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L'Arôme des territoires: Journal
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Livre électronique359 pages5 heures

L'Arôme des territoires: Journal

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À propos de ce livre électronique

« Vendredi 12 juillet. Solstice estival. Je me souviendrai. Échelle de Beaufort : une tempête en vue ? Pas la moindre. Qu'importe la saison, accrochée en bleu très sensible au linteau de l'atelier, l'aiguille du baromètre maritime reste à jamais aimantée sur l'orientation décisive. Je me réveille d'un rêve parfait, les voyages extérieurs rejoignent le chemin intérieur. »
LangueFrançais
Date de sortie28 avr. 2016
ISBN9782312043432
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    Aperçu du livre

    L'Arôme des territoires - Francis Donskoï

    cover.jpg

    L’Arôme des territoires

    Francis Donskoï

    L’Arôme des territoires

    Journal

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur

    Carnets atlantiques, Les Éditions du Net, 2013

    Évocation des rivages, Les Éditions du Net, 2014

    © Les Éditions du Net, 2016

    ISBN : 978-2-312-04343-2

    Aux esprits qui essaient et commencent...

    « Il y a des hommes océan en effet. »

    Victor Hugo, William Shakespeare

    « Quelles sont les contrées qui réjouissent durablement ? » 

    Friedrich Nietzsche, Le Voyageur et son ombre

    « Ce que tu veux, c’est un monde. »

    Novalis, Hypérion

    « Je voudrais parcourir le monde entier. »

    Arthur Rimbaud, Correspondance

    « Si ton ermitage est au fond des montagnes, la lune, les érables et les fleurs, c’est sûr, deviendront tes amis. »

    Ryôkan, Anthologie

    « Je connais un monde où la terre et l’eau se rencontrent. »

    Henry David Thoreau, Journal

    « Toujours notre vieux feuillage, toujours l’espace libre, la diversité. »

    Walt Whitman, Feuilles d’herbe

    Préface

    Ce nouvel opus s’inscrit, en cohérence et en clarté, dans l’archipel qui émerge et que constituent désormais, d’îlots en îlots, mes livres d’essais dont l’évolution dans l’ouvert prend, la plupart du temps, le tour d’un vaste journal à escales.

    Son titre salue, comme en passant, les sentiers du sentir qu’évoque aux territoires extrêmes, parmi les pins, les estives et les sources, Han Shan, littéralement « Montagne froide », l’un des meilleurs poètes insermentés de la Chine séculaire.

    Au firmament des caractères les plus vifs et les plus sagaces tracés sur la roche élémentaire ou l’écorce sylvestre par le facétieux ermite érudit et Shih Te, son drôlatique compagnon, toujours un balai de paille à la main dans la bourrasque ou le bel aujourd’hui, dialoguent les quatre saisons naturelles plus une, celle, dans ma lecture, de l’esprit qui s’en va s’élargissant vers les confins limpides de sa plénitude. 

    Expressive, cette image morphologique initiale et non moins intellectuelle d’un paysage, maritime sans trop appuyer, qui se développe à partir d’un locus focal : la possibilité, hors de tout optimisme facile, d’un art de vivre aujourd’hui sur cette planète.

    Voici une étendue, écartée des cadastres, parsemée de lieux, parfois de lieux-dits et de terrains vagues, en constante fluctuation, chacun montrant à qui sait voir et entendre sa singularité autochtone, espaces polymorphes, odorants aux mille couleurs, grammaire de granit, de calcaire ou de basalte, qui, à un moment donné, s’appellent en marge de l’Histoire dont les soubresauts vont s’aggravant de la base au sommet, et des histoires ordinairement morbides, puis s’accordent à se reconnaître aux signes sauvages par delà le corral de l’humain, déterminément trop humain.

