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Les Fils de Judas: Roman fantastique humoristique
Les Fils de Judas: Roman fantastique humoristique
Les Fils de Judas: Roman fantastique humoristique
Livre électronique509 pages5 heures

Les Fils de Judas: Roman fantastique humoristique

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À propos de ce livre électronique

Un roman fantastique aux teintes comiques

Roman qui débute de manière très classique mais où il est bientôt question d’une religion devant succéder à toutes les autres, où le personnage principal est un mythe antique, où perce même la science-fiction, Les Fils de Judas est à coup sûr le chef d’œuvre de Ponson du Terrail qui, cette fois, manie en virtuose le fantastique mais aussi la dérision.
La complexité de sa construction, la solidité de son rythme tendent à prouver que ce roman a bel et bien été conçu et rédigé d’une seule traite, et se démarque ainsi de la production la plus courante de l’auteur.

Découvrez ce classique de la littérature française, entre anticipation et comique

EXTRAIT

Maître Callebrand avait plusieurs fois déjà ouvert sa fenêtre et s’était penché au dehors avec inquiétude, murmurant parfois :
— Pourquoi donc Tony ne revient-il pas ?
Onze heures du soir venaient de sonner cependant et la pluie torrentielle qui tombait depuis huit heures, entremêlée de rafales et d’éclairs, avait rendu les rues désertes dans ce quartier toujours solitaire qu’on appelle l’île Saint-Louis.
Maître Callebrand était seul dans son laboratoire, situé dans un vieil hôtel qui faisait l’angle de la rue des Deux-Ponts et dont les croisées donnaient à la fois sur la Seine et sur l’extrémité de la Cité qu’on appelait jadis le Terre-Plein.
Le laboratoire, vaste pièce à panneaux de boiserie et à plafond traversé par de grandes solives peintes, était plongé dans l’obscurité.
Au milieu seulement, ou apercevait un point lumineux rougeâtre. C’était la braise d’un fourneau, sur lequel était un alambic.

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Ponson du Terrail est né en 1829 et mort en 1871. S'inspirant tout d'abord du genre gothique, Ponson du Terrail se tourne rapidement vers le roman-feuilleton, style dont il devient une figure emblématique. Dans la veine des Mystères de Paris d'Eugène Sue, il crée le célèbre personnage de Rocambole.
LangueFrançais
Date de sortie10 juil. 2015
ISBN9782360589173
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    Aperçu du livre

    Les Fils de Judas - Ponson du Terrail

    Bibliothèque du Rocambole

    Œuvres de Ponson du Terrail - 12

    collection dirigée par Alfu

    Ponson du Terrail

    Les Fils de Judas

    1866

    AARP — Centre Rocambole

    Encrage édition

    © 2012

    ISBN 978-2-36058-917-3

    Préface

    d’Alfu

    Apremière lecture, on peut considérer Les Fils de Judas comme un feuilleton assez ordinaire basé sur le thème, fréquent chez l’auteur, de la captation d’héritage. Certes, cette captation va tourner à la chasse au trésor et l’action, née à Paris, se transporter en Méditerranée, et il faudra décrypter un mystérieux manuscrit, mais il s’agit là d’une aventure somme toute banale.

    Oui, mais… le trésor n’est pas n’importe quel trésor : il s’agit d’une richesse mise à l’abri durant plusieurs siècles afin de permettre la résurrection d’une religion qui, malheureusement, n’a pu s’imposer au monde de son époque — le XVe siècle.

    Cette religion n’est pas commune, puisqu’il s’agit d’une religion destinée à remplacer les principales religions monothéistes : le christianisme, l’islamisme et le judaïsme. Le but final étant de faire cesser tout antagonisme religieux partout dans le monde.

    « Au bout de six ans, ma doctrine s’était répandue à travers l’Orient. Tel le premier rayon de soleil qui glisse du sommet des montagnes resplendit tout à coup sur la plaine entière. Les hommes devenaient meilleurs et abjuraient leurs vieilles haines. Musulmans et chrétiens se donnaient la main sur les deux versants du Liban, et le juif n’était plus regardé comme un paria. »

    Ce thème-là, Ponson du Terrail ne le choisit pas par hasard et ne le traite pas à la légère. On sait que lui-même avait perdu la foi mais aussi qu’il était obsédé par les guerres de religions. Elles sont le décor de plusieurs de ses romans et, entre autres, les descriptions qu’il fait — principalement dans Les Orphelins de la Saint-Barthélemy — sont marquantes et prouvent sa sincère révolte contre les crimes commis au nom de la religion.

