Belgiques: Dans les griffes du Doudou
Par Alain Dartevelle
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À propos de ce livre électronique
Cet ouvrage se compose des textes suivants :
- Tintin jusqu’à la fin ?
- Signé Magritte
- Terreur et Vanités
- Chez ma souris blonde
- Dans les Griffes du Doudou
- Hareng saur et consort
- Gare du Grand Nord
- Faux témoins
- La mémoire du corps
- Parc Josaphat
Un recueil de récits courts consacrés aux lieux, personnages et concepts emblématiques de la Belgique. Retrouvez également les textes de Luc Baba et Vincent Engel sur le même thème !
EXTRAIT DE SIGNÉ MAGRITTE
Ayant contourné la gare Centrale sans cesser de pester, de vouer aux gémonies ce salaud intégral, il grimpe quatre à quatre les larges escaliers du Mont des Arts – mon Golgotha, pense-t-il –, slalome entre les bosquets qui déploient leur géométrie le long de la Bibliothèque royale, foule aux pieds des amas de feuilles sèches et, ayant remonté la rue Montagne-de-la-Cour, prend finalement pied sur cette place où la statue équestre de Godefroid de Bouillon semble lui indiquer la rue de la Régence, où tout s’accomplira.
Lui revient alors un épisode au cours duquel le jeune Magritte se serait appliqué durant plusieurs semaines, sans autre raison que de satisfaire sa propension au pire, à torturer un âne et à le laisser mourir de faim. Une exaction parmi d’autres, révélatrice de la face sombre d’un artiste qu’il a appris à haïr après l’avoir tant admiré. Sa colère redouble. Sans prêter attention aux oriflammes annonçant de somptueuses expositions – Collection Fin de siècle, Modernité à la belge et Chefs-d’œuvre de Brueghel –, il n’a d’yeux que pour les panonceaux menant au musée Magritte.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Au fil de neuf romans et d’une soixantaine de récits, Alain Dartevelle a élaboré un univers oscillant entre détournement des stéréotypes littéraires et un mélange des genres qui entend refléter la variété de la vie. Ses publications récentes : Le Géant des steppes, in Anthologie Ténèbres, L’Ombre du doute in Anthologie Les derniers jours d’Edgar Poe (Glyphe, Paris), La Maison des Métaphores (L’Une et L’Autre, Paris).
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Aperçu du livre
Belgiques - Alain Dartevelle
Pour Luc Dellisse
indéfectible frère astral
à travers tourments et bonheurs.
Tintin jusqu’à la fin ?
Bon sang ne peut languir
Hergé (1983)
Au plus que ça va, au plus que ça empire… Une phrase à la bruxelloise comme je les aime et qui pourrait surgir au détour d’une des frasques de mes chers Quick et Flupke. Une façon de dicton populaire qui illustre désormais mon quotidien. Moi qui, à plus de septante ans, jouis d’une aisance bourgeoise dans notre villa du Dieweg et vis au quotidien la passion intense qui nous unit, Fanny et moi. Ma Fanny, dont les yeux sont des perles et la bouche, ma source d’éternelle jouvence, comme on disait dans les romans de mon adolescence.
Mais la poisse est là. Mes démons. Des tourments qui déterminent, car tout concorde, une lente agonie doublée d’un naufrage artistique. Le plaisir de créer s’est délité ou du moins, la volonté de poursuivre mon travail tel un soldat docile, dans cette voie qui nous vaut, à Tintin autant qu’à moi, de rivaliser de célébrité avec le grand Charles.
*
Cette fatigue de mon imaginaire et ce manque de cœur à l’ouvrage sont nés des affres de la conception, de l’écriture et de la mise en images des Bijoux de la Castafiore. J’y ai transformé le château de Moulinsart en auberge espagnole. J’en étais le maître de cérémonie dépassé par les chassés-croisés de l’intrigue, autant que par les effets pervers de mon autodérision.
