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Un jaloux ne peut pas gagner: Un roman peu policier
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Livre électronique351 pages4 heures

Un jaloux ne peut pas gagner: Un roman peu policier

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À propos de ce livre électronique

La mort de Pascal des Aubères, musicien-chanteur, est-elle vraiment accidentelle ?

Amélien Bimy, journaliste aux Rostres Ouzonnais, ne demande qu’à y aller voir. Il en est empêché par son rédenchef et n’aime pas ça. Il s’en ouvre à un vieux copain, écrivain public de son état. Le désir et la volonté de savoir priment : ils enquêteront, aidés par des amis et de belles accointances. Ils connaîtront leurs limites, leur manque de méthode, l’incertitude de toutes choses, le doute, la lassitude. Mais assassins amateurs et détectives improvisés sont faits pour s’entendre…

Le premier roman "peu policier" d’Henry Meyer R. : style novateur, genre nouveau !

EXTRAIT

– Non c’est non, Bimy ! Non ! Compris?
Le nez romain de l’interpellé plongea et son propriétaire hocha la tête de haut en bas tout en disant:
– Non. Je veux dire: oui, M. le Rédacteur-en-Chef.
Sa carcasse bien charpentée tassée dans la chaise à accoudoirs, les yeux rivés sur ses genoux, le journaliste n’en menait pas large. Il avait l’air d’un petit garçon pris en faute. Au début de l’entretien, il avait fait valoir clairement et calmement son point de vue, mais il avait peu à peu fait le dos rond sous la mercuriale du rédenchef. L’humilité de son attitude tenait autant de la diplomatie que de la ruse. Il savait qu’il valait mieux ne pas heurter Léadin LeAdout de face, surtout pas depuis que fumer avait été interdit dans les locaux du journal, des analyses ayant établi que la ventilation du bâtiment fabriquait un tas de saloperies qu’elle rejetait dans l’atmosphère. Faute de pouvoir supprimer cette pollution structurelle, on avait décidé de bannir le tabac. La mesure était dérisoire, évidemment, et éminemment vexatoire pour les journalistes, grands pétuneurs comme on le sait – clope roulée ou non, cigarillo, pipe ou cigare, selon une codification et une hiérarchie implicite et subtile –, et avant tout symbolique. Il fallait que Les Rostres Ouzonnais montrassent leur bonne volonté dans cette malheureuse affaire à la majorité socialo-écolo de la ville, car ils se voulaient un journal gouvernemental, toujours et en tout. Ce qui n’allait pas sans quelques contorsions, la majorité cantonale se situant au centre-droit et celle du gouvernement fédéral, à droite.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Henry Meyer est né en 1952 à Lausanne. Il dessine, peint, grave, sculpte et multiplie les expositions. Il travaille quelques années comme dessinateur de presse à l’édition dominicale de « La Tribune-Le Matin » et à « L’Hebdo ». En 2009 il se tourne vers l'écriture. Sans préméditation, il produit un roman policier, plus précisément un roman peupolicier. Non seulement il crée du premier coup un genre particulier, mais il adopte d’entrée une écriture personnelle avec des personnages caractéristiques dans une ville parallèle.
LangueFrançais
ÉditeurRomPol
Date de sortie4 août 2017
ISBN9782940164608
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    Aperçu du livre

    Un jaloux ne peut pas gagner - Henry Meyer R.

    HM

    9 juin

    – Non c’est non, Bimy ! Non ! Compris ?

    Le nez romain de l’interpellé plongea et son propriétaire hocha la tête de haut en bas tout en disant :

    – Non. Je veux dire : oui, M. le Rédacteur-en-Chef.

