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Mémoires d'un baroudeur opportuniste...
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Livre électronique683 pages8 heures

Mémoires d'un baroudeur opportuniste...

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À propos de ce livre électronique

Quarante ans avant que l’auto-entreprise ne devienne LA solution pour nombre de jeunes des générations à venir, l’auteur, enfant heureux mais rebelle, prit son destin en main à dix-huit ans, sans diplôme ni formation, et partit à la conquête du monde.
Il entreprit une carrière multiforme et passionnante, s’adaptant aux circonstances, aux opportunités qui se présentaient, exerçant alors dix métiers différents dans une vingtaine de pays de l’Europe, d’Afrique et du Moyen Orient. Il réussit à commercer aussi bien aux Etats-Unis qu’au Japon et dans les pays du Sud Est Asiatique.
Après quarante-deux années de vadrouille planétaire, il prit une retraite méritée mais se lança dans une carrière littéraire non programmée qui l’amena à rédiger ce dernier ouvrage autobiographique qui pourrait donner des idées à ceux qui n’en ont pas ou à ceux que la vie actuelle abandonne au bord du chemin.
LangueFrançais
Date de sortie25 sept. 2017
ISBN9782322087389
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    Aperçu du livre

    Mémoires d'un baroudeur opportuniste... - Dominique Bougerie

    Chine

    Chapitre 1

    1936 – 1950

    RETOUR AUX SOURCES

    Après avoir écrit plusieurs ouvrages qui ne furent qu’une longue chronique de l’histoire de ma ville natale et de ses habitants, j’ai constaté que le cancre que je fus durant ma très lointaine enfance et jeunesse, était devenu un amoureux de l’écriture.

    Je me garde bien de prononcer le mot « d’écrivain » qui ne correspond absolument pas à mes très modestes talents de conteur de l’histoire des autres !

    Au fur et à mesure des années, j’ai pris un plaisir grandissant à jouer au rat de bibliothèque, à dénicher anecdotes et aventures inédites ou oubliées des Honfleurais des siècles passés.

    Depuis lors, j’ai ressenti chez certains Honfleurais contemporains, un certain agacement qui me laisse à penser qu’ils aimeraient bien que je laisse la place aux autres, que je leur abandonne quelques personnages atypiques, pour rédiger à leur tour, la suite d’une chronique locale, dont je n’ai jamais songé un instant que j’étais le seul chroniqueur autorisé !

    En fait, depuis Charles Bréard, personne n’avait songé à prendre le relais mais ce n’est pas parce que je suis né dans la maison où a vécu, où est mort le premier historien d’Honfleur, qu’il m’est venu à l’idée de prendre sa succession !

    C’est d’accord. Je m’arrête. C’est promis, je ne parlerai plus des Honfleurais…

    Réflexion faite, je me ravise ! Je risque fort en effet, dans les pages qui vont suivre, de parler d’un Honfleurais pur sucre, mais personne ne pourra contester la légitimité de ma démarche et de mon choix, et qui plus est, personne ne pourra le faire aussi bien que moi puisque, après une très longue hésitation, je vais me lancer dans un récit autobiographique…

    L’idée me titille depuis pas mal de temps, et certains proches m’ont encouragé à envisager cette nouvelle aventure littéraire.

    C’est d’accord. Ecrire est désormais, pour moi, un plaisir, peut-être même un besoin, mais pas n’importe quoi. En effet, par exemple, je me connais suffisamment pour réaliser que je suis parfaitement incapable d’écrire un roman !

    Cela sonnerait faux. Non pas par manque d’imagination mais sans doute, par incapacité à créer, ex nihilo, des personnages et des situations à la fois inventées et vraisemblables.

    Jusqu’à présent, je me suis penché sur la vie de personnages authentiques, et les faits rapportés sont toujours le reflet de la réalité. Autant que faire se peut, j’ai fouillé, j’ai recherché, j’ai déniché des informations. Je les ai croisées avec d’autres textes, d’autres documents et me suis efforcé de coller à la vérité historique.

    Par contre, j’ai tenté de me mettre à la place du lecteur, de lui faire partager ma curiosité, mon enthousiasme, mon plaisir, en faisant ressortir le cocasse, l’étrangeté des situations, l’humour, les concours de circonstances, bref, j’ai tout fait, sans le vouloir, pour ne pas faire un travail « d’historien » exhaustif, pointilleux, quelquefois péremptoire, pontifiant, et toujours inconsciemment partial, mais de raconter des histoires intéressantes et rigoureusement authentiques.

    Dès lors que j’envisage de me pencher sur mon cas personnel, je n’ai qu’à me préparer à un voyage dans le temps, dans l’espace, à travers le monde entier, et retrouver chaque époque de ma vie qui court sur près de soixante dix ans d’existence consciente, dont ma mémoire a gardé la trace.

    Il est temps que je me mette au travail, avant que celle-ci ne me joue des tours : les années passant, elle deviendra de plus en plus passoire et confuse. Pour l’instant tout va bien, mais cela ne durera pas !

    Pour l’instant, plus encore que la défaillance de ma cervelle, c’est la réticence à ouvrir la boîte de mes souvenirs personnels qui me freine. J’ai du mal à accepter de livrer au grand jour les aléas de mon existence passée, de mes idées, mes actions et mes amours.

    Solitaire de tempérament mais sociable et ouvert aux autres, je reste réservé et discret à propos de mes jardins secrets, de mes pensées profondes.

    Certes, personne ne me demande de me découvrir tout entier et c’est moi qui déciderai des frontières à ne pas franchir.

    Au fur et à mesure que mon stylo va noircir le papier, je verrai bien où je dois m’arrêter.

    Raconter les faits et gestes d’une existence mouvementée, tel sera le but de ce récit, sans aller au-delà.

    En réalité, il y a bien longtemps que j’ai envisagé de me lancer un jour, dans un texte autobiographique.

    Combien de fois ai-je contemplé dans les salons bourgeois, dans les châteaux, dans les musées, ces tableaux représentant des ancêtres oubliés, des personnages d’un autre temps. Tous ont le regard fixé dans le vide d’une existence que plus personne ne connaît, sauf exception…

    Le grand père ou la grand-mère, lors de leur disparition, trônent dans un joli cadre, dès l’inhumation terminée, sur le piano, sur la cheminée ou la commode du salon.

