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L'Invasion jaune: Aventures militaires du début du XXe siècle
L'Invasion jaune: Aventures militaires du début du XXe siècle
L'Invasion jaune: Aventures militaires du début du XXe siècle
Livre électronique1 098 pages16 heures

L'Invasion jaune: Aventures militaires du début du XXe siècle

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À propos de ce livre électronique

Plongez-vous au coeur du conflit entre la Russie et le Japon !

Parmi la vingtaine de romans d’aventures militaires qu’Emile Driant signe Capitaine Danrit, L’Invasion Jaune occupe une place à part. Après L’Invasion Noire, œuvre de jeunesse publiée en 1894, qui décrivait la submersion de l’Europe par les peuples africains, il s’agissait maintenant des masses asiatiques.
On était en 1905, à l’époque de la guerre russo-japonaise et du « grand tournant de la politique mondiale », titre du livre de l’ambassadeur Maurice Paléologue. Le roman peut ainsi être lu à deux niveaux, soit une suite d’aventures haletantes, soit l’évocation d’une situation politique internationale tendue et complexe.

Les politiques internationales sont au coeur de ce roman d'aventures qui ne manque pas de rythme

EXTRAIT

Dans l’un des vastes couloirs de granit rouge qui couraient dans les sous-sols du gigantesque palais du milliardaire sir Jonathan Wishburn, de San Francisco, une ombre se glissait dans un silence spectral.
Homme ou femme ? La longue robe de soie bleue qui emprisonnait d’un fourreau moiré son corps maigre et souple aux allures félines, eût trompé de loin un observateur peu exercé ; mais il suffisait de regarder un instant le faciès du personnage, à la lueur opaline d’un des globes électriques qui nuit et jour éclairaient l’opulente demeure, pour reconnaître en lui un Japonais de race, au type fortement accusé, mélange apparent de vieil ivoire, de laque et d’acier.
De petite taille, mince et souple, les membres grêles, il appartenait manifestement à la race aristocratique nippone, avec sa peau d’un blanc jaunâtre, ses attaches fines, son front haut, son nez fin et ses grands yeux en amande ombragés d’épais sourcils d’un noir bleu.
Quel était son âge ? Aux nombreuses petites rides qui plissaient son front, on pouvait seulement affirmer qu’il n’était plus jeune.
Il marchait avec précaution, chaussé d’épaisses sandales de feutre et semblait glisser sur les mosaïques de marbre aux dessins polychromes.
De temps en temps il s’arrêtait, écoutait en se redressant. Il était bien seul.

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Sous le nom de plume de Capitaine Danrit se cache l'officier militaire Emile Driant, né en 1855 et mort à Verdun en 1916. Emile Driant développe très tôt une prédisposition pour une carrière dans l'armée, s'illustrant particulièrement lors de ses études à Saint-Cyr. Brillant officier, Emile Driant devient parlementaire libéral lorsqu'il prend sa retraite militaire. Il utilisa le pseudonyme "Capitaine Danrit", anagramme de son nom, afin d'éviter la censure. Ses romans d'aventures militaires, influencés par le style de Jules Verne, ont connu un succès considérable.
LangueFrançais
Date de sortie10 juil. 2015
ISBN9782360589197
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    Aperçu du livre

    L'Invasion jaune - Capitaine Danrit

    Bibliothèque du Rocambole

    Œuvres du capitaine Danrit - 1

    collection dirigée par Daniel David

    Capitaine Danrit

    L’Invasion jaune

    1905

    AARP — Centre Rocambole

    Encrage édition

    © 2011

    ISBN 978-2-36058-919-7

    Danrit_Fig4.tif

    Préface

    de Daniel David

    Parmi la vingtaine de romans d’aventures militaires qu’Emile Driant signe Capitaine Danrit, L’Invasion Jaune occupe une place à part. Après L’Invasion Noire , œuvre de jeunesse publiée en 1894, qui décrivait la submersion de l’Europe par les peuples africains, il s’agissait maintenant des masses asiatiques. On était en 1905, à l’époque de la guerre russo-japonaise et du « grand tournant de la politique mondiale », titre du livre de l’ambassadeur Maurice Paléologue. Le roman peut ainsi être lu à deux niveaux, soit une suite d’aventures haletantes, soit l’évocation d’une situation politique internationale tendue et complexe.

    Cette situation fut analysée par l’auteur lors des conférences qu’il donna, hors de toute fiction romanesque, entre 1906 et 1910. La première de ces dates marqua son retour à la vie civile et son échec aux élections législatives, à Pontoise. La seconde fut celle de son élection de député, à la 3e circonscription de Nancy. Les manuscrits de ces conférences permettent de connaître sa pensée et leurs titres sont éloquents : « Comment restaurer l’idée patriotique menacée », « La France en Afrique », « Contre la révolution », « La bataille moderne »… C’est dans celle-ci qu’il compara les doctrines tactiques alors en discussion, celles prônées par les généraux Kessler, de Négrier, le colonel Colin, et surtout le général Langlois sous les ordres duquel il avait servi comme chef de corps du 1er BCP.

    Ce théoricien défendait l’idée de « l’impression morale du choc irrésistible, de la trouée qui emporte tout ». Très réservé, Driant évoquait pour sa part l’impression qu’il avait tirée de son reportage aux manœuvres allemandes de 1906, procédant du mouvement davantage que du choc.

    Ces reportages furent rassemblés dans un petit livre au titre évocateur, Vers un nouveau Sedan. La définition d’une doctrine tactique n’était pas simple car, si on a stigmatisé les massacres causés par les attaques françaises en 1914, les formations serrées furent également utilisées par les Allemands. Le général Culmann, dans sa Tactique d’artillerie publiée en 1937, a rappelé l’action du 75, les « atroces hécatombes dans les masses souvent compactes de l’infanterie ennemie ».

    Quant à la situation politique, l’analyse de Driant aboutissait à une impasse :

    « La main dans la main de l’Allemagne, tant que la question d’Alsace-Lorraine sera entre elle et nous, c’est impossible.

    La main dans la main de l’Angleterre avec confiance dans son intervention, pas davantage.

    Mais pour être neutre, il faut être fort, et forts, hélas ! nous ne le sommes plus. »

    La publication de Vers un nouveau Sedan fut aussi l’occasion de dénoncer les utopies de Jaurès sur la puissance des légions populaires, ainsi que l’anarchisme de Hervé :

    « Je ferai fusiller sans pitié avant de partir à la frontière, s’il me tombe sous la main, le bandit qui a planté sur le fumier le drapeau de la France. »

    Une autre particularité de L’Invasion Jaune, outre des évocations de violences extrêmes qui reflétaient certes la réalité, mais pouvaient être choquantes pour de jeunes lecteurs, est le noir pessimisme de la conclusion. Une seule flamme subsiste, garante de l’âme de la France immortelle. Elle se réfugie à Djerba, l’ancienne île des Lotophages rebaptisée l’Ile de France, réminiscence du passé tunisien de la famille Driant et de sa belle villa de Sidi Bou Saïd, aujourd’hui Carthage. La vieille cité punique, puis latine, devient le siège du gouvernement provisoire dont l’impulsion s’étend à toute l’Afrique du Nord française, prélude à la reconquête de la métropole. Comment ne pas faire le rapprochement avec le livre de Pierre Ordioni Tout commence à Alger, qui relate l’expérience de l’auteur entre son évasion de 1940 et son engagement dans l’armée d’Afrique pour la campagne d’Italie ?

    Tout n’est pas prémonitoire dans L’Invasion Jaune, car on y retrouve l’obsession anglophobe de l’auteur. Là encore, il faut se replacer dans l’atmosphère du temps, sept années seulement après Fachoda. Mais, les événements s’étaient précipités et c’est l’antagonisme franco-allemand, attisé par la question du Maroc et la plaie béante de l’Alsace-Lorraine, qui allait conditionner l’avenir.

    Pour ce roman, appuyé sur un arrière-plan politique serrant de près l’actualité, les éditions Flammarion réalisèrent un très beau volume, dont certains exemplaires sont revêtus de cartonnages polychromes qui en font aujourd’hui des raretés. Les illustrations étaient de Georges Dutriac, collaborateur habituel du Capitaine Danrit. Il avait dessiné celle du Péril Jaune, hors-texte dont le principal personnage est Guillaume II. L’empereur, dans une pose théâtrale, montre à ses interlocuteurs français un immense tableau, représentant un archange qui désigne aux peuples d’Europe le dragon du Péril jaune. Le souverain allemand incarnait alors, pour Driant, les vertus patriotiques et guerrières qu’il eût aimé trouver chez les dirigeants français1.

