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Les Mystères du Temple: Un roman policier au coeur de l'aristocratie
Les Mystères du Temple: Un roman policier au coeur de l'aristocratie
Les Mystères du Temple: Un roman policier au coeur de l'aristocratie
Livre électronique609 pages7 heures

Les Mystères du Temple: Un roman policier au coeur de l'aristocratie

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À propos de ce livre électronique

Intrigues familiales sous fond de scènes criminelles

Les Mystères du Temple est un petit chef-d’œuvre de puzzle familial et criminel. Peu de personnages sont en scène — contrairement à la légende qui veut que Ponson du Terrail devait employer des marionnettes pour s’y retrouver — mais ils ont tous entre eux des rapports complexes. Ainsi par exemple, d’emblée, s’affrontent deux hommes dont l’un est le fils légitime du marquis de Hauteserre mais non son fils biologique, et l’autre son véritable fils, mais né d’une liaison adultère.
Selon un procédé courant, l’auteur apprend à ses lecteurs le passé de ses personnages par l’intermédiaire de manuscrits prévus à cet effet et que l’on vole ou détruit selon l’intérêt du moment.
Mais l’aspect le plus frappant de ce roman est l’intensité du registre criminel. Le crime semble être roi…

Ce roman est paru dans le journal L’Omnibus, du 4 décembre 1862 au 26 avril 1863.

Un supsense saisissant qui s'intensifie au fil des pages !

EXTRAIT

Un matin d’hiver, comme le jour commençait à poindre, un homme qui marchait furtivement, le nez dans son manteau, se retournant de temps à autre pour voir s’il n’était point suivi, s’arrêta vers le milieu de la rue Nazareth, devant une boutique encore fermée, au-dessus de laquelle on lisait :

Jacob Isambart
marchand d’habits

— C’est bien là, se dit-il en examinant cette enseigne.
Et il frappa.
Il avait plu toute la nuit, le ciel était gris, les trottoirs couverts de boue.
L’homme qui frappait à la porte du marchand d’habits semblait avoir marché une partie de la nuit, si on prenait garde à sa chaussure dont le vernis avait disparu sous une épaisse couche de fange, et à son pantalon noir crotté jusqu’au genou.
Cependant l’ensemble de sa mise sentait l’élégance, et ce n’était pas évidemment le besoin qui amenait cet homme dans un de ces antres soumis à patente, où le pauvre monde va chercher un peu d’argent en échange de ses habits.

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Ponson du Terrail est né en 1829 et mort en 1871. S'inspirant tout d'abord du genre gothique, Ponson du Terrail se tourne rapidement vers le roman-feuilleton, style dont il devient une figure emblématique. Dans la veine des Mystères de Paris d'Eugène Sue, il crée le célèbre personnage de Rocambole.
LangueFrançais
Date de sortie10 juil. 2015
ISBN9782360589166
Les Mystères du Temple: Un roman policier au coeur de l'aristocratie

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    Aperçu du livre

    Les Mystères du Temple - Ponson du Terrail

    Bibliothèque du Rocambole

    Œuvres de Ponson du Terrail - 7

    collection dirigée par Alfu

    Ponson du Terrail

    Les Mystères du Temple

    1862

    AARP — Centre Rocambole

    Encrage édition

    © 2011

    ISBN 978-2-36058-916-6

    Préface

    d’Alfu

    Les Mystères du Temple , sous-titré La Fille du marchand d’habits. Roman inédit , paraît dans L’Omnibus en 42 feuilletons, du 4 décembre 1862 au 26 avril 1863, avant d’être édité en librairie sous le titre Les Bohèmes de Paris chez Louis de Potter, en 1863.

    C’est un petit chef-d’œuvre de puzzle familial et criminel. Peu de personnages sont en scène — contrairement à la légende qui veut que Ponson du Terrail devait employer des marionnettes pour s’y retrouver — mais ils ont tous entre eux des rapports complexes. Ainsi par exemple, d’emblée, s’affrontent deux hommes dont l’un est le fils légitime du marquis de Hauteserre mais non son fils biologique, et l’autre son véritable fils, mais né d’une liaison adultère !

    Selon un procédé courant, l’auteur apprend à ses lecteurs le passé de ses personnages par l’intermédiaire de manuscrits prévus à cet effet et que l’on vole ou détruit selon l’intérêt du moment. Par parenthèse, il met en scène un fameux dîner à treize, avec rendez-vous des années plus tard pour tester le mauvais sort, thème employé dans ses « Monte-Cristo » que sont Les Coulisses du monde (1851) et Les Voleurs du grand monde (1869).

    Mais l’aspect le plus frappant de ce roman est l’intensité du registre criminel. Le crime semble être roi. D’entrée, Georges frappe mortellement Victor — qui survivra mais après une longue période de folie. Le père Isambart — belle figure de marchand juif usurier ! — va être assassiné. Mais c’est surtout le meurtre de la Topaze dont la description vient de la bouche même de son auteur, qui est très impressionnant. On n’oubliera pas toutefois que le triste bossu Boussignol sera lui-même victime de ses tentatives criminelles.

    Bien sûr, Ponson offre à son public, comme toujours, un happy end : l’amour triomphe et deux mariages sont célébrés. Mais l’on ne peut, à la lecture de ces Mystères du Temple — dont le titre n’est qu’un des innombrables démarquages des fameux Mystères de Paris d’Eugène Sue, — refuser à son auteur le titre d’ancêtre du roman (criminel) noir.

    Si, dans l’œuvre de Ponson du Terrail, le personnage du juif est peu fréquent, en revanche on y trouve souvent des Russes — qui, ici, n’ont pas été épargnés par le destin — et un type bien particulier : le gamin de Paris — dont le plus célèbre restera Rocambole !