Or, le succès est là qui, de plus en plus souvent, me vaut de belles promotions dans la hiérarchie des valeurs culturelles. Au point d’être considéré comme un auteur intellectuel, dont le travail inspire psychanalystes, sociologues et linguistes. À me couper le sifflet ! Et à se demander si mon image d’homme simple et sportif, modeste et sympathique, me correspond encore. Il est temps de revoir cette façon de jeunisme, mais aussi de simplisme que j’entretiens encore à l’occasion. Cette version d’Hergé me déforce à présent que je fais partie, avec mes personnages, des icônes d’une culture branchée dont je fais mine de mériter le statut de vedette.
*
Cette crainte de décevoir explique sans doute que lors de mes conversations avec le jeune critique Numa Sadoul – je l’avais secrètement surnommé Sidol, lui qui me faisait si bien briller ! –, je me sois laissé aller à trop d’aveux, trop de confidences… Au point de faire miennes les transcriptions de nos entretiens que je rectifiais, amendais et rapetassais sans me décider à les lui remettre. Ainsi que je l’aurais fait d’un écrit personnel qu’il faut rendre conforme avant de donner l’imprimatur, selon les pratiques de la presse catholique de mes débuts.
L’autodidacte que je suis aura passé bien des caps. À commencer par les blocages et appréhensions que la musique a longtemps suscités en moi. À présent, il ne m’est plus étrange d’écouter les Gymnopédies si bien dessinées d’Erik Satie ou de m’imprégner de Debussy et de ses Jeux d’eau. J’en serais presque à goûter l’opéra, ses ors et ses festons tant moqués par Castafiore interposée !
*
Je me suis ouvert au monde à travers l’art. D’où cette profusion d’œuvres peintes et de sculptures qui envahissent la maison et les studios. Coups de cœur par lesquels échapper à la bande dessinée ? Pas exactement : mes albums témoignent de ma propension entêtée à capter les reflets de styles internationaux, des arts premiers aux productions contemporaines. Le réel de l’art est omniprésent, en marge de mes intrigues et de mes vignettes, prêt à transfigurer les simplifications de ma ligne claire. Non sans clins d’œil. Milou ne se nomme-t-il pas Miro en japonais ?
*
J’ai tenté de fuir Tintin, de m’en débarrasser par la grâce de la peinture. J’ai repris le chemin de l’école en compagnie de Louis Van Lint, dont l’amitié m’a valu qu’il m’inculque les rudiments du métier. Tout cela pour une trentaine de toiles où j’ai surtout tenté l’abstraction, antithèse de la bande dessinée, avec cette conclusion : je ne serais qu’un peintre du dimanche. Et cette impression que du coin de l’atelier, un grand jeune homme, en jeans et pull bleu ciel, me montrait narquoisement son pouce puis riait en silence.
*
Je pourrai toujours prétendre que ma démarche rejoint celle d’Andy Warhol : comme les siennes, mes créations relèvent de la multiplication. Chaque album de Tintin est dès lors un original, marqué du nom d’Hergé. L’artiste et ses productions indifférenciées à la conquête du monde consumériste… Warhol, de passage à Bruxelles, ne m’a-t-il pas tiré le portrait en trois exemplaires ?
*
Elle est pourtant en moi, cette abstraction qui m’attire autant que l’autre versant d’une montagne à conquérir. Avait-elle été un signe révélateur, cette blancheur envahissante dans Tintin au Tibet ? Cette éblouissante blancheur traduisant ma recherche de la pureté des sentiments d’antan : ceux d’une amitié perdue… Perte d’autant plus douloureuse qu’à présent, je me sens si seul avec moi-même, sans personne à ma recherche. Mes retrouvailles récentes avec Tchang ne m’ont pas permis de remonter la pente. J’ai dû me forcer ; trop fatigué, trop loin déjà.
*
Si mal dans mon corps et dans mes idées, doutant même du taoïsme, il m’arrive de verser dans l’irrationnel de bazar, de consulter à nouveau devins et voyantes. Comment tout cela va-t-il mal finir ? Billevesées, carabistouilles dirait Haddock. Moi qui succombe à tous les calembours et me dis si drôle au quotidien – à l’exception de chaque premier avril –,
je ne me sens pas d’humeur à décrypter ni accepter avec le sourire les raisons de tout ce tintouin en moi… Et me voilà près de partager la neurasthénie de Franquin. Le mal qui m’affecte est pourtant plus profond, plus grave qu’un passage à vide. Irrémédiable, je crois. Bon sang de bonsoir, ce que je change ! Et ce que tout change autour de moi !