    Le thème de l’alliance russe lui inspira un autre roman, Ordre du Tzar, publié lui aussi vers 1905. Quant à l’antagonisme franco-anglais, il avait donné dès 1902 le sujet de La Guerre fatale, le volumineux roman que Driant eut l’honnêteté de regretter lorsqu’il présenta sa candidature à l’Académie. Sa mort au feu le 22 février 1916 empêcha qu’il y fût donné suite.

    La présente réédition2 est donc bien davantage qu’un simple roman d’aventures, datant d’un siècle et par là même assez décalé des mentalités actuelles. Il est, pour son époque, l’un de ceux dont la lecture présente aujourd’hui le plus d’intérêt.

    1 Lire notre aticle « L’Invasion jaune du Capitaine Danrit : l’Asie à l’assaut de l’Europe au début du XXe siècle » in Jules Verne & Cie n°1 (2011).

    2 Le texte de cette édition est intégral par rapport à l’édition originale, contrairement à celui de la précédente réédition (Flammarion, 1979).

    Première partie

    La mobilisation sino-japonaise

    1.

    Le Roi du Pacifique

    Dans l’un des vastes couloirs de granit rouge qui couraient dans les sous-sols du gigantesque palais du milliardaire sir Jonathan Wishburn, de San Francisco, une ombre se glissait dans un silence spectral.

    Homme ou femme ? La longue robe de soie bleue qui emprisonnait d’un fourreau moiré son corps maigre et souple aux allures félines, eût trompé de loin un observateur peu exercé ; mais il suffisait de regarder un instant le faciès du personnage, à la lueur opaline d’un des globes électriques qui nuit et jour éclairaient l’opulente demeure, pour reconnaître en lui un Japonais de race, au type fortement accusé, mélange apparent de vieil ivoire, de laque et d’acier.

    De petite taille, mince et souple, les membres grêles, il appartenait manifestement à la race aristocratique nippone, avec sa peau d’un blanc jaunâtre, ses attaches fines, son front haut, son nez fin et ses grands yeux en amande ombragés d’épais sourcils d’un noir bleu.

    Quel était son âge ? Aux nombreuses petites rides qui plissaient son front, on pouvait seulement affirmer qu’il n’était plus jeune.

    Il marchait avec précaution, chaussé d’épaisses sandales de feutre et semblait glisser sur les mosaïques de marbre aux dessins polychromes.

    De temps en temps il s’arrêtait, écoutait en se redressant. Il était bien seul.

    Soudain il s’enfonça d’un bond dans une niche circulaire ménagée dans un mur.

    Un énorme lion de porcelaine brune reposait là sur un socle de marbre blanc veiné de jaune ; ses yeux de jade formaient saillie au-dessus d’une gueule légèrement ouverte garnie de dents menaçantes.

    Entre le piédestal et le mur circulaire du fond de la niche, un espace restait vide, où le Japonais s’était, pour ainsi dire, incrusté.

    Rapidement il saisit une vertèbre en saillie près de la queue du monstre, l’enleva d’une alvéole où elle tenait à peine et la remplaça par un petit coin de cuivre qu’il tenait à la main.

    Aussitôt la face postérieure du socle commença à glisser. Sans bruit elle enfonça dans le sol, découvrant un trou noir étroit où il semblait que l’on pût à peine passer.

    Avec une incroyable agilité, l’homme s’y engouffra et disparut.

    La plaque de marbre derrière lui lentement remonta, bouchant hermétiquement l’ouverture insoupçonnée.

    Le Japonais était dans un boyau vertical assez analogue à une descente d’égout : de petites saillies métalliques à droite et à gauche permettaient la descente par les pieds et les mains.

    Le mystérieux personnage se laissa glisser d’environ deux mètres ; ses pieds touchèrent le sol.

    Devant lui s’ouvrait une galerie voûtée. Il la franchit et se trouva dans une petite pièce longue aux murs lisses et brillants, où il pouvait à peine se tenir debout.

    Deux globes électriques, noyés dans la muraille à chaque extrémité de ce réduit, l’emplissaient d’une vive clarté ; des fils électriques couraient dans tous les sens aux angles des murs, encadrant des tableaux de distribution, des sonneries, des téléphones et des plaques de selenium encadrées dans des dalles de marbre.

    Sous l’un des globes opalins, un homme se tenait accroupi, très absorbé par la besogne à laquelle il se livrait.

    C’était, lui aussi, un Japonais, mais du type commun et lourd des populations du nord ; il était plus petit encore que celui qui venait d’entrer ; mais son corps trapu, sa charpente osseuse et forte décelait la vigueur. Avec son visage plat, son front bas et déprimé, ses pommettes saillantes, ses yeux bridés, son nez écrasé, sa bouche grande et toujours ouverte en forme de gueule de brochet, il offrait un spécimen de laideur bestiale presque impressionnant ; la mobilité du regard mettait dans ce faciès grimaçant une lueur d’intelligence qui le rendait plus inquiétant encore.

    Devant lui, de l’eau bouillait dans une petite cassolette chauffée par une lampe de platine rougie à l’électricité. Avec soin il promenait une lettre au-dessus de la vapeur d’eau.

    A l’apparition du nouvel arrivant, il se précipita à terre le front sur la dalle ; puis, quand au léger contact des sandales du maître, il comprit qu’il pouvait se relever, il montra du doigt à l’autre extrémité de la pièce une forme sombre que de brusques mouvements agitaient convulsivement.

    Le nouveau venu se dirigea de ce côté, se pencha, et d’une voix lente :

    — Ah ! te voilà pris enfin, toi qui essayes depuis deux lunes de pénétrer nos secrets !… Tu l’as surpris dans le couloir, Ma-Tong… comme l’autre soir sans doute ?

    L’être simiesque qui répondait au nom de Ma-Tong, encore à demi courbé dans sa prostration rituelle, inclina la tête en signe de réponse affirmative.

    — Il t’a vu disparaître derrière le lion… il est venu voir… et tu l’as entraîné avec toi dans le souterrain ! C’est bien cela, Ma-Tong ; tu es le fidèle des fidèles !…

    Le muet — car visiblement le Japonais au corps trapu était muet — inclinait la tête à chaque phrase, et ses petits yeux bridés s’emplissaient de la joie sauvage qui devait faire briller le regard de l’homme des cavernes, lorsqu’il revenait d’une chasse fructueuse.

    L’homme étendu sur la dalle et ligoté comme eût pu le faire le plus habile détective, était un Blanc d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants. A sa livrée bleu et or, on reconnaissait en lui un des serviteurs européens de la maison de sir Jonathan Wishburn.

    Il leva vers l’homme jaune un regard chargé de détresse.

    Ce dernier s’était détourné, avait pris sur une tablette de cristal un petit flacon soigneusement bouché, à demi rempli d’un liquide incolore.

    Il le déboucha avec soin en se détournant un peu, plongea dans le liquide une lancette étincelante et se pencha vers l’homme étendu.

    Gravement, et étendant son autre main au-dessus de sa tête, il prononça deux phrases japonaises qui étaient une condamnation et que le muet approuva encore de tout son corps maintenant penché en avant.

    Puis, saisissant brusquement la tête qui se soulevait vers lui, il la piqua à la tempe.

    L’homme eut un brusque sursaut ; un grand tremblement passa par tous ses membres, puis sa tête retomba lourdement, heurtant la dalle.

    Il était foudroyé…

    — Qu’ainsi périssent tous les Blancs ! murmura le Japonais qui venait de remplir le double rôle de juge et d’exécuteur.

    Cependant qu’il enveloppait tranquillement sa lancette d’un tampon de ouate et replaçait le flacon, Ma-Tong s’était rapproché ; il souleva dans un angle une dalle circulaire, poussa doucement le corps maintenant immobile jusqu’à l’orifice d’un puits noir qui s’ouvrait, le fit basculer et écouta.

    Au bout d’une seconde, le bruit d’un clapotement lointain remonta jusqu’à l’ouverture.

    Alors, très calme, le muet replaça la dalle.

    Puis, retournant vers sa cassolette, il tendit au maître une large enveloppe entoilée, timbrée de Paris et soigneusement mise à part au milieu d’autres lettres empilées sur une tablette de laque rouge.

    Elle portait l’adresse suivante, tracée d’une écriture féminine, haute, ferme, aux lignes légèrement ascendantes.

    A sir N.T. Jonathan Wishburn, Lone Moutain, San Francisco U.S.

    Sur le verso, un épais cachet de cire argentée portait en saillie deux lettres entrelacées : M.W.