    Enfin, on notera que l’auteur demeure un très intéressant témoin de son temps et décrit, une fois encore, un Paris du Second Empire avec non seulement ses restaurants et ses salons, mais aussi ses commerces populaires, à l’image du fameux carreau du Temple — qui allait être entièrement rebâti quelques années plus tard, au lendemain de la rédaction du roman, en 1863.1

    1 Pour une approche plus complète de ce roman, lire la notice qui lui est consacrée dans : Alfu présente Ponson du Terrail. Dictionnaire des œuvres (Encrage, 2008).

    Prologue

    1.

    Un matin d’hiver, comme le jour commençait à poindre, un homme qui marchait furtivement, le nez dans son manteau, se retournant de temps à autre pour voir s’il n’était point suivi, s’arrêta vers le milieu de la rue Nazareth, devant une boutique encore fermée, au-dessus de laquelle on lisait :

    Jacob Isambart

    marchand d’habits

    — C’est bien là, se dit-il en examinant cette enseigne.

    Et il frappa.

    Il avait plu toute la nuit, le ciel était gris, les trottoirs couverts de boue.

    L’homme qui frappait à la porte du marchand d’habits semblait avoir marché une partie de la nuit, si on prenait garde à sa chaussure dont le vernis avait disparu sous une épaisse couche de fange, et à son pantalon noir crotté jusqu’au genou.

    Cependant l’ensemble de sa mise sentait l’élégance, et ce n’était pas évidemment le besoin qui amenait cet homme dans un de ces antres soumis à patente, où le pauvre monde va chercher un peu d’argent en échange de ses habits.

    Ce personnage pouvait avoir environ trente ans.

    Sa figure, qui avait dû être fort belle, portait l’empreinte d’une grande fatigue et les traces de passions orageuses.

    Au bout de quelques minutes, la petite porte de la boutique s’entrouvrit :

    — Qui est là ? demanda une voix aigre et chevrotante.

    — Un acheteur, répondit le jeune homme.

    La porte s’ouvrit toute grande.

    Un marchand d’habits se dérange toujours plus volontiers pour un acheteur que pour un vendeur.

    Le visiteur se trouva alors face à face avec un petit vieillard à lèvres minces, à nez busqué, à menton pointu garni d’une barbe blanche, — un vrai juif d’opéra comique, en un mot.

    Il enveloppa d’un regard, plus rapide que l’éclair, son client matinal et parut satisfait du bon état dans lequel se trouvait le manteau, de la coupe moderne de la redingote et de la blancheur du linge.

    — Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il, accompagnant ces paroles polies d’un salut obséquieux.

    Et il avança une chaise à son visiteur.

    Celui-ci, à son tour, inspecta la boutique d’un seul coup d’œil.

    Vieux habits chamarrés, cors de chasse, épées de combat, fusils rouillés, fleurets mouchetés avec un bouchon, aucun des accessoires obligés du commerce des vêtements de rencontre n’y manquait.

    L’acheteur déboutonna sa redingote et maître Jacob Isambart aperçut une chaîne de montre et des breloques.

    — Que désire monsieur ? dit-il en parlant à la troisième personne, la chaîne de montre lui paraissant mériter cette distinction.

    — Voici, dit le jeune homme, en se renversant à demi sur la chaise que le juif lui avait avancée. Nous venons de passer la nuit, quelques amis, des femmes légères et moi, dans un petit salon de chez Bonvallet.

    « Nous avons soupé, nous étions tous un peu gris, partant légèrement trableurs, et j’ai soutenu, moi, que j’étais le petit-fils d’un pair de France.

    « Comme on refusait de me croire, je me suis levé en disant :

    « — Je vais vous chercher son habit. Attendez-moi dix minutes. Alors je suis venu ici et j’ai frappé à votre porte. Si vous avez mon affaire, je ne marchanderai pas, car je suis pressé ; sinon, je cours au Temple.

    Pendant que l’inconnu débitait cette tirade, le juif l’examinait attentivement et se disait :

    Cet homme ment. Il ne sort pas de chez Bonvallet qui est à deux pas d’ici, car il est crotté jusqu’à l’échine.

    Puis il dit tout haut :

    — Ma foi ! j’ai là un tas de vieilles défroques brodées, cherchez…

    — Je crois que voilà ce que je cherche, dit le jeune homme, dont le regard ne quittait pas, depuis dix minutes, un coin de la vitrine du marchand d’habits.

    — Tiens ! c’est fort possible, répondit le juif qui décrocha un habit encore assez frais et brodé sur toutes les coutures. J’ai acheté ça hier, dans le faubourg Saint-Germain, avec toute la garde-robe d’un vieux comte qui s’est laissé mourir.

    — Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez de ça ? fit le jeune homme en prenant l’habit et le palpant en tous sens avec une dextérité merveilleuse.

    — Cent francs, dit le juif sans hésiter. Il m’en coûte quatre-vingts.

    — Farceur ! murmura le jeune homme ; j’en donne cinquante…

    Le juif secouait faiblement la tête et le mystérieux acheteur plongeait sa main dans son gousset pour en retirer sa bourse, lorsqu’un pas sec, cadencé, un pas militaire se fit entendre avec un bruit d’éperons, sur le trottoir d’abord, et ensuite sur le seuil de la boutique.

    Le jeune homme se retourna, pâlit et laissa retomber sur le comptoir l’habit qu’il avait à la main.

    Un homme en petite tenue d’officier de chasseurs d’Afrique était sur le seuil.

    — J’étais sûr de vous trouver ici, dit-il, écrasant le jeune homme d’un regard de mépris.

    Celui-ci s’était levé frémissant.

    — Que me voulez-vous donc ? fit-il d’une voix étranglée.

    L’officier eut un cri terrible.

    Il alla décrocher deux épées qui se trouvaient au fond de la boutique et, en présence du juif stupéfait, il en jeta une aux pieds du jeune homme.