    Les années passent, le tableau ou la photo émigre sur le mur d’une chambre à coucher, puis dans un couloir… A l’occasion d’un déménagement, d’une succession, la génération suivante ne trouve pas de place sur un mur pour accrocher l’ancêtre ou, le cadre ayant été endommagé, la photo trop jaunie, on le range définitivement au fond d’un placard.

    Un jour, aux Puces de St Ouen, j’ai acheté pour trois francs six sous un joli cadre un peu déglingué mais réparable. Il contenait la photo pâlie d’un poilu de la Guerre 14. Une main déférente avait glissé sous le verre, le ruban de la Légion d’honneur que le grand père avait peut-être gagné à Verdun. A l’occasion d’un vide grenier, le brocanteur avait fait le nettoyage et récupéré ce qui pouvait être encore vendu. J’ai acheté le cadre et brûlé la photo avec sa Légion d’Honneur, non pas pour m’en débarrasser, mais parce que les descendants du grand père avait oublié l’ancêtre qui devait donc ainsi, rejoindre sa dépouille reléguée sans doute à la fosse commune ! Mon geste paradoxalement respectueux, l’avait tué une deuxième fois.

    Tôt ou tard, la plupart d’entre nous subiront un sort identique. J’ai visité souvent les cimetières d’Honfleur, dans le cadre de mes recherches historiques locales. J’ai été stupéfait de constater que certains caveaux, de familles très connues, sont dans un état d’abandon total alors que les descendants sont encore bien vivants. Il s’agit même parfois de la tombe de personnages qui furent célèbres et dont le souvenir est encore largement présent dans les mémoires, qui ont laissé leur nom à une place, à une rue de la ville…

    Je connais aussi des proches qui ne vont jamais visiter les cimetières, cette démarche leur étant trop désagréable, peut être parce qu’ils se rendent compte qu’un jour ou l’autre, ils iront y reposer définitivement et seront, eux aussi, complètement effacés de la mémoire des vivants.

    Pour ceux qui croient à un au-delà, le mal n’est pas bien grand puisqu’ils sont persuadés de vivre d’éternelles retrouvailles dans un autre monde.

    Pour les autres, la route s’arrête là, à la porte du cimetière, et dans le souvenir des descendants directs. Ensuite, à la génération suivante, nous ne sommes plus dans le meilleur des cas, qu’un nom perché dans une arborescence généalogique consultée par des rats de bibliothèque… et les orphelins de la DASS, à la recherche de leurs origines !

    Gabrielle et Paule, les aînées de la famille, ont des souvenirs de nos grands-parents paternels et maternels plus complets et précis que moi, sans doute, mais les informations encore fraîches dans leur esprit, ne rempliraient pas plus d’une page ou deux en matière d’anecdotes et de biographie précise. Quant aux arrière-grands parents, mis à part quelques informations généalogiques, nous ignorons, et leur existence précise, et leur parcours, ainsi que le lieu où ils reposent, en admettant que leurs tombes existent encore !

    Il y a cependant une exception concernant un arrière grand-père maternel, Jean Baptiste Poulin, né à Perpignan en 1829, qui fit une carrière administrative brillante et bien connue grâce à une plaquette éditée par un cousin J.D. J’ai découvert pour ma part que le père de J.B. Poulin, militaire basé à Perpignan, était originaire de Sommières, dans le Gard, à cinquante kilomètres de Frontignan ! Des ancêtres languedociens, voilà une belle surprise ! Qui plus est, Sommières a toujours été une région très parpaillote et il ne serait pas étonnant que notre lointain ancêtre ait fait partie de la grande famille des protestants ! Les registres municipaux et paroissiaux m’apporteront, sans doute, des informations intéressantes quand j’irai explorer les archives départementales à Nîmes…

    Revenons à mes moutons…

    Avec ce texte autobiographique, je m’offre une seconde et ultime existence qui durera la rémanence de la page imprimée avant qu’elle ne se délite à son tour…

    Francis Warrain, ce philosophe humaniste, honfleurais d’adoption, se voulait lucide et déclarait qu’il écrivait « pour les rats ». Il n’avait pas tort ! Ses propres descendants directs n’ont pas lu, pour la plupart, un seul des ouvrages – il est vrai, hermétiques – du grand père…

    Mon texte sera plus abordable. Il ne s’agira que d’un simple voyage d’une soixantaine d’années, ou peut-être davantage. « So weiss die fusse tragen… », (Aussi loin que mes pas me portent…), comme l’écrivait Josef Martin Bauer, l’auteur de cette hallucinante odyssée du fugitif qu’il était, à travers la Sibérie soviétique, il y a plus d’un demi siècle.

    Ma randonnée personnelle n’a rien à voir bien sûr ! Elle fut pleine d’imprévus, de surprises bonnes ou mauvaises mais, en définitive, très souvent passionnantes. Si cela était à refaire, si j’en avais le pouvoir, je signerai à nouveau, sans rien changer au scénario de mon existence passée. Je considère, en effet, que malgré les aléas, j’ai eu une chance extraordinaire et je ne demande qu’à continuer jusqu’à ce que mort s’en suive…

    Par où vais-je commencer ? Quels détails, quels évènements, méritent descriptions et commentaires ? Quel doit être le tempo du récit ? Voilà que je me reprends à hésiter encore. Après tout, cela vaut-il la peine d’être raconté ? Au bout de vingt pages, je vais emmerder, agacer tout le monde, au sein même de ma famille. Comment ! Il a dit ceci, mais il a oublié cela !! En fait, chacun d’entre nous a ses souvenirs à la fois communs et personnels, au sein même d’une fratrie, souvenirs qui perdurent ou qui s’effacent suivant les individus et les tempéraments.

    De plus, bien entendu, quand les dates de naissance d’une « tribu » de six enfants s’étalent sur une période de quinze années, il est rigoureusement logique que la chronologie, la prééminence des souvenirs de chacun des intéressés ne soit pas une copie conforme !