    Le Japonais, après avoir examiné la suscription, replaça la lettre près de l’homme accroupi et, d’une voix brève :

    — Tu reviens de Golden-Gate, Ma-Tong : celui que nous attendons est-il arrivé ?

    Le muet fit un signe affirmatif.

    — Tu l’as vu ? Tu es sûr que c’est lui ?

    Abandonnant la lettre qu’il promenait au-dessus de la vapeur d’eau, le muet prit une tablette d’ivoire et un pinceau ; puis il traça rapidement de haut en bas plusieurs lignes verticales de caractères chinois :

    L’humble Ma-Tong rend compte à l’illustre Yukinaga que Sou-Kiang a foulé ce soir de ses pieds augustes le sol de la cité barbare. Un de nos frères affilié du Dragon dévorant l’a suivi et me l’a montré.

    Le personnage que Ma-Tong venait de désigner par le nom connu dans le Japon entier du célèbre ingénieur militaire Yukinaga, lut à mi-voix la phrase qui lui était présentée, et il allait poser une autre question, lorsque soudain, sur un grand tableau de distribution électrique suspendu au mur, un petit volet mobile s’abattit avec un bruit sec.

    Yukinaga se redressa d’un bond et se précipita dans un angle de la pièce. Là, il se pencha, attendit au-dessus d’un miroir incliné à 45°, puis saisit un récepteur d’ébonite et l’approcha de son oreille.

    Grâce à une application ingénieuse du système du périscope des sous-marins, le Japonais pouvait apercevoir tous les détails de la vaste salle située au premier étage, juste au-dessus du réduit où il opérait, car plusieurs miroirs judicieusement cachés dans cette salle en reflétaient toutes les parties dans le miroir unique sur lequel le Japonais était penché.

    En même temps qu’il voyait, des microphones dont les plaques vibrantes étaient habilement dissimulées dans les motifs d’ornementation des murs et du plafond permettaient de percevoir les plus faibles bruits.

    La salle dans laquelle Yukinaga voyait et entendait tout ce qui se passait ou se disait, n’était autre que le bureau de sir Jonathan, le milliardaire américain.

    Celui qu’on appelait dans l’univers entier le Roi du Pacifique, était le propriétaire de ce somptueux palais qui dominait San Francisco de son étrange et massive architecture, mais il n’en était que le maître surveillé, espionné, dirigé même à son insu, car ses moindres actes, ses paroles les plus insignifiantes étaient recueillies par un homme qui, à une haute et lumineuse intelligence, joignait le titre de membre de la race la plus intrigante, la plus orgueilleuse qui soit au monde.

    Pendant quelques instants, le Japonais resta penché sur le miroir, puis il raccrocha les récepteurs.

    — Sir Astorg, murmura-t-il, le Roi des pétroles… Je sais ce qu’il vient faire : rien d’intéressant pour nous.

    Ma-Tong cependant n’était pas resté inactif. La cire ramollie de la grande enveloppe à suscription féminine lui avait révélé la présence d’un crampon d’acier. Il avait placé le pli entre les pinces d’un étau double dont les branches pouvaient se déplacer dans une glissière ; puis, abaissant une tige rigide parallèle à cette glissière, il avait introduit dans un angle de l’enveloppe la pointe imperceptible d’un fil d’acier plus fin qu’un ressort de montre.

    Il lui avait ensuite imprimé rapidement un mouvement de va-et-vient en se guidant sur la barre d’appui. En peu de temps, l’enveloppe sciée dans son pli s’était trouvée ouverte sur le quart de sa longueur. Le muet fit sortir avec dextérité la lettre qu’elle contenait et la tendit à Yukinaga :

    Cher père, lut celui-ci à mi-voix, Paris est bien la ville la plus charmante du monde et l’on s’y amuse à ravir.

    Comme c’est en même temps le rendez-vous de tous les peuples, on peut traiter aussi les affaires les plus sérieuses. J’ai vu M. Londeghem, l’ingénieur en chef des usines Herstal, de Liège. Après de longs pourparlers, ces Européens ne savent pas le prix du temps — j’ai conclu ferme, pour un million de dollars, l’achat du brevet et la fabrication exclusive de leur matériel d’artillerie légère à tir rapide.

    Le but de mon voyage est donc atteint et cette tentative de concurrence enrayée dans son germe.

    Au Creusot, il n’y a rien à faire : les ouvriers perdent leur temps dans des chicanes politiques, mais je verrai prochainement le baron de Birnen, gendre et successeur de Krupp. C’est une usine à surveiller de près pour notre trust.

    En somme, au point de vue affaires, tout est réglé, et vous pourrez, j’espère, approuver ce qu’a fait votre fille et associée. M. Pleadge est fort aimable et je ne pouvais souhaiter meilleur guide ici. Il connaît bien son Paris et sait m’en faire les honneurs. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je resterai ici jusqu’au Grand Prix. C’est la fin de la « season ». Après cela, je regagnerai Frisco 1 par la Russie avec miss Krockett, comme il était convenu. Mais j’aimerais mieux passer par l’Asie centrale, et voir le Turkestan, que de reprendre encore le Transsibérien. J’ai rencontré ici, dans une soirée, un ancien marin, M. Hourst, dont on a beaucoup parlé, je crois, et qui a navigué très haut sur le Yang-Tsé.

    Son récit m’a donné le vif désir de voir chez eux nos braves Chinois. Entre la frontière russe et Han-Kéou, je voyagerai à cheval ou en jonque, et si vous n’avez pas besoin du « Fortunio », mon yacht favori pourrait venir me prendre à Han-Kéou et me ramener « at home » en filant ses 30 nœuds.

    Adieu cher père, l’année s’annonce bien : le nouveau brevet nous permettra, je pense, de livrer dix pièces complètes par jour, affût métallique compris, et de satisfaire, en moins de six mois, aux commandes de ces enragés Japonais qui réarment véritablement comme s’ils allaient recommencer la guerre demain.

    Maggy.

    — Hum, fit Yukinaga à mi-voix, en replaçant la lettre dans son enveloppe… son voyage ne s’effectuera peut-être pas aussi facilement qu’elle le croit… Pourtant, comme elle travaille pour nous, il faudra que je prévienne là-bas.

    Il passa la lettre à Ma-Tong et poursuivit se parlant à lui-même :

    — Pour cette fois, sir Jonathan ne m’en voudra pas d’ouvrir ses lettres… Sans cette indiscrétion, qui sait si cette fille unique qu’il adore si passionnément lui serait revenue, car cela doit chauffer ferme déjà sur les frontières de Mongolie : la pression monte… monte…

    Il frotta l’une contre l’autre ses mains effilées au ton de vieil ivoire et avec un rictus sinistre :

    — Dans cinq lunes ! murmura-t-il.

    Puis, après un silence :

    — Il faudra que j’envoie des instructions. Cette Maggy peut nous être un otage précieux, mais, quoi qu’il arrive, il ne faut pas qu’on touche un cheveu de sa tête.

    Ma-Tong avait déjà rapproché les deux bords de la coupure de l’enveloppe en les humectant d’une colle transparente, très adhésive, il tamponna légèrement le tout d’une fine poussière de papier qui rendit en un instant, à l’enveloppe mutilée, son aspect normal.

    Yukinaga le regardait distraitement terminer cette opération, lorsque le volet du tableau de distribution, actionné par la porte même du bureau de sir Jonathan, tomba pour la deuxième fois.

    — C’est lui, murmura-t-il d’une voix étouffée… Enfin, c’est bien lui !…

    * * *

    Le personnage qui avait le rare et unique honneur de pénétrer dans le bureau du Roi du Pacifique était un homme de haute taille. Il portait le costume des Chinois aisés, longue robe bleue recouverte d’un large manteau de grosse soie violette ; sur la tête, calotte de crin noir tressé surmontée de l’habituel gland rouge ; aux pieds, sandales vernies noires.

    Ses cheveux grisonnants étaient tressés en une petite queue courte qui atteignait à peine les omoplates.

    La figure dure, un peu grasse, était agrémentée d’une barbiche blanche, formée de poils longs et rudes soigneusement peignés ; les yeux très petits, et enfouis sous le large bourrelet de paupières fortement plissées, brillaient d’un éclat étrange.

    Rien ne le distinguait à première vue des Chinois, ses compatriotes, parqués au centre de la ville, dans ce Canton américain, ghetto sinistre, où la police n’aime guère à s’aventurer qu’en force.

    Un détail pourtant retenait l’attention : le petit doigt de la main gauche était terminé par un long dé d’or soigneusement ciselé que supportait l’ongle démesurément long.

