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Le chat aveuglé du Baloutchistan
Le chat aveuglé du Baloutchistan
Le chat aveuglé du Baloutchistan
Livre électronique200 pages2 heures

Le chat aveuglé du Baloutchistan

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À propos de ce livre électronique

Venu de l’autre région, celle des sauvages blancs, Hannibal tombe en panne à Dalbandin, au cœur du Baloutchistan pakistanais.
Dans cette zone tribale qui n’appartient à aucun des trois pays qui la partagent, le meurtre d’un pervers le fait responsable de la petite victime : Hibah, une fillette de neuf ans. Ils s’adoptent l’un l’autre, pour ne plus marcher seuls.
Layla, la servante amante des badigeonnages à la chaux, Sahid, le mécanicien, Muhammad, un jeune passeur d’essence qui forme Hannibal à la contrebande, et certains péquenots merveilleux, partagent avec eux la soustraction des possibles.
Cette histoire se déroule d’octobre 1994 à décembre 1996. Elle coïncide avec l’émergence des talibans en Afghanistan : prise de Kandahar en novembre 1994, conquête de Kaboul en septembre 1996. À l’heure du retrait engagé des troupes américaines d’Afghanistan, cet ouvrage permet de comprendre l’espoir qu’a pu susciter ce mouvement tribal et apolitique, avant qu’il ne soit perverti par les interventions étrangères.

LangueFrançais
Date de sortie15 déc. 2020
ISBN9781005344658
Le chat aveuglé du Baloutchistan
Auteur

Vince del Plata

Rêveur au long cours.

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    Aperçu du livre

    Le chat aveuglé du Baloutchistan - Vince del Plata

    Abbá, abbá ! (1) paniquait la fillette en pénétrant dans la chambre aux fenêtres condamnées.

    Hannibal s’était redressé comme il dormait : avec ses épaisses lunettes de soleil. Il les retira en se levant.

    — Du sang ! s’étonna-t-il.

    L’homme allait remettre ses verres protecteurs lorsque l’enfant défaillit. Les bras puissants de celui qu’elle appelait abbá, la recueillirent avant le sol en ciment. Tout en la rassurant d’un baiser sur son front mat encadré par des cheveux de jais, il la porta jusqu’au Land Cruiser. La nuit était noire, le vent coupant comme le métal affilé. Hibah sentit le Skaï glacé de la banquette trop dure ignorer son faible poids. Une couverture atténua ses frissons.

    Hannibal tourna la clef sans attendre le préchauffage, son pied relâcha l’embrayage au premier allumage. S’il n’était que quatre heures du matin, il venait de rentrer de son long shot : un aller-retour entre l’Iran, où le litre d’essence s’achetait trois cents de dollar, et le Pakistan, où il se revendait cinquante cents.

    Il approchait des quatre-cents transports, mille-deux-cents litres à chaque voyage, presque tous de nuit. Il expiait ainsi le meurtre d’Hammad, l’oncle d’Hibah. Le Toyota bifurqua sur une voie secondaire. À dépasser l’agence de la National Bank of Pakistan, Hannibal accéléra. La route ne tarda pas à se confondre avec le désert. La première fois qu’il avait emprunté ce chemin, c’était en novembre 1994.

    (1) — Papa, papa ! en balochi : dialecte utilisé par environ six millions de personnes dans une zone tribale à cheval sur l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan.

    Dès le premier mois de sa retraite anticipée, Hannibal s’était lancé vers l’est depuis l’Europe. S’il avait terminé sa carrière militaire par un déploiement à Sarajevo, c’est à l’Afrique qu’il voulait échapper ; aux souvenirs de l’opération Turquoise qu’il avait quittée pour cause de dérapage.

    L’espace intérieur de son Toyota Land Cruiser HJ45 de type fourgon permettait le couchage. Le voyageur se sentait libre. Il ne regrettait pas la caution déposée auprès de l’Automobile Club pour l’obtention d’un carnet de passage en douane. Sa possession facilitait les passages de frontières du véhicule. Seule la prise des visas ralentissait sa course. Hannibal avait poireauté quinze jours à Ankara, le temps d’envoyer son passeport à l’Ambassade d’Iran à Paris pour obtenir le précieux sésame iranien.