    Sa carcasse bien charpentée tassée dans la chaise à accoudoirs, les yeux rivés sur ses genoux, le journaliste n’en menait pas large. Il avait l’air d’un petit garçon pris en faute. Au début de l’entretien, il avait fait valoir clairement et calmement son point de vue, mais il avait peu à peu fait le dos rond sous la mercuriale du rédenchef. L’humilité de son attitude tenait autant de la diplomatie que de la ruse. Il savait qu’il valait mieux ne pas heurter Léadin LeAdout de face, surtout pas depuis que fumer avait été interdit dans les locaux du journal, des analyses ayant établi que la ventilation du bâtiment fabriquait un tas de saloperies qu’elle rejetait dans l’atmosphère. Faute de pouvoir supprimer cette pollution structurelle, on avait décidé de bannir le tabac. La mesure était dérisoire, évidemment, et éminemment vexatoire pour les journalistes, grands pétuneurs comme on le sait – clope roulée ou non, cigarillo, pipe ou cigare, selon une codification et une hiérarchie implicite et subtile –, et avant tout symbolique. Il fallait que Les Rostres Ouzonnais montrassent leur bonne volonté dans cette malheureuse affaire à la majorité socialo-écolo de la ville, car ils se voulaient un journal gouvernemental, toujours et en tout. Ce qui n’allait pas sans quelques contorsions, la majorité cantonale se situant au centre-droit et celle du gouvernement fédéral, à droite.

    Rasséréné par l’apparente contrition d’Amélien Bimy, le rédenchef se cala dans son fauteuil et fixa un point lointain situé très au-dessus de l’horizon contingent. Puis il se pencha en avant et tendit le bras vers la boîte à cigares absente. Il reprit en soupirant sa position première et dit, conciliant :

    – En un sens, notez, je vous comprends, Bimy. Vous êtes journaliste. Un excellent journaliste, si, si, ne protestez pas.

    Amélien Bimy n’avait rien manifesté, ni dans un sens, ni dans un autre, bien au contraire et réciproquement.

    – Et je comprends votre frustration, reprit LeAdout. Mais Mlle Danahault et M. Férantès, vos collègues, ont fait leur déposition de témoins. Celle-ci a été enregistrée par la police. Si elle veut en faire état, elle le fera par la bouche de son porte-parole.

    – Son porte-silence, ouais ! grinça Bimy.

    – Je reconnais là votre style caustique, Bimy. Vous n’aimez pas ce pauvre Costa-Galenne, je sais, mais il fait ce qu’il peut.

    – Il peut peu. Piréas Costa-Galenne est un con. Un con incompétent, c’est même la raison pour laquelle il a été créé porte-parole de la police. Il ne comprend rien à rien et ne cherche pas à comprendre. Il se contente de psittaciser. C’est la voix de son maître. Malheureusement on ignore quel est son maître. Rien de propre, certainement.

    À mesure qu’il parlait, le journaliste s’était redressé. Il ne faisait pas encore toute sa taille, mais il ne figurait plus la statue de l’accablement et de la contrition. Le bretteur pointait.

    Léadin LeAdout fit un geste d’apaisement.

    – Là encore je suis d’accord avec vous, dit-il. Mais ne voyez pas dans mon approbation un encouragement à aller fourrer votre nez là-dedans, comme à votre habitude, Bimy. Pas de messes basses avec vos amis inspecteurs, pas d’entretiens entre deux portes avec de simples flics. Parce que ce n’est pas un nez que vous avez, mais une trompe.

    – Une vraie pompe à merde, vous pouvez le dire, M.le Rédacteur-en-Chef. C’est ce qui fait de moi un journaliste. L’info, je vais me la chercher. Je n’attends pas qu’elle me tombe toute rôtie dans le bec. Et c’est pour ça que mes articles sont lus. Et qu’ils contribuent à faire vendre Les Rostres Ouzonnais.

    Léadin LeAdout prit un air soucieux.

    – Oui, oui, fit-il en époussetant une cendre imaginaire de son revers de veston. Justement, à ce propos… Je voulais vous en parler également.

    – De quoi ? M. le Rédacteur-en-Chef ?

    – De vos articles… Vous êtes avec nous depuis six mois, je crois…

    – Oui.

    – Je… Nous n’en avons jamais discuté… J’aimerais savoir pourquoi vous avez quitté la Julie pour venir aux Rostres, Bimy. Je vous lisais, vous ne me paraissiez pas aussi pugnace dans la Julie

    – Bè, j’y ai appris mon métier. Ça prend du temps, faut croire.