    C’était l’indice d’une vie consacrée aux lettres et aux arts.

    Sir Jonathan avait du premier coup d’œil saisi cette marque caractéristique que l’on trouve rarement à San Francisco, où les Célestes sont voués uniquement aux besognes matérielles, où ils se font maçons, blanchisseurs, portefaix, domestiques dans les grandes maisons, depuis que les Blancs ont jugé ces postes incompatibles avec leur dignité de citoyens de la libre Amérique.

    — Je ne voulais pas vous recevoir, dit brutalement le financier. Vous avez insisté. Que me voulez-vous ? Parlez-vous anglais ?

    La voix était rude et brève ; sir Jonathan avait à peine tourné la tête vers son visiteur.

    Yes, répondit le Chinois.

    Et sans ajouter un seul mot, sans se presser, il entr’ouvrit son mantelet de soie, saisit un sachet pendu à la ceinture de sa robe et en sortit une boîte de laque brune, longue, mince et plate.

    L’ayant ouverte, en pressant sur un ressort, il en tira une feuille de papier de riz jaune pointillé de vermillon, couverte de dessins bizarres, longs traits noirs, effilés, tracés au pinceau, tous brusquement arrêtés sur un des bords.

    Sir Jonathan l’avait considéré avec curiosité : il prit le papier que le Chinois lui tendait.

    Ce n’était pas la première fois que le milliardaire américain en voyait du même genre. En relations fréquentes avec des banquiers du Céleste Empire, il était au courant de ce système de chèques qui consiste à tracer au hasard du pinceau, sur une feuille de papier, des traits quelconques, de grosseurs variées, sans autre règle que la fantaisie. La feuille coupée en deux, par un trait de ciseaux jeté en travers de ces lignes, donne un chèque et son talon. La reconnaissance se fait en rapprochant les deux parties et il n’y a pas d’exemple qu’une supercherie ait jamais pu réussir avec ce procédé en apparence si primitif.

    Souvent donc, la maison Wishburn avait eu en compte des dépôts à solder sur semblables présentations. Mais ce chèque devait avoir quelque chose d’extraordinaire, car le flegmatique Américain, après avoir considéré assez longuement le réseau enchevêtré des lignes brusquement interrompues, se redressa soudain, appuyé au dossier de son fauteuil.

    Puis il considéra fixement le Chinois.

    Celui-ci semblait absolument indifférent à cet examen prolongé de sa personne : tranquillement, il regardait autour de lui.

    Le bureau de sir Jonathan Wishburn était une pièce très vaste qui prenait jour par deux grandes baies vitrées donnant à l’ouest sur l’immensité du Pacifique. Le plafond, en coupole surbaissée, raccordé aux murs par des demi-cintres et quatre caissons ovales dans les angles, était orné d’une fresque allégorique : l’Amérique, sous les traits d’une jeune femme parée des attributs de la Minerve antique, tendait une main secourable à la Chine et au Japon représentés sous les traits de vieillards encore vigoureux implorant son aide les mains jointes.

    La paroi opposée à la porte d’entrée était formée d’une immense glace dont le cadre, aux moulures surchargées d’ornements, dissimulait les appareils d’audition et de visée que nous avons vu aboutir dans la mystérieuse cellule de Yukinaga.

    A droite, en face du fronton, le mur était recouvert de larges carreaux de faïences artistiques, dont l’assemblage reproduisait la célèbre fresque de Puvis de Chavannes à l’amphithéâtre de la Sorbonne.

    Dans un angle, une énorme bibliothèque Louis XV, délicieusement ornée d’amours de bronze et de délicats feuillages merveilleusement ciselés, faisait pendant au bureau du même style, meuble colossal, chef-d’œuvre de Lynch, destiné à l’empereur d’Allemagne, mais que le milliardaire avait enlevé en le payant le double de sa valeur, lors de la dernière Exposition de Paris.

    Sur la table du bureau garni de maroquin vert, tout un damier de touches d’ivoire et de nacre se trouvait disposé à portée de la main.

    Sans cesser de regarder son interlocuteur, sir Jonathan appuya sur la plus éloignée.

    Aussitôt une forte sonnerie retentit dans le vestibule. En même temps, un des panneaux de faïence de la fresque de Puvis de Chavannes pivota sur lui-même découvrant, creusé dans l’épaisseur du mur, un compartiment aux parois d’acier bleuâtre.

    La fresque tout entière n’était en effet qu’un immense coffre-fort aux multiples alvéoles.

    Un nègre gigantesque venait d’entrer, prêt à prendre le contenu du casier sur l’ordre du maître, qui, lui, ne se dérangeait jamais.

    — Non, dit brusquement l’Américain, va-t’en.

    Il se leva et lentement, du pas pesant et assuré de l’homme qui a su se hisser sur un piédestal de millions, il se dirigea vers le compartiment ouvert pour y prendre — ce qu’il avait bien rarement fait lui-même — le talon du fameux chèque.

    Sir Jonathan était un homme dans toute la force de l’âge, grand, robuste, vigoureusement musclé. Au physique comme au moral c’était un lutteur et il en avait la carrure athlétique. Les sourcils grisonnants, rudes, épais, abritaient des yeux gris de fer d’une acuité extrême : le nez un peu fort, les mâchoires carrées, les lèvres minces, dénotaient une volonté énergique, une ténacité de businessman : les cheveux rudes, coupés en brosse, la barbe et la moustache soigneusement rasées lui donnaient un peu le type classique des amiraux anglais.

    Il avait poussé contre la paroi du gigantesque coffre-fort un escabeau de chêne sculpté ; grâce à lui, il atteignit un portefeuille, l’ouvrit et en retira un morceau de papier de riz analogue à celui qu’il tenait à la main.

    Un peu fiévreux, il juxtaposa les deux feuillets : les lignes coïncidaient exactement.

    Rapidement il revint à son bureau.

    — Veuillez donc vous asseoir, dit-il au Chinois.

    No, thank you, répondit l’énigmatique personnage.

    Sir Jonathan, prêt à se rasseoir, resta debout : rapidement il compulsa les fiches annexées au talon du chèque.

    * * *

    Six mois auparavant, le directeur de la Hong-Kong Schangaï Bank avait officiellement informé la maison Wishburn que M. Sou-Kiang, de nationalité chinoise, faisant élection de domicile, n°5, Queen’s road à Hong-Kong, avait déposé dans les caveaux de la banque cent vingt millions de dollars 2 représentés par des barres d’or pur, bien et dûment pesées, vérifiées et acceptées comme valeur de bon aloi par le service technique de la banque.

    M. Sou-Kiang avait donné ordre de passer la somme en écritures à la maison Wishburn de San-Francisco, se réservant d’en toucher partie ou totalité en cette ville, sur présentation d’un chèque dont le talon était joint à l’envoi.

    A la première lettre du directeur de la Hkg-Shgï Bank, s’ajoutaient les ordres de transfert des expéditions d’or.

    San Francisco, en effet, est resté le grand marché d’or du monde. La Californie, même aujourd’hui que la fièvre des placers est quelque peu apaisée, est encore un des centres miniers les plus importants du globe.

    La banque de Hong-Kong pouvait donc éviter les risques de transport à travers le Pacifique, en achetant sur place le métal précieux nécessaire, mais pour atteindre le chiffre colossal constitué par le dépôt, il avait fallu opérer sur le marché une véritable rafle dont s’étaient inquiétées à bon droit les banques de France et d’Angleterre. Enfin la somme avait été parfaite. Dans les caves inondables du palais de Lone Mountain, la réserve nécessaire au paiement immédiat de ce fantastique effet au porteur reposait : « lingots parallélépipédiques poinçonnés à la Monnaie de la Market-Street ».

    Jamais, dans sa longue carrière de milliardaire, sir Jonathan n’avait vu un chèque de pareille valeur ; jamais il n’avait pu concevoir surtout pareille immobilisation de capitaux.

    Quelquefois sa pensée s’y était arrêtée et il aimait à se représenter quelque prince mystérieux, descendant de ces fabuleux empereurs chinois qui avait fait bâtir le palais sur lequel avait été copiée sa somptueuse demeure.

    Et voilà que cet homme était devant lui, simplement vêtu, comme un marchand de soie d’Oakland.

    Il avait failli ne pas le recevoir et cet homme maintenant pouvait, s’il le voulait, prendre livraison de suite de la somme fantastique, faire charger et enlever cet immense amas de métal jaune.

    — Sir Sou-Kiang ? interrogea l’Américain.