    Dans ce roman, l’idée que le XIXe siècle est désormais un temps possible pour la construction de cette nouvelle religion, rejoint les idées de progrès qui, au fil des pages, imprègnent l’œuvre de l’auteur.

    On verra toutefois si l’opération peut ou non réussir.

    Ensuite, cette chasse au trésor n’est pas menée par des personnages communs, mais par quelques figures particulièrement intéressantes.

    Le premier à entrer en scène est Tony, un jeune délinquant — digne confrère du jeune Rocambole à ses débuts — qui ne va pas hésiter à trahir son père adoptif. Il tente de lui voler son invention pour en tirer un profit marchand.

    Soit dit en passant, cette invention elle-même est une formidable création de Ponson du Terrail puisqu’il ne s’agit rien moins de ce que Franquin, le principal créateur de Spirou, baptisera plus d’un siècle après le Métalmol, un procédé permettant la malléabilité des métaux à froid 1.

    « Ma découverte ne s’étend pas seulement au platine, elle s’étend à tous les métaux. Le fer, le cuivre, le bronze lui-même deviendront de la cire sous mes mains. J’ai trouvé la malléabilité des métaux sans le secours de la fusion. »

    Tel donc le Judas présent dans le roman au sujet de la religion avortée, Tony vend l’invention de son maître — ce qui équivaut presque à sa vie, puisque le vieil homme sombre dans la folie.

    Et, là encore, l’auteur utilise un élément novateur : il plonge son personnage dans l’angoisse et presque le repentir en l’envoyant revivre ce qu’a vécu le vrai Judas Iscariote. Par un procédé qui, cette fois, fait songer à celui qu’a employé Jack London, dans Le Vagabond des étoiles, il le transporte à l’époque du Christ et lui fait revivre comme acteur les scènes des Evangiles.

    « La veille et le rêve se confondirent pour lui, et Tony se trouva transporté dans un lieu inconnu, et il se vit couvert d’autres habits. Et les habits qu’il portait ressemblaient à ceux dont le maître émailleur avait revêtu Judas Iscariote, l’apôtre du Christ. »

    Cet aspect fantastique du roman va se trouver conforter avec un autre personnage : celui d’Aléa — ou Alaséa de Hoffstein.

    Création étonnante aussi que cette jeune femme, riche princesse tenant salon à Paris, très courtisée, mais qui porte malheur à ceux qui tombent amoureux d’elle.

    Rien d’étonnant à cela puisque, sous cette identité banale, se cache un être qui ne l’est pas du tout et qui n’est autre qu’Atropos, une Parque, une des trois filles du Destin, celle qui coupe les fils de la vie humaine et qui a demandé à son père de venir sur Terre pour voir les effets de son œuvre.

    « — Eh bien, dit-il, tu tueras malgré toi… et sans le vouloir… et sans t’en douter… et non plus ici, comme par le passé… mais sur la Terre où je t’exile… et où quiconque t’aimera mourra… va !… »

    Fidèle à ses habitudes, Ponson laisse planer le doute, joue avec ses personnages et s’amuse du lecteur. Car qui est en fait Aléa : une aventurière ou un être descendu du Ciel ?

    Ce jeu avec le fantastique — dont on trouvera de magnifiques exemples dans l’œuvre de Gaston Leroux — prouve, s’il en est besoin, que Ponson du Terrail, habile conteur et honnête écrivain, n’en applique pas moins dans ses romans des principes de distanciation.

    Et c’est avec le personnage de sir Archibald qu’il va le mieux se dévoiler sous cet angle. En l’envoyant au fin fond de la Méditerranée et dans le fin fond d’une grotte où il faut laisser le lecteur pénétrer avec lui, il nous prouve qu’un grand écrivain populaire n’est jamais dupe des effets qu’il produit pour atteindre son succès.

    Cigare empoisonné, marque de naissance, manuscrit coupé en deux : toutes les recettes sont là. L’asile d’aliéné, la croisière mortelle, la cave où se réunit une société secrète aussi. Et tout ceci dans une narration qui ne cesse d’emporter le lecteur de mystères en révélations.

    Les Fils de Judas est publié dans Le Moniteur universel du soir, en 103 feuilletons, du 17 juillet au 8 novembre 1866 — à l’époque du Dernier mot de Rocambole, — avant d’être édité en deux volumes par Dentu, l’année suivante 2.