    – Et vous ne vous entendiez plus avec vos anciens patrons ?

    – Non, c’est pas ça. On s’était habitué au grouillot, à l’apprenti rédacteur, au journaliste de chiens écrasés. Moi, j’ai fini par me sentir bridé. Quoi que je fisse, je restais toujours le grouillot, même auprès des collègues arrivés après moi à la Julie.

    – En somme, vous avez voulu changer de crémerie, fit le rédenchef compréhensif.

    – Bèvi.

    LeAdout hocha la tête en signe d’approbation :

    – Très bien. Seulement… en six mois vous n’avez pas pris toute la mesure des Rostres. Vous n’avez pas saisi leur culture d’entreprise. Vous êtes un excellent journaliste, Bimy, je l’ai dit et je le répète car je le pense sincèrement. Mais vous ne tenez pas compte de tous les paramètres. Vous êtes, disons, un journaliste à l’ancienne malgré votre, quoi ? petite quarantaine.

    Amélien Bimy fixa calmement le rédenchef en se demandant où il voulait en venir.

    – Voyez-vous, de nos jours le commentaire doit venir sinon avant l’exposition des faits du moins en même temps. Et les commentaires du commentaire. Un article doit anticiper les réactions du public, les intégrer et les guider. Dans le journalisme véritablement moderne, les faits ne sont qu’un sous-produit dont on pourrait, idéalement, se passer. Or vos articles…

    – Mais le public me suit ! Mes articles s’arrachent ! Les études que Les Rostres ont commandées le prouvent ! Toutes ! Vous-même, vous me l’avez rappelé il n’y a pas quinze jours, M.le Rédacteur-en-Chef ! Mes articles s’arrachent ! Ils font vendre !

    – Oui, oui, je sais bien… fit Léadin LeAdout visiblement emmerdé et les yeux perdus au fond du puits des contingences. C’est même là que gîte le lièvre. Il est bien là, le blème…

    – ¿? incomprit Bimy.

    – Voyez-vous, reprit courageusement le rédenchef, Les Rostres appartiennent à un groupe. Un vaste groupe aux intérêts… diversifiés qui

    – Oui ? fit le journaliste pour débloquer la loquèle soudain grippée de son rédenchef.

    – Depuis quelque temps, repartit celui-ci, par l’augmentation de leurs ventes – et vos articles n’y sont pas pour peu – Les Rostres ont atteint la masse critique. Il ne faudrait pas que nous les développassions encore. Les ventes.

    – Je ne comprends pas.

    – Je sais. C’est bien ce que je disais. Je vais donc vous mettre les trémas sur les i. Si nous augmentons encore notre tirage, notre groupe faîtier peut être tenté de vendre le journal. Ou un autre groupe peut vouloir l’acheter, ce qui revient au même.

    – Et alors ?

    – Vous n’êtes pas journaliste économique sinon vous auriez tout de suite pigé la coupure. Que se passe-t-il quand un journal, ou toute autre entreprise, est racheté ?

    – Bè, le nouveau proprio se défait des secteurs non rentables.

    – Entre autres. Et il licencie, pardon : il effectue des compressions de personnel. Vous vous sentez pour émigrer à Libourg, Castelneuf, Calvinge, voire Sion, Basilée ou même en Grande Diglossie ? À l’étranger peutêtre ?

    – Bènon, mais pourquoi ?

    – Vous serez bien obligé. Les autres quotidiens d’Ouzonne n’engagent pas. Ce serait même le contraire. Ou peutêtre désirez-vous changer de métier ?

    Amélien Bimy, air conditionné ou pas, eut soudain très froid. Y avait-il une vie en dehors du journalisme ? Il regarda par la baie vitrée. Au quatorzième étage de la tour, il n’y a plus rien à voir que le bleu du ciel griffé par le sillage d’un avion invisible.

