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Le jardin: Mages de la rue Monge, #5
Le jardin: Mages de la rue Monge, #5
Le jardin: Mages de la rue Monge, #5
Livre électronique464 pages6 heures

Le jardin: Mages de la rue Monge, #5

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À propos de ce livre électronique

Il y a quelque chose de pourri à Paris côté pile.

 

Les réserves énergétiques du clan sont au plus bas depuis qu'Alex est partie. C'est au tour de Camille et de sa cousine Sibylle d'aller renflouer les stocks par une manipulation mystérieuse dans la maison de campagne familiale. Camille sait qu'il est temps pour lui de découvrir un des grands secrets du clan, mais il ne se doute pas de ce qu'il va apprendre au cours de ce week-end de Pâques. 

 

Cameron va lui aussi de surprise en surprise lorsque son professeur, l'inquiétant Halifax, décide que le moment est venu pour lui de faire son entrée dans le monde côté pile. Les soirées de Halifax sont mal fréquentées, et les jeux de pouvoir comme les appétits d'outre-reflet font froid dans le dos. 

 

Quant à Alex, elle a tenté de prendre le large et de tourner le dos à la famille Jonas, mais elle se retrouve bientôt à l'épicentre des problèmes respectifs des deux alter ego, confrontée une fois de plus à des puissances dangereuses et à des révélations troublantes sur sa propre identité. 

 

Dans ce 5e tome printanier, le clan de mages ploie sous le poids de ses propres secrets.

LangueFrançais
Date de sortie30 avr. 2020
ISBN9791096438433
Le jardin: Mages de la rue Monge, #5

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    Aperçu du livre

    Le jardin - Charlotte Munich

    1

    CAMILLE

    Samedi 11 avril, 6 h

    L’énorme glacière bleue dans les bras, je ne vois pas du tout où je vais et je rate une marche dans l’escalier qui descend de la cuisine. C’est cette fichue moquette. Posée n’importe comment. Ça glisse comme pas permis. Je tombe assis sur une marche, me tapant le bas du dos sur l’arête de la précédente. Ça fait mal et surtout, c’est vexant de se vautrer dans l’escalier à six heures du matin en portant son propre bras dans une glacière Auchan en plastique avec deux tonnes et demie de glaçons.

    Je jure profusément.

    — Tout va bien, Camille ? lance la voix de Sibylle depuis le bas de l’escalier, alerte et sonore.

    Non, ça ne va pas. Je n’ai pas encore eu mon café. Je suis rentré très tard de mon expédition de cette nuit, j’ai dû dormir deux heures à tout casser. Et puis c’est quinze fois trop tôt pour prendre la route.

    — Arrête de ronchonner et apporte-moi cette glacière ! appelle Sibylle.

    La glacière posée sur les genoux comme un mini corbillard, je me frotte le visage des deux paumes dans un effort pour me réveiller. Le léger massage propage un peu de bien-être dans mon épiderme, tout en me rappelant au passage à quel point je suis exténué. Dans les étages au-dessus de moi, la maison est silencieuse. Galatée, Lisa et les jumeaux, Billie, Tante Cloclo ont continué à dormir d’un sommeil profond tandis que nous descendions nos bagages pour le week-end, Sibylle et moi.

    J’étouffe un bâillement, je noue à nouveau mes bras autour de la glacière et je me lève d’un coup de reins pour reprendre la descente.

    Arrivé au bas de l’escalier, je suis accueilli par ma cousine. Je ne recommande pas la fréquentation de Sibylle avant sept heures du matin. Trop intense. Ne serait-ce que d’un point de vue visuel, avec ses boucles oranges flamboyantes, ses yeux bleus perçants qui ne vous passent pas la moindre erreur, ses mouvements nerveux incessants alors qu’elle enfile son trench rouge vermillon et son foulard gris à pois, et son débit verbal accéléré.

    — On y va. Tout est prêt. Je veux y être avant midi. T’as pris tes cahiers de cours ? Cela dit t’auras pas le temps. Où est-ce que tu as mis le sac de graines ? demande-t-elle.

    — Tout est dans mon sac, dans le coffre de ta caisse, dis-je en réprimant un autre bâillement.

    Elle me regarde et semble brièvement me prendre en pitié, même si je ne sais que ça ne durera pas.

    — J’ai fait des thermos de café. Tu en boiras dans la voiture ; mais t’as pas intérêt à t’endormir. Tu prendras le volant à mi-parcours.

