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L'étincelle: Mages de la rue Monge, #6
L'étincelle: Mages de la rue Monge, #6
L'étincelle: Mages de la rue Monge, #6
Livre électronique950 pages13 heures

L'étincelle: Mages de la rue Monge, #6

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À propos de ce livre électronique

La Saint-Jean à nouveau. Températures estivales. Déclarations enflammées. Influences démoniaques.

 

Qui s'attendait à ce que l'initiation (très en retard) de Camille Jonas se passe bien ? Le dernier héritier du clan de mages parisiens ne fait jamais rien comme tout le monde. Lorsque son anniversaire arrive enfin et que le rituel fatidique plante en beauté, cela déclenche une réaction en chaîne qui manque de détruire la famille de sorciers parisiens.

 

Bientôt, le clan doit faire face à tous ses ennemis à la fois, tandis que son énergie s'épuise rapidement. Quand les Chambres des mages européennes s'en mêlent, Camille, Alex et leurs alter ego n'ont plus d'autre solution que de prendre le maquis outre-reflet, et d'y régler leurs comptes une fois pour toutes.

 

Mais seront-ils de taille à survivre à leur propre vérité ?

 

Dans le sixième tome de la saga fantastique Mages de la rue Monge, tous les miroirs volent en éclats.

LangueFrançais
Date de sortie28 sept. 2021
ISBN9791096438556
L'étincelle: Mages de la rue Monge, #6

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    Aperçu du livre

    L'étincelle - Charlotte Munich

    1

    CAMILLE

    Mercredi 24 juin, 18 h

    Tous les ans depuis mon adolescence, le 24 juin, jour de mon anniversaire, il m’arrive un truc totalement improbable. J’attrape un virus exotique qui me vole quarante-huit heures de ma vie, j’ai un accident de voiture très grave impliquant un camion rempli d’animaux de zoo dangereux, je suis coincé dans notre maison de campagne par une inondation soudaine. L’an dernier, une démone des enfers a essayé de me dévorer.

    Cette année, on dirait que la seule chose qui va m’empêcher de rentrer à la maison plus tôt pour mon rituel d’initiation très très très en retard est une réunion-fleuve avec Valérie, l’impératrice de la crème glacée.

    Il fait au moins 35 degrés dans la salle de réunion : les immenses fenêtres plein sud martelées par le soleil de juin n’ouvrent pas et la clim est défectueuse. Malheureusement, Valérie n’a même pas pensé à nous offrir des échantillons. Tout le monde luit de chaleur, sauf Alex, qui ne semble pas souffrir des températures estivales déjà torrides. Elle rayonne juste encore un peu plus en présentant notre proposition stratégique et nos nouveaux designs de packagings de la mort qui tue (conçus par votre serviteur). Il fait vraiment trop chaud pour moi et mon cerveau a débranché depuis longtemps. Je me contente de la regarder parler en me demandant quand j’oserai enfin lui avouer que je suis raide dingue amoureux d’elle.

    Ou plutôt quand je me risquerai à le lui dire à nouveau. C’est juste que la fois où je lui ai finalement déclaré ma flamme, un peu pressé par le temps, elle était semi-consciente et aux portes de la mort. Du coup, je ne suis pas sûr qu’elle ait entendu. Et si elle a entendu, je ne crois pas qu’elle ait percuté. Et si elle a percuté, elle pense peut-être que j’aurais dit n’importe quoi pour la faire revenir parmi les vivants. Ce qui est vrai.

    Et maintenant, je ne sais pas s’il faut considérer que je lui ai dit, ou que je ne lui ai pas dit, un des trucs les plus importants que j’aie eus à dire de toute ma vie. Bref, je ne sais plus du tout où nous en sommes. La dernière fois que nous avons abordé le sujet des relations amoureuses, Alex a dit qu’elle avait besoin de temps après sa déconvenue de cet hiver. Oui, parce que, pour couronner le tout, Alex a eu une aventure avec mon frère Cameron et que ça s’est terminé dans les larmes.

    Je prends donc mon mal en patience tout en rongeant mon frein et en perdant lentement la boule.

    — J’aime beaucoup, dit la cliente.

    Elle examine ma dernière création, un pot de glace « super-sharp » (la formule est de Tamara) qui relève le défi d’être à la fois sympathique, accueillant, déculpabilisant, ludique, élégant, simple, mais sophistiqué, tout en faisant figurer sur un espace vaste comme un timbre-poste l’équivalent d’un annuaire d’Île-de-France en ingrédients et additifs. Je ne suis pas peu fier de mon exploit. En un an de travail acharné pour les crèmes glacées, je pense que j’ai atteint le sommet de mon art en la matière.

    — … mais je m’interroge, poursuit cette femme dont le but dans l’existence semble être de tous nous rendre chèvres. Est-ce qu’il ne faudrait pas qu’on voie encore plus du premier coup d’œil que c’est un dessert-plaisir plus qu’un dessert de tous les jours ? J’ai peur que les associations de consommateurs ne nous tombent dessus. Elles sont vraiment après nous ces derniers temps, sur tous les sujets de nutrition.

    Même Tamara se mord la lèvre pour s’empêcher de répondre. Les joues d’Alex ont rosi sous l’effort. C’est quand même elle qui se lance, pour affirmer avec tact et sérénité, mais aussi fermeté à notre chère cliente qu’elle a encore fumé la moquette. C’est un des superpouvoirs d’Alex.

    Moi, je n’ouvre plus la bouche dans ces réunions. Je sers à deux choses, en plus de fournir du combustible à la discussion avec mes designs qui bichent.

    Premièrement, je fais l’homme-objet. Tamara et Alex ont dit qu’elles s’en fichaient si je tirais la tronche, pourvu que je mette une chemise, que je me rase, et que je me taise.

    Deuxièmement, j’apporte des remontants. D’ailleurs c’est le moment de les sortir. Fouillant ma serviette, j’en extrais une tablette de chocolat un peu (totalement) fondue. Toutes les filles de la salle — Alex, notre boss Tamara, notre cliente — poussent des exclamations ravies. C’est socialement acceptable, en toutes circonstances et à toute heure, d’offrir du chocolat. Si ce n’était pas le cas, je pense bien qu’Alex et moi serions morts de faim depuis des semaines.

    — Juste un carré, dit Tamara.

    Elle est très coquette en ce moment, et un peu ailleurs. Elle a changé de look, elle a une nouvelle coiffure et des cils très longs, et elle ressemble à une biche. Une biche qui crache du feu.

    Alex attend poliment que la cliente se soit servie pour arracher un énorme morceau à la tablette de chocolat. Je fais pareil, pendant que les deux autres nous dévisagent avec des yeux ronds.

    — Je ne sais pas comment ces deux-là font pour être aussi fins, avec tout ce qu’ils engloutissent, plaisante Tamara pour détendre l’atmosphère.

    Moi, je sais. On passe autant de temps que l’on peut dans la terre, pour recharger les batteries du clan Jonas. Il y a un planning. Le week-end dernier, j’y étais avec ma cousine Lisa, et d’ailleurs depuis, je suis quasiment sous perfusion de tartiflette, bien qu’on soit au mois de juin et en pleine canicule. La semaine qui a précédé, Alice, une autre de mes cousines, s’y est collée avec mon frère Cameron.

    Alex aussi s’enterre régulièrement à l’Huis au fer. C’est juste qu’à chaque fois, ça produit des résultats inattendus. Elle s’y rend donc avec ma cousine Sibylle, qui est non seulement blindée contre les surprises désagréables, mais qui en plus, les adore. Elles ne parlent pas trop de ce qui se déroule dans notre maison de campagne quand elles sont de corvée toutes les deux. Parfois elles ramènent des TONNES d’énergie. Parfois, presque rien. Et à deux reprises, elles ont même vidé les réserves du clan au lieu de les remplir. J’ai dû prendre un jour de congé et on a tous fait des heures sup pour combler le déficit.