    Peut être serait-il opportun de décrire le cadre de mon enfance et de ma jeunesse qui m’a tellement marqué au point que j’ai en tête le moindre détail de la maison et du parc.

    « La Grande Maison », tel était le nom qui lui était donné dans les documents officiels, les titres de propriété antérieurs à la Révolution de 1789. Elle fut bâtie pour un constructeur de navires, Louis Pestel, dont j’ai évoqué le souvenir et la carrière ainsi que celle de ses descendants, dans « Honfleur et les Honfleurais: cinq siècles d’histoires… ».

    On retrouve le tracé exact du domaine dans le plan officiel de la ville d’Honfleur qui date de 1840, avec un espace rectangulaire de près d’un hectare, qui va de l’actuelle rue Saint Léonard au nord, au « Chemin des Longs Champs », au sud, terrain auquel il faut rajouter une « pièce de terre » de 1500 m², aujourd’hui transformé en lotissement et en parking public, pour retrouver les « frontières » exactes, du paradis de notre enfance.

    Construit dans les années 1760/1780, l’immeuble donnait directement sur ce qui était à l’époque, la rue, la route qui conduisait de Honfleur à La Rivière Saint-Sauveur, puis à Rouen.

    C’était une grande bâtisse sobre, presque sévère, sur trois niveaux à laquelle fut ajoutée au XIXe siècle, une aile d’un seul étage, de part et d’autre de l’immeuble principal. Cela représentait une demeure d’une quinzaine de pièces, plus des communs et greniers adjacents.

    La porte principale qui donnait sur la rue avait été murée au XIXe. Il fallait alors franchir un porche, équipé d’une large grille, pénétrer dans le jardin pour avoir accès à la maison qui s’ouvrait sur une vaste terrasse à l’abri du regard des passants de la rue.

    Les murs étaient de briques d’une couleur « vieux rose » typique de cette époque. Les ouvertures, portes et fenêtres ceinturées de pierres de calcaire blanches égayaient les façades.

    Juste après la Guerre 40, mon père entreprit de faire procéder à de larges ouvertures sur le jardin, apportant des modifications importantes dans la répartition des pièces du rez-de-chaussée.

    La salle à manger fut considérablement agrandie et s’ouvrit directement sur le jardin par deux portes fenêtres.

    D’autre part, il eut l’heureuse idée de ramener un jour des plants de vigne vierge que je fus chargé de positionner dans des plates-bandes percées sur le trottoir devant la maison sur la façade sud donnant sur le jardin. Depuis lors, c’est-à-dire, dans les années 1950, « La Grande Maison » est habillée d’un manteau de verdure changeant de couleur à chaque saison. Par contre la façade nord reste nue, balayée qu’elle est par les vents dominants qui empêchent la vigne vierge d’y prospérer.

    Depuis la terrasse, trois allées escaladent une pelouse pentue et aboutissent sur un autre terre-plein occupant toute la largeur du jardin. Etait installé à l’une des extrémités, un jardin d’hiver sur lequel s’appuyait une serre dont les ceps de vigne donnaient un raisin manquant de sucre, et un grand pigeonnier où je fus amené à exercer mes talents d’éleveur de pigeons destinés à passer à la casserole…

    A l’autre extrémité de cette esplanade, trônait un poirier géant, étouffé par le lierre et dont les fruits n’étaient pas vraiment comestibles eux non plus ! Les poires tombaient toutes, avant d’être mûres ! Il devait être trop vieux ! Une grosse tempête eut raison de lui dans les années 1950. Nous le regrettâmes car une de ses branches principales portait une balançoire qui fut l’un des jouets préférés de notre petite enfance…

    Derrière le jardin potager et le jardin fruitier qui succédaient à cette terrasse centrale, on franchissait une barrière qui nous séparait de la fermette attenante. Il s’agissait d’un enclos de cinq à six mille mètres carrés, planté d’arbres fruitiers, dont nombre de pommiers à cidre, bien entendu.

    A l’extrémité sud de cet enclos un grand portail de bois, pour permettre le passage d’une charrette, s’ouvrait sur un chemin de campagne dont l’origine remonte à plusieurs siècles, le « Chemin des Longs Champs » lequel existe toujours, pour desservir les fermes et maisons à flanc de coteau de ce qu’on appelle « La Côte Vassale ».

    L’ensemble de la propriété était entouré de murs de pierre de trois mètres de haut, qui dataient du XIXe et pour une bonne part, d’une période plus ancienne encore. Ce très large espace clos, protégé, ne nous donnait pas l’impression d’être enfermés, lorsque les plus jeunes d’entre nous, surtout pendant la Guerre, n’avions pas le droit de sortir seuls dans la rue.

    Notre domaine de liberté s’étendait donc sur près d’un hectare « peuplé » peut-être d’une centaine d’arbres, des allées bordées de buissons et partiellement jalonnées de marronniers qui occultaient les murs mitoyens. Entre buissons, murs et marronniers, il existait des chemins étroits, secrets, surtout fréquentés par les enfants, nous permettant de nous cacher, de faire presque le tour du parc sans être vu par quiconque…

    De part et d’autre de la maison, sur les pelouses légèrement surélevées, trônaient deux arbres particulièrement somptueux. A gauche, un araucaria de quinze mètres de haut, voire davantage, au tronc noir et rugueux d’où émergeaient de longues branches recouvertes d’écailles piquantes et gorgées de résine.

    Nous manipulions avec précaution les branches mortes de cet arbre, tombées sur la pelouse. Brisées en plusieurs morceaux, elles servaient d’allume-feu magique pour faire démarrer la superbe flambée que nous faisions les soirs d’hiver dans la cheminée de la salle à manger…

    L’araucaria est un arbre relativement rare en Europe et fut importé de l’hémisphère sud, du Chili ou de la Nouvelle Calédonie au XIXe siècle. Il eut un certain succès, comme arbre monumental dans les jardins et parcs des maisons bourgeoises au temps de nos grands-mères.