    Nous n’allons jamais qu’en Bourgogne, dans la maison familiale, pour nous acquitter d’une ou deux corvées puisque ce week-end de Pâques est le premier de vrai beau temps annoncé cette année. Mais Sibylle a décrété qu’il valait mieux partir tôt, parce qu’on a des tonnes de pain sur la planche.

    — Bon, décide-t-elle, allons-y. Je suis garée comme un pied, ne traînons pas.

    Il fait encore nuit quand nous sortons dans la cour pavée privée, puis sur le trottoir. Le quartier des arènes de Lutèce est toujours endormi. La DS rouge de Sibylle nous attend dehors sur une place de livraison. Je laisse ma cousine déverrouiller les portes, puis je dépose la glacière sur le siège arrière avec un frisson. Je ne suis pas fâché de m’en décharger.

    C’est la première fois que je me rends à la campagne pour aller enterrer un morceau de corps humain. Sibylle n’a pas l’air de trouver ça particulièrement choquant. Et c’est vrai que personne n’est mort. Et le bras que j’ai à inhumer, c’est le mien, en quelque sorte. Ma responsabilité, a dit Sibylle.

    C’est un bras qui m’a poussé de l’abdomen un peu avant Noël, quand j’ai eu une sorte d’attaque magique et qu’un futur partiel s’est mis à me sortir de l’estomac. Cloclo et Sibylle l’ont, hum, coupé, je suppose (je n’étais pas conscient au moment où c’est arrivé), et il a passé tout l’hiver dans le congélateur de la réserve. Je l’ai vu tout à l’heure, j’ai bien été obligé, pour le mettre dans la glacière. C’est un bras gauche, poilu, avec des ongles ni longs ni courts. Le froid l’a rendu d’une couleur bizarre, d’un mauve bleuté et tout desséché. Heureusement, quelqu’un avait pensé à le replier avant de le mettre au frais, et à le ficeler dans cette position, ce qui a rendu l’opération macabre plus simple pour moi ce matin, un peu comme embarquer un gros gigot.

    Et maintenant il faut que je pense à autre chose si je veux éviter d’être malade dès le kilomètre deux.

    Sibylle s’est installée au volant, s’est ébrouée une seconde, et puis elle a enclenché la première avant de prendre la direction de la Place d’Italie pour joindre le périph’.

    Je m’empare de la bouteille isotherme et je la débouche, laissant le café libérer son arôme salvateur dans l’habitacle de cuir vieilli. Ensuite, je tourne la tête pour regarder défiler par la fenêtre les rues du Paris habituel, celui que je fréquente depuis mon enfance. Ce côté-ci de Paris.

    J’ai passé une bonne partie de ma nuit à arpenter des rues similaires et pourtant très différentes. Maintenant, quand je considère la ville, je ne sais plus vraiment de quel côté je me tiens.

    — Tu es bien silencieux, observe enfin Sibylle au bout d’un moment, tandis que nous traversons le 13e.

    C’est parce que je suis occupé à tout recalibrer, à m’étonner de trouver tel bâtiment de ce côté-ci, et les inscriptions en français à l’endroit, et à globalement ne plus savoir où j’habite.

    Depuis le mois de février, depuis la nuit fatidique de la Saint-Valentin, je consacre une bonne partie de mes nuits à l’exploration de l’autre côté. C’est un hobby, une obsession, et une nécessité vitale. Je cartographie. Je prends possession. Je cherche.

    Accessoirement j’essaye de comprendre ce qui m’arrive, et l’intérêt de ce que je suis — un sorcier avec des ramifications dans deux dimensions en miroir, un double qui n’est pas vraiment mon frère, n’est pas exactement comme moi, et des pouvoirs magiques que je ne comprends toujours pas.

    — Je suis juste un peu crevé, c’est tout, dis-je en bâillant pour la douzième fois en dix minutes.

    Sibylle me lance un regard bleu affûté.

    — Il va falloir que tu te reprennes, Camille. Ton anniversaire va finir par arriver.

    — Je suis au courant, maugréé-je.

    Le 24 juin prochain, j’aurai vingt-six ans. À cette occasion, je suis censé enfin accepter mon destin de mage une bonne fois pour toutes, et franchir le cap d’un rituel solennel afin de pouvoir accélérer ma formation. Après avoir essayé de me débarrasser de ma magie, après avoir subi la double ablation de toutes mes facultés cet hiver, j’ai fini par décider d’assumer. Mais assumer vraiment, cette fois. Je crois.

