Les vainqueurs
Par Vince del Plata
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À propos de ce livre électronique
Il y a un mois, 10 minutes 26 secondes séparaient encore Marco, du temps réalisé par Pantani dans la mythique ascension des 21 virages de l’Alpe d’Huez. Pour Ezra, son compagnon d’échappée, il s’agit de faire des mots un chant comparable à Los Cantos, l’œuvre inachevée de l’écrivain nord-américain Pound. Quant à Johnny, il nage pour descendre sous la minute aux cent mètres, un record établi par Weissmuller le 9 juillet 1922, en 58 secondes 6 dixièmes.
L’improbable trio, découvrira qu’il n’y a ni défaite, ni victoire, mais des vaincus et des vainqueurs.
Vince del Plata
Rêveur au long cours.
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Aperçu du livre
Les vainqueurs - Vince del Plata
Port de la Selva. Catalogne. Dernière semaine d’août.
175, 180, presque 190. Les virages montent autour du vide dans une fournaise. Avant le dernier lacet, une goutte de sueur trouble sa vue, Marco dépasse les 200.
À la hauteur d’Ezra, le coureur lève le pied. Toujours 200. Sa cage thoracique pompe un air appauvri par l’effort, son maillot colle à sa peau, ses joues sont en feu. En moins d’une minute, le grimpeur retrouve un rythme cardiaque inférieur à 130 ; il s’essuie le visage dans le creux de son épaule. Johnny lui tend le chronomètre : 31 minutes 28 secondes. Marco laisse apparaître sa déception.
— Tu peux encore progresser ! l’encourage son ami.
— Seulement deux minutes en une semaine !
— Il te faudrait plus d’oxygène.
— Impossible de ventiler davantage !
— Je pensais à une bouteille d’oxygène ! révèle Johnny, attentif à la petite lumière qui s’invite dans les yeux verts du cycliste.
— Ce n’est pas trop lourd ?
— Combien de temps Pantani a t il mis de Bourg d’Oisans à l’Alpe d’Huez ?
— 37 minutes 35 secondes.
— Les réserves en aluminium de deux litres pèsent moins de trois kilos.
— Et pour inspirer ?
— Tu pourrais prendre le tuyau en bouche avec une buse.
— Le débit est réglable ?
— Une simple molette.
Ezra n’a rien perdu de cet échange, il applaudit puis entoure ses camarades. Se tenant par les épaules, le trio s’incline. De cette mêlée réduite sort une incantation :
— À bout … au bout … jusqu’au bout ! Ou h ouh…
Ils rompent le cercle par un saut en extension ponctué d’un éclat de rire.
Maintenant chaussé de Docksides bleu marine, le cycliste passe une chemisette à fleurs. Deux coups de peigne redonnent à sa chevelure clairsemée un peu d’épaisseur. Autant Marco est mince, avec un visage taillé à la serpe, des oreilles décollées encadrant un nez pointu, autant Johnny est massif : un profil de médaille sur un corps de colosse. Entre ses mains, le cycle paraît un jouet. Il retire la roue avant pour installer le vélo à l’intérieur du monospace.
Les sièges arrière sont absents, reste trois places frontales. En prenant le volant, Ezra ramène la mèche qui pendait à toucher la fossette de son menton carré. Son front est large, presque triangulaire au dessus de lunettes rondes cerclées de fer. La corpulence de Johnny oblige Marco à partager l’assise centrale. À peine peut il tourner la tête pour lui demander :
— Deux litres d’oxygène suffiront ?
— C’est plus qu’assez ! À trop forte dose, tu risquerais de te brûler les poumons, ou de perdre connaissance !
— Perdre les pédales ! ce serait un comble ! s’amuse le cycliste.
La descente entre ciel et mer, vers Port de la Selva, un village de la Costa Brava où ils sont venus passer une semaine, fascine le conducteur. Ezra attribue les innombrables taches de couleurs sur la pierre, à la pose d’oiseaux métalliques. Il s’invite dans les tableaux de Pitxtot, le peintre de ces montagnes du Cap Creus qui les sépare de Cadaqués.
Si la route serpente de façon impressionnante, Marco pense à d’autres virages : les 21 de l’Alpe d’Huez. Ils ont été le théâtre de l’arrivée d’une des plus célèbres journées du Tour de France : l’étape du 19 juillet 1997, remportée par Pantani en 5 heures 02 minutes 42 secondes, à la moyenne extraordinaire de 40,3 kilomètres à l’heure.
Ce final grandiose au terme duquel le champion italien s’est imposé en solitaire, a envoûté Marco. Il y a un mois, 10 minutes 26 secondes le séparaient encore du temps réalisé par Pantani, de Bourg d’Oisans à l’Alpe d’Huez.
Pour égaler son idole, Marco a parcouru autant de kilomètres que Johnny a traversé de lignes d’eau, et qu’Ezra a noirci de pages. Pour Ezra, il s’agit de faire des mots un chant, non un livre, mais un écrit comparable à Los Cantos, l’œuvre inachevée de l’écrivain nord américain Pound. Quant à Johnny, il nage pour descendre sous la minute aux cent mètres, un record établi par Weissmuller le 9 juillet 1922, en 58 secondes 6 dixièmes.