    Quelle est donc cette conception de mon style de vie, une conception hors des avenues ultramodernes du nul culturel vers les prolégomènes du néant existentiel ? Celle, inactuelle par nature, de m’essayer, en degrés, à développer le plus loin possible et le plus longtemps souhaitable mes potentielles latitudes et longitudes. Dans le contexte d’un tel projet qui exige énergie, robustesse et ténacité, si Virgile déambule, lui aussi, dans ces parages, je cite tant volontiers que d’abondance l’adresse du poète Horace à Leuconoé, son interlocuteur : Carpe diem quam minimum credula postero. Autrement dit : « Cueille le jour qui vient sans te soucier (exagérément, ajouté-je) du lendemain. Car tu es clairvoyant. » La postérité aux plus instructives pages du dictionnaire aura retenu le premier membre de ce vers entendu comme une manifestation majeure de l’épicurisme. Donc, qui est de bon augure : le sel de ce roboratif plaidoyer ne s’est pas à la longue évanoui.

    Qu’il faille, par imitation, me suivre en toutes circonstances n’est pas mon vœu : j’indique simplement, dans les lignes d’horizons et entre les lignes, du local vers le global, à qui se poserait la question nécessaire du bien agir au contact de la Terre, des chemins – des chemins de traverse, exactement extravagants, aux individuelles vigueurs aventureuses.

    Cet archipel qui transcende sans les négliger les aspects purement biographiques ne porte encore pas de nom. Un jour, qui sait ? Et c’est très bien ainsi. Je travaille au long cours. L’humain, l’a-t-on remarqué ?, a une tendance native et finalement contre-productive qui s’ingénie à classer, découper, tordre, ordonner, estampiller, que sais-je ? Pour preuve, si vous me permettez, l’inscription « taxinomique » qui n’en est pas une de mes ouvrages dans telle ou telle bibliothèque, voire « médiathèque » – vocabulaire tendance : jamais à l’endroit où l’on – « on », l’ami lecteur –, se figurerait me trouver.

    Je n’ai rien contre l’ordre, bien au contraire, et relis Aristote, mais, dans mon existence immédiate ainsi qu’aux méridiens de mon propre itinéraire terrestre, je cherche, depuis mes premiers pas, surtout et avant-tout un ordre supérieur des choses qui oblitère les cloisonnements cognitifs consensuels, sans parler des schémas convenus, voire « recyclés ». Et sait, si l’on y est prêt, procurer une bonne, belle et longue vie. Ces compartimentages, fruits d’une certaine logique qui remonte loin, s’ils ont encore, ici ou là, sur le plan pratique, leur valable raison d’être, confortent en la rétrécissant la vie de l’esprit et rendent le monde aujourd’hui, troisième millénaire !, passablement irrespirable. Sur le plan de l’écologie, à l’instar d’autres « exemples » – « lieux de discours » –, explicites, mais celui-ci s’avère radicalement primordial, il est à présent loisible d’en toucher les résultats – si « résultats » il peut y avoir.

    S’évader de l’ennuyeux formatage collectiviste contemporain. Lâcher prise. Sortir au  puissant réel. Un programme stimulant que je me suis offert dès le berceau – sans pour autant me bercer d’illusions. Avec pour alliés les flux, cultiver son idiome, ainsi soit-il.

    Enfant, grâce à des relations intelligentes, délaissant les folles artificialités vitrinaires de la grande ville qui grandissaient au début des années 1960 – on est allé depuis du gag aux gadgets, lesquels procurent dorénavant aux médiocres incultes le sentiment de toute-puissance infantile et narcissique –, je passais beaucoup de temps à arpenter la Baie de Somme. Les prémices de la construction. Une contrée à l’abri sous le sceau du secret que le premier quidam venu situe malaisément sur la carte. Mon grand-père, ornithologue curieux de tout, une espèce de Professeur Tournesol la tête à l’endroit, qui, parmi ses nombreuses activités, a écrit de bons livres scientifiques sur les oiseaux chanteurs, avait œuvré à la création de ce qui deviendra en 1973, lors du premier et soudain « choc pétrolier », le conservatoire naturel du Marquenterre.