    Ses branches aux écorces acérées sont à l’origine du surnom qui lui fut attribué : « le désespoir des singes »…

    Cet arbre superbe rappelle aussi l’épopée guerrière de la tribu indienne des « Araucans » qui se battirent longtemps contre les troupes chiliennes jusqu’au XIXe siècle et dont le fameux mythomane français, Antoine de Tounens s’était mis en tête de devenir le souverain ! Son histoire ahurissante a été exhumée par Jean Raspail, dans son ouvrage :

    « Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie »…

    Revenons à notre araucaria honfleurais !

    En ce qui nous concerne, il ne nous vint jamais à l’idée d’en faire l’ascension !

    Par contre sur la pelouse située à gauche de la maison, trônait un superbe sapin qui culminait largement au-dessus des toitures. L’escalade était particulièrement facile : chaque branche était une véritable marche d’escalier permettant de monter pratiquement jusqu’au sommet, ce que je ne manquais pas de faire souvent à partir de mes dix ou douze ans. N’étant absolument pas sujet au vertige, je me balançais au faîte de l’arbre, avec l’inconscience des enfants. Bien entendu, quand j’étais surpris par ma mère dans mon exercice de voltige, je stoppais immédiatement et redescendais illico pour éviter la fessée ou la taloche méritée…

    Le grand sapin, malade et vieux fut abattu dans les années 60. Heureusement, je n’étais pas là lorsque l’élagueur vint procéder à l’opération. J’eus un choc lorsque je revins à la maison. Cet arbre est toujours présent dans ma mémoire d’enfant…

    Divine surprise : j’ai retrouvé, cinquante ans plus tard, sur une lithographie, puis sur la photo d’un tableau de Jongkind, le « Quai du Bassin du Centre à Honfleur », croqué par l’artiste en 1865, la silhouette esquissée de « La Grande Maison » encadrée par deux grands arbres qui ressemblent étrangement au sapin et l’araucaria de ma jeunesse.

    A plusieurs reprises, sur différents tableaux de Jongkind, j’ai noté que l’artiste hollandais, ami de Boudin et honfleurais d’adoption, utilisait cette maison – où, à l’exception de Gabrielle et Paule nées à Paris, les enfants Bougerie ont poussés leur premier cri –, comme point de repère à l’horizon, au centre, à droite ou à gauche, sur plusieurs de ses dessins et peintures à l’huile.

    Il y a peu, en 2008, en vadrouille avec Claire à New York, je suis retourné au « MoMA » (Museum of Modern Art), où j’ai pris, au flash – ce qui est interdit – une photo d’un tableau de Jongkind représentant deux voiliers dans le port d’Honfleur, dans le Bassin de l’Ouest, aujourd’hui comblé et remplacé par un parking… Sur le côté droit du tableau, j’ai retrouvé, ravi, ma maison et ses deux gardes du corps de bois ! Je me suis fais injurier par le gardien de musée, en faction dans la salle des Impressionnistes français du MoMA. Je me suis esquivé rapidement avec mon cliché dans sa boîte… L’un des endroits favoris, où nous nous tenions souvent, s’appelait le « Passant » : à droite du portail d’entrée donnant sur la rue, s’élevait une terrasse dominant de plusieurs mètres de hauteur, le chemin d’accès à l’esplanade de la maison. Deux ou trois énormes coudriers formaient un parasol de verdure au dessus du portail s’ouvrant sur le parc. Ils sont encore là, cinquante ans après…

    Cette terrasse rectangulaire était plantée, à distance égale, de quatre platanes au tronc lisse et ventru dont les branches étaient régulièrement élaguées pour les empêcher de grimper à l’assaut du ciel. Après la disparition du grand poirier porteur de balançoire, mon père avait fait fixer une poutrelle métallique solidement vissée dans les troncs de deux des platanes au milieu de laquelle fut positionnée une nouvelle balançoire. Celle-ci, surplombant la rue Saint-Léonard de plusieurs mètres, comportait un mur de protection qui servait de rampe, de balcon, et sera pour longtemps, l’un des hauts lieux de nos réunions enfantines.

    Nous pouvions, en effet, voir sans être vus, nous étions les spectateurs privilégiés, et à l’abri, de tout ce qui se passait dans la rue. Avant, pendant et après la Guerre, nous pouvions assister aux allées et venues des carrioles à cheval des paysans des villages environnants, en particulier, les jours de marché, les ménagères du quartier allant faire leurs courses. Entre 1940 et 44, nous regardions avec méfiance et crainte, les patrouilles allemandes qui remontaient parfois la rue… A cette époque, et surtout durant la période de la Guerre, il n’y avait que fort peu de circulation automobile, mis à part quelques véhicules de l’administration ou de l’armée allemande.

    Depuis notre balcon de verdure, nous avions le vis-à-vis des immeubles d’en face qui, resteront encore longtemps dans ce paysage, le côté « citadin » de mon enfance.

    A gauche, avait été construit au XIXe par la famille Montreuil, un important immeuble, scindé en plusieurs maisons individuelles, avec leur bout de jardin, leur balcon en terrasse à colonnes, un peu dans le style de ce que j’ai rencontré dans les quartiers anciens de La Nouvelle Orléans…

    Face au « Passant », avait été édifié bien avant la guerre, un bâtiment un peu incongru dans ce quartier bourgeois. Il s’agissait d’une tonnellerie dont les propriétaires furent des amis de toujours : Marius Duchemin fabriquait avec une demi-douzaine de compagnons, des fûts, barriques, tonneaux et brocs en bois destinés à transporter, conserver, pérenniser, cidres et calvas. Les normands ne font pas de vin bien sûr, mais les pommiers de Normandie et de Bretagne ont largement pourvu les gosiers du nord de la France, en boissons alcoolisées…

    Si je sais enfoncer un clou, utiliser scie et marteau depuis ma plus tendre enfance, c’est bien parce que âgé de dix ans à peine, j’allais jouer « l’arpette » de l’autre côté de la rue. J’ai encore dans l’oreille, le bruit des coups de marteau sur les douves juste encerclées qui résonnaient comme le gong d’une cloche d’église, le cri strident de la scie circulaire et le chuintement plaintif de la dégauchisseuse…

    Un peu plus tard, ma mère me donna le champ libre pour aménager à ma guise, en atelier de bricolage, l’une des chambres de bonne du troisième étage. De l’une des deux fenêtres, j’avais une vue sublime sur l’Estuaire de la Seine qui reste imprimé définitivement dans ma mémoire, et de l’autre, le panorama dans lequel s’inscrit aujourd’hui, le fameux « Pont de Normandie » qui devait s’appeler à l’origine, « Le Pont de Honfleur »…

    A côté des bâtiments de la tonnellerie, s’élevait une chapelle datant des années trente et dont l’architecte, peut-être par manque de finance ou d’imagination, avait réalisé un bien modeste lieu de culte destiné aux protestants d’Honfleur.

