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La FORCE DE MARCHER
La FORCE DE MARCHER
La FORCE DE MARCHER
Livre électronique304 pages4 heures

La FORCE DE MARCHER

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À propos de ce livre électronique

Hommage d'un fils à son père, La force de marcher raconte la vie de Tobasonakwut, chef Anishinaabe de la nation Ojibwé. Survivant des pensionnats autochtones, grand chef et défenseur des droits civiques, il a mené, malgré le cancer qui le rongeait, une entreprise de réconciliation qui demeure l'un de ses plus importants legs. Ce récit témoigne du combat et des chemins de résistance des Premières Nations du Canada.
LangueFrançais
Date de sortie22 août 2017
ISBN9782897124397
La FORCE DE MARCHER
Auteur

Wab Kinew

Wab Kinew fait partie des intellectuels autochtones les plus influents au pays, selon les médias. Ancien animateur de la CBC, témoin honoraire à la Commission Vérité et Réconciliation, député provincial de Fort Rouge depuis le 16 avril 2016, chef du Nouveau Parti démocratique du Manitoba ainsi que chef de l'opposition officielle depuis le 16 septembre 2017, il porte un récit retentissant de vérité qui aborde les questions sociales et politiques qui interpellent le pays sur les réalités autochtones.

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    Aperçu du livre

    La FORCE DE MARCHER - Wab Kinew

    Wab Kinew

    la force de marcher

    Traduit de l’anglais par Caroline Lavoie

    mémoire d’encrier

    Dépôt légal : 3e trimestre 2017

    © 2017 Éditions Mémoire d’encrier inc. pour l’édition française

    © 2015 Wab Kinew

    Publié par l’entremise de Viking, division de Penguin Random House Canada Limited.

    Édition originale : The Reason You Walk, Toronto, Penguin Canada, 2015. Tous droits réservés

    ISBN 978-2-89712-438-0 (Papier)

    ISBN 978-2-89712-440-3 (PDF)

    ISBN 978-2-89712-439-7 (ePub)

    E99.C6K5514 2017      971.27’43004973330092      C2017-940644-2

    Mise en page : Virginie Turcotte

    Couverture : Étienne Bienvenu

    MÉMOIRE D’ENCRIER

    1260, rue Bélanger, bur. 201 • Montréal • Québec • H2S 1H9

    info@memoiredencrier.com • www.memoiredencrier.com

    Fabrication du ePub : Stéphane Cormier

    Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Conseil des Arts du Canada, du Fonds du livre du Canada et du Gouvernement du Québecpar le Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, Gestion Sodec.

    Mémoire d’encrier reconnaît également l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’édition du livre, initiative de la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018 : éducation, immigration, communautés, pour ses activités de traduction.

    Miigwech Nimaamaa, Miigwech Ndede

    Ningosha anishaa wenji-bimoseyan

    (Je donne la force de marcher)

    Chanson de voyage anishinaabe

    prologue

    Si tu entrais au cœur du cercle de la danse du soleil, tu en comprendrais la beauté.

    Le tremblement des peupliers dans la brise. Le flottement et le frétillement des drapeaux de prière multicolores dans les branches. Le chœur des cigales, bande sonore parfaite sous la chaleur accablante. Le sentiment de centaines de sympathisants autour du cercle, les yeux braqués sur toi.

    Le sable chaud commençait à me brûler les pieds. L’éclat du soleil avait profondément marqué ma peau. La sueur sèche avait laissé une fine couche de sel sur mon corps, je m’en rendais compte quand je me léchais les lèvres.

    Nous avions commencé à danser et à jeûner dans le cercle de la danse du soleil avant les premières lueurs de l’aube.

    Les chefs et les meneurs marchaient en procession au sud du cercle, où je me tenais. Prenant la coiffe de guerre de mon père sur une perche, ils l’ont tendue vers le ciel. Des dizaines de plumes d’aigle déployées autour formaient une sorte de halo. Chaque plume représentait un acte de courage, les motifs en perles de verre reflétaient la lumière du soleil. Le système acoustique grésillait.

    Lorsqu’ils ont ramené du ciel la coiffe de guerre et l’ont déposée sur ma tête, des ululements et des cris de guerre se sont élevés parmi la foule. Ils m’avaient désigné comme chef.

    Le meneur de la danse du soleil a pris le médaillon du traité dans une petite boîte posée sur le sol. Il l’a placé entre mes mains en me rappelant l’importance des liens instaurés par les traités et notre engagement à partager la terre avec les nouveaux arrivants. Sur un côté du médaillon, le profil de George Washington. Sur l’autre, deux mains qui se serrent. L’une, européenne. L’autre, autochtone. Les traités sont l’affaire de tous.