    Diadème remarquable pour l’individu en progrès que j’étais alors que ce lieu stratégique de la « vraie vie » : la terre mobile, l’eau brumeuse, des navigateurs aériens en nuées époustouflantes qui me parlaient dans un langage parfaitement intelligible. Conjugaisons élémentaires au pouvoir magnétique fort. Les fondamentales impressions sensorielles. Une chose entraînant une autre, je rôdai le long des Côtes-du-Nord redevenues entre-temps – et, faut-il encore s’en étonner ?, à mauvais escient sous l’impulsion d’édiles bien intentionnés –, « Côtes-d’Armor », et musardai tout autant aux massives rives de l’Estérel.

    Tenez, histoire de se plonger le temps élastique d’un whisky des Hébrides extérieures dans le climat général dont je me délecte : justement, à propos des Côtes-du-Nord, ces jours-ci, je relisais la préface évocatrice qu’Anatole Le Braz avait composée pour un atlas d’autrefois : « La Bretagne, dans notre organisme géographique, symbolise l’élan suprême de la France, et l’on pourrait autant dire : de l’Europe vers l’Occident. Elle est proprement une terre d’Ouest, voire de Far West, un pays du soir, une Hespérie... »

    Si le nom « Hespérie » amènerait certains, sans coup férir, à ironiser, c’est le vocable « organisme » qui m’attire dans ce corpus et requiert mon attention, parmi d’autres pistes, sous la plume du conférencier ami de Renan ouvert à toutes les influences.

    Dans la bibliothèque de ce grand-père dont je viens de brosser le portrait où régnait une paix pédagogique, une bibliothèque du dehors à la Jules Verne, dès que j’ai su lire, c’est-à-dire très tôt, avant, mature, de « secouer les lettres », m’acheminant à trouver ma propre langue, j’ai compulsé, anecdote non conformiste, les ouvrages rayonnants d’Arnold Toynbee : un lot de synthèses culturelles perspicaces pour nos enjeux mondiaux actuels.

    En ce souverain lieu de « culture et de connaissance(s) » selon, sauf erreur, la formule consensuelle appliquée aujourd’hui au domaine de la documentation, un district originel qui aurait ravi Marcel Proust au temps retrouvé, je puisais parmi les volumes encyclopédiques ce qui pouvait m’intéresser pour augmenter ma vision. J’ai commencé et poursuivi ma lecture studieuse des incisifs Chinois : je revois les premières de couverture, Tchouang-tseu et Lao Tseu, ornées, l’une et l’autre, de saisissantes graphies serpentines. Puis, remontant le cours des cultures, celle des « anciens Grecs », décrits comme tels par l’hagiographie littéraire. Je pense, en particulier, aux périples homériques d’un marin accompli montrant centuples prouesses ou à Jason qui s’équipa d’une flotte mirifique dans sa conquête de la Toison d’or. Je revois aussi la jaquette de Descartes, son poêle métaphysique, de Spinoza, ses lentilles astronomiques, et celle du puissant Nietzsche, signaleur pour demain, qui ne cesse, lui, de m’accompagner depuis lors.

    Adolescent, j’ai poursuivi mes explorations circumnavigatrices autour et dans le singulier des îles britanniques : l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Irlande, et bien sûr l’Écosse où, par la filiation, brumeusement épique, je garde quelques phares lumineux et autres points de repère que j’ai évoqués ailleurs.

    J’ai ensuite poussé d’abord vers le nord, signe cardinal, puis vers le sud, des Lofoten aux caps lusitaniens, parcourant l’arc atlantique, suivant des sentiers excentriques, en quête de la moindre archive qui pourrait m’intéresser. Ces archives ? Précisément ces aspects mémoriels, ces reliefs enfouis, ces témoignages incomparables de justesse palpables, ces vestiges ancestraux, inestimables, méconnus ou délibérément écartés, de modes de vie séculaires – écartés, voire laminés, au nom de quoi ? : au nom du profit mercantile le plus abject...