    La complexité de sa construction, la solidité de son rythme tendraient à prouver que ce feuilleton est bien une œuvre conçue et rédigée d’emblée intégralement, contrairement à d’autres feuilletons écrits au jour le jour, et sont également des preuves de la qualité littéraire d’un roman qui reste, selon moi, l’une des plus grandes réussites de Ponson du Terrail.

    1 Il est remarquable de constater que Ponson du Terrail a mis dans son œuvre : le Métalmol de Spirou, le wagon décroché du train de Tintin (dans Les Voleurs du grand monde) et la course des bateaux à vapeur sur le Mississippi de Lucky Luke (dans Les Héros de la vie privée) !

    2 Ponson du Terrail le dédie alors à Elie Berthet « comme un témoignage de respectueuse camaraderie et de sympathique estime ».

    Prologue

    La vision

    1.

    Maître Callebrand avait plusieurs fois déjà ouvert sa fenêtre et s’était penché au dehors avec inquiétude, murmurant parfois :

    — Pourquoi donc Tony ne revient-il pas ?

    Onze heures du soir venaient de sonner cependant et la pluie torrentielle qui tombait depuis huit heures, entremêlée de rafales et d’éclairs, avait rendu les rues désertes dans ce quartier toujours solitaire qu’on appelle l’île Saint-Louis.

    Maître Callebrand était seul dans son laboratoire, situé dans un vieil hôtel qui faisait l’angle de la rue des Deux-Ponts et dont les croisées donnaient à la fois sur la Seine et sur l’extrémité de la Cité qu’on appelait jadis le Terre-Plein.

    Le laboratoire, vaste pièce à panneaux de boiserie et à plafond traversé par de grandes solives peintes, était plongé dans l’obscurité.

    Au milieu seulement, ou apercevait un point lumineux rougeâtre. C’était la braise d’un fourneau, sur lequel était un alambic.

    Mais, si le fourneau était sans rayonnement, parfois un violent coup de tonnerre retentissait au dehors, un éclair déchirait la voûte noire du ciel, et alors, pendant une seconde, le laboratoire resplendissait et laissait voir son monstrueux et pittoresque amalgame de cornues, de vases, de fioles, de livres couvrant des tables, jonchant le sol, de parchemins épars çà et là, et d’instruments de physique et de chimie dont le cuivre répondait au feu céleste par des myriades d’étincelles.

    Enfin, debout, près du fourneau, les bras croisés, la tête rejetée en arrière, le maître ! c’est-à-dire Callebrand, le grand chimiste, le Flamel moderne aux prises avec la science, le chercheur infatigable, qui depuis vingt années tourmentait la nature pour lui dérober un secret.

    C’était un homme de haute taille, au front dégarni par une calvitie prématurée, aux rides profondes creusées par l’étude et la méditation ; sa joue amaigrie, sa bouche qu’un sourire mélancolique plissait quelquefois, témoignaient chez lui de ce dédain sans amertume que les âmes fortement trempées ont pour les vulgaires intérêts et les passions mesquines de ce monde.

    Avait-il soixante ans ou quarante ?

    Nul peut-être n’aurait pu le dire.

    Quand il méditait, le temps semblait appuyer sur lui son lourd genou.

    On eût dit un vieillard.

    Quand il avait trouvé, lorsque son long effort aboutissait à une de ces victoires sans bruit, sans éclat, et plus glorieuses par cela même que celles des champs de bataille, que l’homme remporte sur la nature, alors sa taille voûtée se redressait, son œil avait un éclair et tout son visage s’éclairait des rayonnements de la jeunesse.

    Maître Callebrand était sans lumière.

    Les ténèbres plaisent à ceux qu’étreignent de fortes pensées.

    L’œil fixé sur le fourneau, il paraissait attendre avec anxiété quelque mystérieux résultat.

    Parfois, il soulevait le couvercle de l’immense chaudière placée sur le fourneau et dans laquelle bouillonnait une liqueur noirâtre.

    Puis, il disait avec une sorte de découragement :

    — Pas encore ! me serais-je donc trompé ?

    Alors, rappelé aux choses de ce monde, il revenait à la fenêtre demeurée ouverte et plongeait son regard dans la nuit.

    La pluie tombait toujours et les pavés étaient luisants.

    Au-delà du quai, la Seine roulait bruyamment son flot bourbeux.

    Le vent courbait la flamme des réverbères, qui souvent paraissaient s’éteindre.

    C’était un de ces splendides orages du mois de juin, qui convertissent en quelques heures les rues de la grande cité en torrents.