*
Bon sang… Expression malheureuse, alors que se développe et s’aggrave la maladie qui m’est tombée dessus comme d’un échafaudage, ou que je me suis créée à force de questions insolubles. Cette leucémie qui me laisse blanc comme linge, comme linceul, tandis que je crayonne, tâtonne à la recherche d’une de ces histoires où jamais, ma main à couper, je n’aurai fait couler une goutte de sang, laissant à mes coloristes le soin de s’en tenir à des palettes joyeuses. Ou d’une sobriété bien tempérée, comme on le dit d’un clavier.
Mais c’est ainsi, je fais semblant, je vais de l’avant, fût-ce à contre-courant de mes travaux forcés de jadis. Fût-ce à rebrousse-poil de mes lecteurs. Et voilà que je jette ce qui reste de moi et de mes personnages dans une entreprise qui pourrait être mon grand œuvre, même si je la sens parfois condamnée. Ce chantier nommé Alph’Art : une fiction où un charlatan rattacherait chacune de ses œuvres à une lettre de l’alphabet. Sans toujours me comprendre, je crois deviner qu’il y va d’une question d’ABC du métier. D’un apprentissage de l’art, tel qu’il a pu me fasciner ?
*
Eh bien, mon cher, nous allons couler sur vous du polyester liquide ; vous deviendrez une expansion qui sera signée César et sera ensuite authentifiée par Zolotas, l’expert bien connu. Ensuite elle sera vendue, soit à un musée, soit à un riche collectionneur… Réjouissez-vous, votre cadavre figurera dans un musée. Et personne ne se doutera jamais que cette œuvre, qu’on pourrait intituler « Reporter », constitue la dernière demeure de ce petit Tintin. Méditez sur tout ça, cher ami…
Un ultime scénario révélant mon désir d’en finir avec Tintin ? Mais sans mener à terme mon projet meurtrier ? Mon dernier crayonné abandonne Tintin à l’article de la mort, à deux doigts de se faire transformer en expansion, condamné à disparaître, absorbé par une œuvre statique. Fin de l’histoire ?
*
Sauver ma peau par un crime symbolique ? Une fausse piste de plus : c’est moi qui suis fait. Bon ou mauvais sang, Tintin m’a vampirisé, me soutirant titre après titre, planche après planche, case après case, mes forces vives. Cette belle énergie qui m’a manqué ensuite pour virer de bord et mettre le cap sur mon for intérieur ?
Aurais-je raté mon coup, comme l’estimait Céline à propos de Rabelais ? Ma vie tiendrait-elle en cette expression que je déteste par-dessus tout : « Tintin sur toute la ligne » ?
Un fastueux échec, au fil de cette esthétique dont je m’emploie en un sursaut à gauchir la belle ordonnance ? No sé… Je n’en sais rien, je ne suis plus sûr de rien en cette heure fatidique où, prenant la pose devant la glace du salon, comme je l’ai si souvent fait pour étudier telle attitude d’un de mes personnages, je suis près de le traverser, ce miroir aux alouettes, comme on se jette par la fenêtre : délaissant ma ligne claire pour plonger au cœur des ténèbres.
Signé Magritte
Je déteste mon passé et celui des autres.
René Magritte (1946)
Qu’est-ce qui lui avait pris de mettre à mal tant de convictions, tant d’illusions, et d’activer une telle rage en lui ? Lui qui ne savait plus à quel saint, à quel diable se vouer pour conjurer la résolution qui le faisait marcher droit devant, longue silhouette en frac sombre sous le soleil d’hiver qui mouchetait d’éclats métalliques le chantier de la place de Brouckère.
Il pressait le pas en direction de la rue de l’Écuyer, tout en se reprochant sa crédulité. Il s’était entiché très tôt, avec la naïveté d’un lecteur d’images simples et lisses, des œuvres de Magritte, découvertes au sortir de l’enfance lors d’une expédition dans la bibliothèque