    Tous les clans de mages ne sont pas soumis à ce genre de contraintes. En fait, nous sommes plus ou moins les seuls : notre famille dispose de ressources secrètes pour couvrir ses activités magiques particulièrement énergivores. Nous en consommons des quantités faramineuses, parce que nous passons littéralement notre temps à franchir les miroirs dans un sens puis dans l’autre, et à pratiquer des magies de plus en plus expérimentales. Ces derniers temps, nous avons même mis les bouchées doubles. En plus de ma formation à la magie et de celle d’Alex, et de Cameron, il y a eu toutes les recherches infructueuses pour retrouver Maman de l’autre côté du miroir.

    On tire probablement tous trop sur la corde, en ce moment, et je sens que même Alex est à cran. Quand Alex est à cran, elle prend la tangente, et je ne veux pas qu’elle parte à nouveau. Je préfère garder mes distances et l’apprivoiser peu à peu.

    2

    CAMILLE

    Mercredi 24 juin, 19 h

    Valérie a fini par concéder que les nouveaux packagings étaient « pas trop mal » et que la stratégie de déploiement et de communication mise au point par Alex était « plutôt futée ». La réunion s’est terminée et nous voici à dix-neuf heures, à plier bagage et à sortir des locaux de l’entreprise de crème glacée, dans une zone disgracieuse de la moyenne couronne.

    Tamara nous fausse aussitôt compagnie pour se rendre à un dîner professionnel et je reste seul avec Alex. Nous décidons de prendre un taxi pour nous rapatrier dans le cinquième arrondissement, au QG du clan Jonas, où je suis censé enfin suivre mon initiation de mage. À vingt-six ans au lieu de treize. Oups.

    L’an dernier, jour pour jour, à la même heure, Alex et moi étions occupés à rater un train dans la banlieue de Lyon. Nous n’étions alors que collègues, pas amis. Alex ignorait l’existence de la sorcellerie, et moi, je ne savais pas vraiment non plus ce que j’étais. J’essaye d’imaginer ce que serait ma vie aujourd’hui si j’étais monté dans ce TER pour rentrer à la maison fêter mon anniversaire, au lieu de rester pour tenir compagnie à Alex, dans un élan de galanterie assez peu caractéristique, et aussi, de procrastination.

    Peut-être que j’aurais réussi mon initiation de mage l’an dernier et que tous les rebondissements qui ont suivi nous auraient été épargnés. Peut-être n’aurais-je pas compris que Cameron, mon reflet dans la glace, n’était pas vraiment un génie maléfique, mais juste mon frère et mon double d’outre-miroir. Serais-je alors resté à tout jamais un être incomplet ? Quant à Alex, elle n’aurait pas été mêlée à la magie ni au clan Jonas.

    Quelque part, ça me paraît vraiment fou, vertigineux.

    Alex est pensive elle aussi, debout sur le trottoir surchauffé, alors que nous attendons notre taxi. Il fait quarante degrés et elle continue à s’en foutre, toujours tirée à quatre épingles dans sa robe gris perle et ses sandales de cuir argent pâle, mais elle regarde ailleurs, l’air mal à l’aise.

    Puis ses yeux bleus croisent les miens, elle sourit, et mon cœur explose dans un boum silencieux, comme il le fait dernièrement à chaque fois qu’elle me calcule.

    — T’es prêt ? demande-t-elle.

    Je fais la moue. Non. Non, je ne suis pas prêt du tout. Je ne vois pas comment je pourrais être prêt. Il n’y a même pas de préparation d’ailleurs, pas de barème national ni d’annales documentées pour cet examen. Son contenu varie d’une personne à l’autre. On ne sait pas ce qui arrivera, c’est différent pour chacun. C’est le Livret de famille qui dicte la marche à suivre quand on l’ouvre pour la première fois au cours d’une cérémonie très solennelle, dont le contenu n’est dévoilé qu’aux initiés. Je n’ai jamais eu le Livret de famille entre les mains, même si je l’ai déjà vu en rêve, à Noël. Je suis curieux, bien sûr, et aussi un peu effrayé.

    Et puis de toute façon, c’est tout simplement surréaliste de penser à la magie et aux générations innombrables qui m’ont précédé sur les sombres voies des sciences occultes, alors que nous sommes debout sur un trottoir de zone industrielle canardé par le soleil.

    Tout ce que je peux dire, c’est :

    — Merci d’être là avec moi, Alex.

    — Je t’en prie. Je ne raterais ça pour rien au monde.

    Je me demande si elle ne se payerait pas un peu ma tête, comme elle a largement gagné le droit de le faire. Puis son expression s’assombrit.

    — Je suis juste désolée qu’on n’ait pas réussi à retrouver Mathilde à temps pour ton anniversaire, dit-elle.

    Je hausse les épaules.

    — Bah, elle déboulera peut-être au premier coup de minuit, balafrée et couverte de poussière, avant de nous raconter une histoire alambiquée de complot de frousses ou d’affamés et de me piquer la vedette de la soirée.

    Alex hoche la tête.

    — C’est tout ce que je te souhaite.

    Maman a disparu depuis plus de deux mois, à peu près au moment où Clothilde est partie. Mathilde Jonas, ma mère, a toujours fait preuve d’un caractère farouchement indépendant. Elle a tendance à s’évaporer pour des durées indéterminées, que ce soit du côté face ou du côté pile de la réalité. Lorsque nous lui demandons des comptes, elle se contente de balayer nos inquiétudes d’un bref sourire et d’une remarque évasive, avec une certaine condescendance envers notre sollicitude de jeunes mages inexpérimentés. J’ai fini par apprendre qu’elle menait outre-reflet, dans la capitale du côté pile, des activités de redresseuse de torts freelance (les monstres là-bas l’appellent « shériffe », et ce n’est pas un surnom amical).

    Et puis Tante Clothilde est décédée à Pâques, en lançant un sort d’invocation surcalibré, et Maman n’est pas rentrée à la maison pour lui dire au revoir.

    Ne vous en faites pas trop non plus, pour Tante Clothilde. Elle est aussi heureuse que l’on peut l’être quand on est devenu un spectre immatériel. Elle continue de se manifester de loin en loin pour me transmettre des consignes hermétiques — rien de nouveau de ce point de vue là. Mais ses apparitions se font de moins en moins fréquentes, de plus en plus courtes. Et de toute façon, pour nous autres qui sommes restés derrière elle, ce n’est plus pareil. Sa personne physique nous a délaissés. On ne l’entend plus ronfler dans le canapé du salon au coin du feu, ses lunettes à strass violettes de guingois sur le nez et le gros chat Jaunâtre tout ronronnant sur l’estomac, après s’être plainte qu’elle avait eu des « halos » toute la journée. Elle ne nous cuisine plus de plats de viande en sauce à la banane et au camembert. Le facteur ne vient plus en son nom livrer rue Monge des serpillières en forme de têtes de Gorgones ou des saris psychédéliques en coton bio fair trade teint au jus de betterave.

    La disparition de Clothilde nous a tous fait prendre conscience de la fragilité de nos existences, et de celle du clan aussi. Nous avons compris un peu violemment que le temps des enfantillages était derrière nous et qu’il allait falloir nous comporter en adultes responsables, prendre les informations contradictoires et parcellaires dont nous disposions, et faire ce que nous pourrions pour mener la barque familiale.

    Et l’absence de Maman dans un moment pareil n’augure rien de bon. Si elle n’est même pas rentrée à la maison pour enterrer Tante Clothilde, sa sœur, son double, son acolyte de toujours, c’est vraiment qu’il y a un problème. Nous nous voilons tous la face autant que nous le pouvons, et nous poursuivons bille en tête nos démarches pour la retrouver, mais ça n’a pas bonne allure.

    — Viens, dit Alex en faisant signe à la Prius noire qui vient d’apparaître au carrefour. Ne remue pas trop les idées noires maintenant. On va trouver une solution. On trouve toujours des solutions.

    J’acquiesce, avalant l’assurance tranquille d’Alex comme si c’était de la manne. Elle a raison : jusqu’ici, on a toujours fini par trouver.