    — Le pauvre enfant se sera abrité sous le porche de quelque maison ! murmura maître Callebrand, qui revint auprès du fourneau.

    Mais tout à coup le maître jeta un cri de joie.

    Un cri du triomphe longtemps attendu, longtemps disputé, et souvent désespéré.

    Une flamme bleuâtre, semblable à celle qui se dégage la nuit d’un bol de punch, courait légère comme un feu follet autour de l’alambic.

    Puis elle changeait de couleur, devenait d’un violet tendre, puis d’un rose vif, pour retourner à un bleu d’azur mêlé de reflets argentés.

    Un moment immobile, la sueur au front, le cœur battant avec force, maître Callebrand demeura à trois pas de l’alambic, les yeux fixés sur cette flamme.

    Puis la flamme s’éteignit et tout rentra dans les ténèbres.

    Cependant maître Callebrand n’osait bouger. On eût dit qu’une émotion terrible le dominait. Enfin, il fit un effort suprême, courut au fourneau, se baissa, et plongeant dans le brasier une tige de fer, il l’y laissa quelques minutes, la retira ensuite incandescente et l’approcha d’un flambeau.

    Puis il fit un soufflet de ses joues enflées, et une étincelle arrachée par son souffle puissant à la tige de fer rougie alluma la bougie.

    Alors encore tout frémissant, pâle et l’œil en feu, il souleva le couvercle de la chaudière.

    La matière noirâtre était maintenant éblouissante comme de l’argent auquel on aurait mélangé des paillettes de cristal.

    Et le maître gonflant sa poitrine, les narines dilatées, prononça le mot fatidique :

    Eurêka !

    Maître Callebrand venait de trouver ce qu’il cherchait depuis vingt années avec une héroïque obstination.

    Et tandis qu’il demeurait là palpitant, penché sur son œuvre, la porte du laboratoire s’ouvrit et un jeune homme ruisselant de pluie entra et s’arrêta un moment sur le seuil.

    Le maître courut à lui et lui prit vivement la main.

    — Tony ! Tony ! dit-il, j’ai trouvé.

    — Ah ! fit le jeune homme, dont le visage amaigri et blême devint livide.

    — J’ai trouvé ! répéta le savant.

    — Et qu’avez-vous donc trouvé, maître ? demanda le jeune homme d’une voix altérée.

    — Le grand secret que je cherchais, celui qui doit faire de moi un des grands hommes de ce siècle et immortaliser mon nom.

    Et le savant pressa dans ses bras son élève chéri, qu’en ce moment mordait au cœur la plus infernale et la plus basse de toutes les passions : l’envie !

    2.

    Quel était ce jeune homme ?

    Il s’appelait Tony et n’avait pas d’autre nom.

    C’était un de ces enfants perdus qu’on appelle un enfant trouvé.

    Le maître l’avait rencontré un soir, il y avait vingt ans, pleurant et mourant de faim, dans une rue d’un des plus populeux quartiers de Paris : la Villette.

    La jolie figure de l’enfant avait séduit le savant, il l’avait emmené avec lui, l’avait pour ainsi dire adopté, et lui avait donné le pain d’abord, l’éducation ensuite.

    Tony était le meilleur élève de Callebrand au temps où Callebrand professait.

    Lorsque Callebrand avait quitté sa chaire pour se consacrer entièrement à la recherche de grandes découvertes, Tony était resté chez lui comme opérateur.

    A voir ce pâle jeune homme aux cheveux blonds, à l’œil d’un gris clair, aux lèvres minces armées d’un sourire amer, on devinait qu’il était tourmenté par un ver rongeur.

    Tony avait le sentiment de son obscurité et il maudissait son sort.

    Tony était pauvre et il eût voulu être riche.

    Jusqu’à ce jour, son travail, ses recherches, ses études n’avaient-elles pas été simplement une pierre ajoutée à l’édifice du maître ?

    Qui donc en avait profité ? Callebrand.

    Et quand ils sortaient tous deux, ce qui était rare, du reste, qui donc saluait-on ? Callebrand, toujours Callebrand !

    Car c’était le maître, lui, l’homme, dont la renommée allait grandissant de jour en jour et comme épaississant l’obscurité de l’élève.

    Et l’élève, dans son ombre, haïssait au lieu d’aimer, enviait au lien d’admirer.

    C’était un serpent que Callebrand avait lentement, patiemment et amoureusement réchauffé dans son sein.

    Mais les âmes fortes, les natures d’élite, en même temps qu’elles sont exemptes d’envie, sont pleines de bonhomie et de confiance.