    – Je vois que vous m’avez compris, fit le rédenchef après un silence. Il y a encore un dernier aspect à la question. Je ne veux pas que vous interviouviez vos collègues Danahault et Férentès parce que ça la foutrait mal. Bien que plus jeunes que vous, ils sont plus anciens dans la maison, ça les mettrait dans une position fausse. Et surtout on dirait que Les Rostres sont atteints de nombrilisme. Un journaliste-maison interviouvant deux journalistes-maison ! Je vois déjà les gorges chaudes que ferait la Julie, Le Pendulaire Libéré, Le ¼ d’H et même Les Monitoires de Libourg et La Gazette de Calvinge !

    – Pourtant montrer à nos lecteurs le déroulement d’une enquête policière de l’intérieur ! Par des journalistes impliqués !

    – Témoins, Bimy ! Témoins ! Oui ! Voilà à coup sûr qui ferait vendre ! Vous avez mille fois raison et dix-mille fois tort, par-dessus le marché !

    Onze-mille raisons pour demander une augmentation, mais Amélien Bimy s’abstint.

    – Et puis cette pauvre Donna Danahault est toute retournée. Elle a très mal pris la chose. Raison de plus de lui fiche la paix.

    Et Léadin LeAdout, rédacteur-en-chef des Rostres Ouzonnais, d’une main désinvolte, balaya son journaliste hors de sa vue tandis que de l’autre, il agrippait le bigophone pour un coup de tube urgent, forcément urgent.

    La porte se referma avec un raclement de couvercle de cercueil et un soupir de veuve sur un Amélien Bimy qui avait regagné son mètre huitante-quatre. Il paracheva sa métamorphose en ouvrant large ses omoplates. Puis il passa ses deux mains dans sa chevelure où couraient quelques fils argentés et fit une grimace avant de murmurer quelque chose qui pouvait bien être « Bon ! »

    Il prit l’ascenseur aux parois transparentes. À mesure qu’on descendait l’activité dans les locaux vitrés se faisait plus intense. Bimy avait d’abord appuyé sur le bouton du rez mais il corrigea le tir et s’arrêta au sixième pour gagner l’alvéole qui lui avait été attribuée. Sur le chemin, on le salua et il salua quelques personnes qu’il ne connaissait pas, pour la plupart.

    Dans le bocal voisin du sien le vieux Hégésippe Pigisse était penché sur ses fiches graisseuses et scribouillait avec un crayon à l’aniline dont un trait barrait en permanence sa lèvre inférieure. Le bonhomme avait été journaliste – oui : « à l’ancienne » ! Il avait dépassé depuis longtemps l’âge de la retraite et même, selon certains, la date de péremption, mais n’en continuait pas moins à faire fonction de chroniqueur spécialisé dans la toponymie et l’onomastique locales. Sa rubrique qu’aucun des rédenchefs successifs n’était parvenu à faire sauter s’accrochait comme un morbac en bas à gauche de la page huit pour un lectorat de plus en plus clairsemé. Bimy n’avait pas encore réussi à piger comment la chose était possible. Il envisageait avec sérénité l’éventualité que le sympathique chroniqueur fît chanter les plus hauts responsables des Rostres. Ou, sans aller jusque-là, peutêtre sa seule formidable mémoire suffisait-elle à les tenir en respect. Ce qui, à y bien réfléchir, revenait au même. Lorsqu’on a assisté à toutes les palinodies et retournements de vestes et qu’on se rappelle…

    Depuis six mois Amélien Bimy jouait avec l’idée de faire un bouquin des souvenirs de Hégésippe Pigisse, mais la surdité de l’indégommable vieillard le rebutait. Il se contentait pour l’instant de colliger les anecdotes qu’il lui racontait spontanément.

    Le journaliste n’était revenu dans son bureau que pour éteindre son ordinateur.

    – Journaliste à l’ancienne ! grommela-t-il en déroulant le menu avant de cliquer sur ÉTEINDRE et de confirmer d’un tranchant du pouce, en songeant qu’il faisait là des gestes que le Pigisse ne connaîtrait jamais, lui qui dictait ses patagraphes à une secrétaire.