    Représentez-vous une minute, dans un autre contexte, mais tout se tient si l’on a le sens des perspectives, ce que la découverte des filons aurifères, ça me vient soudain, a engendré de plus que navrant en Californie et un peu partout en Amérique – pardon, aux States, aux États-Unis. Où sont les Indiens ? Que devient le fleuve Colorado ? Et le loup ? No comment. La suite est connue. Ah si, on me rapporte que le loup se promènerait du côté de vénitiennes soirées demi-mondaines... Une nouvelle radioscopie culturelle de l’Amérique – de l’Amérique comme altératif précipité chimique –, s’imposerait si l’on se remettait en mémoire pour l’avenir ce jugement percutant du prolifique Walt Whitman à l’égard de ce que les angéliques boy-scouts prosélytes s’appliquent à appeler béatement l’Eldorado au Nouveau Monde :

    « The United States are destined either to surmount the gorgeous history of feudalism, or else prove the most tremendous failure of time. »

    La  seconde partie de la phrase, bien sûr, constats vérifiés aujourd’hui sous le coude malgré le bruitage en cours, l’Amérique, le naufrage humain, à de notables exceptions près, le plus formidable, car le plus pathologiquement inquiétant, de tous les temps. 

    Ces archives, bien rangées !, reposent à présent dans l’atelier, mon estuaire. Prêtes, ceci dit, à l’action.

    Adulte, marcheur, passant et passeur au monde de substantifique moelle, si je reste autant attiré par l’océan, l’un de mes tropismes, ses balises annonciatrices, son gravier rétif aux pelleteuses et les portulans qui tentent de le dévoiler, je m’enfonce aussi à l’intérieur de territoires, parfois et même souvent, abrupts, ignorés des voies publiques, et traverse ainsi, sous la bonne étoile et les vents divins, des cartographies tant physiques que sapientielles qui peuvent, à l’occasion, car j’apprends beaucoup quelles que soient les conditions météorologiques, prendre par l’écriture une dimension inédite. La nature sauvage et, comme jaillies de l’exclusive désignation du hasard, des rencontres en pittoresque improbable : voici ce qui, à mon endroit, engendre aussitôt l’exaltation absolue.

    The Walk to the Wild. Quelle superbe entrée en matière !

    The Wild Ground. Suivre la voie du monde.

    Qui m’aura vu cheminant la neige sur les joues au fin fond d’une forêt canadienne avec l’orignal pour original compagnon, songeant à tout et à rien en habit de sâdhu face à l’Himalaya ou glissant, fantôme, « enfant-homme », à l’image d’un moujik hilare sur la taïga russe ? Toujours il aura été remarqué la pupille claire, l’oreille attentive et le carnet à la main.

    Le sens de l’ouverture, de l’ouverture à l’universel complexe, il me vient, donc, de mon enfance. Amor fati. Quand on a su préserver son enfance, on peut aller vite, net et loin. En rab, « d’un gradin d’or », autant d’espiègles pirouettes – je salue Ulysse polytropos –, dont j’ai la science qui me soustraient au catéchisme sociétal planétaire ces heures-ci implacablement en agressive grégarité régressive. Oui ? La « condition humaine » ! Parlons-en. Compulsive misère galopante d’un côté, vulgaire opulence tapageuse de l’autre. La litanie au soleil noir, voulez-vous, encore ?, une dose de son bréviaire funèbre ? Vraiment ? Avanti ! Auscultation, sonde stéthoscopique, un sourire, c’est le moins, le mien, aux lèvres : souffrance, la vie, une vallée de larmes, sept milliards cellulaires, et ça prolifère, l’avenir – le cours des choses –, est bouché, dynamique dynamitée, le rude hiver, sur les murs, no future, la liberté, chérie ?, surveillance globale, mensonge intégral, la combinatoire, démagogie en haut, populisme en bas, au manège burlesque, la cloche du tocsin sonne, faux débats et fureurs convenues, pantomime des cimes, l’humanisme confit en flétrissures et l’infernal religieux mortifère veut s’agiter à la rescousse pour vous soumettre, tabou, zone à risque, on ne plaisante pas avec ça, croyance versus croissance, la chair se meut tristement, l’éducation, ahurie, au rabais, terrains de foot, consoles de jeux et serious games, encyclopédies de fantaisies domestiques, l’esprit en berne, l’art divague, la science s’égare, qui ne pense pas, le nihilisme assourdissant couronne son triomphe – détestation et vague à l’âme ressentimental, résignation abyssale et esclandres de ruse croisée, arrière-mondes, masses d’air cycloniques, speed et antidépresseurs, destroy...

