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Terre-Dieu: Un roman du terroir
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Livre électronique230 pages3 heures

Terre-Dieu: Un roman du terroir

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À propos de ce livre électronique

Un retour aux sources bouleversant...

Jean revient à Terre-Dieu pour enterrer son père. La ferme, en ruine, est promise à une vente à la sauvette et abritera une casse automobile. Bouleversé par les terribles changements qu’il observe, les souvenirs affluent de plus belle… sa grand-mère, ses parents, Marie son unique amour, son maître d’école…
Jean appartient à cette génération qui a rompu les liens avec son histoire familiale, son patrimoine, avec tout ce qui constitue l’essentiel de la vie. Il a quitté le monde paisible pour l’aventure et les voyages. Il a délaissé Marie. Elle, n’a jamais quitté leur campagne. Elle l’a attendu. Peu à peu, Jean prend sa décision. S’il a été le chaînon manquant durant des décennies, désormais il doit passer le témoin. Marie lui tend la main. Il ne peut plus l’ignorer.

Terre-Dieu est un hymne à la nature, à la vie simple, à l’équilibre. Il démontre que la voie du bonheur est possible, et que la résilience n’est pas un vain mot.

EXTRAIT

C’est une ferme comme toutes les autres, sans ostentation, mais construite génération après génération, agrégée souffrance après souffrance. Elle vient du fond des âges. Une famille a grandi là, a fait sienne une parcelle de terre sans doute depuis des siècles et a fait souche par défrichements successifs de la hêtraie originelle. C’est le cas pour celle de Jean. Les archives municipales et les cahiers de la paroisse se souviennent de son nom, d’une issue patrimoniale toujours favorable aux mâles. Au Moyen Âge, la trace antérieure se perd pour tous sauf les seigneurs, la signature s’efface, seuls témoignent des prénoms asservis qui ne se démarquent pas encore. L’identification se fait par des surnoms et des sobriquets qui attendent la lente mouvance du temps pour devenir des patronymes de la terre.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Bernard Farinelli est l’auteur de nombreux romans parmi lesquels, La Mémoire des cendres, Le Maître des pierres, Les Grands lointains, parus aux éditions Lucien Souny.
Terre-Dieu, publié en 2000, est le premier roman de Bernard Farinelli qui annonce tous les suivants.
Dans tous ses romans, l’auteur concrétise son fort attachement à la terre et il y insère les valeurs inattaquables qu’il défend, et plus particulièrement, les campagnes vivantes, l’économie locale, l’identité, la mémoire, les traditions, les liens intergénérationnels, etc.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie1 août 2017
ISBN9782848866352
Terre-Dieu: Un roman du terroir

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    Aperçu du livre

    Terre-Dieu - Bernard Farinelli

    1956 - Dès la fin du mois d’août, entre moissons et vendanges, l’écolier sait qu’avec le beau temps s’achève sa liberté de « buissonner ». Certes, ce sont seulement des orages violents qui balaient le ciel, éclatent avec fracas, font tout trembler. Mais Jean, comme les autres, en voyant Julius, le percheron, tirer le dernier charroi de seigle coupé admet que dans un mois, exactement le 2 octobre, la liberté s’éteindra dans une toilette générale de ses vêtements de ville et de son corps noirci par l’air et le soleil. Un mois, c’est terriblement court quand on n’a pas envie de reprendre la classe.

    Il n’a pas conservé un bon souvenir de l’année précédente, avec ce vieux maître à moitié chauve, aux pellicules qui tombaient sur les cahiers, qui scandait les règles de grammaire en les accompagnant d’oreilles tirées et de coups de baguette sur le bureau comme un métronome. La connaissance entrait par force dans les cerveaux revêches comme la mèche d’un vilebrequin, et Jean comme ses congénères n’avait jamais opposé le moindre mot, y compris dans la cour, de peur que le maître ne l’entende ou ne lise sur les lèvres.