    Il posa la main sur le téléphone et l’y laissa. Son regard s’en fut se perdre au-delà de la vitre sur les toits cascadant jusqu’au Lac d’Abundes, la « Gouille » des Ouzonnais, « cette Méditerranée qui nous emmerde » pour citer le seul vers subsistant de l’œuvre heureusement naufragée du poète Jacquemard Chex. Son bureau occupait l’angle sud-ouest de la tour. L’été le transformerait en fournaise. Bimy ne le savait pas encore, sinon il se serait inquiété du dysfonctionnement récurrent des stores électriques.

    Ayant laissé tomber l’idée de téléphoner, il descendit à pied d’un étage. La caffette était pleine de journalistes véritablement modernes acharnés à débusquer le BUZZ le plus buzzeux, le mieux buzzant, le buzz superlificoquentieusement buzzifique du moment avant de remonter dans leur alvéole pour en tirer un papier. Les plus alertes d’entre eux avaient jusqu’à quarante-cinq secondes d’avance sur leurs collègues-concurrents les mieux placés. C’était un sport épuisant dont on se reposait en papotant applications, pages fessebouc, vacances au meilleur prix, notes de frais, sinécures dorées, bonnes combines en tous genres, cul.

    Quelqu’un avait déjà dû redzipéter qu’il avait été convoqué chez le patron. Comme ce n’était pas la première fois, il commençait à sentir le pâté, le bel Amélien. Dans un grand mouvement de solidarité, ses collègues se détournèrent à son entrée.

    Décidément, son caoua, il irait se le boire ailleurs. Les mouches étaient trop nombreuses sur le même étron.

    En ressortant de la caffette, il tint la porte à la jeune journaliste stagiaire qui avait été attribuée à Hégésippe Pigisse comme secrétaire depuis une quinzaine – « comment s’appelle-t-elle, déjà ? » – fraîche émoulue de la HEJ. Elle bredouilla quelques mots en le regardant à la dérobée et se glissa à l’intérieur comme un pet sur une toile cirée. Il la suivit des yeux. Avait-elle rougi légèrement ? Il lui semblait bien. Pourquoi ? Des bruits couraient-ils sur lui dans la Tour Infernale ? Déjà? Et quels ?

    Oui, Céline Destouches avait rosi en croisant notre journaliste. C’est qu’il plaisait naturellement aux femmes, bien qu’il en fut la plupart du temps inconscient, tout particulièrement lorsque celles-ci lui plaisaient, à lui. Ce qui était le cas en l’occurrence. Mais il parvenait encore à maquiller son intérêt pour la plaisante personne sous les lourds fards du professionnalisme. Il la trouvait « compétente » sur sa bonne mine et, chaque fois qu’ils se rencontraient – entre deux portes –, il se promettait de se renseigner sur elle. N’avait-il pas droit lui aussi à un(e) adjoint(e) ?

    – Si je suis sur le siège éjectable, c’est peutêtre pas un service à lui rendre, grogna-t-il sotto voce.

    L’activité de ruche cessait au rez-de-chaussée. Là tout n’était que luxe, calme et volupté. Le hall d’entrée – blanc, lumineux, sonore, clinique, protestant et d’un vide effrayant d’espace infini – aurait pu, redécoupé, servir d’appartements à deux ou trois familles nombreuses.

    Il n’était occupé que par Alvir Popescu, le gardien en uniforme noir dont la casquette plate format pizza géante portait les rutilantes initiales RO dorées à la feuille. Il aimait à se tenir au milieu du hall comme un îlot de matérialité, comme un signe ineffable dans l’albe espace désincarné, quitte à se précipiter d’un large compas lorsque le bigorneau blanc et or sonnait ou sur l’interphone et le bouton d’ouverture de la porte.

    – Décha vini la chourdée, Monchieur Vimy ? charabiata-t-il en son babélien lusitano-espagnol ( ?) en portant deux doigts à sa visière.

    – Non, Alvir. C’est la journée qui m’a achevé.