    — L’un de nous est de trop en ce monde ! dit-il.

    Le jeune homme fut pris d’un accès de rage.

    — Eh bien ! soit, dit-il, à nous deux !

    Il ramassa l’épée et en serra violemment la poignée.

    — Comte de Merlerault, lui dit l’officier, si Dieu est juste, il me permettra de vous tuer, car vous êtes un misérable !

    Les deux adversaires tombèrent en garde et le fer froissa le fer…

    Mais, en ce moment, une porte s’ouvrit dans le fond de la boutique et une femme à demi-vêtue se montra sur le seuil.

    Elle était jeune et merveilleusement belle, en dépit de la maladie qui semblait l’avoir étreinte, malgré la fièvre qui brillait dans son regard.

    — Arrêtez ! dit-elle.

    Et, à la vue de cette femme, les deux adversaires jetèrent un cri et murmurèrent un nom :

    La Topaze !

    2.

    Les deux adversaires avaient laissé tomber leur épée et, l’œil fixé sur cette femme, ils demeuraient muets et comme pétrifiés.

    La Topaze, — c’était le nom que tous deux lui avaient donné, — était une fille de vingt-trois ou vingt-quatre ans, grande, mince, à la taille flexible, à l’œil noir, aux cheveux blonds.

    Elle avait cette beauté fatale et merveilleuse que les peintres et les poètes se plaisent à attribuer aux anges déchus.

    La Topaze avait été une des créatures les plus à mode de Paris. Le Bois l’avait vu passer conduisant avec une incroyable adresse un poney-chaise attelé de deux chevaux irlandais pleins de feu ; l’Hippodrome l’avait compté au nombre de ses plus intrépides écuyères ; puis elle avait disparu quelques jours, pour reparaître indolente, couverte de soie, de dentelles et de pierreries, dans un landau traîné par quatre chevaux et conduit à la Daumont.

    Pendant trois années consécutives, la Topaze, — ce nom lui venait de ses toilettes vertes et d’une grosse pierre qu’elle portait en broche sur sa poitrine, — la Topaze, disons-nous, avait ébloui la jeunesse dorée, partout où elle se donne rendez-vous, — aux premières représentations de théâtre, au bal, dans les promenades, aux courses de La Marche, de Long-Champ et de Chantilly.

    Un jeune charmant, appartenant au faubourg Saint-Germain, s’était battu pour elle et avait été tué ; un autre, qu’elle dédaignait, s’était brûlé la cervelle.

    Elle avait ruiné deux princes russes et un ambassadeur prussien.

    Un Anglais, après avoir laissé à ses pieds son dernier billet de cinq cents livres sterling, s’était engagé dans l’armée de Garibaldi.

    Et puis, enfin, un beau jour, sans crier gare ! elle avait disparu.

    Vainement ses anciens adorateurs s’étaient-ils adressés à toutes les portes, avaient-ils interrogé tous les échos du quartier de la Madeleine, où, longtemps, sa voiture, ses chevaux et ses gens avaient fait grand tapage.

    Gens, voiture, chevaux avaient disparu. L’opulent mobilier s’en était allé à l’Hôtel des Ventes, les chevaux et les voitures au Tatters’ Hall.

    Quant à la Topaze, un agent de police complaisant, et largement rétribué par un jeune secrétaire d’ambassade, avait inutilement remué tout Paris pour la retrouver.

    Ceci explique la surprise de ces deux hommes prêts à s’égorger, en voyant sortir, de l’arrière-boutique du juif Jacob Isambart, cette femme que, sans doute, tous deux ils avaient aimée.

    Elle était pâle, amaigrie, son œil était brûlant de fièvre, — et malgré tout elle était toujours belle.

    Elle fit deux pas en avant et leur dit :

    — Vous ne vous battrez pas !

    Alors ces deux hommes, qu’une haine violente animait l’un contre l’autre, échangèrent un nouveau regard, et cette haine s’accrut. Ils étaient rivaux.

    — Ah ! ah ! dit l’homme au manteau, l’acquéreur du vieil habit de pair de France, vous connaissez la Topaze ?

    — Vous aussi, M. le comte, répondit l’officier de chasseurs d’Afrique.

    — Elle m’a dévoré trois cent mille francs.

    — Moi, dit l’officier, je me suis engagé pour elle.

    La Topaze eut un rire sec et nerveux qui les fit tressaillir.

    — Et cependant, dit-elle, je ne crois pas que vous vous battiez pour moi, en ce moment.

    Ces mots, si simples en apparence, produisirent sur les deux jeunes gens l’effet d’un coup de tonnerre.

    — Car, ajouta la Topaze, M. le comte de Hauteserre, que voilà, marchandait tout à l’heure à mon père…

    — Son père !

    — Eh bien, oui ! je m’appelle Jeanne Isambart, dite la Topaze, je suis la fille de l’homme que vous voyez. Quoi d’étonnant !

    Et elle reprit :

    — M. le comte d’Hauteserre marchandait tout à l’heure, à mon père, un habit… le voilà…

    Elle étendit la main. Celui à qui elle donnait le titre de comte eut un mouvement fébrile qu’il ne put maîtriser.

    Lui aussi porta la main sur l’habit et le saisit avec une sorte d’avidité.

    Mais l’officier ramassa son épée et courut sur le comte.

    — Monsieur, dit-il, aussi vrai que je me nomme Victor Bonnet, que je suis lieutenant aux chasseurs d’Afrique, aussi vrai que je suis un honnête homme et que vous êtes une canaille…

    — Monsieur !…

    — Si vous touchez à cela, je vous tue !

    Le comte eut peur, il fit un pas en arrière.

    Alors l’officier regarda la jeune femme :

    — Topaze, dit-il, écoute-moi bien ; tu es une femme ruineuse, et ton amour est fatal, mais tu es une honnête fille, et tu n’as jamais pris que ce qu’on te donnait ; je ne sais pas si tu as ruiné cet homme.