    L’Ambassade de France en Turquie, trop frileuse de le voir traverser la zone kurde, n’avait pas accepté de lui délivrer la lettre d’accréditation nécessaire. Heureusement, le personnel du consulat était pragmatique. Un employé turc lui avait tracé au feutre sur une carte : en jaune, un itinéraire sans risque ; en rouge, les routes sous la menace des rebelles du P.K.K., le Parti des travailleurs du Kurdistan.

    Hannibal était parti dans l’heure qui avait suivi le retour de son passeport par Chronopost. Les contrôles tatillons avaient commencé avant Erzurum. Dans un paysage de monticules où la terre semblait morte, les policiers frigorifiés attendaient dans leur voiture moteur en marche. Ils n’en descendaient qu’à l’approche d’un véhicule. Son passage était signalé par radio. Les premières casernes apparurent après Erzurum : de véritables camps retranchés gardés par des sentinelles emmitouflées sur le qui-vive. Des blindés légers, parfois des chars, en sortaient pour patrouiller. Ils rassuraient les soldats postés au bord des routes derrière des amoncellements de sacs de terre.

    Dogubayazit, dernière étape en Turquie. La population de ce village sinistre lui parut bizarre. Il loua une chambre d’hôtel cafardeuse pour terminer une bouteille de raki, cet alcool au goût de papier que l’eau blanchit. Lorsque des bruits de casseroles interrompirent sa lecture de graffitis sur les murs maculés autour de son lit, l’homme quitta sa couche informe pour ouvrir sa porte. Une enfoulardée disparut aussitôt sous sa cape sombre en alertant ses comparses. Elles s’affairaient sur une cuisine improvisée d’un réchaud à gaz.

    Hannibal referma en riant. Venu à bout du raki, son envie se fit pressante. Pour ne pas traverser le palier encombré, il se soulagea dans la bouteille avant de s’endormir.

    Réveil avec la gueule de bois comme l’hôtel s’animait. Une file de femmes patientait déjà devant l’unique douche de l’étage. Le temps de récupérer son passeport, Hannibal mit le cap sur l’Iran.

    Iran : un nom trop court pour se suffire. Depuis la chute du Shah en 1979, s’ajoutaient Khomeini, ayatollah, pasdaran, exil. Parti trop tôt de Dogubayazit, Hannibal écourta son attente en se réchauffant d’une soupe dans un lokantasi, un restaurant de bord de route.

    Enfin, à huit heures, un policier turc poussa la lourde grille qui fermait une cour carrée bordée de bâtiments. Si un billet glissé dans son passeport facilita la visite médicale d’Hannibal, les passagers des bus, moins chanceux, devaient espérer le bon vouloir des douaniers devant une porte en bois surmontée d’un portrait d’Atatürk. Ils guettaient son ouverture pour s’engouffrer en désordre dans l’étroit goulet. Son carnet de passage en douane rempli, Hannibal avança son fourgon jusqu’au dernier poste de contrôle.

    Les changeurs d’argent grouillaient. Le vendredi, jour de fermeture des banques, facilitait les affaires. La petite arnaque se compensera au premier plein de gasoil : dix rials le litre, cent-cinquante litres pour un dollar ! À ce prix dérisoire, les pompistes laissaient déborder les réservoirs pour s’assurer du remplissage.

    Les Iraniens ne manquaient jamais une occasion de saluer Hannibal. La plupart lui souhaitaient la bienvenue en anglais, quelques-uns en français. Le soir tomba vite. Fatigué, le conducteur suivra une suite de remorques tirée par un camion américain. Il s’en détacha à Tabriz.

    Lorsque le réceptionniste de l’hôtel lui demanda le nom de son père, Hannibal, orphelin, se contenta de répondre :

    No !

    Et l’homme d’inscrire : Noé. Impossible ici de ne pas connaître son père. À le savoir, il aurait répondu : déserteur !

    En haut de l’escalier recouvert d’un épais tapis carmin, une grande pièce vide avec des tapisseries sur le sol : la salle de prière. Sa chambre se trouvait à l’autre bout du couloir. Elle était surchauffée malgré le vent glacial qui sifflait entre les vieux rideaux rouges. L’eau de la douche, brûlante, la rendait inutilisable. Quant aux WC du palier, les inscriptions en farsi ne lui permirent pas de distinguer le côté homme de celui réservée aux femmes. Hannibal sortit.