    A droite de ce temple, s’élevait une maison de belle allure qui tournait le dos à la rue et s’ouvrait sur un jardin à l’abri des regards. Ce fut la demeure des Fauville, dynastie bourgeoise qui termina dans la misère et dont l’histoire est un vrai roman. Ensuite, une famille de norvégiens s’y installa pendant quelques années, et fut l’objet de notre imaginaire d’enfant : le frère, ou le cousin du locataire, n’était autre que Thor Heyerdahl, l’explorateur norvégien, « capitaine » du « Kon-Tiki », ce fameux radeau avec lequel il fit la traversée de l’Océan Pacifique, depuis les côtes du Chili jusqu’en Polynésie française dans les années cinquante, pour tenter de démontrer que les Tahitiens étaient originaires d’Amérique du Sud ! L’aventure maritime de ces Vikings modernes fit l’objet de nombreux films documentaires qui furent resservis à plusieurs reprises, trente ans après, dans les premières émissions de Thalassa, à la télévision française.

    Tournant le dos à la rue, notre regard se portait sur le jardin, le fouillis des arbres, et au-delà, vers ce qu’on appelait « le champ », cette fermette qui prolongeait notre domaine, au pied de la « Côte Vassale », l’une des collines qui entourent Honfleur. Outre plusieurs douzaines d’arbres fruitiers divers et variés, ce pré était le royaume d’une basse-cour en liberté composée d’une bonne cinquantaine de poules, pintades, oies et canards qui picoraient au milieu de l’herbe et se précipitaient vers nous dès lors qu’on venait remplir de grains leur mangeoire.

    Quelques années après la Guerre, un matin d’hiver particulièrement rigoureux, un vol d’oies sauvages descendant du nord de l’Europe, passa au dessus du champ dans lequel évoluait toute notre volaille. Il y avait cette année-là trois ou quatre oies chargées de prendre de l’ampleur avant de terminer en confits.

    Les oies sauvages volant à cent mètres au dessus de la propriété, se répandaient en « coins coins » sonores qui semblaient vouloir dire à leurs congénères domestiques : « envolez-vous, rejoignez-nous, prenez votre liberté, brisez vos chaînes… »

    Sitôt dit sitôt fait. Deux de nos oies prirent leur élan, et malgré leur poids déjà conséquent, réussirent à prendre leur envol et passèrent au dessus des arbres du jardin !

    Manquant d’entrainement et d’expérience, leur fuite se transforma en catastrophe. L’une d’entre elles, tout de suite épuisée par l’effort, s’abattit dans un jardin, de l’autre côté de la rue.

    L’autre fuyarde, perdue, larguée, par les oies sauvages qui filaient à toute allure en utilisant les vents portants, se retrouva bien seule au dessus des marais de l’Estuaire de la Seine. Son vol hésitant permit à un chasseur de canards sauvages, de tirer un joli coup de fusil !

    Nourris des contes d’Andersen et de l’aventure de Nils Holgersson voyageant sur le dos d’une oie sauvage, la tentative manquée de nos oies honfleuraises ivres de liberté frappa nos imaginations d’enfant. Nous aurions tant voulu que leur escapade réussisse…

    Sur le côté gauche du « champ », s’élevait une fermette qui faisait partie du domaine mais qui était loué depuis des lustres à un « cheminot » et sa famille, les Sellins…

    Leur logis était composé d’une petite maison datant des années vingt, accolée à une très vaste grange couverte de chaume qui, elle, datait de deux cent ans au moins… Le tout était entouré d’un vaste jardin potager à l’abri de nos volailles grâce à une forte clôture. Le Père Sellins avait toujours des légumes superbes dans son jardin lesquels provoquaient des regards admiratifs !

    Il avait une manière peu orthodoxe mais paradoxalement « écolo » avant la lettre, pour obtenir d’aussi beaux légumes : il vidait ses tinettes dans son jardin fraîchement bêché pour servir d’engrais, avant de planter ses pommes de terre et ses poireaux…

    Le père Sellins prit sa retraite juste après la Guerre et regagna sa Bretagne natale.

    Denise F., notre fidèle cuisinière, et son fils Mathieu, emménagèrent immédiatement dans la fermette où ils y restèrent plus de vingt ans…

    Il arrivait, de temps à autre, que mon père négocie avec un paysan voisin, la « pâture » du « champ » dès lors que l’herbe grasse de Normandie commençait à être trop haute. C’est alors que, pour quelques jours, plusieurs moutons ou une ou deux vaches venaient brouter avec application et servaient ainsi de tondeuse à gazon ! Tout le monde y trouvait son compte. Nous récupérions quelques gigots d’agneau ou rôtis de bœuf et notre champ était débarrassé de ses herbes folles !

    Pendant la Guerre, ayant dix personnes à nourrir tous les jours, nos parents, avocats, et non cultivateurs, se devaient d’être pragmatiques et réalistes. Fort heureusement, la propriété nous permettait, si ce n’est de vivre en autarcie alimentaire, à tout le moins, de couvrir une bonne part de nos besoins en nourriture.

    Bien entendu, à cette époque, les pelouses étaient transformées en champs de pommes de terre et le potager était cultivé tous les jours par un jardinier, le « Père Juju », qui savait tirer parti de tout l’espace disponible. Il était une mission qui était dévolue chaque année à tous les enfants : dès leur apparition sur les feuilles et fleurs des plants de pomme de terre, nous partions à la chasse aux doryphores, ces insectes plus gros que des coccinelles, qui compromettaient notre récolte de patates à frites !

