la mal venue
Par Jacqueline Rozé
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À propos de ce livre électronique
Ce difficile apprentissage d’une enfance sans amour lui permet de prendre désormais comme une leçon les obstacles qui se présentent à elle, mais aussi de comprendre davantage encore ceux qu’elle côtoie en tous lieux, même si certains voient cela comme une faiblesse de sa part.
Malgré ses épreuves, Jacqueline est parvenue à regarder devant elle pour continuer à avancer en dispensant aux autres amour, considération et mieux-être. Si elle n’a réalisé tous ses rêves, certains furent accomplis, dont celui de l’écriture qu’elle doit à sa mère qui sut dans ses dernières heures implorer son pardon.
Elle tient aussi, à travers ces pages, à exprimer sa reconnaissance et rendre hommage à ces personnes rencontrées dans la campagne du Cellier, à celles qui l’accueillirent dans leur ferme en 1945 et 1946, comme leur propre enfant, lui témoignant amour et respect, la soutenant moralement.
La mal venue, une histoire poignante, terrible, dont on ne sort pas indemne.
Jacqueline Rozé
Après avoir vécu plusieurs années à Chartres, quelques autres dans le Midi, où elle a exercé l’activité de magnétiseuse, Jacqueline Rozé est venue s’installer à Nantes où elle s’est lancée dans l’écriture. Elle a ainsi publié une dizaine d’ouvrages, des livres qui racontent sa vie, des romans inspirés de situations croisées, mais aussi des romans policiers inspirés de faits réels, et un recueil de poésies. « Le Chemin magnétique autour de la Terre » est son douzième ouvrage, un travail basé sur les études du docteur Franz-Anton Mesmer, chercheur alors fort décrié à son époque.
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Aperçu du livre
la mal venue - Jacqueline Rozé
21
Introduction
Je tiens tout d’abord à préciser que ce livre n’est pas une plainte et à souligner que mes souffrances personnelles ont aussi provoqué le malheur de bien des gens. Une personne en particulier fut la cause de mes douleurs : ma mère. Elle-même a beaucoup souffert au cours de son existence, si bien que son cœur s’est peu à peu fermé, devenant hermétique au monde extérieur. Lorsque je suis née, elle était donc incapable d’éprouver de l’amour, elle-même n’ayant jamais été aimée. Notre connaissance de la psychologie pourrait aujourd’hui permettre de la soigner, mais à son époque, elle dut assumer seule la dépression qui s’em-para d’elle en réponse à toutes ses souffrances. Inconsciemment, elle me refusa son amour ; elle ne pouvait pas aimer un enfant qu’elle avait pourtant porté.
C’est ainsi qu’elle reproduisit sur moi l’injustice dont elle-même avait été victime. Mais je ne peux pas lui en vouloir car je reconnais le grand malheur que fut sa vie.
Ma mère est née en 1913. Elle a connu la Première, puis la Seconde Guerre mondiale. Un an après sa naissance, son père fut envoyé au combat et il n’en revint qu’en 1919. Durant ce temps, ma grand-mère eut alors trois enfants à charge : un garçon et deux filles, dont ma mère était la plus jeune. Ma grand-mère fit tout ce qui était en son pouvoir afin que ses enfants ne manquent de rien. Elle travailla autant qu’elle le put : elle devint femme de ménage, garde-malade la nuit, et soigna les gens. L’inconvénient, c’est qu’elle n’était jamais à la maison, ses enfants durent donc apprendre à être autonomes.
Les voisins remarquèrent rapidement ces trois petits livrés à eux-mêmes. Un couple à la retraite, sans enfant, touché par la situation, se proposa pour s’oc-cuper du plus jeune de la fratrie. Ils adoptèrent ma mère et la recueillirent chez eux. Durant quatre ans, ils s’occupèrent d’elle, la comblant d’amour et veillant à sa bonne éducation. Mais arriva le jour où son père adoptif mourut ; folle de douleur, sa femme en perdit la tête.