    J’ai hoché la tête pour le remercier. Le poids du médaillon entre mes mains m’a surpris.

    J’ai tourné mon regard vers la terre. La dernière fois que j’étais venu là, c’était deux ans plus tôt. Je m’étais écarté de la voie rouge tracée dans mon enfance. J’avais tourné le dos à Ndede¹, mon père. J’avais fait du mal à plusieurs personnes, même celles qui m’étaient les plus chères.

    Fils de chef, j’avais toujours su qu’un jour ou l’autre, je me hisserais à ce rang, mais je n’avais jamais pensé que ce jour viendrait si vite. Peut-être seulement après une action héroïque que j’aurais accomplie moi-même. Et voilà que cette cérémonie était célébrée aux jours les plus sombres de ma vie! Ma communauté, ma famille et mon père avaient réagi en me donnant une seconde chance. Ils tentaient de réparer ce qui s’était brisé.

    Cela s’est passé il y a plus de dix ans. Depuis, mon père m’a légué bien d’autres choses sur lesquelles je suis résolu à bâtir l’avenir.

    Pendant sa dernière année sur terre, Ndede allait vivre une remarquable aventure d’espoir, de guérison et, ultimement, de pardon. Cette aventure allait le mener au sommet d’institutions parmi les plus puissantes de la planète, en même temps qu’elle résonnerait dans ce que l’être humain a de plus intime et de plus universel à la fois.

    Au-delà des héritages, objets sacrés ou titres, son legs le plus précieux est un enseignement, ce jour où il m’a tiré de l’abîme grâce à la danse du soleil : pendant notre vie sur terre, aimons-nous les uns les autres, et, quand notre cœur se brise, efforçons-nous d’en recoller les morceaux.

    Peu importe où nous vivons, nous sommes nombreux à puiser dans cet enseignement qui constitue le noyau des cérémonies sacrées pratiquées par les peuples autochtones.

    C’est ce qui donne la force de marcher.


    1 Ndede signifie « mon père » en ojibwé, un terme par lequel ma sœur Shawon et moi désignons notre père depuis notre enfance. Le « e » se prononce comme dans « legs ». La transcription phonétique du mot est « in-DEH-deh ».

    I

    oshkaadizid

    jeunesse

    1

    Près de la ligne d’horizon, un nuage traversait les eaux miroitantes du lac des Bois. Un grand Anishinaabe, Waabanakwad (Nuage gris), étudiait cette masse de brume qui flottait devant lui. Il défit un nœud de tabac dans sa main et plaça son offrande sur l’eau. Puis il tendit le cou pour que ses paroles s’élèvent jusqu’au ciel.

    — Ahow nimishoomis, miigwech kimiinshiyin ningoozis owiinzowin, déclara-t-il en ojibwé. Ô, grand-père, merci de me donner le nom de mon fils.

    Ses nouveau-nés, des jumeaux, reposaient près de leur mère, Nenagiizhigok (Guérisseuse céleste), qui les allaitait dans la petite habitation érigée à l’orée du bois, sur une pointe, juste au nord de Turtle Narrows. La famille s’y était arrêtée, tôt ce matin-là. Quel beau cadeau! Waabanakwad le comprenait parfaitement. Quelle bénédiction que d’avoir sa petite famille autour de lui, sur sa ligne de trappe, sur cette terre qui avait appartenu à son père et à son grand-père avant lui!

    — Tobasonakwut, murmura-t-il.

    Nuage bas. Il regarda le nuage qui allait donner son nom à son fils disparaître dans la brume qui cachait la rive. Il s’accroupit au bord de l’eau, en quête d’une autre vision, d’un nom pour son deuxième fils.

    Les feuilles d’un peuplier bruissaient doucement dans le vent. L’eau clapotait aux pieds de Waabanakwad.

    C’est à ce moment-là, sans doute, qu’un petit oiseau se posa près de lui et le regarda en secouant la tête. La petite apparition fit un bond en l’air quand Waabanakwad lui sourit. L’oiseau se laissa ensuite tomber vers le sol avant de reprendre son élan pour s’envoler dans la brume.

    — Bineshii, dit Waabanakwad.

    Petit oiseau. Ce nom lui plaisait. Ses yeux se plissèrent dans le sourire qui illuminait son visage.