    3

    ALEX

    Mercredi 24 juin, 20 h

    En composant le code d’accès portail de la maison de la rue Monge, je suis gagnée par un frisson familier — le frisson de l’aventure. Je sais que tout ce que je trouverai de l’autre côté de cette porte, et de l’autre côté du miroir, m’apportera des surprises, bonnes et mauvaises, et que je me sentirai plus vivante, malgré les dangers indéniables qu’il y a à traîner avec des sorciers.

    À peine entamé, l’été est déjà si sec, si suffocant, qu’une cigale a pris ses quartiers dans la cour intérieure et que les feuilles du tilleul pendent mollement et se gondolent dans la chaleur en rendant une sueur collante. Le chat Jaunâtre nous regarde approcher à travers le carreau de la fenêtre, l’air renfrogné, réprobateur, comme il le fait toujours depuis que Tante Clothilde n’est plus là.

    Dès que Camille déverrouille la porte du bas, nous sommes assaillis par de délicieuses odeurs en provenance de la cuisine. Sa cousine Lisa a dû se mettre aux fourneaux, car ça sent le tajine, les épices, la viande de mouton moelleuse et parfumée. Mais bientôt je plisse le nez en découvrant sous les arômes du bon dîner les relents musqués et aigres d’une autre décoction beaucoup moins appétissante.

    — Sibylle est rentrée, commente aussitôt Camille, qui a dû capter comme moi les effluves de la potion.

    Les préparations culinaires ou magiques de Lisa sentent souvent très bon, mais Sibylle s’embarrasse rarement de ce genre de considérations. Elle vise l’efficacité avant tout. La gastronomie, ce n’est définitivement pas son truc.

    Et de fait, quand nous émergeons dans la grande cuisine un peu sombre au sol carrelé en damier, les deux sœurs s’affairent côte à côte aux fourneaux. Lisa, l’aînée, porte une robe d’été en soie bleu canard qui serait extrêmement élégante sans les customisations qu’elle y a apportées : elle y a cousu un peu partout des culottes de grand-mère gigantesques en satin et dentelle qui forment une collection de poches multicolores et un brin déconcertantes. Lisa aime allier le pratique et le farfelu et elle ne sort pas très souvent se promener dans la rue, occupée comme elle l’est à jouer les déesses de ce foyer et à prendre soin de ses jumeaux au carré.

    Pour mieux résister à la chaleur, Lisa a taillé elle-même la semaine dernière ses cheveux d’un châtain tirant sur l’auburn. Je crois qu’elle a visé une coupe asymétrique, très dégagée sur la nuque, et avec une frange excessivement courte désépaissie au ciseau. Sur n’importe quelle figure un peu moins harmonieuse, ce serait une catastrophe. Sur elle ça passe, ça fait même paraître encore plus profonds ses yeux d’un bleu de haute mer.

    Même à côté de Lisa, Sibylle explose de couleurs. Sibylle a généralement l’air d’avoir été recolorisée par rapport à tout ce qui l’entoure, comme une pinup en technicolor sur un fond de pellicule noir et blanc. Ce soir, elle porte un microshort jaune safran qui dévoile ses longues jambes parsemées de taches de rousseur, avec des espadrilles à talons compensés vert pomme et un débardeur d’un violet assez violent. Ses cheveux très roux sont empilés en tas sur le sommet de son crâne.

    Elle est occupée à verser dans une cocotte-minute ouverte une substance dont je préfère ignorer l’origine. Ce qui est troublant, c’est la ressemblance flagrante entre la cocotte-minute utilisée par Lisa pour le dîner et celle dans laquelle Sibylle fait mijoter sa drôle de tambouille. On dirait un rêve de cuisinière et son double maléfique. Quand Sibylle nous entend entrer, elle fait volte-face pour nous saluer, ou nous agresser gentiment, c’est parfois ardu de faire la différence.

    — C’est pas trop tôt, se plaint-elle. Tu crois peut-être qu’on va se taper tous les préparatifs sans toi, Camille ?

    Lisa s’approche de moi, m’engloutit dans ses bras, et me plante sur la joue un bisou sonore. Elle est la plus maternelle des deux, de très loin.

    — Tu m’as manqué, me dit-elle, alors qu’on s’est vues avant-hier.

    Je n’ai pas pris mes quartiers ici, comme ils me l’ont tous proposé à maintes reprises. J’échoue de temps en temps dans la chambre d’amis, quand je travaille trop tard ou quand une sortie à Paris côté pile est prévue pendant la nuit. Mais je n’habite pas là. J’ai retrouvé ma colocation avec ma copine Nina, rive droite, et ce n’est pas plus mal. Les Jonas ont un côté cannibale et on a tôt fait de se faire happer par leurs histoires, si l’on n’y fait pas attention. Je suis beaucoup plus prudente depuis le printemps, et j’ai l’impression que nous avons trouvé une sorte d’équilibre un peu fragile, reposant sur le fait que tout le monde marche sur des œufs.

    — Mon petit cousin, enfin majeur, taquine Lisa en se tournant vers Camille, qui se renfrogne immédiatement.

    Camille a vingt-six ans aujourd’hui.

    — Oups, j’allais oublier, dis-je en attrapant mon sac que j’avais laissé choir à mes pieds. J’ai un cadeau pour toi et je voulais te l’offrir avant que tout explose.

    — Rien ne va exploser, me contredit très sérieusement Sibylle. Tu as révisé tes sigils, Alex ?

    — Bien sûr, réponds-je sans la regarder ni cesser de farfouiller dans mon sac.

    Enfin je trouve le paquet et je le tends à Camille.

    — Joyeux anniversaire.

    Il a l’air ému, bien plus ému que nécessaire.

    — Ce n’est pas une bouteille d’Oaxacolac ? vérifie-t-il en soupesant le paquet cylindrique.

    — Non, tu n’en as plus vraiment besoin.

    Quand il se montrait trop ours, aux débuts de notre amitié, je le forçais à boire des cocktails Oaxacolac-liqueur de menthe, et c’est resté.

    Il arrache le papier, défait le carton, fronce les sourcils.

    — Qu’est-ce que c’est ?

    J’explique :

    — Un kaléidoscope… que j’ai un peu trafiqué.

    L’autre jour à l’Huis au fer, la maison de campagne des Jonas où je me rends régulièrement avec Sibylle pour « faire le plein » de magie en prenant des bains de terre dans le jardin (c’est conceptuel, je sais), j’ai parlé à la cousine de Camille de mon idée de cadeau. Elle a trouvé que c’était brillant — un peu complexe à réaliser pour moi, mais brillant.

    Du coup, elle m’a aidée à le fabriquer.

    — Avec ça on doit pouvoir communiquer entre les dimensions, indiqué-je non sans fierté.

    Camille me dévisage avec des yeux ronds, bouche bée, puis la referme pour déglutir laborieusement. Il a l’air en panique et l’espace d’un instant, je me demande si j’ai commis un impair sans le faire exprès. Mais Sibylle m’aurait prévenue, non ?

    Et puis il articule un « Waouh » un peu étranglé, et je décide de partir du principe que ça lui fait plaisir.

    — Tu veux que je te montre comment ça marche ? Sibylle, je te l’emprunte cinq minutes, d’ac ? Sois sympa, c’est quand même son anniversaire.

    Je n’attends pas la réponse et j’écoute à peine les récriminations de Sibylle. Elle râle que sous prétexte de ramener un salaire à la maison son cousin la traite comme une femme au foyer. On ne pourrait pas vraiment être plus loin de la réalité, je crois.

    — Viens, dis-je à Camille. On va appeler quelqu’un de l’autre côté.