    Callebrand aimait Tony comme son fils. Tony haïssait Callebrand comme l’ombre hait la lumière.

    Haine sourde, mystérieuse, enveloppée de sourires et de marques de respect ; haine terrible comme seuls en inspirent les hommes de valeur aux impuissants.

    Mais Callebrand, plein d’abandon et de foi, avait pris la main de son élève et répétait avec un naïf enthousiasme :

    — J’ai trouvé, tu vas voir.

    Tony se taisait.

    Le maître alluma plusieurs flambeaux et les plaça autour de la chaudière qu’il retira du fourneau.

    Tony vit alors cette matière brillante qui, un moment, avait eu des reflets argentés et qui crépitait encore dans la chaudière.

    — Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.

    — Du platine avec un alliage d’argent. Aide-moi.

    Et Callebrand prit une des anses de la chaudière.

    — Que voulez-vous faire, maître ?

    — Refroidir ce métal.

    Tony et Callebrand portèrent la chaudière dans un angle du laboratoire, où un immense baquet d’eau froide ressemblait, sous les feux des flambeaux, à un miroir liquide.

    Puis ils versèrent dedans son contenu.

    Le métal en fusion siffla, s’enveloppa de fumée et, comme disent les forgerons, s’éteignit.

    — Eh bien ? dit Tony avec une interrogation marquée.

    — Attends…

    Et Callebrand alla prendre une aiguière dans laquelle était une eau d’une belle couleur violet tendre, semblable comme aspect à celle qui brille à la vitrine des pharmaciens.

    Puis, ayant placé cette aiguière sur une table, il plongea ses deux mains dans le baquet.

    L’eau était chaude de tout le calorique dégagé par le métal, qui n’était plus que tiède.

    — Prends ce bloc, fit Callebrand en désignant le lingot qu’il venait de poser sur la table à côté de l’aiguière.

    Tony appuya ses deux mains dessus et jeta un cri d’étonnement. Le métal, bien que n’étant plus en fusion, était demeuré malléable et souple comme de l’argile ! Les deux mains y avaient laissé leur empreinte, comme si elles avaient été moulées dans l’argile.

    Callebrand regardait son élève avec un sourire de triomphe.

    — Ecoute-moi bien maintenant, dit-il. Ma découverte ne s’étend pas seulement au platine, elle s’étend à tous les métaux. Le fer, le cuivre, le bronze lui-même deviendront de la cire sous mes mains. J’ai trouvé la malléabilité des métaux sans le secours de la fusion. Comprends-tu ?

    — Mais, à quoi cela vous servira-t-il ? demanda Tony, qui regardait son maître avec inquiétude.

    — Comment ! mais tu ne comprends donc pas que la sculpture n’aura plus besoin de faire une maquette, et après la maquette, un moule ? que le graveur, au lieu d’un burin solidement trempé, pourra se servir d’une palette d’ivoire ? que le travail de plusieurs mois se fera en deux jours ? et que l’artiste, s’attaquant lui-même au métal, sera dix fois plus sûr de son œuvre que lorsqu’il employait un metteur au point, toujours vaniteux de substituer sa pensée à celle de l’artiste ?

    — Tout cela est fort beau, murmura Tony, dont l’accent avait une aigreur extraordinaire. Mais comment rendrez-vous au bronze devenu statue, à l’acier converti en gravure, leur rigidité première ?

    Callebrand continua à sourire.

    Puis il prit le bloc de métal et, avec un ciseau à froid, il se mit à en couper un morceau aussi facilement que s’il eût entamé un pain.

    — Ce n’est pas du platine, dit Tony, c’est du beurre.

    Callebrand prit ce morceau, l’étendit sur la table, le roula, le pétrit, et Tony vit sortir des mains du chimiste, au bout d’un quart d’heure, une statuette.

    Puis Callebrand trempa la statuette dans l’aiguière qui était pleine du liquide violet et l’y laissa quelque temps.

    Tony attendait avec une sorte d’anxiété.

    — Tu peux la retirer maintenant, dit Callebrand à son élève.

    La statuette avait acquis la dureté du diamant.

    Callebrand prit un marteau, plaça la statuette sur une enclume et frappa à coups redoublés. Tony le regardait avec ébahissement. Ses yeux glauques dardaient des éclairs sur le bloc.

    La statuette résista ; elle ne fut ni bosselée ni entamée.

    Le visage de Callebrand rayonnait :

    — Ma fille, s’écria-t-il, sera bientôt assez riche pour épouser un prince, si bon lui semble !