    Ce n’est pas comme si la magie était fournie avec un mode d’emploi clair. Même Sibylle, qui a seulement trois ans et quelques mois de plus que moi, mais qui a engrangé des années et des années de pratique et aussi de théorie, fait parfois des erreurs. Demandez-lui ce qui est arrivé à sa sœur Billie, demandez comment Billie s’en est sortie de justesse.

    — Et d’ailleurs, comment tu fais pour être crevé à ce point ? interroge Sibylle. C’est pas comme si tu bossais vraiment dur les exercices que je te file.

    En attendant que ma magie se développe à nouveau après les accidents de Noël, c’est Sibylle qui a été chargée de ma formation. Elle essaye de favoriser une croissance raisonnée de mes facultés. Comme prof, elle est intéressante et rigoureuse. Mais c’est vrai que je travaille modérément.

    — Je bosse, protesté-je.

    Sibylle lâche une seconde des yeux le trente-huit tonnes qu’elle est en train de doubler pour me scruter intensément, comme si elle avait le rayon X et qu’elle allait voir mes pensées à l’intérieur de mon crâne. Et savoir tout ce que je fais de mes nuits.

    — Tu pourrais faire mieux, juge-t-elle. Tu devrais faire mieux. C’est aussi pour ça que je t’embarque ce week-end, pour qu’on se fasse un stage intensif. Il faut que tu comprennes un truc ou deux sur le clan.

    Je grogne. Je me doutais que ce week-end était un guet-apens. Je savais qu’on n’allait pas cacher des œufs en chocolat dans le jardin, regarder les jolies petites primevères et faire des grasses-matinées géantes.

    — Camille, c’est vraiment pour ton bien, rappelle ma cousine. Je ne veux plus jamais revivre ce qui s’est passé au solstice.

    — Je sais. Moi non plus.

    Je me suis attiré pas mal d’ennuis à force de remettre la magie à plus tard. Tout ça, cependant, c’est fini maintenant. Cette leçon-là, au moins, je l’ai bien apprise.

    — Et ces derniers temps, poursuit Sibylle, tu as montré que tes facultés étaient bien en train de réapparaître. Mais je les trouve encore un peu indéterminées. Je ne comprends pas comment un type comme toi, objectivement un chieur, ne synthétise pas une magie qui ait plus de personnalité.

    Sa double insulte bien intentionnée me fait rire.

    — Merci, cousine.

    — De rien. T’es important pour moi, tu sais. Je crois en toi.

    Je sais. Je suis la cause désespérée que Sibylle s’est choisie depuis qu’elle et Billie ont arrêté de pratiquer la magie à tour de bras et que Sibylle a décidé de canaliser son puissant intellect vers la magie fondamentale et l’enseignement.

    Je hoche la tête et je bois une autre gorgée de café tandis qu’une lumière printanière éclaire la grisaille du périphérique. Plus que deux jours à attendre.

    2

    CAMILLE

    La nuit précédente, vendredi 10 avril, minuit.

    La serveuse me salue avec cet accent traînant qu’ont parfois, à mon oreille, les habitants de l’Autre côté. Comme si elle essayait de dire à l’envers un truc écrit à l’envers et qu’au bout du compte ça fasse du français plus ou moins à l’endroit.

    Autour de moi, dans le bar, l’activité du vendredi soir s’est déjà bien calmée, bien qu’on soit dans la rue nopahC, pas loin du cœur palpitant du siaraM. Un petit groupe d’étudiants discute du film qu’ils viennent de voir au cinéma de gruobuaeB pas loin d’ici. L’une d’entre eux parle très fort et porte un T-shirt rose pâle avec une inscription en strass sur la poitrine qui la proclame « SSECNIRP ».

    Dans le coin, près de la vitre, un couple de trentenaires boit un verre en se dévorant des yeux en silence. Un homme, tout seul au bar, qui pourrait bien être un sans-abri ou juste un vieux du quartier pas très soigné, termine un ballon de blanc en parlant des supporters de foot, en général.

    Je me sens à la fois las et survolté, comme à chaque fois que je passe de l’Autre côté. Après le dîner en famille, je me suis éclipsé pour traverser mon reflet. Je n’ose pas trop utiliser le miroir de la salle de bain du troisième à la maison, j’ai peur de me faire toper par Maman ou par Sibylle. Je leur dis que je sors et, avec l’impression d’être un ado qui fait le mur, je passe par les toilettes du café du coin, ou par l’ascenseur de l’hôtel au bout de la rue, ça n’a pas d’importance. Je suis devenu plutôt fluide.

    — Je veux bien un whisky, dis-je à la serveuse sans regarder la carte.