    Yes. Tout est en ordre ?

    — Parfaitement, vous désirez recevoir en espèces ou en billets, tout ou partie de la somme ?

    — Non, je laisse la somme ici, j’achète des fusils.

    — Des fusils !

    Yes. Vous fabriquez dans vos usines de Queen’s Dock des armes automatiques du calibre de deux pouces et demi dont la hausse est graduée jusqu’à 2.500 yards.

    — Exact.

    — Vous avez vendu ces fusils, il y a quatre mois, aux Coréens, à raison de douze dollars pièce.

    — Vous êtes bien renseigné.

    — Il m’en faut cinq millions.

    L’Américain sursauta, puis se remettant aussitôt, répéta le chiffre.

    — J’ai dit cinq millions, modula le Chinois de sa voix calme, soit soixante millions de dollars. Vous avez vendu les munitions à raison de un dollar les cent cartouches sur bande automatique. Il m’en faut mille par fusil.

    — Cela fait…

    — Ne cherchez pas : cela fait cinq milliards de cartouches, soit cinquante millions de dollars.

    — Parfaitement, fit l’Américain, je…

    — Je n’ai pas fini : le tout doit être rendu à la fin de la onzième lune, dans cinq mois donc, à Telou-King sur le Yang-Tsé ; pouvez-vous livrer ?

    Sir Jonathan était déjà remis dans son assiette.

    — Oui, assurément, fit-il, je puis… mais les frais de transport ?

    — Je paie les frais de transport, les risques et l’assurance : il reste dix millions de dollars pour cela : c’est plus que suffisant.

    Le Roi du Pacifique s’inclina.

    — En ce cas, déclara-t-il, je ne vois plus d’objection, j’accepte.

    All right ! fit le Chinois.

    Et sans un mot de plus, il tourna sur lui-même, ouvrit la porte et disparut, laissant son interlocuteur debout, immobile, près de son énorme bureau, admirant, malgré lui, l’étrange désinvolture de ce Céleste, dans lequel il n’osait plus voir une créature d’ordre inférieur, depuis qu’il l’avait vu brasser les millions, les fusils et les cartouches avec la tranquille insouciance d’un marchand de thé.

    * * *

    De sa cellule souterraine, Yukinaga n’avait perdu ni un mot ni un geste de l’entretien.

    Au moment même où la chute du volet avertisseur lui annonça que la porte du bureau de sir Jonathan pivotait sur ses gonds, il bondit vers le canal souterrain qui lui avait donné passage tout à l’heure.

    Quelques instants après, il était dans la grande avenue plantée de cèdres qui descend en pente douce vers la porte monumentale du parc de Lone Mountain.

    La nuit allait venir.

    A l’horizon, très loin, dans la direction de South-Favallen, le soleil était à demi plongé déjà dans les flots empourprés du Pacifique.

    L’agitation bruyante des fins de journée emplissait San Francisco d’un indicible brouhaha ; chemins de fer, tramways, cars électriques, automobiles, sonnaient, soufflaient, mugissaient dans les rues de la Perle de la Californie, et de la grande ville montait, jusqu’au parc ombreux, la rumeur intense d’une vie trépidante et fiévreuse.

    Isolé du bruit au sommet d’une colline d’où l’on dominait toute la cité, le palais de sir Jonathan Wishburn reposait dans le silence au milieu des cèdres et des grands chênes amenés à grands frais des Montagnes Rocheuses.

    C’était une étrange et bizarre construction, fantaisie de milliardaire, reproduction exacte, disait-on, du légendaire palais de Tchao-Ping-Fou, berceau de la vieille dynastie des Mings.

    Dans la large avenue qui descendait de l’esplanade au palais, vers la grille monumentale de fer forgé de l’entrée, les globes électriques s’allumaient l’un après l’autre.

    Sans hâte, Yukinaga marchait dans l’avenue.

    Bientôt, derrière lui, il entendit craquer légèrement le sable.

    Sans bouger la tête d’une manière sensible, il regarda.

    Le Chinois qui venait de faire au Roi du Pacifique cette formidable commande d’armes et de munitions, descendait paisible vers la ville, la tête un peu penchée en avant, les mains croisées sur la poitrine, enfouies, dissimulées sous les longues manches de soie violette.

    Yukinaga le laissa s’approcher à sa hauteur, et quand le Chinois passa à le frôler :

    — Le Dragon, dit-il en japonais.

    L’homme sursauta.

    — Dévore, répondit-il, en regardant fixement son interlocuteur.

    Yukinaga jeta un regard scrutateur autour de lui : l’avenue était déserte.

    Très vite, avec le quatrième doigt de la main droite, il dessina sur la paume de sa main gauche le rectangle long coupé en son milieu, caractère du Soleil.

    Sou-Kiang avait suivi le geste.

    Dès qu’il fut terminé, il tomba à genoux, le front contre terre, les mains croisées au-dessus de sa tête.

    — Maître, dit-il, je suis le grain de poussière emporté par le vent furieux. Dispose de ma vie.

    Yukinaga le considéra un instant à ses pieds :

    — Relève-toi, Sou, dit-il, et rends compte au grand-maître du Dragon dévorant de ce que tu sais et de ta mission.

    — Interroge ; je suis l’écho qui obéit.

    — Ton empereur ?

    — Mou, apathique, aux mains des femmes.

    — Et Sing-Tien-Chong ?

    — Brave, dévoué, plein d’ardeur : il sait que le Dragon a soif de vengeance.

    — Quand l’as-tu vu ?

    — Au milieu de la lune qui a précédé celle-ci.

    — Est-il prêt ?

    — A toute heure.

    — Il régnera, fit Yukinaga d’une voix grave.

    Puis il médita un instant, les yeux à terre, et montrant deux de ses doigts écartés :

    — Que dans deux lunes, la tablette du misérable souverain, esclave du harem et serviteur trop docile des Blancs, soit rangée à côté de celle de ses ancêtres.

    — Ta volonté sera exécutée, maître.

    — Tu m’en réponds sur ta tête et celle de tes enfants ?

    — Je ne laisserai à nul autre le soin de lui passer autour du cou le lacet de soie jaune.

    — Bien. Maintenant écoute, et que mes paroles soient gravées en toi comme les sentences de Confucius. Tu partiras ce soir pour Tokio.

    — Je partirai.

    — Tu verras ma fille, ma chaste et douce Harouko. Mais tu ne la nommeras plus ainsi.

    — Comment l’appellerai-je, maître ?

    — Tu la nommeras Nagaharou, car elle a pris le nom de cette illustre guerrière du Soleil Levant pour venger son fiancé tué à Port-Arthur.

    — Ce nom est noble entre tous.

    — Tu la salueras, car c’est elle qui me remplace là-bas et, d’un signe, elle peut faire tomber ta tête. Tu lui diras que ma mission est finie ici, que je suis bien renseigné. L’Europe veule, divisée, corrompue, est incapable de résister : elle est à nous.

    — Elle est à nous, maître ?

    — L’Amérique seule sera épargnée, parce que son peuple de marchands travaille à forger des armes pour la race jaune. Tu as, d’ailleurs, la charge de négocier l’achat de ces armes et tu t’en es acquitté tout à l’heure à ma satisfaction.

    — Tu sais, maître…

    — Je sais tout. Que tous les affiliés soient prêts dans cinq lunes. La mort pour ceux qui hésitent. Va, pars, que les ancêtres te soient propices.

    Sou-Kiang s’inclina trois fois profondément, les poings joints à la hauteur du front, puis il reprit, silencieux, sa marche vers la bruyante cité.

    Dans son bureau, sir Jonathan Wishburn était resté soucieux.

    La somme énorme mise en jeu — plus de six cents millions de francs, — la rapidité du marché ne lui avaient pas permis tout d’abord de bien peser les conditions de fabrication et de livraison du matériel qu’on lui demandait.

    Son esprit méthodique, calculateur, reprenait maintenant le dessus.

    Froidement, posément, il réfléchissait.

    Depuis deux ans il avait accaparé tout le commerce maritime de la côte occidentale des Etats-Unis. A Portland, à Vancouver, à San Francisco, le pavillon blanc avec le W rouge flottait au grand mât de tous les vapeurs.

    C’est lui qui rapportait le sucre des îles Hawaï, lui qui portait le fer, l’or, le mercure à Yokohama, à Changhaï, à Hong-Kong, à Singapour, à Sidney, à Melbourne.