    4

    ALEX

    Mercredi 24 juin, 20 h 10

    J’émerge de la cuisine dans le long couloir qui, bien que se trouvant concrètement au premier étage et n’ayant pas de porte sur le dehors, sert de vestibule d’entrée à la maison. Il y règne le chaos habituel : des meubles croulant sous les livres, disparaissant sous les vêtements, les gants, les chapeaux de paille, les éventails, les cahiers, les stylos et les plantes ; des sacs à main, des bibelots et d’autres accessoires plus difficiles à identifier, des vanités de toutes les époques, des fleurs séchées dans des vases divers ou bien pendant par brassées du plafond, la tête en bas, des miroirs muraux couverts de petits mots gribouillés au khôl ou au rouge à lèvres, des chats qui n’appartiennent pas à la famille mais sont considérés comme des hôtes de Jaunâtre et à ce titre, nourris et traités comme des princes en visite diplomatique. L’horloge de grand-père démolie à Noël par un violent crash de voyageurs temporels a été rafistolée tant bien que mal par Camille et Tante Cloclo, objectivement pas les bricoleurs les plus talentueux du tas. Mais bon.

    Camille m’arrête dans ma lancée en me retenant par le poignet, et je sursaute quand l’influx magique grésille entre sa peau et la mienne. Électricité statique. Toute la famille bourdonne comme une centrale à haute tension, en général, jusqu’au jeudi à peu près. Les vendredis sont, en revanche, plutôt léthargiques.

    — Attends ! Alex. Je n’ai même pas eu le temps de te remercier.

    Finalement, j’ai mis dans le mille avec ce cadeau. Ça a l’air de lui faire de l’effet. J’ai bien fait de ne pas me dégonfler quand j’ai exposé à Sibylle mon idée fumeuse, l’autre jour.

    — Hum, fais-je, on va d’abord vérifier si ça marche, d’accord ? Sibylle m’a montré, mais je ne suis pas sûre d’être capable de…

    — Peu importe, dit Camille. C’est quand même un cadeau de fou. Merci. Ça me touche beaucoup.

    Je lui souris.

    — Je t’en prie. J’ai hâte que tu l’essayes. Il vaut mieux faire ça dans une pièce sans miroir.

    Il y a un petit bureau au bout du couloir, juste avant ce petit salon où nous n’allons plus guère — trop d’objets fabriqués par Tante Cloclo, trop de souvenirs ambigus. Le bureau contigu, en revanche, est parfait. Il s’agit d’un boudoir minuscule qui sert surtout à gérer la comptabilité et les affaires administratives du clan. Là, un petit secrétaire porte un miroir rond que je cache, face contre la tablette, avant de me retourner vers Camille.

    — Bon. Qui tu veux contacter ? Le plus simple pour un premier test, c’est peut-être d’appeler le côté pile. Alice doit être réveillée à l’heure qu’il est. Je dois t’avouer quand même, ou te prévenir, que Sibylle est aussi très intéressée par une théorie fumeuse. Tu t’en doutes, son aide n’était pas tout à fait gratuite. On lui sert essentiellement de cobaye, comme d’habitude. Elle se demande si avec ton œil, tu n’arriverais pas à appeler le passé grâce à cet appareil.

    Ça fait deux mois que Sibylle a pris en main ma formation, et six mois qu’elle s’occupe de celle de Camille. Comme prof, elle est plus exigeante que patiente, tour à tour passionnante, tyrannique, et impossible à suivre. Mais à condition d’ouvrir ses oreilles et de se cramponner à son bloc-notes, on apprend des tonnes de trucs sur la magie. Je suspecte Sibylle de s’intéresser à nous surtout parce que nous développons de temps en temps des aptitudes atypiques. Camille, par exemple, a contracté récemment un troisième œil qui voit la magie dans le corps des gens, et d’autres choses encore. Moi, on m’a diagnostiqué une capacité à me « dédoubler » pour former des alter ego, comme Axelle, mais personnellement, je dois dire que je trouve ça fumeux. En tout cas, ça ne m’est pas arrivé depuis quelque temps.

    — Appelons Alice, acquiesce Camille.

    Alice est la sœur de Lisa, sa double de l’autre côté du miroir. Elle l’aide à élever ses jumeaux, parce qu’eux aussi ont des doubles, et ça fait tout de suite du travail quand on parle de bambins de dix-huit mois en plein apprentissage autonome des bêtises.

    Comme Lisa, Alice a du talent pour les potions, mais elle s’est davantage spécialisée dans la lutte contre les différentes variétés de monstres qui rôdent de l’autre côté du miroir. Elle livre notamment bataille, chaque nuit, contre les affamés, des vampires de l’outre-reflet, qui boivent le sang des gens, les embrouillent en projetant des images dérangeantes et autres illusions directement dans leurs esprits, et peuvent même les contaminer et faire d’eux des affamés à leur tour. À la différence des vampires de la littérature fantastique, les affamés ont un sens très poussé du nid et de la décoration. Ils adorent entasser des vieilleries dans leurs demeures gigantesques, et quand ils capturent leurs proies, ils les enferment en les téléportant vers des labyrinthes souterrains qui n’ont pas de sortie.

    Alice a longtemps secondé Mathilde, la mère de Camille, dans ses activités de chasse aux affamés, et maintenant que Mathilde est aux abonnés absents, elle a repris cette activité avec l’aide d’Axelle. Alice est donc très occupée la nuit, et elle se repose en début de journée.

    Camille me tend le kaléidoscope et je lui montre les différents réglages, tout en restituant du mieux que je peux les explications abruptes que Sibylle m’a livrées sur les bases théoriques de son fonctionnement.

    — Bon, un kaléidoscope, c’est une série de miroirs, OK ? Donc je me suis demandé si on pouvait s’en servir pour Entrevoir.

    Camille hoche la tête, accusant réception de ce préambule. « Entrevoir », cela veut dire utiliser un miroir pour se téléporter vers une dimension parallèle. Sibylle en est capable, et Axelle aussi. Moi, non. Je me déplace essentiellement vers le côté pile en passant par les miroirs pour gagner leurs reflets, et c’est tout. Quant à Camille… ses affinités avec l’outre-miroir sont plutôt aléatoires, sensibles et ombrageuses comme le reste de sa personnalité.

    — Tout est parti d’une théorie que Sibylle m’a exposée, selon laquelle même les gens qui ne parviennent pas à Entrevoir de façon manifeste devraient pouvoir Entrevoir un tout petit peu, avec un décalage infinitésimal par rapport au reflet qu’elle désigne comme « perpendiculaire » en référence aux lois de l’optique.

    — Han han.

    Camille a déjà entendu Sibylle me chanter ce couplet maintes et maintes fois, dans ses encouragements à développer mes capacités de déplacement. Ça n’a pas marché jusqu’ici.

    — Je me suis demandé si on pouvait se servir de miroirs pour démultiplier ces décalages minuscules, comme on fait dans un miroir de salle de bain, tu sais, et j’ai donc posé la question à Sibylle. Elle a admis qu’en théorie, on pourrait ainsi essayer d’apporter l’Entrevue à tous les membres de votre clan.

    — De notre clan.

    — De notre clan.

    Camille insiste régulièrement pour me rappeler que je fais partie de la famille, et je continue à offrir une résistance polie. C’est une des raisons pour lesquelles je n’habite pas ici. J’ai accepté à présent que je suis liée au clan et à sa magie, oui. Mais je ne me laisse pas non plus aller à croire que je suis une Jonas. Je suis une pièce rapportée, comme Axelle. Une pièce rapportée bien intégrée, certes, accueillie à bras ouverts, et assimilée. Mais les liens de la magie ne remplacent pas tout à fait les liens du sang. Parfois ils sont plus intenses, parfois moins durables. Les deux ne se superposent pas, et la distance que j’instaure, je la fixe essentiellement pour me rappeler cela. Camille me tire vers le clan, et moi, je marque mon indépendance. Ces tropismes opposés sont devenus une sorte de constante entre nous, et nous n’en parlons absolument jamais.

    Il y a d’ailleurs beaucoup de choses dont nous ne parlons jamais. Comme par exemple ce qui s’est passé entre son frère Cameron et moi et la façon dont nous avons été séparés, brutalement, par la magie. Ou ce qui est arrivé ensuite à Pâques dans le labyrinthe où l’affamé Théophraste nous avait enfermés, Camille et moi, dans l’intention très probable de nous tuer. En substance, suite à un micmac magique orchestré par la grand-mère de Camille bien longtemps avant notre rencontre, Théophraste voulait que je rende sa côte à Camille et Camille ne voulait pas me la reprendre. Et dans la confusion qui a suivi, il est fort possible que nous nous soyons embrassés.