    Septembre est malgré tout le plus beau des mois, les arbres changent d’attitude, ils étonnent par les couleurs improbables, se concentrent sur leur déshabillage hivernal et se parfument. Tout sent le champignon et le décomposé dans les jours qui raccourcissent à allure forcée. C’est à cet instant que se joignent les parfums de la vigne. Des pieds chargés de grappes noires s’étendent entre les fils de fer, retenus par des poteaux saupoudrés de bouillie bordelaise. Une sorte de bleu émeraude teinte le bois en profondeur tandis que le fruit mûrit et parfois se fissure de moisissure, mais les vendanges faites, c’est le marc qui s’échappe dans l’atmosphère. Il suffit d’attendre l’alambic pour faire cuire le saucisson dans le moût et s’enivrer du goutte-à-goutte qui remplit les bouteilles opaques. Cette blanche qui peu à peu accomplit son rite pré-hivernal, c’est l’eau-de-vie que guette dans un coin le garde champêtre, c’est le médicament à tout faire, à aseptiser, à cicatriser, à réchauffer. Le bouilleur de cru mange à la maison le soir venu, et Jean écoute le récit de ses voyages dans la montagne, des histoires de ferme, ses plaisanteries sur les filles qui s’égaient sous le regard des hommes ivres et gaillards, qui s’ouvrent à leur désir irrationnel. Chaque homme raconte un bout de paysage, partout pareil et différent.

    Jean habite entre la montagne et la plaine, en réalité en fin de premier tiers d’une ligne idéale qui prend sa source dans la plaine et s’achève sur le sommet le plus proche. Il fait face, en plein sud, à l’immense espace que des villages maillent à leur gré et aux sinuosités de la rivière, soulignée d’arbres. Derrière s’étend une courbure boisée, une sapinière naturelle, à plus de mille mètres d’altitude et qui culmine à un peu moins de treize cents, un lieu sacré pour les Celtes. Le chemin encaillouté passe à quelques encablures de leur maison. Leurs terres occupent avec d’autres un replat, riche d’humus longtemps descendu de la montagne, et qui s’est entassé au gré des millénaires. Exposé à merveille, ce bout du monde semble si bénit que l’histoire vernaculaire l’a baptisé Terre-Dieu.

    C’est une ferme comme toutes les autres, sans ostentation, mais construite génération après génération, agrégée souffrance après souffrance. Elle vient du fond des âges. Une famille a grandi là, a fait sienne une parcelle de terre sans doute depuis des siècles et a fait souche par défrichements successifs de la hêtraie originelle. C’est le cas pour celle de Jean. Les archives municipales et les cahiers de la paroisse se souviennent de son nom, d’une issue patrimoniale toujours favorable aux mâles. Au Moyen Âge, la trace antérieure se perd pour tous sauf les seigneurs, la signature s’efface, seuls témoignent des prénoms asservis qui ne se démarquent pas encore. L’identification se fait par des surnoms et des sobriquets qui attendent la lente mouvance du temps pour devenir des patronymes de la terre.

    La ferme est en pierre, en granit gris et rugueux avec de gros éclats de mica, jailli des effleurements et des carrières, mal dégrossi, taillé pour les seuls linteaux et pierres d’angle. Le toit de tuiles canal raconte le Midi, la poussée romaine, chaque tuile façonnée dans un moule qui ressemble étrangement à une cuisse d’homme. Le soleil continue la cuisson sur les toits, et même le gel ne parvient pas à les fendre. Dans la plaine, le pisé impose sa présence et, de loin, il est difficile certains jours de savoir où la terre devient verticale, tant les choses sont liées. Le domaine, assez grand si on le compare au voisinage, douze hectares de bonne terre en propriété et treize en location, répond encore à la règle ancestrale de la jachère. On ne fait pas n’importe quoi, il y a un ordre pour les cultures et le repos.

    La révolution a commencé il y a à peine quarante ans, même si dans d’autres lieux elle est antérieure. Un bouleversement magistral, la machine s’est autoproclamée et s’est imposée peu à peu. Dans la vallée, des hommes ont arraché des parois à coups de gros marteaux et ont fait exploser des mines, et des années plus tard, le premier train s’est arrêté dans la nouvelle gare. L’ère industrielle avait rejoint les intimes campagnes, avec des outils qui donnaient moins de peine à l’homme. L’arrière-grand-père de Jean, mais c’était dans les années 1880, bêchait certains endroits, il enfonçait avec la force de la cuisse, et parfois des deux, une bêche de bois renforcée en son embout lorsque l’araire ne pénétrait pas suffisamment. Il la soulevait avec ses bras bandés et ses reins durcis. Les hommes devinrent trop nombreux, mais « à croire que les patrons avaient fait une guerre pour cela », pour en éliminer le trop-plein, comme disait son père, Marcel.

    Pendant la moisson, Jean aida sans cesse. Il le suivit tandis qu’il labourait le chaume, pour ici ou là retirer les pierres qui remontaient, le tout dans un ballet de bergeronnettes. Ils semèrent les raves blanches au collet violet. Dès la fin de l’automne, ils les ramasseraient, les entasseraient en silo dans la cave. Plante traditionnelle des terres pauvres, elle jouit d’une auréole de bienfaisance auprès des paysans qui la donnent en fourrage et des paysannes qui l’accommodent en bouillon ou encore les cuisent dans la cendre de la cheminée. Jean en raffole.