    Il offrit le reste du tabac, invoqua les Esprits des quatre horizons, notre grand-mère la Terre et notre grand-père à tous, puis se dirigea vers son habitation. Il avait un nom pour chacun de ses fils. Le visage de Nenagiizhigok dut s’épanouir en voyant Waabanakwad rentrer.

    Ces sourires allaient vite disparaître. Les deux garçons attrapèrent la scarlatine à un jeune âge et les remèdes anishinaabe ne purent sauver que Tobasonakwut. Bineshii se montra fidèle à son nom. Il ne fit qu’effleurer la terre, avant de s’envoler et de repartir pour le monde des Esprits.

    Longtemps après être devenu gichi-Anishinaabe, un géant parmi son peuple, Tobasonakwut apprit de la bouche d’un aîné que s’il avait vécu une vie si riche et si intense, ce n’était pas seulement pour sa part de bénéfices et de difficultés. C’était aussi pour la douleur, la joie et le chagrin qui avaient appartenu à Bineshii. Tobasonakwut avait vécu assez pour deux existences. C’est sans doute pourquoi « jumeaux » se dit niizhote en anishinaabemowin, c’est-à-dire « deux cœurs ». Pas vraiment deux cœurs, plutôt une dualité incarnée par un lien sacré. Un aîné l’exprimerait ainsi, bien plus tard dans la vie de mon père. Un jour, ces deux cœurs n’en formeraient plus qu’un. Après très, très longtemps.

    Il fallait d’abord que Tobasonakwut vive sa vie d’enfant.

    Un jour qu’elle n’était encore qu’une petite fille, Nenagiizhigok jouait avec ses frères, sœurs et cousins près de Sii’amo Ziibing, non loin de là où elle allait donner naissance à son fils Tobasonakwut une génération plus tard. C’était sans doute une chaude journée d’été, peut-être le matin, quand le soleil commence à réchauffer l’ombre de la forêt.

    Les enfants se poursuivaient les uns les autres et leur rire retentissait le long du rivage rocheux. Lorsque l’un d’eux se détacha du groupe et monta vers la forêt, les autres, y compris Nenagiizhigok, lui emboîtèrent le pas. Ils se pourchassaient en zigzaguant entre les pins, leurs mocassins piétinant le moelleux coussin d’aiguilles de pin rouge. Malgré les cris et les éclats de rire, le bruit de leurs pas sur la terre résonnait plus doucement qu’il n’est possible de l’imaginer aujourd’hui. Ils firent irruption dans une clairière où poussaient de hautes herbes dissimulant un marais. De jolies fleurs dansaient parmi les herbes, se balançant dans la brise légère, et plus les enfants s’en approchaient, plus ils s’éloignaient des arbres.

    Dans un état second, envoûtés par les fleurs mauves et roses, ils continuaient d’avancer. C’est alors qu’une cascade de sons s’éleva autour d’eux. On aurait dit un millier de minuscules crécelles secouées toutes en même temps.

    Nenagiizhigok et les autres se figèrent, tandis qu’une nuée de libellules jaillissait des roseaux. Les magnifiques créatures formaient un arc, comme une lance projetée au-dessus de ces petites têtes d’enfants anichinaabeg.

    Les petits insectes se mirent à chanter peu à peu, sans troubler l’émerveillement dans l’esprit des enfants. Apaisante, leur mélodie traçait les contours des arcs qu’ils formaient dans le ciel. Les sons atteignaient un plateau, s’accrochaient à l’air, puis revenaient à une note plus basse, que les libellules répétaient avant de recommencer le cycle. Un chant avec un début, mais sans fin, une musique nouvelle.

    Des années plus tard, Tobasonakwut écoutait sa mère, Nenagiizhigok, lui chanter cette mélodie, appelée « Kopichigan » par ses camarades de jeu et elle, désormais parents. Assis dans son tikanaagan, ou porte-bébé, Tobasonakwut s’endormait au son de cet air pendant que sa mère cueillait des bleuets sous le soleil d’août. Et le soir, quand on le berçait dans sa balançoire, suspendue au-dessus de lit de ses parents. Et quand on lui faisait faire la sieste.

    « Mehhh, mehhh, mehhh ... », fredonnait doucement sa mère. Le chant des libellules s’introduisait dans le cœur de Tobasonakwut, dans son esprit, dans sa mémoire. C’était un chant qui venait de chez lui. De la mère. De la Terre.

    Jeune garçon, Tobasonakwut vivait dans l’insouciance, comme les petits Anishinaabeg du nord-ouest de l’Ontario encore aujourd’hui. Avec un sourire sur le visage et un lance-pierre dans la poche.