    Seule, la Yushen-Kaisha-Maru, la grande compagnie de navigation japonaise, avait résisté, grâce au dévouement du personnel qui naviguait sans solde, à l’étreinte toute puissante qui avait broyé toutes les autres compagnies maritimes, à l’étreinte qui avait fondu en un seul trust toutes les lignes de paquebots et de cargo-boats du Pacifique.

    De ce trust gigantesque, Wishburn était le chef unique et incontesté.

    Sa flotte était immense ; il pouvait donc aisément faire le transport auquel il s’était engagé. Ses bateaux pourraient remonter le Yang-Tsé jusqu’à Hang-Kéou, mais plus loin, il faudrait trouver les jonques, une infinité de jonques.

    Comment les trouverait-on sur place ? Qui conduirait à bien ce périlleux voyage ?

    Et ce matériel qu’il avait promis ; avait-il maintenant en mains assez d’usines pour en achever la fabrication dans le délai voulu ?

    Ses dix-sept usines en pleine activité pouvaient à cette heure fournir de 25 à 30.000 fusils par jour, grâce au fantastique progrès réalisé dans la machinerie par l’introduction de l’électricité.

    En maintenant cette moyenne, il n’arriverait que péniblement à fabriquer les cinq millions d’armes vendues : il fallait encore tenir compte de leur chargement, de la traversée, du temps perdu dans les rapides du Yang-Tsé.

    Donc à ces dix-sept usines, il fallait sans retard en ajouter d’autres.

    Cet autre trust des manufactures de fusils et de canons dont il s’occupait depuis un an à peine, sur le conseil avisé de son intendant, Yukinaga, n’était pas encore le maître du marché mondial, et la concurrence d’Europe se faisait fortement sentir sur le marché américain. Mais il allait donner l’assaut à quelques maisons dont la résistance mollissait et il fournirait la commande.

    Il le fallait : l’honneur commercial de la maison était engagé.

    Peut-être aussi pourrait-il distraire une partie de la commande, demander à une maison amie de l’aider.

    Son vieux camarade Fleawart, le grand manufacturier de Pittsburg, pourrait peut-être lui livrer quelques millions de cartouches.

    Sir Jonathan appuya aussitôt sur la touche d’appel du poste central téléphonique.

    Le ronflement sourd du téléphone haut-parleur lui répondit aussitôt :

    — Communication avec Usines Fleawart de Pittsburg, dit-il sans bouger.

    Car, avec le téléphone haut-parleur employé depuis quelques années déjà dans la marine française, il n’est plus nécessaire de parler à courte distance de la plaque vibrante et de garder le récepteur à l’oreille ; il suffit de causer à voix normale dans la pièce où se trouve l’appareil enregistreur, pour que le correspondant, tranquillement enfoncé dans son fauteuil, entende et distingue les moindres inflexions de la voix.

    — Allô ! c’est vous, Jonathan ?

    — Oui, mon ami, je vous propose de prendre ferme commande de un million de fusils automatiques, mille cartouches par fusil, livrables dans cinq mois en Chine.

    — Impossible, j’ai conclu hier, avec la Chine aussi et pour cinq mois également, une livraison d’artillerie de campagne avec frein récupérateur. Tout mon personnel pris par cette commande. Désolé. Adieu.

    Sir Wishburn était devenu soucieux.

    Ah ça ! que signifiait cet armement subit, formidable ? Toutes les usines des Etats-Unis étaient-elles occupées à travailler pour les Célestes ?

    Quel étrange mystère, quelle redoutable menace cachaient ces immenses préparatifs ?

    A quelques mètres du milliardaire anxieux, sous le plancher de lames de bois précieux qui formaient le sol de son bureau, se trouvait à ce moment l’homme capable d’éclairer cette angoissante énigme.

    * * *

    Yukinaga, le célèbre ingénieur japonais, descendait d’une vieille famille de Daïmios, de ceux qui, en 1867, avec les Satouma, les Nagato, les Owari, ont détruit le pouvoir des Shôgun et restauré l’autorité du Mikado.

    La situation de son père, sa richesse, son profond attachement à l’empereur Mutsu-Hito, tout portait le jeune Yukinaga à devenir un des plus fermes soutiens de l’empire du Soleil-Levant.

    Initié de bonne heure à la connaissance des sciences occidentales, il avait appris et parlait avec facilité l’anglais, le français et le russe ; à quinze ans, il arrivait en Angleterre, fort d’un solide bagage scientifique qu’il augmentait sans cesse. Intelligent, travailleur et tenace, il était pourvu à vingt-deux ans du diplôme d’ingénieur, revenait au Japon, s’y mariait avec la fille du comte Hisen et entrait dans le corps des Ingénieurs militaires, pour s’y livrer avec ardeur à des recherches nouvelles sur la balistique et les poudres lentes.

    La guerre avec la Russie l’avait trouvé colonel et père de trois enfants : un fils, Kitchi, lieutenant d’artillerie, une fille de dix-sept ans répondant au nom gracieux d’Harouko (Printemps) et un fils de quinze ans, Fan, qu’il laissait au Japon près de sa sœur.

    L’empereur avait aussitôt utilisé les capacités exceptionnelles de Yukinaga en lui confiant le commandement du génie dans le corps de siège de Port-Arthur.

    Là, toutes ses qualités soudain mises à jour s’étaient révélées avec une extraordinaire intensité.

    Sagace, pénétrant, doué d’une puissance de travail inouïe, d’une robustesse à toute épreuve, payant constamment de sa personne, il avait été l’âme de l’armée assiégeante.

    C’est lui qui avait conçu et souvent exécuté en personne les plans les plus audacieux.

    C’est lui qui avait déterminé, en tenant compte exactement de l’action des marées et des vents, le gisement des torpilles où le Petropaulowsk avait trouvé sa ruine ; lui qui avait intercepté les communications radiographiques du général Stœssel avec Chefou ; lui qui avait fait exploser, grâce à un mince boyau creusé pendant trois semaines, la grande poudrière de la Montagne du Loup, où tant de Russes étaient restés ensevelis ; lui encore dont les appareils optiques, les projecteurs, par leur incessante surveillance, avaient signalé et fait échouer la grande sortie de la flotte assiégée au mois d’août 1904.

    Il était partout à la fois, voyant tout, vérifiant tout, inspectant tout, n’ayant confiance qu’en lui-même.

    Un jour il avait disparu.

    Pendant une semaine le général Nogi l’avait fait chercher.

    Puis on l’avait cru mort ou enseveli sous les décombres de quelque fougasse : on l’avait pleuré.

    Il était simplement entré à Port-Arthur à bord d’une jonque de pêche, déguisé en Chinois.

    Dans la ville, il avait relevé l’emplacement des magasins de munitions, empoisonné l’eau de plusieurs puits, tenté de faire sauter le dépôt de torpilles Whitehead.

    Arrêté par une sentinelle, poursuivi à coups de fusil dans la nuit noire, il n’avait dû son salut qu’à l’énergique décision qui l’avait fait plonger dans l’eau près de la grande jetée au pied d’une estacade.

    Là, toute la nuit, accroché à une poutre, le nez seul hors de l’eau, il avait échappé aux recherches des patrouilles et aux projecteurs des canots ; deux jours après, il revenait au camp japonais accueilli par les enthousiastes benzaï de ses compatriotes en délire.

    Depuis cette époque, une espèce de garde de corps s’était constituée pour veiller sur les jours précieux de Yukinaga.

    A sa tête était le jeune lieutenant de cavalerie Logi, fiancé de sa fille Harouko.

    Parmi ces gardes dévoués jusqu’à la pire des morts, Yukinaga avait placé un serviteur muet, élevé dans sa maison : Ma-Tong, métis d’un Japonais et d’une Chinoise.

    C’était un être singulier, d’une incroyable agilité, rompu à tous les exercices du corps.

    D’une force herculéenne, il était néanmoins presque difforme : sa tête énorme, son cou de taureau, ses épaules saillantes, ses bras et ses jambes aux muscles puissants, lui donnaient un aspect farouche et terrifiant.

    Son amour, son dévouement pour Yukinaga ne connaissaient point de limite ; son astuce, sa ruse, son audace permettaient de l’employer aux besognes les plus ardues.

    Lui seul devait, avec son maître, survivre à la terrible hécatombe de ce siège qui faucha en leur fleur cent mille hommes de l’armée japonaise.

    Le premier, le fiancé d’Harouko disparaissait un jour dans une effroyable explosion de mine, et ses membres épars ayant été projetés jusque dans les retranchements russes, le pauvre Logi n’avait pu, au grand désespoir d’Harouko, recevoir au Japon les honneurs de la sépulture.

