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Le Réalisme américain
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Livre électronique460 pages4 heures

Le Réalisme américain

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À propos de ce livre électronique

La richesse du réalisme américain est de n’être ni un mouvement, ni une école, mais plutôt de répondre à toute une nuance d’interprétations, sans règle ni loi préétablies. Le lieu, l’objet ou la personne que l’artiste représente peut, en effet, le rattacher à une certaine catégorie bien définie, le peintre devenant, dès lors, régionaliste, portraitiste, peintre de genre ou même « portraitiste régionaliste » s’il représente des natifs du Grand Ouest américain.
Dans toute cette diversité, il est une multitude de nuances et de subtilités qui font que le concept du « réalisme américain » reste au carrefour de tous ces styles. Ce qui demeure, ce n’est pas tant un mouvement mais des artistes, uniques, dont la différence consiste à façonner la richesse de la scène artistique américaine. Le résultat de leurs efforts, de leurs quêtes ne serait-il pas, au demeurant, issu du prisme de leur individualité, de leurs influences, de leur culture et de leur éducation ? Si aucun lien précis n’unit, en apparence, les larges aquarelles de Winslow Homer, les détails obsédants d’Andrew Wyeth et la lumière mélancolique et glacée d’Edward Hopper des années 1950- 1960, ils reflètent tous ce qu’est en réalité cette tradition américaine à laquelle chacun d’entre eux appartient.
Kaléidoscope de ces cent dernières années, cet ouvrage analyse l’évolution des premiers peintres influencés par la Vieille Europe jusqu’à l’effervescence des grands artistes contemporains, et témoigne de son incroyable influence sur l’art américain de ces dernières années.
LangueFrançais
Date de sortie15 sept. 2015
ISBN9781783108633
Le Réalisme américain

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    Aperçu du livre

    Le Réalisme américain - Gerry Souter

    Auteur : Gerry Souter

    Mise en page :

    Baseline Co. Ltd

    61A-63A Vo Van Tan Street

    4ème étage

    District 3, Hô Chi Minh-Ville

    Vietnam

    © Parkstone Press International, New York, USA

    © Confidential Concepts, Worldwide, USA

    Image-Bar www.image-bar.com

    Art © Estate of Thomas Hart Benton / Licensed by VAGA, New York, NY

    © Charles Burchfield

    © Everett Shinn

    © John Sloan Estate, Artists Rights Society, New York, USA

    Art © Estate of Grant Wood/Licensed by VAGA, New York, NY

    American Gothic, 1930 by Grant Wood

    All rights reserved by the Estate of Nan Wood Graham/Licensed by VAGA, New York, NY

    © Andrew Wyeth

    Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays.

    Sauf mention contraire, le copyright des œuvres reproduites se trouve chez les photographes qui en sont les auteurs. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’établir les droits d’auteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à la maison d’édition.

    ISBN : 978-1-78310-863-3

    Gerry Souter

    Le Réalisme

    Américain

    SOMMAIRE

    INTRODUCTION

    EASTMAN JOHNSON (1824-1906)

    WINSLOW HOMER (1836-1910)

    THOMAS EAKINS (1844-1916)

    WILLIAM MICHAEL HARNETT (1848-1892)

    FREDERIC REMINGTON (1861-1909)

    ROBERT HENRI (1865-1929) ET L’ « ASHCAN SCHOOL »

    Robert Henri

    Everett Shinn

    George Luks

    William Glackens

    John Sloan

    George Bellows

    Bilan des artistes de l’Ashcan School

    EDWARD HOPPER (1882-1967)

    THOMAS HART BENTON (1889-1975)

    GRANT WOOD (1891-1942)

    CHARLES BURCHFIELD (1893-1967)

    ANDREW WYETH (1917-2009)

    BIBLIOGRAPHIE

    Livres

    Revues et catalogues

    INDEX

    NOTES

    Frederic Remington, Abri de bateau à Ingleneuk, vers 1903-1907.

    Huile sur bois, 30,5 x 45,7 cm. Frederic Remington

    Art Museum, Ogdensburg, New York.

    INTRODUCTION

    Le concept de « réalisme » appliqué à un style d’art englobe à la fois trop et trop peu. Autant essayer de définir la « danse » sans s’attacher au ballet, aux claquettes, au jazz, à la gigue, ou aux danses folkloriques. Il reste que dans le domaine de l’art, on peut parler du cubisme, du futurisme, de l’impressionnisme, du fauvisme, de l’expressionnisme et de bien d’autres courants moindres, et que chacun comporte certaines caractéristiques, s’attache à certaines contraintes ou dérivés, qui en définissent le style. Chacun des artistes pratiquant ces styles se définit à son tour de par son identification à une méthode de création spécifique. Chaque peintre a également apporté une contribution personnelle à l’interprétation du style. Les différences clés entre ces courants et le réalisme se situent au niveau de l’époque, du lieu, et de l’état d’esprit.