    L’été, la famille vivait sur la péninsule Aulneau, en un lieu appelé Neyangaashing, un village bâti autour d’une habitation de midewin dont se servait la grande société médicinale des Ojibwés. Quittant la demeure de ses parents, Tobasonakwut escaladait la colline voisine, montait sur la face arrondie du rocher et admirait les eaux chatoyantes du lac des Bois. Il observait les pêcheurs dans leurs canots, dont son père, se diriger vers le large et poser des filets. En août, ses frères et lui s’asseyaient là pour manger des bleuets.

    Un jour d’été, Tobasonakwut fut témoin d’un étrange spectacle. En revenant vers l’habitation du midewin,

    il aperçut un Anishinaabe à quatre pattes, tel un animal, une laisse de cuir autour du cou fixée à un pieu si profondément ancré qu’il ne bougeait pas d’un iota quand l’homme tirait dessus. Inconscient de la présence de Tobasonakwut, qui le dévisageait, l’homme sanglotait. Ce que voyait Tobasonakwut, c’était un homme en quête d’une vision, un homme sacrifiant sa faim, sa soif et même sa dignité pour se rapprocher du monde des Esprits. C’était la première fois que l’enfant observait ce genre de comportements.

    Ce ne serait pas la dernière.

    Tobasonakwut et son peuple vivaient à une époque de bouleversements. Les villages des Anishinaabeg (Neyangaashing, par exemple) étaient alors démantelés, et leurs habitants déplacés vers des réserves comme Big Island ou Onigaming, où fut envoyée sa famille. Les terres où ils avaient posé leurs trappes depuis des générations ne leur appartenaient plus, leur disait-on alors. Leur mode de vie traditionnel avait disparu, ils n’avaient pas le droit de quitter la réserve ni de participer à la nouvelle économie qui se créait autour d’eux.

    Tout changeait, y compris le mariage de Waabanakwad et Nenagiizhigok. Waabanakwad vivait de moins en moins auprès de cette famille qu’il aimait pourtant. Peut-être était-ce une façon pour lui de regagner l’autonomie qu’on lui avait enlevée. Ou de courir après d’autres femmes. Un peu des deux, sans doute. Quelle qu’en soit la raison, Nenagiizhigok, souvent seule avec ses enfants, était découragée et déprimée. Après de longues absences, Waabanakwad et elle se disputaient devant leurs fils, semant la confusion dans leur cœur. La colonisation n’est pas bonne pour la vie de famille.

    Le père et la mère aimaient tendrement leurs enfants. Avec Tobasonakwut, Waabanakwad allait écouter les soixante-dix-huit tours de la famille Carter chez son frère, qui possédait le premier tourne-disque de la réserve. Nenagiizhigok racontait des histoires aux enfants tout l’hiver, à côté du poêle.

    Un jour, Nenagiizhigok revêtit Tobasonakwut de ses plus beaux habits. Elle prépara du pakwezhigan, une sorte de bannique, et fit bouillir de l’eau pour le thé. Quand arriva un aîné tenu en grand respect, elle remit le pain et le thé à Tobasonakwut. L’aîné mena ensuite l’enfant jusqu’au rivage, où les attendait un canot. Il pagaya vers le sud, en direction de Cyclone Point.

    Ils s’approchèrent d’un rocher dont la face était tournée vers l’est et y débarquèrent. L’aîné déballa la bannique et remplit deux tasses de thé. Il bourra sa pipe de cérémonie et l’alluma. Il invoqua les quatre horizons, notre grand-mère la Terre et notre grand-père à tous. Le guérisseur pria pour le petit garçon assis à ses côtés. Il demanda aux Esprits d’être bon avec lui. Ensuite, il offrit à l’enfant du pain et une tasse de thé.

    Assis là, ils mangèrent en silence pendant un certain temps. Puis, l’aîné expliqua à Tobasonakwut qu’un jour, il deviendrait un meneur et un homme spirituel parmi les Anishinaabeg. C’est pourquoi Tobasonakwut devait se mettre dès son jeune âge en quête d’une vision. Ainsi, il se préparerait à l’œuvre de toute une vie.

    En avalant la pâte cuite, Tobasonakwut comprit soudain que ce serait son dernier repas avant le début de son jeûne. Il se mit sans doute à mâcher un peu plus lentement et à écouter l’aîné avec plus d’attention.

    L’aîné lui demanda de grimper jusqu’à l’entrée d’une grotte. C’est là que l’enfant devait rester quatre jours durant.