    Par rapport aux citadins des grandes villes nous étions des privilégiés. J’ai aimé l’humour et les histoires savoureuses de Jean Dutourd dans son évocation de cette époque difficile dans son fameux roman, « Le bon beurre ». Je pense aussi au film de Bourvil, « La Traversée de Paris », ce voyage de nuit de l’acteur préféré des Français chargé comme un baudet, avec des valises remplies de cochonnailles et de rôtis, lesquels, pendant l’Occupation, valaient de l’or !

    Inconscients de notre chance, nous nous gavions de fruits pas toujours mûrs, de pommes, poires, groseilles, framboises et cerises sans oublier les pêches. Je me souviens qu’armé d’une échelle, j’escaladais le mur mitoyen et attrapais quelques pêches du voisin, à portée du filet à papillon que je tenais à bout de bras. Les fruits volés, associés à la peur d’être pris en flagrant délit, en doublaient la saveur !

    Dans le champ, outre les pommiers, il existait plusieurs cerisiers. L’un d’entre eux, gigantesque et particulièrement prolifique, nous fournissait tellement de fruits que j’en remplissais des cagettes que je vendais à un grossiste voisin pour me faire de l’argent de poche ! Quand les « cœurs noirs » étaient à point, j’étais chargé, de cueillir le dessert de la famille. Je commençais par passer une demi-heure à me gaver de cerises, puis, je travaillais alors pour les autres. Par contre, à l’heure du déjeuner, pour une fois, je touchais à peine à mon assiette ! Je n’avais vraiment plus faim, ce qui ne m’arrivait pas souvent…

    Il y a quelques années, mon cardiologue me signala un petit problème auquel il était urgent de remédier : une valve cardiaque défectueuse nécessitait une opération urgente.

    Le chirurgien consulté me proposa deux alternatives.

    Soit une valve en plastique inaltérable que je garderai jusqu’à la fin de mon existence, soit une valve extraite des entrailles d’un cochon, l’un des proches voisins de l’homme pour ce qui est de la mécanique interne…

    Dans le premier cas, la valve plastique définitive nécessitait malgré tout, un régime alimentaire sévère, des analyses sanguines mensuelles, et, par-dessus le marché, cette valve, fait un boucan du diable au rythme des battements du cœur ! On s’y habitue, paraît-il !!

    Dans le deuxième cas, la valve naturelle et… porcine, pas bruyante du tout, discrète, permet de mener une vie normale, sans contrainte, sans régime, sans contre indication, mais nécessite un remplacement tous les dix ou quinze ans, voire davantage, suivant les individus.

    Bien entendu, je choisis la deuxième alternative et je m’entends à merveille avec « Victor », tel est le nom que j’ai donné au cochon qui m’a donné une part de sa tuyauterie personnelle…

    Cet incident de santé m’a remémoré notre enfance durant laquelle, « le cochon de l’année » tenait une place importante dans le « Programme Alimentaire Mondial »… pardon, familial, durant les années de guerre de 1940 à 1945.

    Dans la fermette qui prolongeait la propriété, il y avait donc, outre le poulailler, une étable et porcherie, séparés du domaine des Sellins. Pendant la Guerre, la porcherie fut occupée en permanence. Chaque année, en mars ou avril, mon père se procurait un cochonnet de cinq à dix kilos auprès de l’un de ses clients fermiers des environs. Le goret avait pour mission de prendre du poids, de l’embonpoint, de façon à finir à la casserole un an plus tard, sous forme de boudin, de saucisses, de jambons et de côtelettes, sans oublier le sacro-saint saindoux…

    Le nouveau locataire de la porcherie était « baptisé » dès son arrivée.

    Il y eut, si ma mémoire est bonne, Arthur, puis Abélard, Artémise et Antinéa qui, pour une année, firent tour à tour, partie de la famille !

    Arthur fut le premier de la dynastie. S’étant fait bouffer le tire-bouchon de sa queue par l’un de ses congénères, avant d’arriver chez nous, il fallut le soigner avec les moyens du bord. Notre chère mère, grâce à son sens pratique, trouva la solution : on lui ficela sur ce qui lui restait de queue, une tétine de biberon qui avait peut-être été à moi, quelques années auparavant, puisque, à cette époque, j’étais, jusqu’à la naissance de Christine en 1943, le dernier né de la famille, en 1936…

    L’année suivante, on choisit une jeune truie. Le mâle Arthur n’avait pas prospéré comme nous l’espérions. Ce fut donc le tour de ces dames qui, chaque année, occupèrent les lieux, l’une après l’autre.

    Notre jeune cochonne gambadait toute la journée dans le champ, courrait après les poules et les canards, dévorait les pommes tombées et piquait le grain dans les mangeoires de la volaille malgré leurs protestations indignées…

    Yves, Laure et moi tentions en vain d’utiliser Antinéa ou Abélard, comme monture après avoir grimpé à califourchon sur son dos. Hue ! Cocotte ! En moins de cinq secondes, nous étions éjectés comme les cow-boys du Texas, à cheval sur le dos de chevaux sauvages lors des spectacles de rodéo…

    En fin d’après-midi, chacun son tour, deux des enfants étaient chargés de porter un seau contenant le dîner de notre cochonnaille… encore sur ses pattes. Il s’agissait d’une soupe composée de certaines épluchures de légumes, de reliefs des repas et d’une farine composée fournie par le fidèle ami de la famille, Maurice Fremont dont les moulins, sur le port et Rue Cachin, fabriquaient avec différentes céréales, des aliments pour nourrir le bétail.

    En février, dès que les jours commençaient à rallonger, rendez-vous était pris avec un charcutier complice qui venait jouer l’exécuteur des hautes œuvres, et préparer le premier festin de l’année…

    Il faut se souvenir que, durant la dernière Guerre, le rationnement alimentaire, consécutif à l’occupation allemande, incitait tout un chacun à dissimuler ses « trésors » alimentaires aux yeux des envieux et de l’Administration française qui exigeait que chacun des « éleveurs » déclarât sa production personnelle !

    Si, de nos jours, les paysans survivent bien souvent, très mal du fruit de leur travail, pendant toute la durée de la Deuxième Guerre mondiale, ils étaient les « nantis, les privilégiés » qui vendaient sous le manteau, une part non négligeable de leur production. Ils étaient les « nouveaux riches » que les citadins jalousaient en contemplant le maigre contenu de leur assiette.