À l’âge de huit ans, ma mère retourna donc vivre dans sa famille, laissant derrière elle cet aperçu d’un bonheur éphémère. Elle avait connu l’amour, elle l’avait touché, quel doux sentiment pour une enfant que de se sentir aimée ! Mais à peine eut-elle pris conscience qu’elle détenait un trésor inestimable – cet amour qu’elle conservait jalousement au creux de son cœur – que la vie le lui arracha, comme si le droit d’être aimée était refusé à cette petite fille. Peut-être qu’au fond d’elle-même ma mère est restée cette enfant brisée par la vie dès le plus jeune âge. Je ne peux pas en vouloir à une enfant.
Pourtant je suis forcée d’admettre que son comportement vis-à-vis de moi m’a toujours bouleversée : je ne comprenais pas pourquoi ma propre mère ne m’aimait pas. Face à ce manque d’amour, j’ai alors adopté un air sévère et bourru, qui par la suite ne m’a plus quittée. J’ai dissimulé ma tristesse derrière une façade hostile au monde extérieur. Pourtant j’aime les gens et lorsque j’apprends à les connaître, je redeviens alors moi-même : un être qui a soif d’amour, qui sans cesse cherche à combler ce vide affectif, toujours présent.
C’est pourquoi je veux raconter mon histoire, je veux crier au monde qui je suis vraiment : une personne comme tant d’autres à la quête du bonheur.
Ma mère m’a souvent dit qu’elle m’avait eu trop tôt, ou peut-être était-ce trop tard, elle-même n’en savait rien. Je n’ai jamais eu le courage de lui demander ce que cela signifiait, j’ai seulement retenu que, dans tous les cas, je n’étais pas née au bon moment.
Je vins au monde dans un quartier de Chantenay, à Nantes. On ne connaît pas exactement le jour de ma naissance, mes parents ont donc décidé que le 18 mars 1935 serait ma date anniversaire. Ils m’ont dit que c’était un lundi et que j’avais vu le jour – ou devrais-je dire la nuit – aux alentours de vingt-trois heures.
J’avais déjà un grand frère, Bernard, de sept ans mon aîné. C’était un enfant issu d’un premier mariage du côté de mon père. Les moments passés avec lui sont les plus beaux de ma vie : son amour pour moi était sans borne, il me donnait toute son affection. Il n’est malheureusement plus parmi nous aujourd’hui et je tiens d’ailleurs à lui rendre hommage. Tout comme moi, Bernard était rejeté par nos parents. À la maison, on ne l’aimait pas, et il en a beaucoup souffert. Malgré tout, mon frère m’a prouvé qu’il était capable d’amour.
À sept ans et demi, Bernard avait encore des airs de bébé avec sa petite bouille joufflue et son duvet de cheveux blonds. Il avait été élevé par sa grand-mère, avant de rejoindre son père, lorsque celui-ci rencontra sa nouvelle femme. Ma mère était alors âgée d’à peine vingt et un ans, et elle était complètement dépassée par son union avec un homme de dix ans son aîné, et par cet enfant de sept ans, incapable de se débrouiller tout seul. Mon arrivée dans la famille, un an après leur mariage, ne fit qu’accentuer son désarroi… tant de responsabilités pour une si jeune femme !
Lorsque j’étais petite, mon père m’adorait : il disait que j’étais un vrai petit clown, car je n’avais pas mon pareil pour dérider le front des plus soucieux. Hélas ! Je ne me rappelle pas de cette belle époque, avant que mon père ne parte pour la guerre. Seul un souvenir me revient. À presque deux ans, je ne marchais toujours pas, me contentant simplement de sauter à pieds joints lorsque j’éprouvais le besoin de faire de l’exer-cice. Préoccupé par ce retard, mon père prit les choses en main. Il acheta une magnifique colombe sur le marché de la place Émile Zola, qu’il installa dans une volière tout au fond du jardin. Il vint ensuite me trouver et me dit d’un ton solennel :
– Ce bel oiseau est pour toi. Lorsque tu auras appris à marcher, tu pourras alors aller l’admirer.
Aussitôt, je me levai et d’un pas incertain, je me dirigeai à travers le jardin jusqu’à la cage de l’oiseau. La colombe était si belle que je ne pouvais en détacher mon regard. Je l’observai durant des heures avant de regagner la maison, le regard brillant.