    – Jabez pas l’air achébé, Monsieur Vimy. Jabez l’air dé ténir la formé.

    – Illusion, Alvir, illusion ! Je suis une coquille vide.

    – Cha ch’est emvêtant ! Qué les couquilles cha né pardonné pas dans le chournalichme ! qu’il se marra, le gardien en pressant le champignon-sésame. Ch’est mellior chi elles chont bides !

    Et Amélien Bimy, avec une poignée de main au gardien, quitta ce jour-là Les Rostres Ouzonnais avec une histoire de bidets. De bidets qui se vident. De vides qui se rident. D’idées qui bident.

    Heureusement qu’il faisait beau. L’air était d’une jeunesse insolente. Amélien remonta la rue de la Menilmuche en direction de la synagogue Maïmonide. Il connaissait là un petit bistro qui avait été la salle de rédaction alternative des journalistes des Rostres. Des journalistes à l’ancienne, d’avant la construction de la Tour Infernale, de ceux qui, n’ayant pas tout sur place, sortaient de leur bulle. Le bistro, lui, n’avait pas trop changé, du moins dans la partie qui subsistait, l’autre moitié ayant été transformée en épicerie kasher dans laquelle la fresque du mur du fond se prolongeait. En passant de l’un à l’autre, on pouvait avoir l’impression d’être entré, par quelque malice de l’espace-temps, dans une bande dessinée.

    La Ménilmuche était parfaitement orientée. À cette heure son trottoir de droite, en montant, ne recevait plus les rayons directs du soleil. La patronne était en train d’enrouler la toile de tente au-dessus des quatre tables. Amélien Bimy la salua et, négligeant la terrasse – il était censé encore marner dans la Tour –, entra dans le cani. Pas un chat. Il rafla machinalement un canard plié sur la table à côté de la porte et le jeta sur une autre près du comptoir. Il s’assit, étendit ses jambes et sortit son paquet de tiges. Il en allumait une lorsque la patronne rentra, brandissant sa maniclette comme sa hallebarde, un suisse. L’avait pas l’air de bonne, la Népomucette. Le journaliste se dit « Tant mieux, on sera deux » et passa sa commande.

    – Quelque chose ne va pas ? s’enquit-il alors qu’elle déposait devant lui une flûte d’Épiscopale sur lie.

    – Les affaires, grasseya la bistrotière en traçant d’un doigt en l’air un ellipsoïde qui voulait tout dire avant de regagner son bar.

    – Ouais. Il y a des affaires qui ne marchent pas et celles derrière lesquelles on ne peut pas marcher, lâcha Bimy en une formule aphoristique qui ne passerait pas à la postérité.

    La patronne charognait après son cheni derrière le comptoir et ne l’entendit pas. Il trempa ses lèvres dans la mousse crémeuse puis déplia le journal. Il eut un petit pincement au cœur : c’était le Pendulaire Libéré. Il ne put s’empêcher de comparer ce titre aux Rostres Ouzonnais. LeAdout avait au moins raison sur un point : les autres quotidiens d’Ouzonne n’engageaient pas. Le Pendulaire Libéré venait de connaître une mauvaise passe, on avait parlé de disparition prochaine, mais il semblait se remettre. En maintenant, chose surprenante, sa qualité. Qui n’avait rien à voir avec celle des Rostres.

    Il sauta les pages nationales et internationales pour aller directement aux nouvelles locales, mais ne trouva pas ce qu’il cherchait. Pas possible ! Ils auraient loupé l’info ? Une vergogne corporatiste lui enfla les poumons… – et il s’étrangla sur sa fumée. Revenu, en passant par les quintes, à de meilleurs sentiments, il courut aux pages culturelles – car le Pendulaire Libéré en possédait, et bien faites, qui ne laissaient qu’une portion congrue aux conconnus et aucune au publi-rédactionnel. Sous un portrait récent, le journal donnait une brève nécrologie du musicien-chanteur, pas très différente de celle des RO. Il n’y avait pas de quoi crier au plagiat, c’est la loi du genre. Après tout, les hommes n’ont qu’une vie qui tient, vue de l’extérieur, en quelques dates.