    Dès lors, on s’explique mieux le manque de solidarité, de compréhension de la masse de la population française face à la situation très dégradée des conditions d’existence du monde agricole en ce début de troisième millénaire. Je connais des citadins parisiens, ignorants, qui, aujourd’hui encore, continuent à penser que les paysans sont ou ont été, « riches à millions » et que leur débine actuelle est un juste retour du balancier, en quelque sorte…

    Passant donc, discrètement, par le portail campagnard de notre « royaume » du Chemin des Longs Champs, notre charcutier venait avec le matériel nécessaire, en charrette ou avec une voiture gazogène, je ne me souviens plus exactement.

    Malgré notre jeune âge, enfants de la ville, mais surtout, en fait, enfants de la campagne, le sort des animaux de ferme et de basse-cour était connu de nous depuis toujours, tout comme la façon de procéder pour transformer une poule caquetante dans le champ en un joli poulet rôti ou un lapin en civet…

    Pour le cochon, c’était la même chose. Seule la taille de l’animal et les moyens mis en œuvre différaient. Nous assistions donc sans hésitation, sans arrière-pensée, sans crainte, à l’exécution capitale qui n’était pas une mince affaire avec une truie qui faisait sans doute, à l’échéance prévue, pas loin de cent kilos !

    Nous étions donc présents lors du « sacrifice » que nous n’aurions manqué sous aucun prétexte, fascinés, sans doute, mais pas du tout traumatisés…

    Sorti de ses « appartements » après qu’on lui eut entravé les quatre pattes, le héros ou la victime du jour, comme on voudra, était traîné sous la branche d’un solide pommier à quelques mètres de là. Une corde et un palan avaient été fixés sur la plus grosse branche de l’arbre.

    Le « bourreau », armé d’un volumineux maillet de bois, avec application, d’un seul coup, assommait l’animal qui poussait des cris d’orfraie. Inconscient mais gigotant encore, il était hissé par les pattes arrière avec l’aide de la corde et du palan de telle sorte que sa tête pende au-dessus du sol.

    Le charcutier, armé d’un couteau effilé tranchait la gorge de l’animal et son assistant muni d’un seau recueillait avec précaution, le flot de sang qui serait transformé bientôt en boudin…

    Ayant rendu son âme aux dieux des cochons, descendu de son arbre, Abélard était posé sur un lit de paille sèche auquel on mettait immédiatement le feu pour lui brûler les poils – les « soies » – du cochon, en le retournant avec soin sous la flamme.

    Pendu à nouveau, brossé méticuleusement, la peau bien grattée, c’est alors que le maître d’œuvre commençait son travail de dépeçage, de découpage, puis de préparation de la charcuterie et de salaison qui prenait bien deux jours.

    Suivaient, alors, quelques repas festifs et de travail intense pour notre mère et la cuisinière du moment avec, pour commencer, les abats. A cette époque, nous n’avions pas de frigidaire ni de congélateur. La viande fraîche devait être consommée rapidement ou bien mise en saumure. La plus grande partie de l’animal était ainsi conservée dans des jarres en grès, au frais, dans la cave de la maison… Le Moyen Age pour les générations du troisième millénaire.…

    Quelques jours après le « sacrifice » Abélar ou Antinéa, j’ai gardé en mémoire l’expédition en compagnie de ma mère, jusqu’au magasin du charcutier qui se trouvait rue de la République, à deux pas de la « Kommandantur » de l’armée allemande à Honfleur. Nous arrivâmes avec Christine âgée d’un an, couchée dans son landau et dormant du sommeil du juste. Après avoir pénétré dans la charcuterie avec la voiture d’enfant, nous passâmes alors dans l’arrière boutique.

    Puis, prenant Christine dans ses bras, ma mère souleva le matelas sous lequel le charcutier chargea des pains de saindoux qui provenaient des préparations charcutières de feu notre cochon de l’avant-veille… On rentra à la maison en remontant la rue Cachin, sans nous attarder, pressés de mettre à l’abri les dix ou quinze kilos de la précieuse matière grasse dans laquelle rissoleraient, entre autres, les pommes de terre…

    Pendant la guerre 40, mon père se vit réquisitionner sa voiture. Il opta alors pour la bicyclette et, le chemin de fer pour ses déplacements éloignés. Il allait régulièrement à Paris en train et passait par la ligne d’Evreux ou celle de Lisieux qui fonctionnaient à cette époque au départ d’Honfleur.

    Il lui arrivait alors d’être obligé d’attendre parfois plusieurs heures sa correspondance à Evreux.

    Un jour du printemps 1944, il patientait dans le buffet de la Gare d’Evreux devant un mauvais café et étudiait ses dossiers. Il s’était installé dans un coin reculé de la salle, pour être tranquille, derrière une banquette surélevée qui le dissimulait aux yeux d’éventuels consommateurs.

    Surgirent brusquement plusieurs officiers allemands qui s’installèrent et commandèrent à boire tout en discutant avec véhémence. Deux d’entre eux se déplacèrent et vinrent s’asseoir à l’écart de leurs collègues pour bavarder sans doute plus tranquillement, juste derrière la banquette où mon père était assis, sans réaliser sa présence.

    Ils se mirent à parler en français, voulant, sans doute, que leur conversation restât confidentielle. Mon père tendit l’oreille et se fit aussi discret que possible. L’un des militaires expliquait à son interlocuteur qu’il avait obtenu des informations concernant le futur débarquement des Alliés en Normandie. Il précisa que l’opération aurait lieu entre Honfleur et l’embouchure de l’Orne et ce, avant l’été.

    Mon père était pétrifié. Après cette confidence qui n’était pas destinée à des oreilles françaises, les militaires allemands sortirent aussi brusquement qu’ils étaient arrivés, un train venant d’entrer en gare.

    De retour à Honfleur, mon père prit rapidement les décisions qui s’imposaient à son esprit.

    Tout bien réfléchi, la côte envasée aux environs d’Honfleur, le port complètement étouffé par les alluvions de la Seine, tout le secteur se prêtait bien mal à un débarquement.