    Puis, le fils aîné de Yukinaga, à son tour, était tombé, frappé en brave à côté de son père, et ce dernier était resté seul, la guerre finie, avec sa fille inconsolable et figée dans une douleur farouche, avec son second fils qui, âgé de quinze ans seulement quand avait éclaté cette terrible guerre, n’avait pas été autorisé, quelque désir qu’il en eût, à débarquer en Mandchourie.

    Aussi, la paix signée entre les deux pays, le célèbre ingénieur, devenu le général Yukinaga, avait voué le reste de sa vie à une seule tâche : la vengeance.

    Sa haine véritablement effroyable ne distingua plus l’Europe en nationalités : il confondit tous les Occidentaux dans l’immense désir d’une gigantesque hécatombe ; il voulait venger ses chers morts par l’extermination des Blancs.

    En cela, d’ailleurs, il était en communion d’idées et de passion avec des milliers de Japonais appartenant à toutes les classes sociales.

    La paix, loin de modérer son ardeur, devait lui fournir les moyens de réaliser son redoutable projet, et il n’eut pas de peine à y associer ces milliers d’adeptes qui, tous ayant perdu des êtres chers dans cette guerre sans merci, étaient comme lui ivres de vengeance.

    A Tokio, à Nagasaki, à Hakodaté, à Kobi, à Yokohama, à Osaka, dans toutes les villes et dans toutes les campagnes du Japon, il prêcha la croisade, la guerre sainte.

    Mais avant tout, il voulut que ce projet restât secret et que ce secret ne fût révélé au monde qu’à l’heure choisie par lui.

    Pour échapper au contrôle des étrangers et pour dépister les soupçons, il fédéra donc en une seule les douze ou quinze sociétés secrètes qui se partageaient l’empire.

    Il nomma cette société unique le Dragon dévorant.

    Il lui donna des statuts terribles, en codifia les rites, rendit absolue l’obéissance et terribles les châtiments.

    Sa fille l’aidait dans cette œuvre de haine, affolée de vengeance. Depuis que les Russes avaient tué son frère et son fiancé, elle avait oublié la réserve et la timidité de son sexe pour seconder son père.

    En signe de renoncement à tout son passé, à toutes les espérances que sa beauté, que sa fortune pouvaient lui faire entrevoir, elle avait répudié jusqu’à son nom si doux, si poétique d’Harouko (Printemps), pour prendre celui de Nagaharou, la célèbre vierge guerrière du Japon.

    C’est elle qui trouvait les appels les plus chauds, les plus pathétiques ; elle aussi qui prononçait sans trembler les sentences de mort les plus cruelles contre les tièdes, les hésitants, sentences toujours strictement exécutées.

    Elle avait groupé autour d’elle un certain nombre de jeunes filles de la noblesse japonaise, ayant comme elle la vengeance pour but. Chacune d’elles avait perdu son fiancé dans l’horrible guerre, et chacune avait juré dans le temple de Todaïjï de renoncer à jamais aux joies de l’amour et de la maternité, pour se préparer à la guerre sainte, et exhorter les jeunes gens à la lutte sans merci contre les Blancs.

    Nagaharou avait donné à ce groupe de jeunes filles, presque toutes fort jolies, et qui lui étaient aveuglément dévouées, le nom de Fiancées de la Mort.

    Pour justifier ce nom sinistre, elle avait établi que celle qui se laisserait aller à aimer, cessant par là d’être la vierge guerrière de la lutte future, serait étranglée avec les cordes de soie jaune qu’elle-même portait à la taille par-dessus son obi, ou ceinture lamée d’argent.

    Quant à son second fils, le seul qui lui restât, il venait d’atteindre sa vingt-deuxième année. Fan, c’était son nom, était un hardi cavalier, un aventureux enthousiaste, une nature ardente et passionnée ; pendant la guerre terrible, il avait maintes fois tenté de s’embarquer contre la volonté de son père pour aller le rejoindre sous Port-Arthur.

    Quand il atteignit l’âge d’homme, Fan tenait du célèbre ingénieur une intelligence merveilleusement ouverte, et de remarquables facultés d’assimilation dans un corps d’acier.

    Impatient d’action, il partageait la haine de sa sœur Harouko pour tout ce qui était blanc, et surtout pour tout ce qui était russe, et il avait sollicité de son père le poste le plus périlleux, quand s’ouvrirait la grande lutte définitive et sans merci entre les deux races.

    Aussi Yukinaga avait de bonne heure utilisé son ardeur dans laquelle il retrouvait sa prime jeunesse ; et il avait initié son fils aux rites du Dragon dévorant, en lui confiant une des plus hautes dignités de l’affiliation.

    Depuis un an déjà, le jeune Japonais était parti : il avait séjourné quelque temps dans la grande capitale du Kan-Sou, la province la plus occidentale de la Chine proprement dite, à Lan-Tchéou, puis il s’était enfoncé dans le Sin-Tsiang par le couloir de mille kilomètres qui relie Sou-Tchéou, la dernière ville chinoise d’Occident, à Karachar, aux portes de la Sibérie.

    Muni d’argent et pourvu d’un crédit inépuisable dans les banques des principales villes russes du Turkestan et de la région du Volga, il pouvait aller à son gré des steppes de l’Oural et des sables Turckmènes aux solitudes du Pays des Herbes, employer l’or dans les gouvernements frontières de Sibérie, montrer autour de son poignet son bracelet symbolique en forme de dragon aux Mongols et aux Tartares, acheter des concours et provoquer des dévouements, préparer des dépôts de vivres et donner le mot d’ordre sacré.

    De loin en loin, une dépêche d’apparence insignifiante arrivait à Yukinaga ; elle disait :

    « Je suis là aujourd’hui, je serai là demain. »

    Car, en même temps que le Dragon dévorant étendait son influence au Japon, Yukinaga avait cherché à gagner la Chine à sa cause.

    Il y réussit sans efforts ; la haine de l’étranger s’était développée partout dans l’immense empire avec une acuité extrême ; un violent désir de lutte reprenait soudain ces descendants des hordes dévastatrices qui avaient si souvent jadis pris le chemin de l’Occident.

    En peu de temps les vieilles sociétés secrètes du Lotus blanc, de la Raison céleste, des Triades, des Longs Couteaux se fondirent et s’unifièrent dans le Dragon dévorant.

    Le mot d’ordre se répandit, s’étala, fit tache d’huile : « Guerre aux Blancs ». Mais il était prononcé à voix basse ; les affiliés se rappelaient l’échec du mouvement des Boxers, enrayé par l’Europe prévenue trop tôt, et ils gardaient leur secret, comme seuls les peuples orientaux savent garder un secret.

    Un seul obstacle se dressait devant le maître redoutable qui avait rêvé la mobilisation du monde jaune.

    La Chine n’avait pour chef qu’un jeune empereur mou, efféminé et dont les faibles épaules étaient incapables de supporter le poids dont allait les charger l’inflexible volonté du Japonais.

    Depuis la mort de la femme énergique et cruelle qu’était la vieille impératrice, sa tante, Kouang-Tsü était entre les mains de favorites, et sa place n’était plus à la tête d’un peuple conquérant.

    Le maître du Dragon dévorant le condamna à mort.

    Il plaça près de lui à l’avance l’exécuteur, Sou-Kiang, Chinois de vieille souche dont la famille était restée fidèle à l’ancienne dynastie des Mings et qui voyait dans l’empereur mandchou la cause de la déchéance de l’Empire du Milieu et de son abandon à la curée européenne.

    Yukinaga fit en même temps de Sou-Kiang le représentant financier de l’affiliation. Il lui confia le trésor de guerre qu’il avait amassé depuis cinq ans et qui se montait à quatre milliards de francs.

    Comment ce trésor était devenu le formidable amas d’or dont nous avons vu une partie seulement en dépôt chez le Roi du Pacifique, il est facile de le concevoir, en songeant que tous les membres de l’association du Dragon dévorant abdiquaient entre les mains du grand maître non seulement leur vie mais leur fortune.

    Celui-ci pouvait en prélever la part qu’il croyait nécessaire, disposer même du fonds à sa fantaisie : toute dissimulation de revenus, tout retard à verser l’impôt secret exigé, était puni de mort.

    Nos associations européennes, même celles qui firent jadis quelque bruit, comme les carbonari et les nihilistes, ne sont que de ternes reflets à côté de ces sectes orientales où dominent la cruauté et le mystère.

    La seule pénalité connue au Dragon dévorant était la mort ; seul le mode employé pour la recevoir variait suivant la volonté de Yukinaga et des sept hauts dignitaires entre lesquels il avait partagé le monde jaune.