    Ça estropie les frégates spirituelles, ça s’écroule et ça pourrit.

    Ce destin, très peu pour moi, qui m’en suis déjà, de bon temps, allé ailleurs !

    Je sais les viatiques subtils qui augmentent mes sensations. Sensation : ce qu’il faut dire. Et intuition. Je me souviens – je ne suis jamais à un être de mes souvenirs tactiles : « J’ai fait la magique étude du bonheur, que nul n’élude ».

    Et ceci encore, j’ouvre sans délai le livre :

    « À la lisière de la forêt – les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, – la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. » 

    C’est pourquoi, malgré les bâtons dans les roues et les quolibets épars, pour toutes ces bonnes raisons résistantes, de résistance culturelle, j’avance.

    Vers un retour à soi. Une expérimentation.

    Depuis plus de quarante ans, compter, le devrais-je ?, marchant pour le seul plaisir gratuit de marcher, un plaisir de bénéfique éveil, je note – je pense, de l’aube aux « vêpres », en terme de « je », les sycophantes patentés et les quakeresses en jupon qui prêchent le moralement correct s’épuisent à me chapitrer sur ce point... –, beaucoup de choses, des « choses vues » dans l’optique, par exemple, d’un Victor Hugo.

    Dans ce qu’on va lire, un journal polyphonique investigateur où alternent allers et retours, une équipée des espaces-temps reconstruits, parmi tant d’instantanés, en creux et dans les signes, d’aphorismes en récits, de voyages aux strates obliques en considérations expansives, si je pérégrine à montrer les survivantes beautés du monde, je critique aussi ce qui est là devant nous : l’AFREU, vive l’acronyme au bref journalistique !, l’ « affairisme filou radioactif envahissant univoque » qui, tel un rouleau compresseur, aplatit sans vergogne tout ce qui a valeur succulente sur cette terre.

    Le nombre d’espèces animales et végétales disparues ou menacées croît au bord du vertige. L’eau et le silence vont à l’instant être cotés en Bourse. La violence fait feu de tout moi. Toute parole vivante est saccagée. On – les institutions internationales, pour ne citer qu’elles –, réitèrent ce constat irréfragable journellement à savants renforts de statistiques, de chiffres – ah !, le chiffre et son département... –, et de graphiques, mais rien, par complaisance servile, aveuglement tenace et intérêts orduriers, ne veut vraiment bouger.

    Critère unique : l’industrie des marchés financiers – la « phynance » –, tous azimuts. Ce qui vaut est ce qui se vend et s’achète. Vendable, l’humain l’est devenu. Aucune distinction. Un barnum de sinistre folklore. Quelle pagaille !

    Sans polémiquer, mais la polémique, bien comprise, peut trouver sa place dans un échange argumenté – sait-on encore tenir une conversation ? –, vis-à-vis de la vorace « mondialisation », par réaction ostentatoire et sombrement délétère, il faut sans relâche souligner que s’organisent, aux quatre coins du globe, clameur numérique de l’Internet oblige !, de lugubres quadrilles de mouvements identitaires, des norias de retentissants nationalismes bornés, regardons ce qui se passe en ce moment, ici, localement, sur le terrain des « bons Européens », et de fascinants fantassins en embuscade qui joueraient volontiers les gros bras si le citoyen – l’ « opinion publique » – derechef mal éclairé, car déboussolé, leur donnait le premier rôle. Sans parler des pathétiques évangélistes de tous poils qui battent bruyamment le pavé.