    Et il désignait le comte.

    — Oh ! si peu… fit Topaze avec dédain.

    — Mais je vais te dire, s’il en est ainsi, ce que je pense de lui : cet homme est un voleur !…

      Cette insulte porta l’exaspération du comte à son comble.

    Lui aussi, il ramassa son épée, et s’écria :

    — En garde ! misérable ! en garde !

    Mais Topaze se plaça résolument entre eux.

    — Un moment, dit-elle, puisqu’on me met de la partie, je veux tout savoir !

    Cette femme exerçait réellement un prestige par le regard et par la voix.

    Une seconde fois les épées levées s’abaissèrent, et le comte d’Hauteserre courba la tête.

    — Georges, dit la Topaze, s’adressant à ce dernier, Victor vous a traité de voleur, j’attends qu’il s’explique…

    Nature craintive, redoutant tout scandale, et surtout l’intervention de la police dans ses petites affaires, le juif Jacob Isambart s’était établi sur le seuil de sa boutique et s’assurait, avec une visible satisfaction, que la rue était déserte, encore.

    — Oui, reprit Victor Bonnet, j’ai traité M. le comte d’Hauteserre de voleur, et je maintiens mon dire.

    — Monsieur ! répéta le comte avec rage.

    — Il ne suffit pas d’avancer une chose, dit la Topaze, il faut la prouver.

    — C’est ce que je pourrais faire à l’instant, c’est ce que je ne ferai pas.

    — Pourquoi ?

    — Ecoute, Topaze, reprit Victor Bonnet, je te l’ai dit, je te crois une honnête fille.

    — Je le suis.

    — Peux-tu nous accompagner quelque part, monsieur et moi ?

    — Où vous voudrez.

    — Dans un endroit où nous serons seuls.

    Et, d’un regard furtif, Victor indiqua le vieux juif.

    Celui-ci se retourna :

    — Oui, oui, dit-il, si tu as quelque affaire à démêler avec ces messieurs, va, ma fille, j’aime autant cela… Je ne veux pas que les agents viennent vous chercher pour vous mettre au poste. Je suis un homme établi, moi.

    — Eh bien ! dit la Topaze, Georges parlait tout à l’heure de Bonvallet, allons-y !

    — Soit ! murmura Victor.

    Le comte baissait toujours la tête, et paraissait en proie à une émotion extraordinaire.

    La Topaze fit un bond vers l’arrière-boutique, poussa la porte sur elle et en ressortit au bout d’une minute.

    Elle s’était enveloppée dans un immense burnous et avait rabattu le capuchon sur sa tête.

    — Venez !… dit-elle.

    — Un moment, fit l’officier, ton père a-t-il confiance en toi pour la valeur de cet habit ?

    Topaze sourit :

    — Mon père n’a confiance qu’en l’or monnayé, répondit-elle.

    — Monsieur, s’écria Georges de Hauteserre, cet habit est à moi… je l’ai acheté !

    — Pour quelle somme ? ricana Victor Bonnet.

    — Pour cinquante.

    — Et, dit le juif, redevenant marchand d’habits, il les vaut bien.

    — Eh bien ! monsieur, reprit Victor Bonnet, je consens à ce que vous achetiez cet habit.

    — Ah ! fit Georges frémissant.

    — Mais à une condition…

    — Laquelle ?…

    — C’est que la Topaze va s’en charger.

    — C’est convenu, dit la Topaze, qui s’empara de l’habit ; donnez de l’argent, Georges.

    Le comte d’Hauteserre posa cinquante francs sur le comptoir.

    Il était d’une pâleur mortelle.

    — Venez ! répéta la Topaze.

    Elle cacha l’habit brodé sous son manteau et sortit la première.

    Victor et Georges la suivirent.

    — Voilà une singulière explication, murmura le petit juif en les voyant s’éloigner ; il paraît que ces messieurs sont des anciens à la petite. Mais pourquoi diable tiennent-ils tant à cet habit, tous les deux ?

    Soudain un éclair traversa le cerveau du vieillard.

    — Ah ! brute que je suis, se dit-il, l’habit renferme peut-être un trésor !…

      Et il voulut s’élancer après sa fille, mais déjà elle avait tourné le coin de la rue avec ses deux compagnons, et une réflexion toute commerciale cloua le vieillard au seuil de sa boutique.

    — C’est vendu, dit-il.

    Cependant la Topaze atteignait le seuil du restaurant Bonvallet, situé, comme on sait, sur le boulevard, à l’angle de la rue Charlot, au Marais.

    A cette heure matinale, les cuisiniers, qui avaient passé la nuit, car on était en carnaval, dormaient auprès de leurs fourneaux ; le dernier cabinet avait vu partir sa joyeuse compagnie, et le garçon s’apprêtait à aller se coucher.

    — Vite ! dit la Topaze en poussant la porte d’un petit salon, des huîtres, du vin blanc, une salade de homard et un poulet !

    Puis elle se tourna en riant vers Georges, et lui dit :

    — C’est assez curieux de commencer par un duel et de finir par un déjeuner.

    Mais la pâleur du comte de Hauteserre était effrayante, et la Topaze comprit que le rire était hors de saison.

    Victor Bonnet ferma la porte du salon.

    — Tiens, dit-il à la Topaze qui s’était assise sur un divan, il faut dix minutes pour ouvrir les huîtres, il ne m’en faut que cinq pour te prouver que monsieur est un voleur.

    Et il ferma la porte au verrou.

    — Monsieur ! balbutia le comte, prenez garde ! il me faudra tout votre sang…

    Victor haussa les épaules :

    — Sais-tu, dit-il en s’adressant à Topaze, ce que contient la doublure de cet habit, que monsieur vient d’acheter cinquante francs et, qu’hier, ton père a payé quinze ?