    Malgré cette analyse, il ne voulait prendre aucun risque. Il avait une famille, six enfants.

    Il commença à chercher à l’intérieur du pays un logis susceptible d’accueillir neuf personnes.

    Il y avait ma mère et cinq de ses enfants – Yves était à Vannes chez la grand-mère Bougerie – Denise F., notre fidèle cuisinière et son fils Mathieu dont elle avait la charge.

    Il voulait s’éloigner de la côte qui devenait potentiellement dangereuse si jamais l’information s’avérait exacte. Il voulait malgré tout, pouvoir faire des allers et retours pour surveiller sa maison, continuer à exercer son métier d’avocat à Honfleur. Il ne pouvait donc pas aller très loin. Il finit par dénicher un logis au milieu des champs, dans les faubourgs de Beuzeville. Cette maison campagnarde, permettant de loger tout son monde, appartenait à l’un de ses clients, Mr Campion, gros propriétaire terrien qui avait une petite nièce, Edith Campion dont la famille était originaire de Beuzeville et Saint Benoit d’Hébertôt. Elle fera parler d’elle cinquante ans plus tard, en devenant l’éphémère Premier Ministre de François Mitterrand, sous le nom d’Edith Cresson, le patronyme de son époux…

    En avril 1944, le camion gazogène de notre fidèle Maurice Fremont servit de véhicule de déménagement pour apporter le minimum de meubles, de vaisselle et de linge, nécessaires à un campement pour une durée indéterminée, complétant le mobilier de base qui équipait déjà notre demeure provisoire.

    C’était, pour nous, des grandes vacances avant la lettre ! Gabrielle et Paule, les aînées des enfants, participaient à la vie de la ferme des Campion qui voisinait avec notre logis. Mes deux sœurs devinrent imbattables en ce qui concerne la traite des vaches et la fabrication du beurre. Ces spécialités, très utiles en la circonstance, n’avaient pas été prévues dans leur cursus scolaire chez les bonnes sœurs du Pensionnat Notre-Dame à Honfleur…

    Laure et moi, un jour de mai, étions partis à la chasse aux champignons dans le champ d’à côté. Nous eûmes la peur de notre vie. Ramassant des « rosés des prés », champignons délicieux qui poussent en vingt-quatre heures, après une averse, dans les champs de blé fraîchement coupés, nous entendîmes un bruit de tonnerre dans notre dos : un avion de chasse passait au dessus de notre tête en lâchant une rafale de mitrailleuse… Nous courûmes alors nous réfugier sous des pommiers surplombant une mare à canards, à l’abri du regard du pilote, des fois qu’il aurait envie de revenir…

    Pour expliquer cette attaque incompréhensible, a priori, il faut se rappeler que la voie de chemin de fer Honfleur - Evreux passait à deux cents mètres de là. Les Alliés la surveillaient de près car des trains allemands chargés de munitions y circulaient, paraît-il, durant la nuit, et pour alimenter, appriton plus tard, une base de fusées V1 installée par l’armée allemande, à dix kilomètres plus loin, à l’entrée du tunnel ferroviaire de Quetteville, à l’abri des regards… et des bombes de l’aviation alliée.

    Depuis son cockpit, le pilote de chasse fonçant à deux ou trois cents kms /heure, ne pouvait pas se rendre compte, à cinq cents mètres ou un kilomètre de distance, que les silhouettes penchées sur le sol, n’étaient que des enfants cueillant des champignons, et non pas des militaires allemands surveillant les alentours de la voie ferrée…

    Le Débarquement était proche. Tout le monde le souhaitait tout en le redoutant, ne sachant ni quand, ni où, il aurait lieu, avec précision.

    Les Alliés étaient devenus progressivement les maîtres du ciel. Les chasseurs Spitfire britanniques traquaient tous les Messerschmitt allemands à leur portée. Il nous arriva, à plusieurs reprises, de voir à mille ou deux mille mètres au-dessus de nos têtes, des combats aériens que nous regardions, couchés dans l’herbe devant la maison, avec l’état d’esprit d’un spectateur devant un écran de cinéma, sans vraiment réaliser que le danger était là tout près, la chute d’un avion en flamme, d’un projectile, étant parfaitement possible.

    Un jour, dans un herbage voisin, lors d’une bataille aérienne, un taureau et une vache se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment et furent tués par une rafale de mitrailleuse ou la chute d’une bombe.

    Le 6 juin 1944, les jours et les semaines suivantes, furent pour tous un moment d’angoisse et d’espérance tout en même temps. Fort heureusement, le branlebas de combat du Débarquement eut bien lieu sur la côte normande, mais à 50 kms de Honfleur et Beuzeville.

    Pont L’Evêque, Lisieux, Caen, Pont Audemer et un grand nombre de localités de la région, furent victimes de lourds bombardements du fait de la présence de troupes allemandes en grand nombre et du fait des positions stratégiques de ces localités, sur le plan routier ou ferroviaire lors de la confrontation avec les troupes alliées fraîchement débarquées.

    Quand on regarde une carte de la région, on constate qu’Honfleur a été épargné par les combats et les bombardements, uniquement parce qu’il n’y avait pas de troupes allemandes conséquentes sur place. La paralysie du port par les alluvions de la Seine fut la raison majeure pour laquelle Honfleur fut ignorée par les militaires des deux camps, malgré sa position géographique stratégique, parce que provisoirement inaccessible par la mer.

    Si tel n’avait pas été le cas, les troupes allemandes auraient été très présentes à l’entrée sud de l’Estuaire de la Seine, et comme Le Havre, notre chère ville d’Honfleur et ses fragiles maisons à pans de bois n’auraient pas résistés aux flammes, aux bombardements et aux combats de rues.

    Dans les jours qui suivirent le Débarquement, nous restâmes à l’abri chaque nuit dans la tranchée qui avait été creusée à deux mètres de profondeur dans le champ, à proximité d’un fossé et d’un talus planté d’arbres, dès que retentissait la sirène d’alarme annonçant un danger imminent, une confrontation aérienne.

    Une nuit, alors que nous étions dans cet abri, nous entendîmes un bruit sourd et

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