    Bêtise crasse dans les têtes qui déclenche en l’exaltant la réalité – somme toute réussie, pour ne pas dire parachevée –, du bourbier trivial des comportements incivils.

    « Comportements incivils » : euphémisme. Passons.

    Nous vivons, chacun d’entre nous, c’est certain, plus d’une vie. Pourquoi sommes-nous ici, si ce n’est pour donner un peu de lumière, de sens et de joie à la ronde ?

    La vie, un jardin de mai. Je suis immortel. Tout dépend du point de vue. Quel est votre point de vue ?

    Que le lecteur – et la lectrice –, sorte de ce livre avec l’envie de partir. Partir, l’une des intentions les plus jouissives au vif de la langue française, et rouler à travers le bel espace. Ce pourrait être mienne devise en partage lucide sous le grand ciel, les sens aux vents ouverts.

    F.D.

    Altitude Sikkim

    Automne 2014

    Vendredi 12 juillet. Solstice estival. Je me souviendrai. Échelle de Beaufort : une tempête en vue ? Pas la moindre. Qu’importe la saison, accrochée en bleu très sensible au linteau de l’atelier, l’aiguille du baromètre maritime reste à jamais aimantée sur l’orientation décisive. Je me réveille d’un rêve parfait, les voyages extérieurs rejoignent le chemin intérieur. Solarium pieds nus. Avant le café. Avant tout le reste. La meilleure façon de marcher. Le premier mouvement. Abeilles au négoce sous le lierre. Songe d’un escargot sur le muret moussu, qui s’interroge sur la présence d’une coquille sur son dos. Enfin, je crois. Il faut deviner. Trois mouettes, leurs trois kri-hong-kri, tracent au ciel d’azur une géométrie triangulaire impeccable. Les écoliers d’aujourd’hui n’ont qu’à bien se tenir. L’odeur de terre mouillée qui monte, comme la source que retrouvent à la hauteur du lieu les orphelins, des allées en contrebas jusqu’à la lisière des beaux jours. Jardin conçu pour le plaisir. Coup d’œil circulaire. Tout est en place. Le jaillissement pur des phénomènes. Ça me va. Le monde tel quel. Je peux y aller.

    7 avril. Devant le vin montent les souvenirs.

    Tout à l’heure, Sol ouvrira les volets du cabanon dans l’île. Plus confortable qu’un gîte, moins onéreux qu’un palais. Nouvelle respiration. Au proche, le meilleur, je pense déjà au lointain, réconciliateur. Un jour, grâce à un concours de circonstances, le tour fut joué. Un tour ? Une éclaircie, une autre, qui me permet à ma guise de louer cet exil volontaire une fois l’an, une fois de temps en temps. Entre Bretagne et Gironde, ces deux tempéraments historiques d’affirmation culturelle remarquable. Une nichée d’occupants m’a précédé, dont un cheminot de la ligne Paris-Limoges et un vicaire un peu bigot. Ils ont mené leurs vies, les raconter n’arrangerait rien. L’ordre et la rigueur. La méthode veut pourtant d’autres chemins. J’étais donc bien barré le jour où j’ai débusqué cet autre accostage anonyme. Quelques heures par le train, une paille. Encore un abri écarté du bruit et de la presse derrière son taillis de fusains bicolores.

    « Un endroit propre et bien éclairé » – j’ai recopié ces mots sur une feuille volante que j’ai scotchée sur la glace de la véranda. L’effet est le même à chaque venue. La parole vivante n’est pas lettre morte. Qu’est-ce qu’un écrivain pourrait s’offrir de plus ?

    Sur la table face à la mer, le cahier de septembre. Exprès à l’endroit. Il aura mûri.