    C’était déjà arrivé avant, à vrai dire. Plusieurs fois, et toujours dans des circonstances tellement bizarres que je ne sais jamais ce que je dois faire de ces démonstrations d’affection ou de désir. Et il y a définitivement eu un truc entre Camille et un de ces doubles que je sème dans la nature, semblerait-il, quand je ne fais pas attention. Mais je ne suis pas stupide au point de confondre les gens et leur double.

    J’ai donc décidé de mettre tout ça sur le compte d’anomalies magiques passagères. Et de toute façon j’ai résolu de ne pas épiloguer outre mesure sur les accidents de ma relation avec Camille, parce que c’est un coup à devenir dingue. La vie des sorciers n’est pas normale, et je ne semble pas disposer des instincts fondamentaux qui me permettraient de naviguer sans encombre ces eaux compliquées. Il y a des boîtes de Pandore qu’il vaut mieux ne pas ouvrir.

    Bref.

    En tant que consultante, scénariste, native de la vierge et fille bien élevée, je suis totalement capable d’occulter des pans entiers de ma vie réelle ou fantasmée, et c’est ce que je fais.

    — T’es partie où, là ? demande Camille d’un air curieux.

    — Nulle part, affirmé-je avec résolution.

    Le mot de la fin : Camille est mon ami et mon collègue, je suis sortie avec son frère, on passe littéralement notre vie ensemble, et il est hors de question de faire de cette vie un enfer. Donc : il y a des choses dont on ne discute pas. J’ai dit haut et fort que je n’étais pas disponible pour une relation amoureuse depuis que j’avais été traumatisée par ce qui s’est passé avec Cameron à la Saint-Valentin, et d’ailleurs c’est vrai.

    — Bon, dis-je en tendant à Camille le kaléidoscope. J’ai fait les réglages. J’espère que je ne me plante pas.

    Quand j’ai tourné les molettes à l’extrémité de l’appareil, les fins miroirs qui en tapissent l’intérieur ont pivoté selon un jeu d’angles bien précis.

    — Il lui faut une goutte de sang, dis-je en m’excusant presque.

    Normalement, ni Camille ni moi n’avons besoin de donner de l’hémoglobine pour franchir les miroirs. Mais Sibylle a dit que pour faire fonctionner le kaléidoscope, ce serait préférable.

    — Et bien sûr, ajouté-je, c’est une version bêta, à employer à tes risques et périls, etcétéra, etcétéra.

    C’est une précision inutile et Camille hausse les épaules. L’aversion au risque n’est pas un luxe accessible aux sorciers, de toute façon. Il s’empare du cylindre métallique.

    — C’est lourd, parce que c’est du fer, précisé-je. Tu ne le laisses pas dehors sous la pluie, d’accord ?

    Le fer est l’élément favori de la magie des Jonas. C’est plus symbolique qu’autre chose, mais je vois bien que ça le touche, et que les heures passées au téléphone à transmettre des directives à des artisans éberlués, des forgerons, des horlogers, des imprimeurs 3D, auront au moins servi à ça.

    Il fouille dans la poche intérieure de son pantalon et il en sort un petit canif. Sibylle nous a obligés à nous en acheter, ainsi que des miroirs de poche, et des médaillons qui contiennent des mèches de cheveux des uns et des autres, pour les urgences. On a fait des commandes groupées et maintenant on se trimballe en ville, de réunion en réunion, avec tout cet attirail.

    Oui, ma vie est un peu bizarre depuis un an, mais je crois bien que pour rien au monde je ne reviendrais en arrière.

    Ayant déplié le canif, Camille s’entaille légèrement le pouce et je lui indique où il faut qu’il dépose la goutte de sang.

    — Il y a un petit hublot au bout de la lunette, indiqué-je.

    Je le dévisse et je désigne la lentille.

    — Une empreinte digitale bien gore ici, steuplaît.

    — Raffiné dans le genre barbare, apprécie Camille, mais c’est évident que ça l’amuse.

    — Voilà. Et puis maintenant, tu revisses, et puis tu colles ton œil de l’autre côté. Hum, j’ai toujours pas compris le troisième œil, mais peut-être qu’il ne faut pas l’impliquer trop dans le processus pour l’instant, qu’est-ce que tu en penses ?

    — Alex, tu sais que le troisième œil n’est pas vraiment un œil ? demande Camille tout en ajustant le kaléidoscope sur son œil droit et en fermant le gauche.

    — Bon, dit-il, et maintenant, je fais quoi ?

    L’autre jour, j’ai réussi à appeler le côté pile avec cette lunette. Bon, en fait, j’ai actionné un visiophone dans un immeuble du emèizieS, le quartier huppé de Paris côté pile, où un gardien m’a priée gentiment de me calmer, mais c’était bien la preuve que ça fonctionnait, et d’ailleurs Sibylle était folle de joie elle aussi.

    — Attends une seconde, conseillé-je.

    Mais Camille attend et il ne se passe rien.

    — Tu fais comme quand tu passes un reflet, dis-je.

    Zut. Ce n’est pas vraiment le soir où il a besoin d’un cadeau qui ne marche pas, ou qu’on lui rappelle à quel point sa magie est capricieuse. Il va au contraire lui falloir de la sérénité pour franchir je ne sais quel barrage la tradition familiale va lui imposer cette nuit pour qu’il gagne enfin ses galons. Je me mordille la lèvre, soudain consciente d’avoir peut-être commis une grosse boulette, avec mon cadeau d’anniversaire expérimental.

    À côté de moi, Camille s’est fait très immobile et silencieux.

    — Tu appelles qui tu veux, hein, précisé-je. Je l’ai essayé et j’ai eu quelqu’un du côté pile, j’ai reconnu l’accent, mais c’est vraiment, vraiment une version bêta. Totalement random.

    Il sourit.

    — D’ac. J’appelle qui je veux.

    Il prend une grande inspiration. Puis il fronce légèrement les sourcils, avance sa main vers les molettes.

    — Je peux faire la mise au point ? vérifie-t-il.

    — Euh, oui, bien sûr. Tu vois quelque chose ?

    — Je n’en suis pas sûr.

    Il manipule les pièces concentriques, les faisant jouer les unes contre les autres.

    — Il y a une forme claire au bout, mais elle est floue, explique-t-il.

    — Ah ?

    Moi, je n’ai rien vu.

    — Tu essayes de contacter quelqu’un en particulier ? demandé-je.

    — Hum, oui.

    — Mathilde ?

    À tous les coups, il va vouloir s’en servir pour localiser Mathilde, mais le problème, c’est qu’aucune des nombreuses initiatives que nous avons lancées pour trouver sa mère n’a fonctionné. Ce ne sera donc peut-être pas, hélas, le test le plus scientifiquement concluant qui soit.

    — Non, répond cependant Camille.

    La deuxième idée qui se présente à mon esprit est encore pire — je me demande tout à coup s’il tente de contacter Elle, mon double de l’autre côté, celle qui lui plaît vraiment. Elle a cessé d’exister à Pâques, elle s’est dissoute purement et simplement. Et si Camille voulait la ramener parmi nous ?

    — Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’appeler Elle, murmuré-je.

    — Hein ?

    Camille baisse la lunette et me lance un regard surpris, et un peu suspicieux.

    — Je ne vais pas appeler l’autre Alex, se défend-il. Je ne suis pas complètement idiot. Je ne ferais pas une chose pareille.

    Je ne comprends pas pourquoi et il n’explique pas davantage. Après m’avoir toisée d’un air déçu, il replace le kaléidoscope sur son œil.

    — Donc je peux vraiment viser n’importe qui ou n’importe quoi ? Ça n’a pas besoin d’être un mage de la famille.

    — Non. Apparemment ça émet plutôt large. Dis-moi qui tu appelles.

    — Fiona. J’essaye de retrouver Fiona.

    — Oh.