    Amélien Bimy se sentit frustré. Mais sans doute, se dit-il, le Pendulaire se réservait de revenir sur l’évènement lorsqu’il en saurait plus. Par rapport à lui, les RO faisaient figure d’éjaculateurs précoces.

    Il replia le journal, se leva et se dirigea vers la cabine. Il possédait évidemment une telline, mais il considérait encore – rara avis in terris – que les conversations téléphoniques relevaient de la sphère privée et il répugnait à s’en servir dans les endroits publics. Fussent-ils déserts.

    Et puis la cabine téléphonique se situant à côté des cagoinces, il ferait d’une pierre deux coups. Le seul dilemme éventuel étant de savoir s’il valait mieux lâcher son fil avant ou après le coup de téléphone.

    – Allô ?

    9 juin, plus tard

    – Et alors ?

    Bimy et son copain avaient prolongé l’apéro. Ils en étaient au troisième. Si le journaliste n’avait eu que quelques dizaines de mètres à parcourir depuis le cani de la rue de la Ménilmuche, son pote était descendu de la paroisse de St-Pierre. Ils étaient tombés facilement d’accord pour souper ensemble, mais le choix du restaurant avait été âprement discuté. La Roche Tarpéienne, à côté du Capitole-Cinémathèque, avait les faveurs du diurnal, mais son copain aux revenus plus aléatoires penchait pour le Rat Noir, derrière l’Opéra, beaucoup moins cher et presque aussi bon. Ce que l’ami, Olleyroy Choppard, ne disait pas, c’est qu’il avait une autre raison pour ne pas trop fréquenter la Roche Tarpéienne. Une raison d’ordre… sentimental, pour dire pudiquement. Bref, il craignait d’y rencontrer, accompagnée ou non, certaine dame de sa connaissance, une fine gueule doublée d’une… mais laissons ça.

    – Et alors… Alors ! répliqua Olleyroy Choppard en remuant les mains comme pour faire mousser un jupon.

    Il était encore tôt. Le Rat Noir se remplissait mollement. Banquettes rouges. Balustrades de bois tourné supportant des jardinières de plantes vertes divisant l’espace. Tables disposées de telle façon que d’aucune on ne pût avoir une vision globale de la salle. Garçon en pingouins. Serveuses pareilles à des fleurs funèbres, noires et blanches. Gravité et componction pour les hommes. Sourires et légèreté déliée pour les femmes (mouvements de hanches et de croupe selon constitution).

    – Et alors ça m’emmerde, fit Amélien Bimy en allumant une clope. Voilà tout. Je n’aime pas qu’on me lie les mains. Quand on s’y risque, je deviens soupçonneux. Déformation professionnelle.

    – Si je te comprends bien, tu penses que les flics se dirigent vers la thèse de l’accident ?

    – Encore une fois, je n’en sais foutre rien. Je suis arrivé tard sur les lieux, mon… contact à la Tour Pointue¹ est en congé. Je n’ai eu que le temps d’entrevoir le corps avant qu’ils ne l’embarquent. Les lacérations étaient horribles à voir, je peux te le garantir.

    – Mais si la harpe lui est tombée dessus !

    – Même !

    – Bon. Le corps était dans la fosse d’orchestre, d’après ce que tu m’as dit…

    – C’est là qu’on l’a retrouvé, oui. J’étais avec des confrères et je n’ai pas pu parler aux inspecteurs. Je tiens le renseignement d’un simple flic et… tu me comprends ?

    Olleyroy Choppard acquiesça du chef.

    – Ça ne veut pas dire, reprit Bimy, que Pascal des Aubères était dans la fosse quand la harpe lui est tombée sur le râble. Il a pu y déguiller après et on la lui aura jetée dessus ensuite. Entre autres hypothèses…

    – Ça pèse lourd une harpe ?