    La couverture à la sauvage pensée bleue dit :

    « Vénérable auditoire, le vide contient le soleil, la lune, les étoiles, la grande terre, les montagnes, les rivières, les arbres, les herbes, les hommes bons, les hommes mauvais, les bonnes choses, les mauvaises choses, le paradis, l’enfer. Tous sont dans le vide. Le vide de la nature de l’homme est de la même sorte. »

    Et, à la date du 9, ceci :

    « À l’aube, je monte au sommet d’où l’on contemple le soleil qui se lève. Lever la main, balayer les nuages. Mon esprit prend son essor en toutes directions. »

    Sol, propriétaire de confiance, a toujours été aux mille soins à mon égard. C’est elle qui avait passé l’annonce. Encore faut-il savoir lire. Chance instruite la fois où j’ai ouvert le journal. Espagnole, exilée politique, la dictature, c’est franchement pénible, elle a gardé dans le regard la mutinerie nocturne d’une chanteuse de flamenco. Mon aide, sans insister, pour telle ou telle paperasserie administrative. Reconnaissance intemporelle. Quand elle ne s’occupe pas de mes arrivées à l’occasion rocambolesques, le gitan, c’est moi, Sol travaille dans le restaurant local à la confection de plateaux des fruits de la mer. Ces mêmes mains qui vont apprêter les chemises et les pantalons de lin que je trouverai sur la commode en haut de l’escalier. Avec une cagette d’entre-deux-mers, le domaine Lestrille qui me régale, sur la desserte en pin de la cuisine. Un régime simple pour l’épanchement de l’esprit. Je vois d’ici, visant l’embouchure, les crevettes, les bulots et la jonchée d’huîtres dans le garde-manger. J’ai connu une chanteuse, elle aussi espagnole, qui s’est fait un beau petit nom dans les cabarets. Mais c’est une autre histoire, un peu avariée.

    Sol, son prénom. Pour de vrai. La générosité dans un corps mobile et discret. Une perle.

    4 janvier. Au chaud devant l’âtre au bon bois de braise, je lis des trucs d’une époque ensablée :

    « La planète terre, après avoir traversé des phases de feu, de gaz, de liquide et de solide, a acquis ce qui paraît être une stabilité relative.

    À long terme, c’est une illusion : les rythmes cosmiques, lorsqu’on les perçoit selon leur propre échelle de durée, sont rien moins que statiques et sans histoire. Par exemple, c’est seulement au cours des derniers millions d’années que les conditions ont été favorables à la vie, et seule une fraction de cette période a produit l’humanité.

    Selon cette échelle du temps, l’histoire humaine se révèle être un drame d’événements précipités ; les périodes de crises et de calme alternent, avec, au sein de ces rythmes, des épisodes où une partie de l’humanité parvient soudain sur le devant de la scène,  comme par exemple dans le monde méditerranéen, lorsque les Grecs ont cédé le pas à Rome, qui a été bientôt remplacée par les Arabes. Toutes ces floraisons et ces décadences correspondent à des fluctuations planétaires et stellaires, et sont la réaction de l’homme à la tension cosmique entre ordre et chaos – laquelle est perçue au sein de la personne comme le conflit entre le bien et le mal. »

    N’insinuez pas à rebrousse-poil que vous n’avez pas compris.

    6 juin. Laissant libre cours à ma plume.

    Sur la plupart des livres dans l’atelier, pour ne pas dire tous, une date. Nullement superfétatoire. Sur la première page qu’officie le calendrier, une mention précise aussi les tenants et les aboutissants de mes trouvailles. Leçons de choses : je contemple ainsi chaque ponctuation de ma vie.

    Aujourd’hui est un jour un peu spécial dans le paysage général. Les yeux fermés, je m’empare du livre, zone nord-américaine, et sais aussitôt l’heure et le lieu. The Red Badge Of Courage, Stephen Crane, Londres, Maresfield Gardens, 1974. Temps décampé dans l’horlogerie. J’entends fort et clair la cavalcade des signes à la scénique des pages. Du bruit et de la fureur. Il ne veut pas, ce soldat, c’est vraiment trop bête. La route et les frontières de l’être. Vertes prairies ou bois anguleux, un trou rouge au côté droit s’impatiente. Entre les chapitres, de ma main à l’encre noire, ces mots : Pegasus Bridge.