    Même après deux mois d’entraînement, lire trop longtemps en miroir me file de sérieuses migraines. C’est intéressant, parfois, parce que ça me permet de repérer encore plus facilement une typographie bancale ou une erreur de perspective. Mais à déchiffrer, c’est plutôt horrible.

    Normalement j’ai un miroir de poche sur moi pour lire les inscriptions très longues, mais ça vous fait tout de suite passer pour un touriste.

    Je prends toujours soit un whisky, soit un calocaxaO, suivant si j’ai le moral ou pas. Quand la serveuse revient avec ma boisson quelques minutes plus tard, je règle immédiatement la commande (avec de l’argent d’ici) et je pose mes questions, toujours les mêmes.

    — Je suis à la recherche de cette jeune femme, vous l’avez vue ?

    Je lui montre une photo d’Alex et moi à la dernière fête de l’agence. Nous sourions tous les deux face à la caméra, bras dessus bras dessous, en tenue de pirates. Tamara, notre patronne, nous avait gentiment forcé la main en louant d’office des costumes et tout le monde avait été obligé de jouer le jeu. Sur le cliché, je fais légèrement la tête, Alex a l’air un peu sur la réserve, mais dans l’ensemble on voit qu’on se connaît bien.

    — C’est qui ? demande la serveuse.

    — C’est ma fiancée, dis-je très sérieusement. Elle a disparu en février.

    Je n’ai pas de photo d’Elle, mais elle ressemble à Alex, comme deux gouttes d’eau. Vu qu’elles sont plus ou moins la même personne, sans être la même personne. Disons qu’Elle est une version d’Alex, une version qui est faite pour moi, et qui a des activités de ce côté-ci du miroir, du côté pile.

    Je ne les ai revues ni l’une ni l’autre depuis la nuit de la Saint-Valentin, quand Elle est venue me chercher dans le labyrinthe d’Horace où j’étais enfermé. Elle avait promis de donner des nouvelles, mais elle a disparu. Quand j’essaye de l’appeler dans le miroir, elle ne répond plus.

    Quant à Alex, elle a fichu le camp de Paris et elle ne réagit pas non plus aux messages.

    — Quelle horreur, dit la serveuse. Vous avez prévenu la police ?

    Bien sûr, elle me prend pour un ex collant ou un truc du genre.

    Je hoche la tête.

    — Évidemment que j’ai prévenu la police. Mais ça fait deux mois et ils ne l’ont pas trouvée. Alors, au lieu d’attendre tout seul chez moi…

    Une expression de pitié passe sur les traits de la jeune femme.

    — Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle est encore en ville ? s’enquiert-elle.

    À cause de son élocution un peu traînante, je commence par comprendre « qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle est encore en vie » et je cligne des yeux, marquant la pause. Puis je raccroche les wagons.

    — Je n’ai aucun moyen de savoir si elle est toujours à Paris, mais comme elle a disparu dans cette rue, je continue d’espérer que quelqu’un aura vu quelque chose.

    La serveuse réfléchit, puis elle indique le vieil homme au bar.

    — Peut-être qu’Arthus aura une idée. Il passe beaucoup de temps assis sur le banc qui est là-bas. Et il est très physionomiste.

    Elle désigne le trottoir d’en face et j’ai une bouffée d’espoir — modérée.

    La dernière fois que je l’ai vue, pas Alex, mais Elle, c’était en pleine nuit, à deux heures du matin. Elle traversait la rue du draneR en courant après Fiona, une « affamée » que nous avions sortie ensemble de cette cave labyrinthique, juste cinq minutes plus tôt. Ça m’étonnerait un peu qu’Arthus ait été posté là à une heure aussi tardive. Mais ça ne coûte rien d’essayer.

    Je remercie la serveuse et je déménage mon verre jusqu’au comptoir pour rejoindre l’homme.

    — Salut.

    Il me répond par un grondement qui évoque un éboulis souterrain. Ses cheveux blancs sont un peu trop longs, et en m’approchant je constate qu’il porte un costume de tweed sous son imper crasseux. Et une chemise bien repassée. Il est bizarre. Je lui offre un autre verre et je lui pose ma question, photo à l’appui.

    — Jolie fille, estime-t-il. T’es sûr que c’est ta fiancée ?

    — Euh… oui, pourquoi ?

    — Chaipas. Je te vois pas avec une gonzesse pareille. Et chuis pas certain non plus qu’elle se verrait avec toi.

    Je me retiens de lever les yeux au ciel et de lui dire où il peut se coller son avis.

    — Mais tu l’as vue, ou pas ? insisté-je.