    Fiona est une ancienne colocataire de notre ami Valentin, qui a été enlevée, puis partiellement transformée par un affamé prénommé Horace. Mon double, Elle, toujours elle, travaillait avec Mathilde pour garder Fiona, bien qu’il m’ait été impossible de découvrir de quoi. D’Horace, d’elle-même ? Ou bien protégeaient-elles le monde des appétits de sang de Fiona ? Toujours est-il que Fiona a disparu, tout comme Mathilde.

    — Tu penses que trouver Fiona va t’aider à repérer la piste de ta maman ?

    — Je ne sais pas. En tout cas, je me fais du souci pour elle. Je me sens un peu responsable de ce qui lui est arrivé, explique-t-il. Et les autres n’ont pas le temps de s’occuper de son cas.

    À part Alice et Agathie, il n’y a plus grand-monde du clan côté pile pour assurer la police et tenir en respect la faune de siraP. Cameron et Axelle ont déserté le côté pile qui n’était plus sûr pour eux. Billie, la jumelle de Sibylle, a décrété qu’elle voulait passer ses journées dans une tour à la Défense, côté face, devant un ordinateur plein de tableurs, et ses soirées avec Valentin. Alice et Agathie sont généralement seules du côté pile.

    — Alors ? Tu la vois maintenant ? Fiona ?

    — Non, grommelle Camille. Toujours cette forme, et rien d’autre. C’est quelqu’un — je distingue du mouvement, une silhouette claire, mais rien d’autre.

    Je fais la moue.

    — Désolée de t’avoir fait un cadeau un peu pourri.

    — Arrête. Tu plaisantes ? Je l’adore. Ça m’est égal qu’il ne me cède pas au premier effort. J’aurai tout le temps d’apprendre à m’en servir plus tard.

    À moitié soulagée, je hoche la tête. Il ouvre la porte du bureau et m’invite à le précéder dans le couloir.

    — Viens. J’ai hyper faim. J’espère que c’est prêt.

    5

    SIBYLLE

    Mercredi 24 juin, 21 h

    Quand les gamins émergent du petit bureau, Camille a l’air serein tandis qu’Alex tire la grimace. J’en déduis que le cadeau est un succès, mais qu’il n’a pas fonctionné. Ou bien alors ils ont eu une autre de ces conversations bizarres dont ils ont le secret et qui leur met la tête à l’envers pour des heures.

    Ces deux-là, je vous jure. Le jour où je les ai pris comme élèves, je ne sais pas à quoi je pensais. Quand ils travaillent ensemble, c’est soit un miracle, soit une pure cata.

    — Lisa propose qu’on passe à table, annoncé-je en franchissant la porte du salon-salle à manger pour mettre le couvert.

    Une faim horrible me tenaille depuis le milieu de l’après-midi et je n’ai pas eu le temps de goûter à cause des préparatifs du rituel de ce soir. Normalement, Maman et Tante Mathilde m’auraient filé un coup de main, mais toute seule avec Lisa, ça représentait un peu plus de travail que prévu. Et puis je voulais parer à toutes les éventualités, parce qu’avec Camille… disons qu’on n’en est pas au premier ratage.

    Au moins, il est là. C’est mieux que lors des douze anniversaires qui ont précédé. Il est là, vivant, en bonne santé, et avec quelque chose qui ressemble à de la magie. C’est le principal.

    Vingt-et-une heures. Ce n’est plus le moment de baliser ou de passer en revue les trente-huit manières dont le scénario pourrait déraper. C’est l’heure de profiter de la soirée et des gens qui sont encore là.

    Je sors la nappe de sabbat, la violette à pompons oranges que Cloclo adorait au-delà de toute raison. Il faut dire, une nappe à pompons, quoi, ça se pose là. Placer les assiettes noires à liseré rouille et les verres ballons soufflés sur la table me donne l’impression bizarre d’être une parfaite maîtresse de maison.

    — Venez m’aider à mettre le couvert ! beuglé-je, en m’adressant à tout le monde et à personne en particulier.

    Évidemment, Alex est la première à se pointer et à s’emparer du tas de couverts en argent que je lui tends. Elle est suivie de peu par Cameron qui émerge de son antre, l’air encore endormi.

    — Joyeux anniversaire, gamin ! lui lancé-je avant de planter sur sa joue une bise sonore. Qu’est-ce que tu as encore fait de ta nuit, toi ? Tu sais que je déteste te savoir du côté pile ?

    Il hausse les épaules et ouvre les portes du buffet pour attraper salière, poivrière, brocs et dessous de bouteille en cristal.

    — Joyeux anniversaire, Cameron, dit Alex, sans en rajouter dans les démonstrations d’affection.

    J’essaye de le cuisiner :

    — Tu étais avec Alice ? Vous avez trouvé quelque chose ?

    — Non, fait Cameron. Rien du tout. On avait un tuyau au sujet d’une cache de frousses, mais quand on est arrivés, ils s’étaient envolés et les cages étaient vides.

    Alex et moi serrons les dents. Les frousses sont des créatures particulièrement monstrueuses qui sévissent du côté pile. Jadis, on les appelait des « fés ». Ils enlèvent des enfants dans leur lit la nuit pour les manger ou les vendre au plus offrant. Nous détestons tous cordialement ces ordures, surtout qu’ils travaillent pour les affamés. Alice passe la moitié de son temps à essayer de les empêcher de chasser et à débusquer leurs caches, et l’autre moitié à s’efforcer de sauver les victimes des affamés à grand renfort de potions maison. Si on les aide assez tôt, elles ne se transforment pas tout à fait, même quand les affamés les mordent avec l’intention d’inoculer. Mais une fois qu’elles ont bu le sang d’un innocent… c’est foutu pour elles.

    — Tu ne devrais pas te balader du côté pile tant que ton différend avec Halifax n’est pas résolu, grondé-je Cameron. Il pourrait t’invoquer, et il serait dans son bon droit.

    Halifax est le maître de Cameron. Au sens de maître-instructeur, mais pas seulement. Il forme à la magie tous les rejetons du clan Jonas qui appartiennent au monde d’outre-reflet, mais il a des méthodes éducatives plutôt arriérées, en ce qu’il confond un peu ses élèves avec des prisonniers ou des esclaves. En plus, il a proposé l’immortalité à Cameron s’il renonçait à ce qui fait de lui un Jonas — son lien avec Camille. Et quand Cameron a refusé, Halifax a inventé un stratagème pour essayer de les séparer de force. Moi, j’appelle ça de l’abus de pouvoir. Nous avons rapatrié Cameron à la maison et rompu le contrat de formation. Cela a engendré un contentieux juridique avec Halifax qui est plus ou moins en sommeil depuis avril.

    — Je crois que je n’intéresse plus Halifax, estime Cameron, optimiste. Il n’a pas essayé de m’invoquer ou de me contacter depuis un moment. Je pense qu’il a renoncé et trouvé à s’occuper ailleurs.

    Je ne suis pas du même avis. Je ne connais pas bien Halifax, mais un type aussi ancien, retors et puissant ne laisse pas tomber si facilement une chose qui lui tient à cœur. Et s’assurer un digne successeur avait l’air vraiment important pour lui.

    — T’as eu de la chance jusqu’à maintenant, dis-je à Cameron, et je sais qu’on ne peut pas vivre sa vie sans prendre de risques, mais le jour où il t’attrapera à nouveau, tu seras dans la mouise et je ne sais pas si j’arriverai encore à te récupérer.

    Je n’ajoute pas : sans Clothilde. Ce n’est pas la peine de retourner le couteau dans la plaie. Cameron pense déjà que sa tante est morte à cause de lui, parce que c’est en les invoquant tous les trois, Camille, Alex et lui, que Maman a fait son arrêt cardiaque.

    Je change donc rapidement de sujet. Moi non plus, je n’ai pas envie de m’étendre sur la mort de Maman.

    — Et Axelle ? Tu l’as vue ?

    Encore une autre qui ne devrait pas traîner du côté pile mais qui continue à y passer beaucoup trop de temps. Cameron acquiesce, confirmant par là qu’Axelle a chassé avec lui.