    Le mois de septembre fut exceptionnellement ensoleillé, les vendanges livrèrent leurs quelques hectolitres. Les vignes sont toutes regroupées sur le coteau, face au sud. Presque chaque paysan de la commune possède une parcelle de moins d’un are. Serpette à la main, la foule des familles parcourt les rangées de ceps, charge les paniers qui remplissent à leur tour les barriques entassées sur le tombereau. À la maison, le cuvier est nettoyé et balayé depuis plusieurs jours dans l’attente du remplissage de la cuve d’où s’échappe très vite une odeur de moût qui fermente. Tandis que les grives finissent les vendanges et que jaunissent plus haut les fougères des talus, on goûte le vin nouveau, déjà piquant et entêtant. Les vergers achèvent de mûrir, surtout les poiriers lourds et les pommes à couteau, les reinettes ne tarderont plus à éclater sous le pressoir à cidre.

    Les coteaux pentus profitent des chaleurs remontantes. Jean passe de longs moments à contempler l’horizon et les pays dont le nom prononcé ici ou là le poussent à la méditation. Deux chaînes montagneuses se font face et tout les sépare, surtout une riche plaine étouffante de chaleur et à certains endroits des miasmes marécageux, mais elles communient dans la géographie d’un grand massif que les cartes de géographie révèlent comme une entité indéniable, un donjon inexpugnable, protégé des influences faciles des plaines.

    Jean aime ce promontoire qui le met à la hauteur des oiseaux, « il est encore à rêver » comme le dit souvent son père, quant à lui toujours à la besogne. Mais Jean, enfant solitaire, qui se mêle peu aux autres gamins de son âge, pourtant assez nombreux dans les fermes avoisinantes, cherche, dans le paysage grand ouvert, des évasions. Son grand-père paternel a combattu sous des cieux moyen-orientaux, et il est mort dans la guerre du Rif, Jean retient ce nom, qui accroche des rêves de sable…

    Et puis l’ultime journée, un dimanche avantageux qui repousse d’un jour la traditionnelle rentrée du 1er octobre, passe avec l’apparition malencontreuse, mais symbolique des premières intempéries.

    La pluie tape les tuiles et le réveille. Un peu de froid s’infiltre dans les creux de la menuiserie de la fenêtre. Jean, les yeux ouverts, guette le jour. Il fait sombre, pas tout à fait noir. Ses vêtements sont rangés sur la chaise et l’attendent… On ne peut pas dire que cela lui fasse plaisir. L’école, c’est le maître, et cette année, c’est un inconnu qui arrive, les quelques copains qu’il a vus pendant l’été, mais aussi le grand Antoine, son voisin, un peu plus âgé, mais tellement brutal. Jean le craint. Depuis deux ans, l’autre escogriffe lui fait tour sur tour, l’attend dans le chemin, lui fait des grimaces et des pieds de nez, l’imbécile quoi, mais il a presque vingt centimètres de plus, des bras formés… Enfin, des choses qui comptent. La pluie est assourdissante. Il ramasserait bien des noix et des noisettes, comme hier, plutôt que de reprendre le chemin de l’école. Et puis il est si bien chez lui. Son père, sa mère, sa grand-mère et lui. Pas de concurrence.

    Le 2 octobre, l’école et la pluie — voilà un mauvais présage… Sa mère, Antonia, ouvre la porte de sa chambre, avec douceur, elle lui caresse les cheveux et l’embrasse. Elle lui parle doucement, et lui fait semblant de dormir, tellement il a besoin d’elle en ce jour. La chicorée grimpe l’escalier et insinue partout son odeur chaude. Il cède et ouvre les yeux sur cette femme aussi belle que sur la photographie de mariage, dans la grande pièce. Le temps de traverser la cour pour se rendre dans les toilettes aux planches disjointes et il se mouille. Il se lave la figure, s’habille. La tartine passe mal, la chicorée au lait chaud l’écœure. Il lutte contre un mal de ventre insidieux, apparu la veille au soir. Il salue son père, qui revient de l’étable, la première traite a rejoint le bidon insoulevable que Marcel manie pourtant avec facilité. Il patiente sous le jet froid de la source dans le bac. Demain, il faudra le descendre à la laiterie du bourg, parce que leur camion de ramassage est en panne. Jean dissimule ses craintes. Il sort en articulant avec émotion un « À ce soir ». Un sentiment de tristesse s’empare de la ferme. Il y a rupture dans l’ordre naturel des choses, même Julius, le percheron, du haut de sa tonne de muscles suit du regard son petit qui s’en va. Émeline, sa grand-mère, pense à ce temps où les enfants ne quittaient jamais la maison. Elle s’en va chercher ses trois chèvres pour les mener à l’enclos. Aujourd’hui, elle n’aura personne pour l’écouter.