    Il se plonge un moment dans son verre et j’en suis déjà à me dire que je vais encore faire chou blanc, quand il répond enfin :

    — Ouais. Je l’ai vue. Elle passe de temps en temps par ici. Lundi dernier, pour la dernière fois.

    Une vague de soulagement roule sur moi. C’est la première piste digne de ce nom en près de deux mois.

    — Lundi ? Ce lundi ? Le 6 avril ?

    Le type hausse ses épaules voûtées.

    — J’en sais rien, le 6, le 7, on s’en fiche, mais c’était lundi. Elle passe toujours le soir, vers minuit, et souvent le lundi. Toujours habillée en blanc, toujours l’air pressé, comme si elle allait à un rendez-vous.

    Mon cœur s’emballe un peu. Ça doit effectivement être elle. Le lundi à minuit. Ici. Je peux la croiser. Est-il possible que ce soit vraiment elle ?

    — Mais fais bien attention avec cette fille, insiste Arthus.

    — Hein ? Pourquoi ?

    — C’est une sorcière, glisse-t-il. Ces nanas-là, elles prennent les roubignoles des mecs ordinaires comme nous, et elles se les font sauter à la poêle avec des petits oignons. Non, je te dis, elle est trop bien pour toi, maintenant que je t’ai rassuré sur sa santé, tu ferais aussi bien de laisser tomber, mon gars. Si elle ne donne pas de nouvelles, c’est pour une excellente raison, cherche pas à en savoir plus. Et de toute façon, les sorcières et les vampires, il vaut mieux éviter. C’est des super bons coups, mais c’est vraiment trop dangereux.

    Je le dévisage, sidéré, partagé entre l’envie de rire et le besoin viscéral, justement, d’en savoir plus.

    — Mais… pourquoi tu dis que c’est une sorcière ?

    Arthus hausse les épaules.

    — Ben, c’est une de ces filles qui passent à travers les vitrines et les miroirs, tu en as déjà vu ?

    — Non…

    — Elles posent les mains sur le verre, et ça devient tout mou, et elles passent à travers. C’est pas la première fois que j’en croise une. Y en a eu une un jour qui a failli me rendre fou comme ça. Très franchement, je crois que je préfère encore les vampires. Ça, c’est dangereux, mais c’est gérable. Si t’aimes bien, tu peux en rencontrer à l’Amphibie, c’est cette boîte qui est enfoncée sous le quai de Gesvres, à la hauteur des îles, tu vois laquelle ?

    Arthus est apparemment intarissable sur le sujet des créatures de la nuit. La serveuse arrive et glisse :

    — Je vais fermer bientôt, les garçons. Je vous fiche dehors.

    J’attrape mon portefeuille pour régler nos consommations et je laisse un billet à Arthus.

    — On se voit lundi à minuit, alors ? fait-il en me tapant sur l’épaule. Joyeuses Pâques à toi.

    Sur le trottoir, l’air frais de la nuit ne fait pas grand-chose pour me calmer. J’ai retrouvé sa trace — la trace de la fille mystérieuse que j’ai entraperçue dans un miroir, uniquement pour la perdre aussitôt.

    Je ne vois pas comment Arthus aurait pu inventer des détails pareils. C’est forcément Elle — la fille de mes rêves. Je vais la retrouver. Lundi. L’anticipation est si forte que j’en ai des fourmis dans les doigts. Ça fait tellement longtemps que je la cherche. Une part de moi avait presque déjà laissé tomber.

    Et Alex, dans tout ça ?

    Je n’ai pas besoin de chercher Alex. Je sais où elle est. Je sais (plus ou moins) pourquoi elle ne veut plus me voir, ne répond plus aux SMS ou aux mails, pourquoi elle a démissionné de l’agence pour aller s’établir en freelance loin de Paris. Je comprends — plus ou moins.

    Est-ce qu’elle me manque ? Oui. Est-ce que j’y peux quoi que ce soit ? Non. Disons qu’après avoir essayé de discuter à plusieurs reprises, au cours du weekend qui a suivi sa rupture soudaine avec Cameron, puis pendant sa période de préavis qu’elle a réussi à ne même pas effectuer au bureau, j’ai dû finalement laisser tomber, en désespoir de cause. Alex a dit qu’elle avait besoin de sortir de nos existences, et c’est ce qu’elle a fait.