    — Non.

    — Un coupon de trente mille livres de rente au porteur.

    Le comte devint livide.

    — Ce coupon est à moi, poursuivit Victor, et monsieur voulait me voler !

    Le comte d’Hauteserre était devenu livide, et ses jambes fléchissaient.

    — Tiens ! dit Victor, palpe-le… là… sous le bras… Sens-tu quelque chose !

    — Oui, dit Topaze.

    — Eh bien ! prends un couteau et coupe.

    Le comte jeta autour de lui un regard désespéré. Il eût voulu pouvoir anéantir cet homme et cette femme.

    — Un moment, dit la Topaze ; avant de rien découdre, je voudrais savoir, puisque décidément je suis prise pour juge, pourquoi ce coupon de rente est dans cet habit, et comment il t’appartient ?

    Tandis que Topaze parlait, l’œil du comte de Hauteserre s’était arrêté sur un couteau à lame pointue qui se trouvait sur la table.

    Victor s’était assis auprès de la Topaze.

    Le comte était débout.

    Une inspiration infernale, dictée par le désespoir, s’empara alors de Georges de Hauteserre.

    Ce fut l’histoire d’une seconde, un drame dans un éclair…

    Sa main saisit le couteau, son bras se releva, la lame brilla et disparut toute entière dans la poitrine du lieutenant de chasseurs d’Afrique, qui s’affaissa sur lui-même sans pousser un cri.

    En même temps le misérable jeta une serviette sur la tête de M. Topaze, et lui dit :

    — Si tu jettes un cri, tu es mort !…

      Il la bâillonna en un tour de main, s’empara de l’habit, ouvrit la croisée du cabinet qui était situé à l’entresol et, au risque de se rompre le cou, il sauta par la fenêtre…

    3.

    Pour jeter quelque jour sur la scène étrange que nous venons de raconter, qu’il nous soit permis de faire un pas en arrière et de nous transporter dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, rue de Verneuil.

    Depuis l’année 1835, les habitants de cette rue voyaient rarement s’ouvrir la petite porte bâtarde de cet hôtel, dont la grande porte ne s’ouvrait jamais.

    Le piéton assez grand, qui se dressait sur la pointe du pied et pouvait regarder dans la cour, par-dessus le mur extérieur, en se plaçant sur le trottoir opposé, remarquait les fenêtres entièrement fermées.

    Quand la petite porte s’ouvrait, on voyait sortir un vieillard, vêtu d’une livrée bleue, coiffé d’une casquette et les pieds chaussés de pantoufles, signe certain qu’il avait la goutte.

    Cet homme, qu’on ne voyait qu’une fois par jour, le matin vers neuf heures, avait un panier au bras, et il allait tour à tour chez le boucher, le boulanger et la fruitière. Ces fournisseurs étaient habitués sans doute à le servir, car ils lui donnaient exactement, chaque jour, la même quantité de vivres, ne lui adressaient pas la parole et recevaient silencieusement le prix de leur marchandise.

    Le vieux domestique ne parlait pas, sinon par monosyllabes, ne disait jamais rien de ce qu’il faisait, et rentrait comme il était sorti.

    Seulement, par la quantité de viande, de pain, de beurre et d’épices qu’il achetait, il était facile de comprendre qu’il n’habitait point seul cette vieille demeure dont les fenêtres étaient closes si hermétiquement.

    Or, un matin, huit jours environ avant les événements que nous venons de raconter, celui qui aurait pu se glisser, invisible, entre la petite porte et le bonhomme, au moment où celui-ci rentrait, et qui l’eût suivi, aurait vu ceci.

    Le vieillard, dont la marche était chancelante et qui pouvait bien avoir soixante-dix ans, traversa d’abord une vaste cour remplie d’herbe qui aboutissait à un perron dont les marches usées étaient disjointes.

    Puis, ayant monté les marches de ce perron, il arriva dans un grand vestibule, à l’extrémité duquel se trouvait un escalier.

    Au lieu de monter, cet homme entra dans une pièce, sise de plain-pied, et qui était la cuisine de l’hôtel.

    Il y déposa son panier de provisions, ôta sa livrée qu’il remplaça par une veste de chambre et gravit alors le grand escalier jusqu’au premier étage.

    Là, il poussa une porte devant lui, puis une seconde et une troisième, et traversa ainsi une vaste enfilade de salles sévères, spacieuses, sombres, à l’ameublement suranné.

    La dernière était un grand salon tendu de soie cramoisie et garni d’une douzaine de portraits de famille, majestueux et fiers dans leurs cadres enfumés.

    C’étaient, sans doute, les ancêtres de l’hôte mystérieux de cette demeure plus mystérieuse encore.

    Les uns étaient cuirassés, d’autres portaient la robe rouge des Parlements ; un autre, l’uniforme des mousquetaires ; un autre encore celui des gardes-françaises ; le dernier, dont la poitrine était surchargée de crachats et de décorations, était vêtu de l’habit des pairs de France.

    A l’extrémité de cette dernière salle, se trouvait une petite porte masquée par une portière et que le bonhomme souleva.

    Alors, il se trouva sur le seuil d’une chambre à coucher, dont l’aspect délabré était en harmonie avec celui des pièces précédentes.

    Un autre vieillard était assis, dans un grand fauteuil, au coin du feu.

    Ce vieillard pouvait avoir environ soixante-quinze ans.

    Il était grand, sec, maigre ; son nez touchait presque son menton ; son œil était cave, et de son bonnet de soie noire s’échappaient quelques rares boucles de cheveux blancs.

    Cet homme, qui, depuis vingt ans, n’était pas sorti de sa chambre, cet homme, qu’aucun habitant de la rue de Verneuil ne se souvenait avoir vu, n’était rien moins que M. le marquis d’Hauteserre, général de division en retraite et pair de France.