    Jean commence la lente descente, les brumes basses masquent la plaine et la rivière. Une luminosité mystérieuse gagne peu à peu la campagne et s’accroche aux genêts des talus. On sent que le soleil pousse derrière, qu’il a envie lui aussi de contempler les cerisiers qui conservent quelques longues feuilles rouges, les pruniers déplumés, les peupliers aux chapeaux jaunes, le long du fleuve, et la foule de tous les autres qui oscillent sous le vent dans un camaïeu de verdure fanée.

    Quelques terres sont déjà retournées. Presque noires, elles côtoient des prairies qui s’engorgent d’eau. Jean devine dans la buée un héron qui fouille les flaques en recherche d’une grenouille ou assimilée. Une corneille sombre guette sur la plus haute branche du grand noyer, juste avant le virage qui tourne sur une autre histoire. C’est à ce niveau que Jean emprunte un chemin différent. Il ne continue pas la descente logique, inscrite dans la mémoire du paysage, depuis que les hommes ont colonisé le replat, le riche plateau protecteur et chaud. Jean choisit la bifurcation secrète, la sente qui traverse en ligne droite la forêt. Il a des excuses. Le chemin est plus court, il se mouillera moins parce que les ramures forment un vrai toit et il aime les bois. Mais la vraie raison, c’est que le grand Antoine lui a interdit le passage depuis le printemps dernier. Quinze minutes plus tard, Jean aperçoit l’école. Il y a déjà nombre d’enfants et certains ont la chance d’être accompagnés. Ils habitent le bourg. Il sort de sa gibecière un grand mouchoir et s’essuie le visage mouillé. Il secoue sa casquette. Il se demande comment il fera pour passer par la forêt quand les jours seront trop courts.

    Le bourg est une manière de capitale. On y trouve l’essentiel, y compris dans la boulangerie de la place un assortiment de bonbons colorés dans des bocaux transparents. Le matin règnent des effluves de pain et de pompe aux pommes. Les enfants salivent alors qu’en bout de place, bien dans la lignée des tilleuls, se dresse imperturbable et solennelle la République, affirmée par le grand bâtiment de la mairie et de l’école. Mais le bourg prolonge la vie champêtre, les moutons paissent dans de petits terrains enclavés, et la basse-cour piaille et crie, surtout les oies de Noël à l’engraissement. Des écuries abritent les lourds traits qui tirent les carrioles. Peu de camions et encore moins d’automobiles rompent le silence. Seule la route centrale, une départementale, est goudronnée. C’est pourtant une commune moderne, presque électrifiée dans son ensemble, avec une gare de triage. Un carrefour de lignes qui nécessite des manœuvres savantes, des aiguillages. Quant aux voyageurs, la micheline s’arrête le matin et repasse le soir. Elle dessert la ville à trois quarts d’heure de là. Jean ne l’a jamais empruntée.

    Chaque dimanche matin, les familles se retrouvent, entre messes pour certains, café pour d’autres et marché pour tous. C’est ainsi que tout le monde se connaît, se côtoie. L’étranger, l’anonyme, le nouvel arrivant ne sont pas les bienvenus.

    L’école ne peut pas se manquer. Imposant bâtiment avec deux ailes en retour, le rez-de-chaussée est occupé par les classes et les bureaux, l’étage par les appartements. Les fenêtres et les portes sont rehaussées d’un liseré de briques, d’une architecture inconnue ici. D’un côté les filles, de l’autre les garçons. La cour en terre battue abrite un préau ajouré et les toilettes spartiates. Un mur et, en son centre, un grand portail closent l’ensemble, soumis à l’autorisation de la cloche que le directeur est seul habilité à agiter. Un grand marronnier tombe ses feuilles et ses fruits tentateurs pour des lancers plus ou moins fructueux et rejoint peu à peu le camp des squelettiques cerisiers. Une touffe d’asters tremble le long d’un mur. Une école au crépi en grain d’orge orangé avec de hautes baies, et qui sent l’ordre, la morale et l’étude jusque dans le moindre recoin, bien qu’en vérité l’odeur de Javel des planchers livre bataille au parfum d’encaustique des pupitres.

