes, hantises, goûts et dégoûts, mille anecdotes, mille choses vues ou entendues, « mille inutilités ». Elle s’étonnait elle-même de cette capacité à produire, de cette énergie, mais sans aucune prétention, sans la moindre velléité de gloire littéraire. Oh elle sentait bien qu’il y avait tout de même là quelque chose, quelque talent ; elle ne se trompait pas : nous avons bien là un écrivain, et de la plus belle race. Et non seulement un écrivain, mais un grand penseur. Triste, certes. Les plus profonds.

    Madame du Deffand, en effet, quoiqu’aveugle, eut la vue très nette de notre misérable condition humaine, de la vanité de toutes choses. Sans conteste, elle fut celle qui parmi les esprits du dix-huitième siècle — avec peut-être Chamfort — a le mieux vu l’homme dans toute sa misère et dans son néant.

    À la fin de sa vie, elle n’avait plus ni amour ni gloire, rien. Ne croyait plus à rien. Mourante, ses derniers mots furent, dit-on, pour Wiart, qui se tenait pleurant devant son lit. Elle lui aurait murmuré : « Vous m’aimez donc ? » Elle emporta dans la mort cette surprise d’avoir constaté qu’on pouvait l’avoir aimée.

    *

    Près de cinquante ans plus tard, au tout début de l’été 1817, cloîtré dans la bibliothèque familiale de Recanati, souffreteux, mais l’âme incandescente, Giacomo Leopardi se lançait dans la rédaction d’un ouvrage à tout le moins singulier : le Zibaldone di pensieri. Comment le poète de Recanati eût-il pu seulement imaginer que ces milliers de pages noircies au courant de la plume, sans plan préétabli, sans rythme ni mesure — improbable mélange de notes et de remarques, de réflexions, d’essais, de maximes et de sentences, de poésies et de fragments aphoristiques sur les sujets les plus divers et variés, véritable chaos écrit, pour reprendre la belle expression du chanoine Vogel, confident et ami du poète —, deviendraient, bien des années plus tard, cet immense, ce gigantesque chef-d’œuvre littéraire et philosophique sans équivalent dans l’histoire — si ce n’est peut-être les Essais de Montaigne ?

    Je dois l’avouer, le Zibaldone est ce que j’ai lu de plus fort, de plus important, de plus bouleversant et de plus vivant depuis Pascal, Nietzsche ou Cioran ; ce que je ne laisse pas de lire, de relire et d’admirer ; une prose artiste magnifique, tantôt légère et badine, tantôt grave et chagrine, souvent noire et sceptique, immensément ; une pensée fine, vive, alerte, qui ne tient jamais en place, tellement profonde et juste ; un projet titanesque, orgueilleusement encyclopédique, visant le Tout, désespérément. En filigrane, l’impérieux désir d’épancher scripturairement sa vie pour pouvoir continuer à vivre, apaiser une conscience tourmentée, régler quelque compte avec soi-même et avec le monde.

    Leopardi parlait de son époque comme d’un « siècle vaniteux, hostile à la valeur, curieux de bavardages (…) d’un âge sot. » Que dirait-il aujourd’hui de la nôtre, règne de la bêtise généralisée, de la dérision et du ricanement permanent ? Que dirait-il

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