    La neige fondue lui piqua le visage. Dans le hall d’une concession AlfaRoméo sans voiture, des affiches publicitaires jaunies restaient accrochées. Suivait un magasin d’outillage aux étals poussiéreux, puis un hôtel de luxe, où quelques babioles artisanales de piètre qualité se perdaient dans une galerie trop grande. Une paire de lustres illuminait l’intérieur de la pâtisserie mitoyenne ; leurs scintillements se reflétaient sur le marbre des comptoirs. Après l’observation d’une épicerie bien achalandée en fromages frais et charcuterie bovine, le visiteur regagna son hôtel.

    Hannibal entra dans la salle à manger avec un salàm suffisant, pour détourner l’attention des rares clients de la télé grésillante : une femme en tchador se consacrait au bulletin météo avec une règle en bois. « Bien sûr, demain le temps sera voilé ! », s’amusa Hannibal en prenant place. Il parcourut la pièce du regard. Une guirlande dorée égaillait les portraits de Khomeini et de Rafsanjani sur le mur face à l’entrée. Ailleurs, la Mecque se devinait sur un calendrier qui dépassait d’un ancien plan touristique de la ville.

    Après une soupe fumante, une assiette de riz accompagnée de brochettes précéda le thé. Le sucre se plaçait sous la langue, comme dans l’est de la Turquie. Ainsi, le liquide brûlant désagrège lentement les petits grains cristallisés.

    Hannibal remonta dans sa chambre sans entrain. Il s’allongea à la recherche d’un sommeil qui fuyait malgré sa fatigue. La trop longue halte d’Ankara avait rouvert les premières portes de sa mémoire. Elles ne s’étaient refermées que le temps de son engagement. Cette nuit encore, il revint aux années volées de son enfance, après que sa mère l’ait enfermé, et à celles, moins nombreuses, qui avaient précédé ce basculement.

    ***

    Sa mère était tombée amoureuse et enceinte le même mois. D’un prince qui avait tôt fait de déserter. Elle avait déjà trente-huit ans. Elle n’aimerait plus, aucun homme ne la toucherait mais elle aurait un enfant. Son enfant, son autre soi, il remplirait sa vie. « Plus jamais seule ! », pensait-elle en débordant de l’amour à venir.

    Et l’enfant était né : un garçon. Parce qu’elle avait des origines tunisiennes, le prénom d’Hannibal lui était venu comme la réminiscence d’un passé glorieux. Hannibal Barca, le carthaginois qui avait franchi les Alpes avec des éléphants, le guerrier capable de défaire Rome !

    Elle ne se lassait jamais de le cajoler, attentive à son éveil, soucieuse de son sommeil. Chaque bain était l’occasion de mille bonheurs, du gazouillis puéril que seules les mères comprennent, à l’ébauche des premiers rires. Un massage d’une huile d’amande douce très fine, à laquelle elle ajoutait quelques gouttes de la plus noble huile d’olive, constituait les prémices d’un sommeil léger. L’enfant couché, elle n’avait plus qu’à lui caresser le front. Dans la seconde qui précédait son endormissement, elle approchait doucement son visage pour se délecter de la petite haleine chaude et lactée.

    Hannibal savait lire en entrant à la maternelle. Plus grand que ses camarades de jeu, il riait toujours le premier. On devinait à son regard doux qu’il serait aimé. Chaque matin, comme doté d’une horloge interne, l’enfant se réveillait pour rejoindre sa mère en toute hâte. Il patientait quelques instants sur le pas de la porte afin de stabiliser son souffle, que sa mère ne s’inquiète pas. Sa main se posait sur le bouton de porte en bronze ; le froid du métal contrastait avec la chaleur promise. Il tournait la poignée, et tout en la tenant poussait la porte. À peine accrochait-elle les tomettes inégales, qu’il se glissait dans l’entrebâillement. L’étroit passage ouvrait sur un monde enchanteur.

    Le sourire maternel l’appelait. D’un bond, ses petites jambes le hissaient sur le lit puis le soutenaient jusqu’à l’être aimé. Les draps brodés en coton avaient la fraîcheur de la rivière au bord de laquelle ils s’étaient endormis une fois, alors que l’été brûlait l’air. Sa mère lui commentait des images de magazine ou lui faisait réciter l’alphabet. Si une lettre échappait à sa mémoire, elle lui signalait de ses doigts aux ongles colorés sur un titre ou un en-tête. Il reprenait, elle le félicitait. Tout était simple et merveilleux.