    La légitimité du peintre réaliste remonte aux temps anciens des peintures rupestres, lesquelles décrivaient les activités de nos ancêtres primitifs, qui côtoyaient des élans, des mammouths, des ours, ainsi que leurs propres frères humains. Ils « voyaient » les lances filer dans l’air, observaient la courbe gracieuse du cou de l’antilope, et la bosse sur le dos du bison. Ils peignaient exactement ce qu’ils voyaient, des sujets immobiles ou en mouvement, à l’aide d’argile colorée mêlée de graisse animale et de suif. Nul ne sait avec certitude si le résultat relevait de la chronique journalistique ou de l’invocation visant à assurer le succès de la chasse. L’interprétation s’est sophistiquée au fil des siècles, depuis la propagande stylisée gravée sur les parois des tombes et de temples, jusqu’au vaste récit épique de la tapisserie de Bayeux relatant les déprédations commises par les Vikings sur les côtes d’Angleterre. La foi religieuse a été renforcée par les descriptions des récits des livres saints tels que la Bible, le Coran, la Bhagavad-Gîtâ, et les Analectes de Confucius.

    Le réalisme s’est toujours intéressé au bagage que portait l’interprète de la scène. La pratique de la peinture réaliste a donné le jour à une classe élitiste formée aux effets et aux techniques, ainsi qu’à des méthodes secrètes de fabrication et de conservation de la peinture, tels des alchimistes accordant une vie éternelle à la réalité perçue par leurs yeux, et insufflant une réalité aux scènes jouées dans leurs esprits enflammés. Les maîtres de la technique se sont élevés dans les rangs de la société, et se sont rassemblés afin de protéger leur domaine à l’aide d’ordres, d’académies, de sociétés, un but, une réussite, une fondation sacrée. Exposer leurs œuvres ou faire appel à leur talent conférait un cachet, un symbole de piété, de bon goût, et de reconnaissance sociale.

    Bien sûr, il y eut des mécontents : Dürer, de Vinci, David, Rembrandt, Goya, Delacroix, Caravage, des artistes dont la passion coulait tout droit de leurs pinceaux, pointes à dessin et crayons, preuve que le réalisme signifiait plus qu’une technique impeccable. Lorsque les colonies américaines du Nouveau Monde se sont enfin mises à la recherche de signes de civilisation, après la révolution, la Ruée vers l’Ouest, la guerre de Tripoli et la guerre de 1812, puis la guerre des frontières avec le Mexique, les arts d’Europe et les arts natifs ont établi de nouvelles bases. Toute cette civilisation est arrivée juste à temps pour la naissance de la photographie dans les années 1840. Capturer la lumière réfléchie dans une échelle de valeurs infinie, la conserver dans des cristaux d’halogénure d’argent et la fixer à l’hyposulfite : voici ce qui a démocratisé la réalité inversée sur verre et papier, un miroir ayant été tendu à la nature via le clic mécanique d’un obturateur.

    William Metcalf, Port de Gloucester, 1895.

    Huile sur toile, 66,4 x 74,3 cm.

    Mead Art Museum, Amherst College, Amherst,

    Massachusetts, don de George D. Pratt.

    Et qu’ont tenté de faire les « vrais artistes » avec ce beau médium flambant neuf ? Et bien, ils se sont efforcés de le faire ressembler à la peinture, bien sûr, puis se sont empressés de fonder des ordres, des académies, des sociétés et de créer les règles de reconnaissance d’une photographie « réellement artistique ». La science et la mécanique de la photographie sont nées en Europe, mais sa commercialisation, ses prétentions artistiques et son potentiel créatif unique ont pris essor aux États-Unis, dans une nation d’immigrants qui ont hérité du besoin de défier le statu quo. Ce besoin a été transmis dans leurs gènes. En Europe, la vague de réalisme académique a cédé la place aux impressionnistes français du XIXe siècle, avant de tomber dans une théâtralité plus grande que nature, assortie de toute une variété de paysages et de modes de vie américains. La fidélité avec laquelle la photographie transmet la lumière et l’ombre en une image reproductible a libéré les peintres de la poursuite de leur imaginaire. Ils pouvaient manipuler n’importe lequel de ces éléments : couleur, ligne, perspective, emplacement, addition et soustraction, faisant de la scène leur réalité. Le réalisme, méthode de visualisation picturale monolithique, rigide, strictement gouvernée, a éclaté en nuances d’interprétation.