    Quel drame terrible et sombre l’avait confiné en ce vieil hôtel, le séparant ainsi du reste du monde !

    Morne et silencieux comme son vieux serviteur, goutteux comme lui, le marquis parlait rarement et seulement quand il y avait absolue nécessité.

    Chaque matin, Germain, c’était le nom de son unique domestique, entrait chez lui, ouvrait la fenêtre, tirait les rideaux du lit et l’habillait.

    — M. le marquis a-t-il besoin de moi ? disait-il.

    — Non, répondait le vieillard.

    Le domestique sortait, rangeait tout dans la maison, allait faire son marché ensuite et revenait.

    — M. le marquis, répétait-il, a-t-il besoin de moi ?

    Ce jour-là, M. le marquis d’Hauteserre lui fit un signe.

    — Reste, dit-il.

    Le vieillard s’arrêta, étonné, sur le seuil de la chambre.

    — Entre, dit encore le marquis.

    Germain fit deux pas en avant.

    — Assieds-toi, ajouta le vieillard.

    Germain, stupéfait, regarda son maître.

    Jamais il ne s’était assis en sa présence.

    Mais le ton du marquis n’admettait pas de réplique et Germain s’assit sur le bord d’une chaise.

    — Depuis quand me sers-tu ? demanda l’ex-pair de France.

    — J’ai soixante-dix ans, répondit Germain. J’en avais dix-huit quand je suis entré, comme valet de chambre, chez M. le marquis. Il y a donc cinquante-deux ans.

    — M’es-tu dévoué ?

    — Ah ! dit le vieux serviteur d’un ton de douloureux reproche, une pareille question, à mon âge, est une injure !

    — C’est bien, dit le marquis.

    Il demeura pensif un moment ; puis, relevant la tête :

    — Depuis combien de temps vivons-nous seuls ?

    — Depuis vingt ans, monsieur.

    — N’as-tu donc jamais deviné pourquoi j’avais abandonné la marquise et son fils ?

    — Non, monsieur.

    — Pourquoi je vivais seul, pourquoi je ne sortais plus de mon hôtel, pourquoi, moi, l’homme du monde, l’homme politique, j’avais rompu un jour avec la politique et le monde ?

    — M. le marquis, dit Germain, doit se souvenir qu’au mois de septembre 1835, il m’envoya en Touraine, à son château de Saint-Cimier, pour y faire rentrer le prix d’une coupe de bois considérable que M. le marquis avait vendue à la Bande noire ?

    — C’est vrai.

    — Je passai un mois au château de Saint-Cimier…

    — D’où tu m’envoyas un coffret qui se trouvait dans la chambre de la marquise.

    — La mémoire de M. le marquis est fidèle.

    Germain reprit :

    — Quand je revins de Saint-Cimier, je fus abasourdi en trouvant l’hôtel désert, Mme la marquise et son fils absents, les domestiques congédiés, et M. le marquis tout seul.

    « M. le marquis me dit alors :

    « — Si tu veux rester à mon service, tu ne me parleras jamais de Mme d’Hauteserre, tu ne m’adresseras jamais la parole, et tu ne t’étonneras point que je ne sorte jamais !

    « J’étais dévoué à M. le marquis et je suis resté.

    — Tu es un bon serviteur, Germain.

    — Oh ! soupira le vieillard, nous avons passé vingt années bien tristes ! Et ça m’a fendu le cœur bien souvent de voir l’hôtel tomber en ruine, le jardin demeurer inculte et les toiles d’araignée envahir les plafonds. Mais c’était la volonté de M. le marquis !

    Le vieillard ne souffla mot.

    Germain continua :

    — D’après les ordres que M. le marquis m’a fait transmettre à son notaire, la terre de Saint-Cimier a été vendue et les six cent mille francs qu’elle a rapportés ont été placés en rentes au porteur sur l’Etat. J’ai remis le coupon, voici vingt ans, à M. le marquis, et il doit y avoir un joli arriéré d’intérêts à toucher.

    — C’est pour mon fils, dit le marquis.

    — Ah ! je le savais bien, murmura Germain, que M. le marquis ne déshériterait point…

    — Tais-toi !

    Germain demeura bouche béante.

    — Ce fils dont je parle, dit le marquis, n’est pas celui que tu crois.

    Germain regarda son maître et se demanda s’il n’était pas tombé en enfance.

    — M. le comte Georges d’Hauteserre, dit-il, le fils de Mme la marquise d’Hauteserre, cet homme qui porte encore mon nom et en a le droit, de par la loi, n’est pas mon fils…

    Le vieux domestique fit un soubresaut sur le bord de son siège.

    — Mon fils, continua le vieillard, mon vrai fils, celui qui est mon sang, celui que j’aime et à qui j’ai réservé une fortune ne porte point mon nom.

    Et, comme l’étonnement du domestique allait croissant, le vieux gentilhomme prit sur la cheminée un journal, le journal que Germain achetait tous les matins, et qui était l’unique trait d’union conservé par le marquis entre lui et le monde.

    M. d’Hauteserre déplia ce journal et lut tout haut les lignes suivantes :

    « Au nombre des officiers arrivés ce matin de Crimée, se trouve un jeune sous-lieutenant de chasseurs d’Afrique, M. Victor Bonnet, dont la belle conduite devant Sébastopol ajoute une page aux fastes si glorieux déjà de l’armée française.

    M. Victor Bonnet, surpris par les Russes, dans une ronde nocturne, après avoir perdu les dix hommes qui l’accompagnaient, après avoir eu son cheval tué sous lui, a pu regagner les avant-postes français, avec le portefeuille d’un colonel ennemi qu’il a tué de sa main.

    Ce portefeuille contenait, assure-t-on, des dépêches de la plus haute importance.