    La mort la plus simple et la plus douce réservée aux gens de naissance, était la mort volontaire, le hara kiri, d’importation japonaise.

    La mort par le poison venait ensuite : les condamnés recevaient un matin sans savoir d’où, ni par qui l’envoi leur était fait, une poudre blanche enfermée dans un sachet de soie jaune sur lequel était peint le « caractère » de l’association : ils avaient vingt-quatre heures pour mettre ordre à leurs affaires et absorber ladite poudre.

    Les autres genres de mort, depuis le coup de poignard donné à l’improviste par un inconnu, jusqu’aux supplices les plus raffinés de la barbarie chinoise, variaient à l’infini, mais ils étaient tels que nul affilié n’eût osé résister à la volonté de l’un quelconque des dignitaires qui occupaient le sommet de la hiérarchie du Dragon et surtout à celle de Yukinaga.

    Les ressources du grand-maître étaient donc immenses, et il les avait réparties dans les principales banques du Japon, à San Francisco, à New York et à Londres. Sou-Kiang était chargé de leur administration.

    La guerre moderne qui se fait à coups de millions autant qu’à coups d’hommes, ne trouverait donc pas l’Invasion jaune démunie de ce qui en constitue le nerf principal. Quatre milliards suffisaient à armer et à nourrir les armées pendant la période de concentration : les opérations commencées, elles vivraient sur le pays ennemi.

    Mais il ne suffisait pas d’avoir prononcé pour une échéance maintenant fixée la condamnation du faible empereur en ordonnant, suivant la pittoresque expression chinoise, « que sa tablette fût placée à côté de celles de ses ancêtres » : il fallait surtout être en mesure de le remplacer aussitôt.

    Car la personnalité, le titre, l’influence du Fils du Ciel sont énormes en Chine, et il fallait absolument un empereur chinois aux Japonais pour l’exécution de son projet mondial. La Chine marcherait, il n’en doutait plus, étant donné le nombre d’initiés qu’il avait réunis maintenant dans toutes les provinces de l’empire : le Japon lui fournirait des ingénieurs, des états-majors, des canonniers, des techniciens, mais la Chine marcherait derrière son empereur et non derrière le Mikado japonais.

    Et c’est pourquoi depuis quatre ans déjà, Yukinaga avait préparé à ce rôle capital de Fils du Ciel, un jeune prince de l’ancienne dynastie des Mings, Sing-Tien-Chang, hardi et brillant cavalier qu’il avait découvert lui-même au fond de la Mongolie, où la révolte des Taïpings (1862) avait fait exiler sa famille. Le maître du Dragon l’avait fait envoyer au pays des Tchakar et initié lui-même dans le plus absolu mystère à sa future destinée.

    En même temps, dans le Pays des Herbes, dans le Kan-Sou, dans le Se-Tchouen, et dans les provinces les plus reculées, il avait fait répandre le dogme qu’un Ming existait, régénérateur désigné par Bouddha et annoncé par les prophéties lamaïques.

    Il serait proclamé empereur et se manifesterait à son peuple au jour fixé par le Destin.

    Tout allait donc être prêt, chef et soldats.

    Maître incontesté de cette immense fédération d’hommes énergiques unis par un même désir de lutte, soumis à une même discipline, Yukinaga pouvait déchaîner l’orage à son gré.

    Les ministres, les hommes d’Etat des deux empires se sentant dominés par la puissante et mystérieuse société, que nul n’eût osé trahir sous peine de mort immédiate, étaient prêts à plier devant celui qui en tenait tous les fils.

    Restait une question importante ; celle de l’armement des masses à mettre en mouvement ; il ne pouvait être question que de l’armement le plus perfectionné : à l’Europe munie d’un fusil et d’un canon automatiques, il fallait opposer les mêmes engins.

    Les armes japonaises, ainsi que quelques manufactures chinoises installées au centre de l’empire à Si-Ngan-Fou, à Lan-Tcheou-Fou et à Tching-Tou-Fou, s’étaient mises à l’œuvre depuis trois ans ; mais il leur était impossible de fournir le nombre de fusils, de cartouches et surtout de canons voulus pour la date fixée. Tout au plus pouvaient-elles en fournir l’armée d’avant-garde qui, comprenant un million de combattants, allait frayer la route à l’Invasion jaune.

    Force était donc de s’adresser à la race blanche, et deux ans avant l’époque prévue pour le déclenchement du mouvement, Yukinaga se résolut à passer en Amérique pour étudier les trusts métallurgiques et industriels, connaître les hommes qui tenaient en main ces puissants leviers et les faire servir à ses desseins.

    Après quelques mois de séjour dans les principales villes de la Grande République, l’ingénieur japonais, qui avait conservé partout le plus strict incognito, se convainquit qu’il était d’un intérêt vital pour le monde jaune de s’assurer la neutralité de la puissante et riche Amérique, car, vis-à-vis d’elle seulement, le Japon était vulnérable, et il ne lui était pas possible de se lancer vers l’Occident, en laissant derrière lui la menace américaine appuyée sur une flotte devenue la seconde de l’univers.

    Le Japon, en effet, vit des importations de riz et du commerce de poisson séché. Son ravitaillement se fait par mer, soit en provenance des Philippines, soit de Siam et de Cochinchine. La marine de guerre américaine pouvait donc, non seulement anéantir l’escadre japonaise restée à la garde du littoral, mais, en coupant les routes de ravitaillement, affamer le Japon.

    A tout prix un tel adversaire devait être évité au monde jaune.

    Sous l’inspiration de Yukinaga, les hommes d’Etat japonais proposèrent au président des Etats-Unis des traités de commerce avantageux qui furent aussitôt acceptés et signés. La Chine, de son côté, sembla suivre l’impulsion et offrit des concessions également très favorables au commerce américain.

    La Grande République ne vit dans ces heureuses dispositions que le paiement des bons offices qu’elle n’avait cessé de rendre au Japon pendant la guerre russo-japonaise : elle se crut une profonde politique et les hommes de la Maison-Blanche s’applaudirent d’avoir eu une ligne de conduite aussi avisée, sans se douter qu’ils étaient joués par la diplomatie japonaise et qu’ils allaient commettre envers leur propre race un crime sans exemple dans l’Histoire du monde.

    Dans toutes ces négociations, Yukinaga n’avait point paru : sa main ne se montrait nulle part et pourtant son puissant cerveau dirigeait tout.

    Après avoir visité les principales villes d’Amérique, le redoutable Japonais fut bientôt convaincu qu’un seul homme était capable, par le nombre de ses navires, de nuire au pays du Soleil Levant, et par sa puissance industrielle, de pourvoir le monde jaune de l’armement nécessaire au gros de ses forces.

    C’était sir Jonathan Wishburn, le Roi du Pacifique.

    Cet homme était le génie des affaires, le brasseur de milliards, le maître des principaux trusts qui accaparaient tous les métaux du monde. Le centre de son action était précisément au bord de ce Pacifique où sa flotte régnait en maîtresse, à dix jours de Yokohama par vapeur à turbines.

    A ce yankee pur sang, plus dur et plus tenace en affaires que le métal de ses canons, on ne connaissait qu’une faiblesse, son amour passionné pour sa fille Maggy, la plus riche héritière et aussi la plus belle jeune fille des Etats-Unis. Mais cette faiblesse était grande, car il lui eût sacrifié ses milliards et jusqu’à ce titre de Roi du Pacifique dont il était plus fier que Guillaume II de son pouvoir divin.

    Yukinaga eut vite édifié son plan.

    Il orienterait la puissante activité de ce remueur d’argent dans un sens favorable à son pays. Il capterait sa confiance, il deviendrait son auxiliaire, il le déciderait à faire le trust des armes, comme il avait fait déjà celui des aciers et des cuivres.

    En même temps, il trouverait auprès de lui tous les renseignements, toutes les informations nécessaires sur l’Europe, sur ses ressources, sa situation financière, ses armements et sa force de résistance.

    Yukinaga se donna quinze mois pour tisser sa toile autour du milliardaire.

    Il entra rapidement dans la place, ayant eu l’adresse de s’y faire introduire par miss Maggy Wishburn elle-même.

    Ayant obtenu d’elle une audience, il lui exposa que, revenant de Si-Ngan-Fou, la grande ville centrale et presque inconnue de la Chine, chef-lieu de la province de Chen-Si, il en avait rapporté le plan du palais impérial.

    Or, ce palais était regardé dans toute la Chine comme la merveille des merveilles, et, en sa qualité d’architecte, Yukinaga se faisait fort de le construire identique pour sir

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