    A ces derniers mois, Tony mordit ses lèvres minces et sa pâleur nerveuse augmenta.

    Le maître demeurait en contemplation devant sa découverte, peu sensible à l’ouragan qui faisait rage au dehors et oubliant de demander à Tony le résultat du voyage qu’il lui avait fait faire de l’autre côté des ponts.

    — Maître, interrompit celui-ci de sa voix aigre, il est plus de minuit et Mlle Marthe doit vous attendre depuis longtemps.

    — Elle me pardonnera quand je lui dirai que je lui apporte une fortune.

    Cependant rappelé aux choses de ce monde par son élève chéri, Callebrand avait pris son manteau et son chapeau, car il n’habitait pas la maison où était son laboratoire.

    — Mon enfant, dit-il à Tony, qui couchait dans cette pièce, en toute saison, sur un lit de camp, plus que jamais veille bien à ce que les indiscrets ne pénètrent point ici. Je sais des gens qui payeraient bien cher pour me voir travailler.

    — Moi aussi, dit Tony.

    — Je serai de bonne heure ici demain, ajouta Callebrand.

    Et, s’enroulant dans son grand manteau, se couvrant de son large chapeau, il ouvrit la porte et sortit.

    Tony, appuyé sur le rebord de la fenêtre, la tête appuyée sur ses coudes, regardait la pluie tomber et les éclairs déchirer le ciel.

    — Quelle nuit ! murmura-t-il.

    Il avait éteint les flambeaux après le départ du maître, et le laboratoire était retombé dans l’obscurité.

    Et, dans l’obscurité, Tony se prit à songer.

    — Ils avaient donc raison, ces hommes que j’ai vus ce soir et qui m’offraient une somme d’argent pour les laisser pénétrer, la nuit, dans le laboratoire ? Le maître était donc à la recherche d’un secret qui révolutionnera la science ? Et ce secret, il l’a trouvé !… Et il deviendra plus célèbre encore, et il continuera à grandir en fortune et en renommée ; et je demeurerai, moi, humble, obscur, rampant ; vil reptile se traînant à la surface du sol, je verrai le maître monter, monter toujours ! Oh ! si ces hommes pouvaient venir !…

    Et, comme il parlait ainsi, un coup de tonnerre ébranla la vieille maison jusque dans ses antiques fondations, et un éclair illumina le laboratoire.

    Tony ferma les yeux, ébloui, puis il les rouvrit…

    L’éclair durait encore et faisait resplendir un cadre de cuivre doré enfermant de merveilleux émaux, qui représentaient un Chemin de Croix.

    Et parmi tous ces personnages que Tony put voir distinctement pendant une seconde, il y en eut un qui fixa son regard et le fascina.

    C’était le treizième apôtre, Judas, l’infâme qui avait vendu son maître et son Dieu pour trente deniers.

    3.

    Quels étaient ces hommes qui avaient offert de l’argent à Tony pour qu’il les laissât pénétrer dans le laboratoire ?

    Il nous faut, pour le savoir, nous reporter au moment où Tony avait quitté son maître dans la soirée.

    Callebrand, comme tous ceux qu’absorbe la science et qui vivent constamment dominés par une pensée unique, marchant vers un but sans relâche et se préoccupant à peine des nécessités de la vie, Callebrand ne se doutait même pas qu’il eût des ennemis acharnés.

    Calme et souriant dans sa force, il marchait le front haut dans la vie et n’avait jamais entendu résonner à ses oreilles les murmures et les imprécations des envieux.

    Mais la science ne donne le pain quotidien qu’à ceux qui font deux parts de leur temps.

    Ainsi faisait maître Callebrand, car il avait une fille venue au monde au prix de la vie de sa mère.

    Et Callebrand, qui n’avait besoin de rien, lui, était ambitieux pour sa fille.

    En attendant la réalisation de ce grand-œuvre qui devait mettre le sceau à sa réputation de chimiste et faire sa fortune, le maître était obligé de faire face aux nécessités quotidiennes ; pour cela, il faisait divers travaux pour une vaste usine qui était située à la Villette, dans la rue de Flandre.

    Cette usine, qui était située à gauche en entrant, portait sur son fronton cette inscription en grosses lettres :

    Baül, Tompson et Cie

    Métallurgie

    Deux fois par semaine, Tony allait à la Villette chercher les commandes de la maison Baül et Tompson.