    – Celle-ci est une septante-huit cordes et doit faire dans les soixante kilos. Et sa place n’est normalement pas au proscenium, mais vers le mi-lieu du plateau, à cour ou à jardin selon la formation.

    – D’accord. Mais ils étaient en répétition…

    – Au troisième jour sur cinq, oui.

    – Dans ce cas ils n’avaient peutêtre pas encore trouvé sa place optimale.

    – Possible. Admettons. Il faudrait que je puisse interroger les musiciens.

    – Et là aussi veto de ton rédenchef ?

    – Bèvi.

    – Les Rostres ne sont pas aussi délicats d’habitude…

    – Non. Encore que pour les affaires locales ils jouent la prudence. Par contre les scandales, crimes et compagnie extérieurs au canton leur servent d’exutoires. Ils ne se sentent plus. Aucune crainte des pour-suites, d’autres ont pavé la voie et bétonné le parcours.

    – Je vois, belle mentalité. Et ton Pascal des Aubères était seul dans la salle du Pôle-Métro ? Pas même de régisseur ? Un vague éclairagiste ? Le concierge ?

    – Seul. Avec mes deux collègues. Pascal des Aubères avait les clés, il savait comment faire fonctionner la herse, les services, la salle, tout. J’ai causé au concierge. Pas le genre à faire des heures sup.

    – Et qu’est-ce que tes collègues foutaient là? Parler de musique et de chanson, quand il ne s’agit pas d’un gros con vachement international, c’est pas tellement le style de ton canard, ou bien ? Ou alors ça fait trop de lurettes que je ne l’ai pas parcouru d’un derrière distrait et il a bien changé entre-temps.

    – Tu as raison. Mais il se trouve que Donna Danahault est une fanne de Pascal des Aubères. C’est un avantage collatéral de notre métier : tu rencontres parfois des gens qui t’intéressent. Pas souvent, mais ça se trouve. Elle voulait faire un papier sur le nouveau spectacle de notre musicien. Un gros truc, avec le quatuor Barbie de Chez Flouze, un râpeur, le Dr Filth, et un gragratteur, DJ Didier. Et des racaquées de jeunes musiciens de l’Académie de Musique de la cour Toulette en sus.

    – Sous la direction du maestro Daniel Perrin ?

    – Non. De des Aubères, pour un ou deux morceaux. Donc Donna et Timée Férentès… Entre parenthèses, ils sont ensemble à la ville, mais évitent de travailler en équipe, j’ignore pourquoi. Là, ce devait être le seul photographe qu’elle avait sous la main, elle aura fait avec… Donc : hier soir, comme ils en étaient à mi-chemin, ils ont décidé de tchatcher un peu longuement, Pascal des Aubères et eux.

    – Mais leur papier ne passera jamais dans les RO !

    – Bô… Pas grave. Ils peuvent toujours le filer à un autre canard, sous pseudo transparent. On fait tous ça. Ou peutêtre l’idée était d’en faire un de ces merveilleux bouquinets hagiographiques dont les éditions du RO sont friandes.

    – Et pas que !

    – Pas que. Les éditeurs de ce genre de non-livres ne manquent pas.

    – On remet ça ou tu veux grailler ?

    – Tu as faim, toi ?

    – Pas tant. Je m’ouvrirais bien encore un peu l’appétit.

    – Ouais ! Si on continue comme ça, on va pouvoir engloutir le monde.

    – À moins qu’on se retourne l’estomac comme des étoiles de mer…

    – Tiens-toi, Olleyroy ! Tu ne vas pas faire ça devant la serveuse, tout de même ! Elle est trop jolie.

    C’est vrai que le costume noir velouté et blanc éclatant de la sommiche faisait de l’effet sur sa peau d’un brun chaud.

    – Alors si je comprends bien, tes collègues ont assisté à l’accident ?

    – Pas sûr. C’est ce que j’aimerais savoir. D’après le papier que Donna Danahault a mélé au journal, il ne semble pas, mais va savoir ! Tu l’as lu, son article ?

    – Tu sais, moi, Les Rostres… ! Je m’en tiens

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