Pour cette dernière soirée, Marco et Johnny oublient leur régime sec. Après un dîner arrosé de plusieurs pichets d’un vin rouge épais, ils se rendent dans l’unique discothèque de la station balnéaire.
Marco papillonne au gré de ses cavalières.
— Avez vous vu la beauté que j’ai branchée ? s’enthousiasme le danseur en retrouvant ses amis au bar.
— Celle d’il y a cinq minutes ou la dernière ? le taquine Ezra.
— La princesse coiffée d’un casque d’or, à droite de la piste !
— Je ne la vois pas ! Et toi Johnny ?
— Moi non plus !
— Vous me faites marcher ! Je vais lui offrir un verre.
Le séducteur s’approche d’une fille mal fagotée aux cheveux filasse.
— Le vent de sa fantaisie porte Marco ! s’émerveille Ezra.
— C’est vrai qu’il est plutôt déjanté notre cycliste !
— Le regard des autres est si lourd, le sien, si léger !
— Tu as raison Ezra ! Les autres, on s’en fout !
Ils allègent de moitié une bouteille de gin avant de rejoindre Marco. Le trio danse à faire tourner le monde dans un tourbillon stroboscopique.
Au premier slow, à cette heure où les couples sont formés, Johnny avance vers une fille restée assise. Devant sa main tendue, le visage de l’invitée se fend d’un sourire publicitaire. Si elle écarte ses cheveux pour offrir à son cavalier un regard de braise, l’attention de Johnny se porte ailleurs.
Elle ne s’est pas levée, qu’il la pousse dans les bras d’Ezra. Serrant contre lui le siège qu’elle vient de quitter, le nageur entame sa danse. Les videurs se concertent, mais la stature de Johnny les dissuade d’intervenir.
Le slow terminé, Johnny rivalise d’adresse avec Ezra dans le lancer et la réception du tabouret. Marco, bientôt accompagné d’autres garçons, entre dans cette valse périlleuse. Un tir décroche une rampe de spots, un autre renverse des bouteilles. Le personnel de sécurité intervient : il est temps de partir.
Arrivé à l’hôtel, Marco tente sa chance auprès de la réceptionniste. Ses amis montent à l’étage. Sur le palier, où un salon est aménagé autour d’une bibliothèque, deux grands fauteuils club encadrent une table basse. L’endroit est idéal pour un dernier verre. Johnny répond à l’invite d’une assise à sa taille.
Ezra ramène deux chopes coiffées de mousse. Goûtant sa bière, le nageur remarque le désordre des volumes : petits et grands intercalés, sur le dos ou la gouttière. Dans cet hôtel rénové, la bibliothèque est restée inchangée.
— As-tu vu les rayonnages Ezra ?
— Mon écrit échappera à ce naufrage immobile.
— C’est pourtant le sort des livres.
— Bien sûr. Mais moi, je n’écrirai jamais de livre ! révèle Ezra en se levant pour lire les titres.
La plupart sont en espagnol, les autres en français ou allemand, rarement en anglais. Le plus récent date d’une génération.
— Que reproches tu aux livres ?
Ezra choisit un roman qu’il donne à Johnny.
— Tourne les pages !
Le maroquin disparaît entre les mains du nageur. Il le feuillette avec attention.
— Je n’ai rien remarqué de particulier !
— Pourquoi assembler les mots comme s’ils étaient morts ?
— Pour les imprimer.
— Alors il manque une épitaphe : morts sans honneur afin de respecter le mode plein champ ! considère Ezra avant d’espérer : le langage, si je pouvais…
Ses gestes sont assez explicites pour que Johnny suggère :
— Le déshabiller ?
— Utiliser une sémantique objective.
— Les mots dans leur sens premier ?
— Sans fioriture ni adjectif inutile, acquiesce Ezra.
— Pourquoi se priver des couleurs ?
— Ce sont des leurres, Johnny !
— Que restera t il ?
— Une écriture brute.
— Ce sera quand même un livre.
— Non ! Un écrit d’une seule ligne, sans relecture possible !
Johnny le regarde extraire un ouvrage au hasard, lire la première puis la dernière phrase.
— Une seule lecture Ezra ?
— Les mots reprendraient vie. Ils seraient l’unité du temps de la lecture.
— Ce Pound que tu admires tant, il ne l’a pas fait ?
— D’une certaine manière, avant lui les surréalistes, mais à titre expérimental, et non…
L’écrivain lui semble mimer une motrice stopper par un heurtoir.
— Un aboutissement ? propose le nageur.
— Plutôt un jalon, une borne qu’il convient de dépasser.
Ezra se rassoit. Johnny, les avant bras posés sur les genoux, tourne plusieurs fois le maroquin entre ses mains.
— À quoi penses tu Johnny ?
— Une fois les bornes dépassées, où sont les limites ?
— Cette question t’inspire ?
— Je nage après la minute et je bute sur elle.
— Il s’agit d’une borne, ce n’est pas ta limite, vise plus loin !
— J’ai trop bu pour te suivre.
— Ou bien, pas assez !
— En ce cas…
Johnny vide sa chope d’un trait. Du revers de sa main gauche, il s’essuie les lèvres avec satisfaction.
— Alors ? le presse Ezra.
— Oublier la borne, chercher la limite, c’est donc cela !