    M. Gidel tient là sa première classe, le cours supérieur et la fin d’études primaires, celle des grands. Avec sa blouse grise, ses cheveux noir corbeau, son visage émacié, il inspire le respect, voire le recul. On sent chez cet homme le souci de transmettre, d’apprendre, à ces enfants que la République lui confie, les valeurs intangibles, l’ordre des choses. Il est assis à son bureau, en ce matin, plus d’une heure avant l’arrivée des premiers élèves. De sa chaise, il entrevoit la porte ouverte de la cour de terre battue. Son regard porte aussi sur les lieux d’aisance, ces deux portes bleues ajourées sur le haut et le bas. Instantanément, il sait les logiques et les désordres du lieu secret. Vingt pupitres doubles lui font face, ils brillent de la cire de la sortie d’été. Les hautes fenêtres assurent au jour la plus grande emprise, la classe est par principe lumineuse. Il reconnaît Mme Brousse, l’institutrice, sa collègue de l’autre classe, mais aussi la très jeune épouse du directeur. Elle frappe et, le sourire aux lèvres, lui demande s’il n’est pas trop inquiet, elle le rassure, c’était son cas, il y a deux ans… Il bredouille d’une forte voix. Il a emménagé depuis quelques jours dans le logement libre, à l’étage, celui réservé aux célibataires, deux pièces et les toilettes communs au bout du couloir… Ils l’ont invité à déjeuner dimanche prochain. Il a décliné l’offre du jeudi, jour qu’il consacre à la botanique et la licence universitaire qu’il tente d’achever en suivant les cours théoriques le jeudi après-midi sur plusieurs années…

    Il se retourne, pas une trace sur le grand tableau noir, une éponge et des craies, prêtes à l’emploi. Il écrit la date avec application lundi 2 octobre 1950. À leur place, des grands instruments, une équerre, un rapporteur et un compas. Pas très loin, le compendium métrique, cette armoire vitrée qui sert pour les cours de sciences. Elle contient les preuves intangibles aux problèmes impitoyables de mesures et de poids. M. Gidel voue une admiration presque sans bornes à la chaîne d’arpenteur, à la balance Roberval et ses poids en laiton, aux mesures en métal blanc pour les liquides et en bois cerclé pour les grains, et à toutes les formes qui doivent permettre à l’élève de visualiser le parallélépipède, le cylindre, le cône… On l’a prévenu à l’École normale, même si le système métrique est obligatoire en France depuis 1919, chaque province a conservé comme une résurgence ses propres mesures, ses néologismes, son vocabulaire patoisant, ses expressions approximatives, ses résistances à la langue française par endroits… Son rôle, à lui instituteur de la République, est de prolonger l’action de ses prédécesseurs, de faire aboutir au nom de la modernité l’unité du savoir, l’universalité de la culture républicaine.

    Il regarde sa montre. Encore une demi-heure. Il contemple de nouveau sa classe pour se persuader qu’il ne manque rien, qu’il n’a rien omis pour le cérémonial de rentrée. La bibliothèque n’est pas très fournie, mais elle suffit pour intéresser les garnements. À côté des sempiternelles, mais efficaces, Fables de La Fontaine, il a rangé par ordre alphabétique les livres campagnards d’Erckmann-Chatrian, les romans rustiques de George Sand, Jules Verne au grand complet et, bien entendu, Robinson Crusoé, ce héros involontaire mais audacieux. Il n’y a pas d’autres livres. Depuis la guerre, seulement cinq années à reconstruire. Des tickets de rationnement, il y a peu encore. Le budget alloué aux livres est anecdotique… surtout dans ces communes de campagne, loin de tout. La plus proche ville est à quarante-cinq kilomètres, mais M. Gidel est chanceux, il y a une gare à moins de cinq minutes, de quoi rentrer chez lui assez souvent et suivre ses cours à la faculté… Il ne se fait guère d’illusions, les gamins ont peu le temps de lire, ils entament une seconde journée en rentrant…

    Sur une table, il y a les ardoises et leurs crayons spéciaux, les petites boîtes à éponge, et les cahiers de devoirs mensuels à petits carreaux… Les piles de livres raccommodés attendent une distribution d’autant plus sérieuse que le bien est rare. Ils sont changés lorsqu’ils sont épuisés ou démodés du fait d’un nouveau programme. Les enfants ont de la

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