    3

    ALEX

    Samedi 11 avril, 10 h

    Le week-end de Pâques à Lille, c’est le printemps, mais enfin, il ne faut pas non plus exagérer. J’ai réquisitionné le petit radiateur électrique de mon père pour chauffer l’abri où je loge au fond du jardin. Je travaille le plus près possible de la résistance, emballée dans une couverture en laine, à côté d’une tasse de café qui refroidit rapidement. Les deux chats, le noir et le roux, sont entrés pour me tenir compagnie et me regardent, perplexes, marteler les touches de mon ordinateur. Je dois encore fignoler une recommandation de stratégie de communication pour un de mes clients d’ici lundi. C’est un travail intéressant.

    De l’autre côté de la verrière simple vitrage qui laisse passer les courants d’air et l’humidité, le jardin n’en finit pas d’émerger de l’hiver. Les iris sont sortis, les tulipes aussi, et j’attends bientôt les lilas. Il ne manque plus qu’un rayon de soleil pour rompre la grisaille.

    C’est rassurant pour moi d’avoir à nouveau le contrôle de ma destinée. La vie est simple de ce côté-ci : je me lève, je travaille, je prends mes repas avec mes parents, je joue avec les chats, je me suis inscrite à un cours de Pilates et à un cours de peinture dans le centre-ville. Je n’ai pas vraiment d’amis à Lille, parce que mes parents ne se sont installés ici que récemment. Mais si je consens quelques efforts, je ne vais pas tarder à m’en faire.

    Plus personne ne vient me chercher pour résoudre des problèmes complexes ayant trait à la magie. Plus personne ne vient faire des nœuds à mon cœur, uniquement pour m’expliquer après que je n’ai pas le niveau requis pour continuer.

    J’ai vidé ma chambre parisienne et rendu mes clefs à Nina le mois dernier. Elle n’a pas tardé à trouver une nouvelle colocataire pour me remplacer.

    Après deux mois, la seule qui continue à m’envoyer régulièrement des mails, c’est Tante Clothilde. Elle soutient que mon départ est un malentendu passager et elle insiste pour me donner des nouvelles de Cameron, de Valentin et de ses petits ciseaux. Comme si on pouvait encore régler le problème entre Cameron et moi grâce à la couture.

    Comme je l’analyse aujourd’hui, j’ai eu un moment d’égarement, entre juin dernier et ce mois de février. J’ai pensé que j’avais ma place dans le monde de la magie. Tante Clothilde et sa sœur Mathilde, la mère de Camille et de Cameron, ont contribué à me maintenir dans cette illusion en me confiant la guérison magique de leur foyer. Apparemment, je conduis bien l’énergie. Mais il ne faut pas que je me laisse aller à penser que ça fait de moi une vraie sorcière. Je ne serai jamais une des leurs. Les événements de la Saint-Valentin me l’ont bien fait comprendre.

    On toque au carreau. C’est mon père. Il a mis ses bottes et de vieux vêtements, et il porte une bêche. Il entre pour me faire une bise.

    — Encore en train de travailler, Alex ? Même le week-end ?

    Je hausse les épaules.

    — C’est la dure vie de freelance. Je me reposerai quand je serai au chômage technique.

    Il fait la moue.

    — Si ça se trouve, tu ne seras jamais au chômage technique. Tu ferais aussi bien de prendre de vrais congés de temps en temps. Tu vas tomber malade à travailler comme ça.

    C’est son discours de papa poule et je lui adresse en retour le sourire affectueux et automatique qui correspond. Il m’annonce qu’il va travailler dans le jardin et nous reprenons nos activités chacun de son côté.

    Si bien que lorsqu’on frappe à nouveau au carreau, une heure plus tard, je ne lève même pas le nez de ma présentation PowerPoint. Je me contente de faire un vague signe dans la direction de la fenêtre, et de poursuivre sur ma lancée.

    La porte s’ouvre et toujours sans quitter l’écran des yeux, je resserre autour de mes épaules les pans de ma couverture bien chaude. Je n’ai pas assez bougé ce matin pour apprécier ce genre de courant d’air et j’ouvre la bouche pour protester, quand une voix familière demande :

    — Salut, Alex. Je peux entrer ?

    — Axelle !

    Je n’en reviens pas qu’elle se pointe ici.

    Je me lève, cependant, pour l’accueillir. Je m’arrête à deux mètres d’elle. On ne se fait pas vraiment la bise, Axelle et moi, on n’est même pas amies à proprement parler. On est des alter ego accidentelles. Elle est apparue parce que je l’ai invoquée, par un mystère inexpliqué, puisque je ne suis pas une sorcière de la famille Jonas, faut-il encore le rappeler. Axelle n’aurait jamais dû se produire, et pourtant, elle est là.