    M. Victor Bonnet vient d’être décoré et promu au grade de lieutenant.

    On nous assure que ce jeune officier, qui a vingt-sept ans à peine, est engagé volontaire et sans famille. »

    Quand il eut terminé cette lecture, M. d’Hauteserre ajouta :

    — Cet homme est mon fils.

    Puis, il posa le journal sur la cheminée, et, indiquant un meuble à Germain :

    — Ouvre ce tiroir, dit-il.

    Germain obéit.

    — Il y a là un paquet cacheté, n’est-ce pas ?

    — Oui, M. le marquis.

    Germain remit à son maître un pli assez volumineux, soigneusement cacheté.

    — Prends cela, dit le marquis, tu vas monter dans une voiture et te rendras rue des Bons-Enfants, à l’hôtel de l’Amirauté. C’est là qu’est descendu le lieutenant Bonnet.

    — Oui, M. le marquis.

    — Tu demanderas à le voir ; s’il est sorti, tu l’attendras.

    — Et je lui remettrai ce pli ?

    — Oui.

    — Sans lui rien dire ?

    — Pardon, tu lui diras :

    « — M. le marquis d’Hauteserre, mon maître, prie monsieur de prendre connaissance d’abord de ces papiers et ensuite de venir le trouver à son hôtel.

    Le vieux serviteur se leva :

    — M. le marquis n’aura besoin de rien, en mon absence ?

    — Mets du bois dans le feu, car tu sais que je ne puis plus bouger, et reviens le plus tôt possible…

    Le domestique sortit.

    Alors le vieillard reprit le journal et se remit à lire, avec une sorte de volupté, cet entrefilet consacré au jeune officier de chasseurs d’Afrique.

    — Mon fils ! répéta-t-il plusieurs fois avec extase.

    Et il tomba dans une rêverie profonde, et puis ses yeux se fermèrent, car, sans doute, il n’avait dormi de la nuit…

    Ce journal lui était arrivé la veille au soir.

    Et le sommeil le prit peu à peu, ce sommeil si lent, si rebelle des vieillards…

    Alors le journal lui échappa des mains et tomba dans le feu.

    La flamme du foyer embrasa la feuille publique, et, tout à coup, le vieillard s’éveilla en poussant un cri de douleur.

    Le feu s’était communiqué à ses vêtements.

    Ce fut alors une chose horrible, un drame épouvantable et sans écho.

    Ce vieillard impotent et à demi-paralysé essaya d’abord d’étouffer la flamme avec ses mains ; et puis il fit un effort suprême, se leva et se traîna vers la croisée qu’il ouvrit, appelant au secours… Mais la croisée de sa chambre donnait sur le jardin et nul n’entendit ses cris désespérés. Et la flamme l’enveloppa, et bientôt elle atteignit ses mains et son visage…

    Lorsque Germain rentra, la chambre de son maître était en feu et le cadavre de son maître gisait sur le sol, à demi-carbonisé !…

    4.

    Ce matin-là, M. Victor Bonnet, officier de chasseurs d’Afrique, après être allé au ministère de la Guerre, rentrait vers dix heures à son hôtel, lorsqu’il trouva sous la porte cochère un vieux domestique en livrée.

    — Pardon, monsieur, lui dit ce dernier, n’êtes-vous point le lieutenant Bonnet ?

    — Oui, mon ami.

    — Je suis le valet de chambre du marquis d’Hauteserre.

    — Connais pas ! dit le jeune homme.

    — Cependant il m’envoie vers vous.

    — Ah !

    — Avec mission de vous remettre ceci.

    — Vraiment ?

    Et l’officier prit le pli que lui tendait Germain.

    — Mon maître désire, ajouta Germain, que monsieur se présente à l’hôtel aussitôt qu’il aura pris connaissance de ces papiers.

    — C’est bien, j’irai, répondit le lieutenant assez intrigué.

    Il mit dans sa poche le paquet cacheté et, tandis que Germain s’en allait, il s’engouffra sous la porte cochère de l’hôtel de l’Amirauté, sans prendre garde à deux individus qui descendaient d’un fiacre, sur le trottoir opposé.

    Ma parole d’honneur ! se dit-il, les aventures me pleuvent depuis quarante-huit heures que je suis à Paris.

    Avant-hier, c’est une femme qui veut m’enlever ; hier, c’est une querelle qui me réserve un duel pour demain ; aujourd’hui, c’est une lettre volumineuse comme un dossier d’avoué et qui m’est expédiée par un monsieur que je ne connais pas !

    Après ça, il y a des gens qui prétendent qu’on n’a des aventures que dans les romans…

    Le lieutenant Bonnet entra dans le bureau de l’hôtel pour réclamer sa clé ; mais, en ce moment, les deux personnages qui étaient sortis du fiacre arrivèrent sur ses talons, et l’un d’eux demanda à la dame du bureau :

    — M. le lieutenant Bonnet, s’il vous plaît ?

    L’officier se retourna :

    — C’est moi, dit-il.

    Puis il examina, d’un coup d’œil, ses visiteurs inconnus.

    L’un était un homme déjà mûr, aux cheveux grisonnants, de taille moyenne, boutonné jusqu’au menton, officier de la Légion d’honneur et paraissant appartenir ou avoir appartenu à l’armée.

    L’autre était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans.

    — Monsieur, dit le plus âgé, si vous vous souvenez de la querelle que vous avez eue hier soir au café Anglais, notre visite vous étonnera peu.

    — Ah ! très bien, messieurs, répondit le lieutenant, je vois que vous êtes les témoins de mon adversaire. Veuillez vous donner la peine de monter chez moi, nous pourrons causer librement.

    M. Victor Bonnet avait une véritable chambre de sous-lieutenant, au quatrième étage de l’hôtel de l’Amirauté.

    Il y reçut ses deux visiteurs, néanmoins, avec autant d’aisance que s’il s’était trouvé sous sa tente, devant Sébastopol.