    Tobasonakwut obéit. Assailli par le froid, la faim et la soif, il resta seul dans la grotte pendant tout ce temps.

    Il entendait la pluie tomber et les sifflements des serpents qui partageaient son abri. Il maudissait sa famille et l’aîné qui l’avait mené là. Se sentant seul et misérable, il se promettait de ne jamais forcer ses enfants à jeûner comme on le lui imposait. Il ne rompit pas son jeûne. Il honora ses engagements. Et compléta sa quête en ayant une vision.

    Quatre jours plus tard, l’aîné revint le chercher.

    Ils fumèrent la pipe ensemble et mangèrent un peu. Alors que l’homme pagayait vers Onigaming, Tobasonakwut tournait de temps en temps la tête pour jeter un dernier coup d’œil à celui qu’il avait laissé dans la grotte. Il dut remarquer que le vieux avait l’air d’avoir passé quatre jours loin de tout, lui aussi. Quand Tobasonakwut rentra chez lui, Waabanakwad l’encouragea à placer une offrande de tabac sous un arbre en remerciement de la vision qu’il avait reçue.

    2

    Et c’est ainsi que les années qui suivirent furent remplies de rires et d’amour, de disputes et de douleur. La vie était bonne, mais difficile. C’est comme cela que vivaient les Anishinaabeg.

    Quelque chose les menaçait pourtant, à l’abri des regards, quelque chose qui hantait la famille de Tobasonakwut. C’était une frayeur profonde, à l’affût derrière chaque arbre et chaque colline, comme le Windigo, ce géant de glace, ce cannibale aux cris lugubres qui avait occupé l’esprit de ses ancêtres. Les adultes n’osaient parler ni du Windigo ni de cette grande peur.

    À la fin de l’été, cette frayeur se transforma en réalité quand un homme vêtu d’une soutane noire vint exiger qu’on lui remette Tobasonakwut.

    C’est à ce moment-là que prit fin l’enfance de Tobasonakwut. On le fit monter dans un camion, avec d’autres enfants anishinaabeg, pour l’amener au pensionnat de St. Mary, près de Kenora, en Ontario. C’est dans cette institution dirigée par les Oblats que, sujet d’une expérience d’ingénierie sociale de grande ampleur dont le but était de « tuer l’Indien dans l’enfant », il allait vivre la plus grande partie des dix années suivantes.

    Après lui avoir rasé les cheveux, on le priva du nom choisi par son père, au profit d’un numéro, le 54, puis on l’affubla d’un nom irlandais donné par les religieux : Peter Kelly. On lui interdit de parler sa langue maternelle, que d’innombrables générations d’ancêtres avaient préservée avant lui. Parler anishinaabemowin à portée de voix de ses nouveaux gardiens lui attirait une volée de coups administrés à l’aide d’une règle ou d’une ceinture. En classe,

    il devait parler anglais, et dehors, ses gardiens s’adressaient à leurs pupilles en français.

    Une nonne attira Tobasonakwut dans sa chambre peu de temps après et le viola. « Ton peuple n’est bon que pour la baise », lui dit-elle en le chevauchant. Ce ne fut pas la dernière fois. D’autres violences sexuelles suivirent, commises par des hommes et des femmes, contre Tobasonakwut seul ou en présence d’autres enfants. Au pensionnat, les enseignants et le personnel appelaient Tobasonakwut et ses camarades « maudits sauvages ».

    Tobasonakwut retourna dans sa famille à Onigaming au cours de l’été 1947. Comme les jours heureux de son séjour arrivaient à leur terme, juste après la récolte de riz sauvage, Waabanakwad rassembla sa famille autour d’un festin avant que les enfants ne retournent au pensionnat. Il les couvrit de bonbons et de sucreries achetés à Nestor Falls, une bourgade voisine. Il leur fit chanter des chants traditionnels au rythme de gros tambours.

    Un religieux vint reprendre les trois aînés, Tootons, Tobasonakwut et John Pete. Comme le petit Tobasonakwut continuait de chanter l’air que lui avait enseigné son père, l’homme à la soutane stoppa le véhicule, arracha l’enfant à son siège et se mit à le battre en lui ordonnant de ne plus jamais chanter ces « chants païens ».