    Elle mesure la même taille que moi, sauf qu’elle porte des bottes de cuir noir à talons vertigineux qui lui donnent bien dix centimètres sur mes ballerines plates. Par-dessus son jean noir enduit, elle a mis un maxipull col roulé de laine noir pailleté et un blouson de cuir noir d’homme un peu trop grand. Ses cheveux sont blonds et ses yeux, bleus comme les miens. Ils sont très maquillés et surtout, très cernés.

    — Je suis dans la mouise. Tu as un peu de temps à me consacrer ?

    Je ne peux tout simplement pas la mettre à la porte comme ça.

    — Bien sûr. Assieds-toi, dis-je en désignant mon lit.

    Je vais remplir la bouilloire au petit lavabo de la cabane et je la branche pour faire du thé pendant qu’Axelle se laisse tomber sur mon matelas et regarde autour d’elle ma chambre de fortune. C’est juste un abri de jardin de brique de douze mètres carrés sommairement enduit et pas isolé, avec une vieille verrière pour portes et fenêtres, un lavabo, un lit une place, un fauteuil de bureau et une table à tréteaux.

    — Camille avait indiqué que tu étais partie et qu’il ne fallait pas te déranger, murmure Axelle. Je suis désolée de venir te troubler dans ta… retraite, mais je ne savais pas à qui m’adresser.

    — Tu as bien fait, dis-je machinalement, tout en notant au passage ma propre contrariété à l’usage du mot « retraite ».

    Ce n’est pas une retraite, c’est un déménagement.

    Mais cet agacement n’est rien face à la culpabilité que je ressens vis-à-vis d’Axelle. Je n’ai pas cherché à la revoir depuis février, et pourtant, j’avais eu la très nette impression, le soir de la Saint-Valentin, quand nous nous sommes quittées, que sa vie était peut-être un peu compliquée. Je pensais que si elle ne prenait pas de mes nouvelles, c’était qu’elle se souciait de moi comme d’une guigne.

    L’eau est chaude et je la verse dans deux mugs propres garnis de sachets de thé earl grey. J’en tends un à Axelle et je vais m’asseoir dans mon fauteuil à roulettes. Les deux chats se sont désintéressés de moi (et du radiateur) pour se concentrer sur la nouvelle venue qui les dévisage, à son tour, avec curiosité.

    — Tu es arrivée comment ? interrogé-je.

    — Par le miroir de la salle de bain, répond Axelle, comme si c’était normal. Tu m’en veux pas ? C’était plus rapide que le TGV, et je suis fauchée en ce moment. Ta mère dort encore et ton père ne m’a pas vue.

    Zut. Il va falloir que je leur explique comment je me suis trouvé une presque-sosie.

    — Mais comment tu as eu mon adresse ?

    — Pas vraiment besoin d’adresse pour te trouver, répond Axelle.

    Elle hume le thé, semble le trouver à son goût. Le chat roux saute sur ses genoux tandis que le chat noir continue à la défier du regard. Il estime peut-être qu’elle exagère de venir comme ça casser son monopole du noir. La main d’Axelle s’enfouit dans la douce fourrure du chat roux et elle vide enfin son sac.

    — J’ai tué un type de l’autre côté, et maintenant, j’ai tout le syndicat des Frousses au cul, Alex. Je ne sais pas quoi faire. Je dois retourner chez moi, mais je suis coincée ici.

    Je laisse passer une, deux secondes après cet aveu, pendant que mon cerveau recoupe les informations.

    — Euh… qui c’était, le mec que tu as… tu sais…

    — Buté ?

    Je hoche la tête rapidement et Axelle fait la moue.

    — Un homme de main. Il a essayé de m’étrangler avec mon câble d’ordinateur, et je lui ai planté mon coupe-papier dans l’œil. C’était même pas la dague de Sibylle. Juste mon coupe-papier en inox. Tu me diras, c’est mieux, comme ça au moins je peux continuer à utiliser la dague.

    — Euh, OK, mais qu’est-ce que c’est que le syndicat des Frousses ?

    Axelle incline la tête.

    — Vous n’avez pas ça ici ? demande-t-elle.

    Puis, quand je hausse les sourcils, elle répond enfin :

    — C’est une organisation criminelle, mais ses membres ne sont pas des humains ordinaires. Je ne sais pas exactement ce qu’ils sont. Des abrutis, ça c’est sûr, tu peux me croire.