    — Messieurs, dit-il, mon adversaire, M. le baron Vincent, m’a provoqué hier soir ; nous étions un peu gris tous les deux, je lui ai donné un soufflet, ce qui rend l’affaire impossible à arranger. Par conséquent, je suis à vos ordres.

    — Laissez-nous d’abord, monsieur, répondit l’homme aux cheveux grisonnants, vous décliner nos noms : je suis le commandant Borel et monsieur est le comte Georges d’Hauteserre.

    — D’Hauteserre ! exclama le lieutenant en regardant le jeune homme avec surprise.

    — C’est mon nom, dit celui-ci.

    — Mais alors, c’est vous qui venez de m’envoyez votre valet de chambre ?

    — Non, monsieur.

    Le lieutenant tira de sa poche le pli que lui avait remis Germain.

    — On vient pourtant de m’apporter cela, dit-il, de la part du marquis d’Hauteserre.

    Le jeune homme tressaillit.

    — C’est mon père, dit-il.

    Le lieutenant allait rompre le scel de cette volumineuse lettre, que déjà celui qui prenait le nom de comte d’Hauteserre dévorait des yeux, lorsque le commandant Borel l’arrêta :

    — Pardon, monsieur, dit-il, mais vous en auriez pour longtemps peut-être, si vous vouliez parcourir tous ces papiers, et l’affaire qui nous amène…

    — C’est juste, pardon, messieurs, répondit le lieutenant en jetant sur une table le pli encore cacheté.

    — Monsieur, reprit le commandant Borel, notre filleul, le baron Vincent, a pensé comme vous que l’affaire n’était pas arrangeable ; et, comme il a le choix des armes, il a choisi le pistolet.

    — Très bien !

    — Il désirerait en finir le plus tôt possible…

    — C’est comme moi.

    — Et s’il vous était possible de vous trouver au bois de Vincennes, derrière le donjon, à midi…

    Victor Bonnet consulta sa montre :

    — Il est dix heures, dit-il. En ne perdant pas une minute, car il faut que je trouve deux témoins, la chose est possible.

    Le commandant se leva. Quant au jeune homme, il couvait des yeux le pli cacheté que le lieutenant avait jeté sur la table.

    — Messieurs, dit Victor Bonnet en reprenant son képi, je vais descendre avec vous. Il y a sur la place du Palais-Royal un café où vont les officiers de service aux Tuileries, je vais m’adresser aux premiers que je trouverai.

    Et le lieutenant, sans plus songer au pli cacheté, descendit avec les témoins de son adversaire, monta dans un fiacre de la station et se fit conduire au café de la Régence.

    Deux lieutenants de zouaves jouaient aux dominos.

    Le lieutenant Bonnet les aborda.

    — Messieurs, dit-il, mon uniforme, je crois, me dispense de présentation. Voici le fait : j’ai soupé hier au café Anglais avec plusieurs jeunes gens ; l’un d’eux s’est permis un éloge exagéré de l’armée russe qui m’a blessé les oreilles. Je lui ai donné un soufflet et je me bats à midi. Je n’ai pas de témoins.

    Les deux lieutenants se levèrent.

    — Nous sommes à vos ordres, dirent-ils.

    Tandis que le lieutenant Bonnet s’en allait au café de la Régence, M. le comte Georges d’Hauteserre et son compagnon, le lieutenant Borel, se rendaient au café Anglais, où les attendait celui à qui ils devaient servir de témoins ; mais, avant d’arriver au boulevard, le premier fit arrêter la voiture à l’angle de la rue Saint-Marc.

    — Permettez, dit-il au commandant, que je monte chez moi. J’ai quelques ordres à donner à mon domestique ; je vais vous rejoindre au café Anglais.

    — Faites, dit le commandant.

    M. Georges d’Hauteserre habitait un petit entresol composé de trois pièces, et sa livrée se réduisait à un seul domestique, lequel vint lui ouvrir.

    C’était un garçon de trente ans, à l’œil fauve et pétillant de ruse, aux lèvres minces, au front déprimé : un véritable visage de criminel astucieux.

    — Jean, lui dit le comte, en s’asseyant devant une table et écrivant quelques ligues, écoute bien ce que je vais te dire.

    — Oui monsieur.

    — Si tu t’acquittes adroitement de la mission que je vais te donner, tu auras cinquante louis.

    — Faut-il assassiner quelqu’un, monsieur ?

    — Non, il faut voler une lettre.

    — A la poste ?

    — Imbécile !

    Le comte haussa les épaules.

    — Sais-tu où est la rue des Bons Enfants ?

    — Oui, monsieur.

    — Et l’hôtel de l’Amirauté ?

    — Oui, monsieur.

    — Tu vas aller chez Dusautoy et tu lui demanderas un pantalon rouge, uniforme des chasseurs d’Afrique.

    — Bien.

    — Tu envelopperas ce pantalon dans un morceau de lustrine grise et tu te donneras l’apparence d’un commis tailleur.

    — Oui, monsieur.

    — Tu te rendras alors à l’hôtel de l’Amirauté et tu montreras ce papier au bureau.

    Le comte tendit à son valet de chambre le papier sur lequel il avait écrit :

    Donnez ma clé, chambre 39, à mon tailleur.

    Signé : Lieutenant Bonnet.

    — On te remettra cette clé, poursuivit Georges d’Hauteserre, tu déposeras le pantalon sur le lit et tu t’empareras d’une grosse lettre fermée par cinq cachets de cire rouge, qui se trouve sur la table.

    — Oui, monsieur.

    — Si je n’ai pas la lettre, ajouta le comte, je te chasse !…

    5.

    L’histoire de Victor Bonnet était simple et touchante.

    Il n’avait pas de famille,

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