Tous ces souvenirs sont inscrits en moi, indélébiles. Je m’étonne parfois de pouvoir ressusciter les choses avec autant d’exactitude. Je suis alors troublée lorsque je m’aperçois que je ne me rappelle que vaguement de mon père durant ma tendre enfance. Le seul souvenir où il est vraiment présent n’est même pas directement lié à lui, mais plutôt à l’extase ressentie à la vue de cette magnifique colombe qu’il m’avait rapportée.
Je me rappelle aussi du jour de son départ à la guerre, en 1939. Je ne crois pas qu’il se soit tourné vers moi ou qu’il m’ait embrassée pour me dire au revoir. Durant son absence, il ne m’a jamais écrit, ne serait-ce qu’une simple carte. À son retour, il ne s’est pas intéressé à moi plus qu’auparavant ; il travaillait beaucoup et partait souvent en déplacement sur des chantiers. J’ai l’impression qu’à chaque fois que j’ai essayé d’aller vers lui, il m’a repoussée.
Chapitre 1
J’allais avoir trois ans lorsque mes parents déménagèrent pour prendre une poissonnerie rue Vaucanson. Elle était tenue par ma mère. Ma mémoire commence à partir de cette période. Je me souviens de l’épicière qui me donnait parfois une orange, et de la bouchère qui me gavait de dragées. Dès que je le pouvais, je me sauvais de la maison : j’avais commencé à marcher très tard et je comptais bien rattraper le temps perdu ! C’est ainsi que je volais dans les airs, sillonnant le quartier. Très occupée par la gérance de son commerce, ma mère avait peu de temps à me consacrer. Aussi, lorsqu’elle me courait après, cela me donnait l’im-pression qu’elle s’occupait de moi. C’était lors de mes escapades que l’on prenait conscience de mon existence.
C’est sans doute à cause de mes évasions à répétition qu’elle décida de m’inscrire à l’école maternelle, le jour de mes trois ans. J’étais de loin la plus jeune de tous les élèves, et ces enfants, bien plus âgés que moi, me terrifiaient. Tous mes souvenirs concernant cette période sont imprégnés d’angoisse : j’avais peur de tout et de tout le monde. Chaque matin, ma mère devait me traîner sur le trajet de l’école pour enfin réussir à me laisser dans les bras d’une institutrice, malgré mes hurlements de protestation.
Bernard, mon frère, essayait bien de me consoler en m’achetant de temps à autre une gomme à mâcher, mais rien n’y faisait : je détestais l’école.
Bien plus tard, j’avais alors dix-huit ans, je faisais le marché avec ma mère, lorsqu’une jeune fille de mon âge s’exclama en me voyant :
– Tiens ! Ne serait-ce pas la petite fille qui, il y a longtemps, se roulait par terre pour ne pas aller à l’école ?
Mes prouesses avaient marqué bien des esprits, et si la réflexion me fit sourire, ma mère, quant à elle, se contenta de pincer les lèvres et de détourner le regard. Ce simple épisode avait suffi à accroître un peu plus le mépris qu’elle avait à mon égard.
Ma seule consolation était que chaque année l’école offrait un cadeau à tous ses petits élèves. On nous expliquait que le père Noël était passé dans la nuit et nous avait déposé cette montagne de cadeaux. L’année de mes quatre ans, je reçus un petit baigneur russe. Il portait une tenue typique et un bonnet rouge en velours. C’était la première fois de ma vie que je possédais une poupée, et je l’aimai immédiatement. Je l’appelai Jacky et passais des heures à jouer avec. J’ima-ginais que j’étais sa maman et je le dorlotais comme un vrai nourrisson. L’année suivante, je reçus une poupée ressemblant au petit chaperon rouge ; je décidai aussitôt qu’elle serait la petite sœur de Jacky. J’avais une petite mallette bleu marine qui fit office de lit et de moyen de transport pour mes deux enfants. Je ne les abandonnais jamais, ils m’accompagnaient partout, même à l’école. Un an plus tard, alors que mon petit Russe avait deux ans (j’imaginais qu’il était né le jour de Noël !), il disparut de la salle de classe pendant la récréation. Nous étions en 1941 et je dois dire que les Russes n’étaient pas très aimés à cette époque, mais allez expliquer cela à une fillette de six ans ! J’eus beaucoup de chagrin, mais ma priorité fut de consoler mon petit chaperon rouge qui, j’imaginais, devait être très secouée par la disparition de son frère.