    — Elle est rentrée se coucher à l’aube, elle doit être en train de ronfler dans sa chambre.

    Axelle ne paraîtra pas avant le coucher du soleil. Elle a été mordue par un affamé, Théophraste. Il a fallu toute sa combattivité hors du commun, plus une intervention magique carabinée, pour la garder avec nous et éviter sa nécrométamorphose en affamée. Mais Théophraste est puissant et il y a eu des séquelles, certaines gênantes, comme une aversion acquise au soleil qui condamne Axelle à une vie de plus en plus nocturne. Depuis, elle s’est investie aux côtés d’Alice, mais avec une motivation un peu différente, plus personnelle : elle recherche Théophraste pour le buter, et récupérer sa vie d’avant. Si elle le raye du Who’s Who de siraP, sans céder bien sûr à l’appel du sang, elle est assez forte pour se débarrasser de son influence. Et surtout, le venin de Théophraste cessera de la ronger de l’intérieur.

    La table est prête et Lisa arrive de la cuisine avec Camille, apportant une première série de plats qui font gargouiller au moins deux estomacs en plus du mien. Notre budget alimentaire a quintuplé ce printemps et pourtant, nous n’avons pas gagné un gramme.

    Camille pose sur la table le saladier énorme qu’il transportait et s’approche de Cameron. Les deux frères se saluent d’une accolade bourrue. Ces deux derniers mois auront servi au moins à ça : les deux frangins ont pu habiter ensemble pour la première fois de leur vie, et maintenant qu’ils ont eu du temps pour apprendre à mieux se connaître, ils ont fini par devenir vraiment amis.

    Lisa est repartie et maintenant elle refait son apparition avec Noël et Mila, un môme sur chaque hanche. De l’autre côté du miroir, Alice gère leurs doubles, Léon et Aline. Axelle dort encore et Billie a déjà prévenu qu’elle rentrerait plus tard pour le rituel. Il ne manque, comme d’habitude, que les Supergâtées.

    — Quelqu’un a dit à Galatée qu’on mangeait ? vérifié-je à la cantonade.

    — J’y vais, propose Camille.

    Au même moment, quelqu’un sonne à la porte.

    — Tiens, fait Lisa. Bizarre. Pourtant on n’attendait personne d’autre, si ?

    Alex me fixe d’un air inquiet et interrogatif. En temps normal, déjà, les visiteurs impromptus sont très rares. Ils se classent généralement en trois catégories : a) les très bonnes nouvelles, b) les très mauvaises nouvelles, ou c) Valentin, le mec de ma jumelle Billie, qui a le chic pour toujours débarquer au moment le plus dramatique, la Déesse le garde.

    — C’est sûrement Billie qui a oublié ses clefs, décidé-je.

    — Je vais ouvrir, annonce Alex, qui est près de la porte. Au besoin, je prendrai un message.

    Elle est super pour éconduire les inconnus égarés, et je la laisse faire, ignorant le petit pressentiment bizarre qui se manifeste au creux de mon estomac. De toute façon, il ne peut rien se passer de si terrible à ce stade. Réunis tous ensemble dans notre QG, on est forts.

    Trois minutes plus tard, on est prêts à passer à table, Galatée et Agathie descendent l’escalier avec Camille, mais Alex n’a pas refait surface. Je vais jeter un œil dans la cuisine pour vérifier qu’elle s’en sort, et qu’on va enfin pouvoir manger.

    — Alex ?

    Je suis dans l’escalier quand la voix d’Alex me parvient, tendue, depuis la porte du bas.

    — Je comprends ce que vous me dites, mais je ne suis pas sûre du tout que le moment soit opportun. Vous avez pris un hôtel ? Dans ce cas, je vous invite à y retourner et à venir nous retrouver plutôt demain à la même heure.

    Je dévale les dernières marches de l’escalier qui mène à l’entrée et je m’arrête net. Alex bloque le passage à un type brun d’une cinquantaine d’années, en costume très bien coupé, et que je reconnais aussitôt. Alex l’a probablement situé elle aussi, à cause de son nez à forte personnalité et de ses yeux d’un noisette très marqué, au vert parsemé de taches rousses, très caractéristique. Elle a dû comprendre immédiatement qu’il était de la famille d’Étang Scabiosa, peut-être pas qu’il était son père.

    J’interviens, beaucoup moins diplomate.

    — Qu’est-ce que vous fichez là, Gabriele ? Ce n’est pas du tout le bon moment pour nous.

    Par la déesse, j’espère que les Scabiosa ne vont pas se remettre à nous pourrir la vie comme ils l’ont fait à Noël. On n’a pas besoin de ça. Mais Gabriele explique :

    — Attendez, je ne viens pas semer la zizanie. Je veux juste vous voir. J’ai appris ce qui était arrivé à Clothilde…

    Gabriele et Maman, s’il faut croire l’histoire officielle, ont eu il y a longtemps une relation non approuvée par le clan Scabiosa. Je m’étonne un peu que la nouvelle de la mort de Maman ait mis autant de temps à parvenir jusqu’à lui, mais je ne peux pas non plus le renvoyer comme un malpropre s’il s’agit vraiment de la raison de sa visite.

    — Écoutez, dis-je sur un ton un peu plus doux, je ne veux pas vous foutre dehors, mais nous avons prévu un rituel de famille très important ce soir, et le moment est mal choisi pour une visite.

    — C’est aussi pour ça que je viens, dit Gabriele. C’est l’anniversaire de Camille, n’est-ce pas ? J’ai un cadeau pour lui.

    — Aha, un cadeau ? Je peux le voir ? demandé-je.

    À Noël, la belle-mère de Gabriele, Livia Scabiosa, a failli tuer Camille, alors, j’ai des raisons de me méfier.

    Gabriele porte la main à sa poche et en extrait un objet compact et brillant qui tient dans la paume de sa main : un cristal d’un brun très sombre aux reflets rosés, dont la couleur s’altère lorsque les facettes prennent la lumière. J’ai aussitôt envie de dégobiller. Je reconnais ce truc, c’est la magie de Camille, celle qui lui venait des Scabiosa. C’était dans son ventre, et il m’a suppliée de le lui arracher.

    — C’est une offre de paix, explique Gabriele.

    Moi, ça me fait grincer des dents.

    — Vous venez de la part de Livia ?

    Gabriele secoue la tête.

    — Livia et Urbano ne sont pas au courant.

    — Rentrez chez vous.

    Mais bien sûr, il a mis le pied dans la porte, et son fils Étang n’a pas hérité sa fichue tête de cochon du facteur.

    — J’ai vraiment besoin de vous parler, insiste Gabriele.

    La dernière fois que j’ai écouté un Scabiosa, ça a failli très mal se terminer. La dernière fois que j’ai voulu aider un Scabiosa, je l’ai payé tellement cher que j’en ai encore la chair de poule. Non. C’est non.

    — Demain.

    — Demain, insiste Gabriele, ça risque d’être trop tard.

    Alex s’est tournée vers moi.

    — Sibylle, dit-elle doucement. On devrait peut-être juste écouter ce que, euh, Gabriele veut nous dire. Et si c’était important ?

    Et de toute façon, c’est trop tard, parce que quelqu’un d’autre descend l’escalier derrière moi, d’un pas caractéristique, et que deux secondes plus tard, Camille émerge à son tour dans l’entrée minuscule, aperçoit le cristal, jure profusément, et exige des explications immédiates.

    6

    ALEX

    Mercredi 24 juin, 21 h 30

    Pour finir, notre faim a gagné la partie et nous avons invité Gabriele Scabiosa à dîner, tout en lui faisant comprendre de manière très claire que nous le jetions dehors après le café.

    Je n’avais jamais vu le père d’Étang. Dans l’entrée, j’ai trouvé flagrante la ressemblance entre eux, mais maintenant qu’il mange du tajine assis à côté de Camille, c’est un autre air de famille qui me bluffe.