    Les seuls hommes que l’enfant côtoyait étaient Chauffour, un pédiatre aux sourcils broussailleux qui devait déjà exister avant la médecine, son grand-oncle maternel en de très rares occasions, et Boyer, l’élégant directeur de l’école. Ce dernier ne manquait jamais une occasion de saluer sa mère avec des sourires auxquels elle ne répondait pas, elle pressait le pas à chaque fois.

    Bien sûr, ce n’était pas le seul qui essayait d’attirer l’attention de sa mère. Il n’en éprouvait aucune jalousie. Au contraire, Hannibal en était fier, surtout auprès de ses copains. Certains devaient croire qu’il s’agissait de sa sœur, pensait-il. Elle avait, non pas des cheveux, mais des filaments d’une matière inconnue, tellement noirs que le soleil les baignait de reflets bleu nuit. Cet effet rehaussait le rouge métallique de ses lèvres. Quant à la noirceur de ses yeux, il était difficile de distinguer l’iris de la pupille et chose étonnante, la sclérotique apparaissait légèrement bleutée.

    Tout faisait d’elle un être sublime comme seuls les poètes en rencontrent. À la voir se parer avant de sortir, réajuster sa coiffure, parfaire son maquillage d’un geste précis, vaporiser les senteurs de flacons d’essences que l’on devinait rares, on ne pouvait qu’être fier de vivre avec elle et de pouvoir lui signifier son appartenance en l’appelant maman.

    Un matin, ébloui par les préparatifs de sa mère, Hannibal s’était hissé difficilement pour se regarder dans la glace où elle se reflétait ; il avait été saisi d’être si quelconque, pour tout dire : si laid ! tant l’effort nécessaire à se maintenir distordait ses traits.

    — Maman, est-ce que tu trouves que je suis beau ? avait-il demandé avec appréhension.

    Stupéfaite, elle avait tourné la tête avant de poser sa brosse et de s’agenouiller pour l’entourer.

    — Mais bien sûr que tu es beau ! Pour ta maman tu seras toujours le plus beau !

    Il s’était enivré du parfum fraîchement répandu. Pour la première fois, il avait ressenti un épanchement de métal en fusion dans son petit cœur qui battait la chamade.

    Après un après-midi entouré de quelques camarades venus célébrer ses sept ans, Hannibal avait partagé avec sa mère un dîner aux chandelles.

    Une jolie table décorée de fines attentions avait été dressée. Les lumières ondulantes des bougies se reflétaient sur l’argent des couverts. Ils étaient déposés sur des serviettes brodées. Des guirlandes de petites fleurs toutes différentes courraient sur la nappe blanche. Elles formaient l’abécédaire exalté d’un jardin qui ne pouvait être que celui de l’Eden.

    Chaque met évoquait une magnificence colorée : avocat vert aux crevettes roses, jambon grenat au melon mandarine, mousse de marron surmontée d’une chantilly neigeuse. Il avait même eu le droit de tremper son doigt dans la flûte cuivrée que la longue main aux ongles carmin portait avec grâce.

    En allant se coucher, Hannibal éprouva l’impatience d’être au lendemain. « Sept ans : l’âge de raison ! Je suis un homme maintenant ! », pensa-t-il en s’endormant.

    Quand Hannibal s’éveilla, seul un lampadaire apportait un peu de lumière au travers des volets clos. Fort de ses sept ans, il ne s’étonna pas de sa nuit écourtée. Ses pensées avaient du mal à s’assembler logiquement. Aux premières lueurs de l’aube, l’enfant se leva pour se diriger vers la chambre de sa mère. Il était plus tôt que d’habitude, ses mouvements avaient la légèreté des voleurs. C’est comme tel qu’il se présenta.

    Elle était endormie sur le dos. Une faible lumière poudrait son visage autour duquel les cheveux de jais ondulaient en torrent. Les lèvres parfaites semblaient offertes. Il s’approcha avec l’envie de voler un baiser mais, juste avant le contact envoûtant, une étincelle d’électricité statique les piqua à la base du philtrum, entre la peau et la partie charnue de la lèvre.

    Sa mère sursauta ! Ce brusque mouvement lui fit

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