Après avoir perdu ma précieuse poupée à l’école, ce fut au tour de mon béret de disparaître lors d’une sortie scolaire.
La maîtresse nous avait emmenés, mes camarades et moi, visiter le somptueux château de Nantes, dont les salles, la cour et les remparts me laissèrent sans voix. Je voulais tout voir tant ce lieu me semblait magique, et pour ne pas en perdre une seule miette, je me penchai au-dessus du pont pour mieux apercevoir les douves qui cernaient le château. C’est à ce moment-là que le drame se produisit : je baissai un peu trop la tête et mon béret glissa avant d’entamer une longue chute pour aller se poser délicatement sur la surface de l’eau verdâtre. Tout s’était passé si vite que je n’avais pas eu le temps de réagir. Lorsque je tendis les bras dans le vide, il était trop tard. La maîtresse s’approcha de moi et perçut mon regard plein de détresse. Elle tenta de me réconforter en me disant qu’elle se procurerait un autre béret, semblable au mien, mais rien n’y fit. Je restais inconsolable car je savais pertinemment ce qui m’attendait lorsque ma mère s’apercevrait de la disparition du béret. De retour à l’école, la maîtresse attendit avec moi que ma mère vienne me chercher afin de lui expliquer la situation. Celle-ci l’écouta sans mot dire, puis me ramena à la maison en me tenant fermement par le bras. La suite, je ne la connaissais que trop bien. Elle se mit à hurler en m’insultant de tous les noms d’oiseaux, avant de m’infliger une correction mémorable. Ce ne furent pas tant les coups qui me firent souffrir ce jour-là, mais plutôt la réaction disproportionnée de cette mère qui ne m’aimait pas. Pourquoi tout ce grabuge à cause d’un malheureux béret ? Aujourd’hui encore, lorsque j’y repense, l’incompréhension et mon angoisse de petite fille resurgissent, elles me serrent la gorge, me tordent le ventre et un seul mot s’impose alors à mon esprit : Pourquoi ?
Nous déménageâmes ensuite dans les marches de l’abreuvoir. Suite à ce déménagement, mes parents décidèrent de vendre la poissonnerie, espérant en tirer un bon prix car elle tournait bien. Très vite, ils trouvèrent un acheteur et signèrent l’acte de vente. Seulement, le soi-disant acheteur était de mèche avec le notaire, et ils ne versèrent jamais l’argent à mes parents. Ma famille se retrouva sur la paille, nous n’avions plus rien et étions endettés jusqu’au cou.
À l’époque, je n’avais que quatre ans, mais je pense que c’est à partir de ce moment-là qu’ils se vengèrent sur moi des malheurs que leur infligeait la vie.
Je dus changer d’école et ma mère m’obligea à y aller tous les jours, sauf le jeudi où je me rendais chez une vieille demoiselle qui me gardait. Elle était très gentille et me gâtait de crêpes et de gâteaux, tout en essayant de calmer mes colères à l’aide de son vieux phonographe à pavillon qui scandait des chansons pour enfants. Mes cris et mes pleurs finirent par avoir raison de sa patience : le phonographe me faisait peur et je ne voulais pas de ses gâteaux. Ce que je voulais, c’était ma maman…
Après avoir déménagé, je dus changer d’école, ce qui n’atténua en rien mon aversion pour celle-ci. La nouvelle maternelle n’était guère différente de la précédente, si ce n’est que j’y fis une grande découverte, à savoir l’existence de la paire de ciseaux ! On me contraignit malgré moi à en apprendre l’utilisation, ce qui ne fut pas une mince affaire. Mes difficultés s’expliquent très simplement du fait que j’étais gauchère et donc incapable de manipuler des ciseaux avant tout conçus pour les droitiers. En temps habituel, la concierge de l’école me surveillait après la classe, en attendant que Bernard vienne me récupérer. Mais après une discussion entre mes parents et l’institutrice, il fut convenu que désormais je resterais dans la classe afin de m’en-traîner au découpage, cette fois-ci sous la surveillance de la femme de ménage.