    Ouaip, au cas où il subsistait un doute, Camille n’a pas hérité de la magie Scabiosa par hasard. Magie qui trône à présent au milieu de la table, comme si de rien n’était, rejoignant l’os de frousse de Pâques dans mon panthéon personnel de trucs bizarres et dégoûtants. Sibylle a quand même extirpé cet objet du ventre de son cousin à Noël. Moi, ce souvenir me rend un peu malade.

    — J’ai été vraiment désolé, et choqué d’apprendre le décès de Clothilde, dit Gabriele avec sa pointe d’accent italien. C’était une femme rare et pleine de vie, et sa présence suffisait à rendre le monde à la fois meilleur et plus intéressant.

    — Merci, murmure Sibylle, qui n’a pas l’air de vouloir se détendre et désigne du menton le cristal sur la nappe. Mais si vous nous expliquiez ce que vous fichez ici avec ça.

    — Je veux restituer à Camille ce qui lui appartient de droit, dit simplement Gabriele.

    — Eh bien, fait Camille, c’est gentil, et je ne doute pas que votre geste soit motivé par la bienveillance, mais je n’en veux pas. Et si c’est pour que Livia nous cherche encore des noises, je préférerais nettement que vous repartiez avec.

    Gabriele secoue la tête.

    — J’ai eu peur que ça te fasse défaut, Camille. Je connais l’enjeu de ton anniversaire, et je voulais que tu aies cette magie pour l’affronter.

    Sibylle intervient.

    — C’est bien civil à vous, Gabriele, mais Camille n’a pas du tout besoin de ce gadget. Les facultés qu’il a héritées de sa famille, de nous, les Jonas, n’ont absolument rien à envier à celles des Scabiosa, et en plus, nous lui reconnaissons le droit de choisir. Si vous n’avez rien d’autre à discuter avec nous, je pense que le moment est venu pour vous de partir. Le simple fait que vous soyez ici à l’insu de Livia et d’Urbano est déjà en soi préoccupant. Ne le prenez pas mal, mais nous ne voulons vraiment plus rien avoir à faire avec votre clan.

    Gabriele soupire, les yeux perdus dans son verre de vin rouge.

    — Je peux me tromper, dit-il. Et je sais que les Scabiosa se sont rendus coupables à votre égard de plus d’un préjudice. Je crois que vous n’avez même pas idée de la moitié d’entre eux.

    — Ouais, le coupe Sibylle, en fait, ceux dont j’ai connaissance me suffisent.

    Et moi, je me demande à nouveau ce qui s’est passé entre Étang et Sibylle, pour que ce dernier disparaisse de nos vies du jour au lendemain et qu’on n’entende plus jamais parler de lui.

    — Comme Clothilde n’était plus en mesure de le faire, je voulais juste veiller sur vous et m’assurer que tout se déroule bien, conclut Gabriele. J’ai eu un vague pressentiment, et je suis venu me mettre à votre disposition.

    — Comme ça ? raille Camille, sarcastique.

    Il faut dire que les Scabiosa l’ont habitué à un autre genre de traitement.

    — Comme ça, confirme Gabriele avec un hochement de menton solennel.

    Mais Camille secoue la tête.

    — Non.

    Gabriele se tourne vers Galatée. Depuis le début du dîner, il lui lance en douce des regards détournés, tandis qu’elle mange en silence, sans prendre part à la conversation, se contentant d’apartés ponctuels avec sa sœur Agathie.

    — Toi non plus, tu ne veux pas de mon aide ? lui demande Gabriele.

    Galatée se tend aussitôt sur sa chaise.

    — Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, ça ? intervient Sibylle, s’accaparant à nouveau l’attention du visiteur avec l’intensité colorée, sonore et perçante de son énergie de nouvelle cheffe de famille qui n’apprécie pas qu’on vienne piétiner ses plates-bandes. Rentrez chez vous, Gabriele, ça vaudra mieux.

    Le père d’Étang hoche la tête, puis se lève, remercie poliment, et annonce :

    — Je serai dehors, à l’arrêt du bus en face de la maison. Si vous me cherchez. En cas de besoin, n’hésitez pas. Merci pour le dîner.

    Sibylle fait la grimace. Camille ajoute :

    — Reprenez le machin, là. Je ne saurais pas quoi en faire.

    Et quelques minutes plus tard, à la manière d’une marraine maléfique venue délivrer un mauvais présage cryptique, Gabriele Scabiosa est parti.

    — Bon, on passe à la suite, lance Sibylle en levant les yeux au ciel et en roulant sa serviette pour la jeter sur la table, avant de se laisser aller contre le dossier de sa chaise, les mains croisées sur son estomac bien plein.

    Je suis sûre que si elle pouvait, elle émettrait maintenant un rot sonore. Elle donne bien le change, un peu trop bien même.

    — Tu ne voulais pas des nouvelles d’Étang ? glisse doucement Lisa. Il est encore temps d’en demander, tu sais.

    — J’ai toutes les nouvelles d’Étang dont j’ai besoin, merci beaucoup, maugrée Sibylle.

    Lisa n’insiste pas. Elle est probablement la seule personne dans la maison qui sache comment s’y prendre pour manœuvrer Sibylle.

    Nous rangeons après le repas, puis Sibylle et Lisa partent préparer le rituel nocturne, après avoir décrété un quartier libre d’une heure. Rendez-vous à vingt-trois heures trente sur le toit-terrasse.

    Moi, j’en profite pour m’échapper et me glisser en silence dans le bureau de Clothilde.

    7

    ALEX

    Mercredi 24 juin, 22 h 35

    Personne n’a eu le courage de toucher au bureau de Tante Clothilde depuis sa disparition en avril. Tout est resté en l’état, le papier peint et la moquette roses, la table de bois clair avec son ordinateur énorme et toutes les petites poupées multicolores qui pendent par grappes du plafond, squattent les étagères, et la moindre surface libre. On dirait la version gaie, bienveillante, bavarde et solaire de la maison d’un psychopathe. Sûr, je n’ai pas que de bons souvenirs dans ce bureau. J’y ai même essentiellement des souvenirs de stress, d’étrangeté, de rupture et de deuil. Mais c’est mieux que rien, mieux que l’absence nue. Comme à chaque fois que j’entre ici, des émotions multiples et contradictoires me saisissent à la gorge. Je me laisse tomber dans le fauteuil de Cloclo, cherchant sa présence qui m’élude dans cette pièce qui pourtant parle d’elle à tue-tête.

    Elle me manque. C’était toujours elle qui m’appelait quand il se passait quelque chose. Aujourd’hui, je m’attends encore à ce que le téléphone sonne ou à ce qu’elle m’envoie un de ses textos impossibles — « Attention, si Lisa porte du rouge aujourd’hui, ne mets pas trop de fleurs dans le shampooing du chat, et dis à ce gosse d’être plus généreux sur la salade » ou bien un autre truc du genre. Elle a laissé un grand vide derrière elle.

    Camille affirme qu’il n’a jamais vu son fantôme dans ce bureau. Il dit qu’il l’a croisée deux ou trois fois depuis sa mort, surtout à l’Huis au fer, la maison de campagne où tendent à s’agglutiner les spectres de la famille. Elle lui est aussi apparue dans la salle de bain du troisième, celle avec le vitrail, pendant qu’il se rasait. Ce jour-là, il s’est amené au bureau avec un sparadrap géant sur la joue, et il a bien été obligé de me raconter pourquoi.

    Moi, j’attends toujours. Je n’ai pas d’affinité particulière avec les fantômes, mais je compte sur les ressources de Clothilde pour trouver un moyen de contourner les lois de la nature, de la mort et de la magie. Elle va sûrement y arriver.

    Je me balance dans le fauteuil, consciente d’être en train de procrastiner. Il y a trop d’agitation dans la maison, trop d’électricité statique, et tout le monde est nerveux. Je ne sais toujours pas trop quel est mon rôle dans tout ça. Comme Camille, je me demande à quelle sauce je vais être mangée, et faute d’indices, je préfère nettement penser à autre chose.

    Cherchant une diversion autour de moi, j’avise sur le bureau la série de poupées qui nous représentent. Nous sommes disposés en rang d’oignons devant l’ordinateur, comme en attente d’instructions. Les figurines créées au

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