    M. Tompson était un de ces bons gros hommes, à figure épanouie, à favoris roux, à l’œil gris, qui rappellent les plus joviales créations des peintres flamands.

    C’était un de ces Anglais qui passent un jour mystérieusement le détroit et ne retournent jamais dans leur patrie, où les attend quelque châtiment, justement mérité.

    M. Baül était l’opposé de M. Tompson.

    Grand, sec, le ton doctoral, portant la cravate blanche à ravir, membre d’une foule de sociétés philanthropiques et savantes, M. Baül passait pour un homme austère, qui n’avait pas moins le mot pour rire et était complètement dévoué au progrès.

    Depuis vingt ans ces deux hommes étaient perpétuellement lancés dans de colossales entreprises.

    On les voyait jour et nuit ensemble, faisant une cote mal taillée, l’un avec sa rondeur, l’autre avec sa pédanterie.

    Cependant plus d’un bruit fâcheux s’était élevé vaguement dans l’opinion publique.

    Un jeune fondeur en cuivre s’était pendu de désespoir et avait, à sa dernière heure, accusé la maison Baül et Tompson de lui avoir volé une invention.

    Ils avaient eu souvent des procès avec des contremaîtres.

    Plus souvent encore on les avait accusés de manque de charité.

    Un jour, naïf comme le sont les savants, maître Callebrand avait laissé échapper quelques mots devant eux, ayant trait à la découverte qu’il rêvait.

    A partir de ce moment, les deux industriels avaient poursuivi lentement, mais d’une façon acharnée, un but mystérieux.

    Tantôt l’un, tantôt l’autre, arrivait à l’improviste chez le savant.

    Mais Callebrand les menait dans une petite pièce attenant à son laboratoire et ne les laissait jamais pénétrer dans cette dernière pièce.

    Un jour Baül avait regardé Tony par-dessus les lunettes bleues qui abritaient son œil indécis.

    Tony avait tressailli en rencontrant ce regard.

    Le jeune homme parti, Baül avait dit à son associé :

    — Je crois bien que c’est là qu’il faut frapper.

    Et dès ce jour Tony avait été reçu à l’usine avec des ménagements, des égards et une affectuosité auxquels rien ne l’avait habitué.

    Ce jour-là, comme il arrivait à l’usine vers sept heures du soir, la pluie commençait à tomber.

    Les deux associés étaient à table.

    — Vous n’avez donc pas de parapluie ? lui dit Baül.

    — Auriez-vous donc déjà dîné ? demanda le joyeux Tompson.

    — Non, répondit Tony.

    Le dîner paraissait bon ; il y avait du vin jaune comme de l’ambre dans les carafes.

    — Dînez donc avec nous, fit Baül.

    Tony se défendit quelque peu, mais M. Tompson était si accort, si rondement avenant, que le jeune homme céda.

    Le vin était bon, on lui en versa d’amples rasades.

    En profond connaisseur du cœur humain, Baül jugea que le meilleur moyen de savoir si le jeune homme aimait son maître était de se livrer à un éloge sans réserve de celui-ci.

    Tompson, le gai convive, ne perdait pas Tony du regard, et Tony palissait et se mordait les lèvres.

    Il est jaloux ! pensa Baül.

    Au dessert, Tony s’exprimait sur le compte de son maître avec une certaine amertume. Callebrand le payait mal.

    Ce qu’il lui donnait était plutôt une aumône qu’un salaire.

    Tompson crut le moment arrivé.

    — Mon garçon, dit-il, vous devriez vous établir.

    — C’est impossible sans argent, répondit Tony.

    — Si on vous commanditait…

    — Et qui donc, bon Dieu ?

    — Nous, dit froidement Baül.

    Tony les regarda avec étonnement.

    — Il vous serait bien facile de gagner vingt mille francs, ajouta Tompson.

    Tony ouvrit de grands yeux.

    — Non pas en un an, ni en un mois, mais en une heure, reprit Baül.

    — Et comment ?

    — Attendez. Callebrand ne couche pas dans son laboratoire ?

    — Non ; j’y couche seul.

    — Eh bien, dit nettement Tompson, si vous voulez nous y recevoir tous deux une nuit, pendant une heure seulement, les vingt mille francs sont à vous.

    — Jamais ! dit Tony dominé tout d’abord par un sentiment de loyauté.

    — Comme vous voudrez, répondit Baül.

    Et ils n’insistèrent pas.

    Seulement, comme le jeune homme se retirait, Baül le suivit jusqu’à la porte de l’usine et lui dit :

    — Un mot encore !