    Zut. Je n’en reviens pas de devoir poser cette question. J’avais pourtant juré de ne plus jamais remettre le nez dans tout ça. J’ai déménagé ici justement pour être loin de tout ça. Mais j’ai des responsabilités vis-à-vis d’Axelle. Sans moi, elle ne serait peut-être pas là. Et puis, elle m’a sauvé la vie plusieurs fois, et celle de Camille aussi. Je ne peux tout simplement pas lui tourner le dos quand elle a des problèmes.

    — Qu’est-ce que tu entends par « pas des humains ordinaires », Axelle ?

    Elle pousse un profond soupir, s’absorbe un instant dans ses pensées tout en caressant la fourrure du chat roux qui s’est mis à ronronner.

    — Je ne sais pas exactement, murmure-t-elle, comme hypnotisée par ce qu’elle fait. Ils sont très vigoureux physiquement, plus que nous.

    Compte tenu du fait qu’Axelle est forte comme un taureau, malgré son gabarit délié, ce n’est pas une très bonne nouvelle.

    — Est-ce qu’ils peuvent te suivre de ce côté-ci ?

    Elle secoue la tête.

    — Non. Enfin, je ne sais pas. Disons que lorsque je viens de ce côté, je les vois dans le miroir, et ils profèrent des menaces de mort, mais ça ne va pas plus loin. C’est quand je traverse que ça se corse.

    Je fais la grimace, en me demandant s’il faut que je prévienne ma mère qui va bientôt se lever et se rendre dans la salle de bain.

    — Ils t’ont suivie ici ou pas ?

    — Non. Je m’en suis assurée. Mais ils finissent toujours par me retrouver, c’est comme s’ils me pistaient à la trace.

    Zut.

    — Eh bien, dis-je, on dirait que tu es coincée de ce côté-ci jusqu’à nouvel ordre.

    Axelle pousse un soupir à fendre l’âme.

    — C’est la mouise. Je ne peux pas rester ici indéfiniment. J’ai des choses à faire chez moi. J’ai peur qu’ils s’en prennent à mes amis.

    Elle se tourne vers moi et je ne lui ai jamais vu cette expression d’angoisse. Axelle, c’est la femme qui n’a jamais d’états d’âme, qui se fout de tout, qui se joue de tous les monstres. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?

    — S’il te plaît, Alex. Je vais avoir besoin d’un coup de main.

    Est-ce que j’ai vraiment le choix ? Non.

    — D’accord, dis-je. On va trouver une solution.

    Laquelle, à vrai dire, je n’en ai pas la moindre idée.

    — Mais il va falloir que tu m’en dises un peu plus, parce que là, je ne comprends pas tout.

    4

    ALEX

    — J’habite un squat dans le douzième arrondissement de l’Autre Paris, explique Axelle. C’est une sorte de… communauté, qui donne sur une petite cour fermée derrière le Père-Lachaise. Pour gagner ma vie, je trafique diverses choses. Pas la peine d’entrer dans le détail à ce stade.

    Je plisse les yeux.

    — Quel genre de choses exactement, Axelle ?

    Elle secoue ses boucles blondes d’un air agacé, mais je suis inflexible.

    — Si tu veux de l’aide, il va falloir que tu apprennes à faire un peu moins de mystères.

    Elle exhale avec exaspération et le chat roux sur ses genoux, loin de prendre peur ou de s’en formaliser, décide que c’est le moment de commencer à pétrir du pain sur son jean. Elle le laisse faire.

    — Toutes sortes de choses, OK ? répond-elle. Des armes, des drogues, des trésors, des objets maudits ou non, évidemment que je ne vais pas trafiquer des denrées insipides ou sans risque. Le but, c’est de gagner du pognon.

    — Mais c’est hyper dangereux, ça, Axelle !

    Je trouve vraiment contrariant que ma double mène une existence aussi outrageusement périlleuse, et peut-être même immorale.

    — Je fais très attention, déclare Axelle avec un roulement d’yeux assez adolescent. Notre sécurité est au top du top. Tout à l’heure j’ai dit qu’on était un squat, mais c’est plus une petite forteresse, tu vois ?

    Je ne vois pas trop mais ça me rassure un peu.

    — On est vraiment bien équipés, promet-elle. Cameron a pu m’avoir des prix sur des dispositifs dernier cri. Ce que vous faites de ce côté-ci en comparaison, c’est du bricolage.

    Je déglutis.

    — Cameron ? Tu es restée en contact avec Cameron ?

    Puisqu’elle a conservé tous les liens que j’ai soigneusement rompus, pourquoi vient-elle me voir moi ? Je me fais un devoir

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