    En traversant la route près d’Onigaming, en octobre, Waabanakwad fut happé par une automobile. Grièvement blessé, il fut transporté à l’hôpital St. Joseph. Là, entouré de ses fils, il entonna un chant funèbre. Un bel air, au rythme lent, incantatoire, sans paroles, avec de simples vocables pour porter la mélodie, qu’il avait demandé à sa femme de rappeler à ses fils. Elle tint promesse : ses descendants le connaissent toujours aujourd’hui.

    La dépouille de Waabanakwad fut inhumée au cimetière qui jouxtait St. Mary. Tobasonakwut insista pour rester debout à côté du cercueil de son père lors des funérailles, comme le voulait la tradition anishinaabe, plutôt qu’à genoux, selon les rites prescrits par ses gardiens catholiques.

    L’assistance fut rassemblée après le service. Une nonne demanda à Tobasonakwut de tendre les mains devant tout le monde et lui infligea une volée de coups pour le punir de sa transgression. Le coin des lèvres affaissé, Tobasonakwut parlerait bien plus tard des sentiments qui l’habitaient alors :

    — J’étais résolu à ne pas pleurer. Vous avez beau essayer, vous ne comprendrez jamais ce que j’ai ressenti à l’enterrement de mon père. Ma douleur physique aujourd’hui n’est rien en comparaison avec..., continua-t-il d’une voix chancelante, en se frappant la poitrine de son lourd poing... Avec ce que j’ai ressenti alors.

    Ainsi en parlerait-il quelque soixante ans plus tard, dans son grand âge, en revenant sur sa vie.

    Le jeune Tobasonakwut n’avait personne à qui confier ses sentiments, en ce jour de 1947, et guère d’autre choix que de subir l’injustice en silence. Il retenait les larmes provoquées par la mort de son père, les cachant aux religieux et aux nonnes. Il ravalait encore plus profondément sa colère devant l’injustice d’être roué de coups, devant la terre encore fraîchement retournée où gisait son père.

    La tension nerveuse et le chagrin le tenaillaient. Il se rendait compte qu’il n’avait plus personne pour le protéger ou le sortir de là. Il devait cacher tous ses sentiments. Peut-être son cœur s’est-il endurci. Peut-être son esprit s’est-il pétrifié. C’est à ce prix que survivaient les petits enfants dans les pensionnats.

    À St. Mary, Tobasonakwut se lia d’amitié avec un jeune garçon nommé Miigoons, que les religieux avaient rebaptisé Louie. À la mort de son père, Miigoons avait été abandonné par sa mère, qui n’arrivait pas à se relever du décès de son mari. Au pied des lits adjacents de Tobasonakwut et de Miigoons, les deux garçons partageaient une boîte remplie de toutes leurs possessions matérielles.

    Tobasonakwut et Miigoons étaient en train de jouer avec leurs petits camions près d’un tas de gravier dans la cour de l’école, un dimanche, après la messe. Un Blanc aux cheveux châtains, vêtu d’un complet bleu, se dirigea vers les deux garçons. Tandis qu’il s’approchait, Miigoons se redressa, les yeux baissés, l’air penaud. L’homme l’emmena au cimetière.

    Tobasonakwut escalada une colline voisine, pour mieux voir ce qui se passait. Du haut de ce promontoire, il aperçut un groupe d’hommes blancs qui fumaient et faisaient circuler une bouteille autour du cercle qu’ils formaient. Ses yeux furent attirés par ce qui en occupait le centre, un tas de vêtements, pensa-t-il tout d’abord. Le tas de vêtements se mit à bouger. C’était Miigoons. L’un des hommes attrapa le frêle enfant par la chemise et lui asséna un coup dans l’estomac. Miigoons s’effondra sur le sol, peinant à reprendre son souffle.

    Tobasonakwut se précipita à l’école pour chercher de l’aide. Il alla raconter ce qu’il avait vu au directeur, dans un mélange d’anishinaabemowin et d’anglais, ne sachant pas encore couramment parler sa langue seconde. L’homme gagna du temps, l’assura qu’il s’en occuperait. Tobasonakwut retourna sur la colline; Miigoons et les Blancs avaient disparu.

    Tobasonakwut n’allait pas revoir son ami de toute la semaine. L’un des religieux, qui parlait bien l’ojibwé et était bon envers les enfants, vint lui dire :

    — Miigoons ginoonde-waabamig akoziiwigamigong; Migoons est à l’hôpital et aimerait te voir.

    On emmena Tobasonakwut à un hôpital des environs, où son jeune ami gisait dans un lit. Sous la chemise de patient que portait Miigoons, Tobasonakwut voyait bien qu’il était couvert de pansements du nombril jusqu’au sternum.

    En réponse aux mille et une

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