    Sous la tonnelle de chèvrefeuille, écumeur aux rivages antédiluviens, contre les apôtres de la limitation, je m’en vais ouvrir un flacon de chasse-spleen.

    3 avril. Pipe et pomme. De la comptine des petits aux mythes des grands. Guère satisfaisant pour l’esprit. Certains s’y accrochent. Faute de mieux, se disent-ils. Alors que les prédations consenties perdurent, l’on refabrique du patrimonial, parfois très méchamment pleurnichard. On valorise le comment, ce roi des gueux, à toutes les sauces au détriment du capital pourquoi.

    Lisons la nature. Qui éclot, malgré tout, au temps de la défaite carnassière. L’Œil et l’Esprit. Un échange de lettres à partir du texte éclairant de Merleau-Ponty. À la table ronde d’un troquet loin des regards, longue conversation avec HG de passage à Aix-en-Provence sur les coursives de son enfance. Pendant ce temps-là, dans un écrin de quant-à-soi compassé, on enlève son veston, mais on garde son tricot, alors même que rôde le désarroi, ça pianote en malbouffe alentour à qui mieux mieux sur des tablettes twitteuses rongées de forfaits exorbitants. Sms, le nouveau rudiment païen.

    Nos capacités de bonheur. Nous croquons chacun une pomme, puis j’allume ma pipe d’écume trouvée chez un buraliste d’Aberdeen. Le tabac ? Du Balkan Sobranie. Exclusif. Et seulement en zone franche à Genève.

    Dans mon sac, des extraits du Journal de Paul Cézanne. Je lui fais la lecture :

    « Lire la nature, c’est la voir sous le voile de l’interprétation par taches colorées se succédant selon une loi d’harmonie [Mes italiques]. Ces grandes teintes s’analysent ainsi par les modulations. Peindre, c’est enregistrer ses sensations colorées. Il n’y a pas de ligne, il n’y a pas de modelé, il n’y a que des contrastes [Et j’ajoute, des nuances]. Ces contrastes, ce ne sont pas le noir et le blanc qui les donnent, c’est la sensation colorée. Du rapport exact des tons résulte le modelé. Quand ils sont harmonieusement juxtaposés et qu’ils y sont tous, le tableau se modèle tout seul. On ne devrait pas dire modeler, on devrait dire moduler. »

    Et qu’en pense-t-il, le clavier musical, affranchi du réenchantement New Age, de la fameuse modulation ?

    1er octobre. La comédie des erreurs. Qu’est-ce qu’on rigole !

    La gare, les gares. On n’a plus le temps de flâner qu’il nous faut déjà avoir embarqué. Montrer patte blanche, bien articuler son identité, ce qui éraille ma gorge quand j’ai un rhume et me casse les pieds quand je veux arpenter à ma guise, étiqueter son bagage, sinon, sans crier gare, on se retrouve  menotté dans un fourgon cellulaire, panier à salade à Paris, version Black Maria à Londres, ou direct à l’aéroport en partance pour Bamako. Orwell, toujours lui, encore lui, abrité dans son vallon flexible promené de cerfs rouges à la frange extrême de l’île de Jura, « aux confins de l’Europe septentrionale », avait vu juste : des caméras de surveillance positionnées insidieusement sur les trumeaux pousseront le vice jusqu’à détecter les comportements louches. L’éthique, s’il en reste, recommanderait de surveiller les surveillants.

    Manchette énorme avant de me hisser à bord : « Jésus selon Mahomet, une interprétation très tendance ».

    Le train fou. Aux cœurs vaillants, se mettre en condition fait partie du stage. Tu ne perds rien pour attendre : le conditionnement va venir quand, dans la rame du commun transport, tu seras serré comme sardine en caque. Bon début, je dis pis que pendre. Sur la banquette en simili cuir festonnée au cutter, ça continue. Je tombe sur une brochure dont le titre en gros caractères à vous flanquer une insomnie me fait aussitôt penser à l’index impératif de l’Oncle Sam :

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