    Prêt à franchir le seuil, Tony s’arrêta.

    — Connaissez-vous une chanson appelée la Faridondaine ?

    — Oui, dit Tony un peu surpris.

    — Il est possible, poursuivit Baül, que, chaque soir, vers minuit, vous entendiez chanter ce refrain sur le quai, sous les fenêtres du laboratoire.

    — Eh bien ? fit Tony en frémissant.

    — Vous réfléchirez à notre proposition chaque fois que vous l’entendrez… et…

    — Et ? demanda Tony avec une émotion croissante.

    — Si vos réflexions vous amènent à des idées plus raisonnables, vous ouvrirez la fenêtre.

    — Et puis ? demanda Tony d’une voix étranglée.

    — Vous répondrez à la chanson par le refrain, acheva Baül.

    Et il poussa le jeune homme dans la rue et ferma la porte.

    Tony s’en revint, malgré la pluie, dans l’île Saint-Louis, où nous l’avons vu entrer dans le laboratoire au moment où Callebrand s’écriait joyeux :

    — J’ai trouvé le grand secret !

    4.

    Ainsi donc Tony était rentré, et il avait trouvé son maître joyeux, et il avait souffert de cette joie comme souffrent les envieux du bonheur des autres. Puis, le maître parti, nous l’avons vu prendre son front à deux mains et rêver à quelque infâme trahison, lorsqu’un éclair avait illuminé le Chemin de Croix que maître Callebrand possédait sur un des murs de son laboratoire.

    Ce Chemin de Croix était une merveille déjà ancienne, l’œuvre d’un maître émailleur contemporain du grand Bernard Palissy.

    Callebrand, qui ne se contentait pas d’être un savant, qui était aussi un grand artiste, avait rapporté cet objet d’art d’un de ses voyages en Allemagne.

    Les peintures étaient d’une admirable pureté. Chaque scène de la passion respirait le mouvement, la vie… On eût dit que les apôtres marchaient. Et il sembla à Tony que cette figure de Judas, que le feu du ciel avait un moment éclairée, se montrait lumineuse, après que tout était rentré dans les ténèbres, et qu’elle le regardait à son tour.

    Une heure s’écoula.

    Tony immobile, les yeux fixés sur le Chemin de Croix, tantôt perdu dans l’ombre grise, tantôt violemment arraché aux ténèbres par les éclairs, car l’orage continuait avec violence, Tony était en proie à un malaise indéfinissable.

    A quoi songeait-il ?

    Et pourquoi cette obstination à regarder cette figure de l’apôtre infâme, chaque fois que la voûte plombée du ciel s’entrouvrait pour laisser passer le feu céleste ?

    Tout à coup, dominant les bruits de l’orage, une voix s’éleva sous la fenêtre demeurée ouverte.

    Cette voix chantait le refrain de la Faridondaine.

    Tony se rejeta vivement en arrière et ferma la fenêtre.

    — Non ! non ! dit-il, jamais ! jamais !

    La voix s’affaiblit et les pas qui avaient retenti sur le quai s’éloignèrent peu à peu.

    Alors Tony reporta son regard obstiné sur le Chemin de Croix.

    De nouveau, Judas lui apparut ; de nouveau les éclairs lui brillèrent les yeux.

    Puis ses yeux se fermèrent, et il arriva une chose étrange : la veille et le rêve se confondirent pour lui, et Tony se trouva transporté dans un lieu inconnu, et il se vit couvert d’autres habits.

    Et les habits qu’il portait ressemblaient à ceux dont le maître émailleur avait revêtu Judas Iscariote, l’apôtre du Christ.

    Le laboratoire avait disparu.

    L’horizon s’était agrandi, les vapeurs du soir montaient lentement de la plaine et estompaient les collines bleues, et Tony, qui ne s’appelait plus Tony, Tony, revêtu des habits de Judas et ayant pris son nom et son visage, se trouva dans ce lieu dont parle l’Ecriture et qu’on appelait Gethsémani.

    Il était là, seul d’abord, assis à l’ombre d’un olivier, ayant à ses pieds Jérusalem, la ville des prêtres et des pharisiens.

    Et Tony-Judas regardait la ville et semblait lutter contre une tentation suprême.

    Enfin il se leva et se mit à marcher droit devant lui à travers le jardin des Oliviers où le Christ avait été pris d’une grande tristesse le lendemain de la Pâque.

    Et son pas était farouche, et la terre tremblait sourdement sous ses pieds.

    Et à mesure qu’il approchait de

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