    L’endroit d’où vous peigniez pouvait faire de vous un réaliste régionaliste. Ce que vous peigniez pouvait vous cataloguer en tant que réaliste de genre, et qui vous peigniez classait votre œuvre dans la catégorie réaliste portraitiste – ou peut-être réaliste régionaliste portraitiste si vous peigniez des Amérindiens de l’Ouest, ou des capitaines sur la côte Est. Il y avait les réalistes qui peignaient chacune de leurs toiles selon le style impressionniste français, et les réalistes académiques qui dans leurs scènes de vie américaine rapportaient les mécanismes éculés en usage dans les salons européens du Vieux Continent. Certains réalistes ont effectué de fructueux allers-retours entre l’illustration commerciale et les beaux-arts. D’autres ont placé des sujets réalistes dans un monde surréaliste, ou ont à ce point dépouillé le médium que le résultat a mis au défi les arts photographiques.

    John Sloan, Port de Gloucester, 1916.

    Huile sur toile, 66 x 81,3 cm.

    Syracuse University Art Collection, Syracuse, New York.

    À toutes les variations mentionnées s’ajoutent d’autres nuances, qui ridiculisent le concept de réalisme américain, vu comme un style fourre-tout.Restent les artistes du réalisme, chacun faisant face à des contenus qui tissent le paysage américain. Le résultat de leurs efforts est déterminé par la manière dont leurs perceptions sont filtrées par leur intellect, leur habileté, leur formation, leurs influences régionales et ethniques, et leur éducation. S’il fallait chercher un lien, celui-ci se trouverait dans la tradition des arts réalistes aux États-Unis, qui inclut tout un panel d’artistes : les aquarelles poétiques de Winslow Homer dans les années 1860, la minutie obsédante d’Andrew Wyeth, et la lumière mélancolique d’Edward Hopper dans les années 1950 et 1960.

    Cet ouvrage présente plus d’un siècle d’artistes réalistes américains. On y voit d’abord des artistes aux prises avec les influences européennes, s’annoncent ensuite d’autres peintres du pays ayant donné vie à leurs paysages américains du XIXe siècle. Puis, pour finir nous étudierons la génération actuelle de peintres réalistes qui coexistent avec le modernisme américain, et dont la nouvelle liberté se fond dans la dernière incarnation de leur art. Cet exceptionnel ensemble de talents s’approche de l’interprétation la plus vaste de ce qu’est l’artiste réaliste américain. C’est pourquoi, l’étude de cette sélection d’artistes nous permet de mieux comprendre et apprécier l’étonnante diversité et l’infinie variété des styles réalistes.

    Eastman Johnson, Femme en robe blanche, vers 1875.

    Huile sur carton, 56,8 x 35,6 cm.

    Fine Arts Museum of San Francisco, San Francisco,

    Californie, don de M. et Mme John D. Rockefeller III.

    EASTMAN JOHNSON

    (1824-1906)

    Dans les années 1840, les États-Unis étaient encore en pleine construction. La population avait chuté de 33 % par rapport à la décennie précédente, passant à 17 063 353, et seuls quatre états dépassaient le million d’habitants : New York, la Pennsylvanie, l’Ohio et la Virginie. Le Texas signa l’annexion en 1845 et les premiers trains d’immigrants partirent à l’ouest vers les pistes de Santa Fé et de l’Oregon. En décembre de cette même année, le Président James K. Polk annonça au Congrès que poursuivre l’expansion vers l’ouest et soutenir la doctrine Monroe était la « destinée manifeste » du pays.

    Ces grands événements commençaient tout juste à faire le tour du pays grâce au télégraphe de Samuel F.B. Morse, qui avait fait ses preuves le 24 mai 1844 avec ce message envoyé de Washington D.C. à Baltimore : What God hath wrought (« Ce que Dieu a créé »). Un événement un peu moins solennel prenait place dans un atelier de Boston, tandis qu’un jeune Eastman Johnson de vingt ans luttait pour apprendre l’usage du crayon et de la gomme arabique dans l’art de la lithographie. C’était un travail d’artisan, une profession dans l’industrie de l’imprimerie. Son père l’avait pris comme apprenti afin de lui apprendre un métier utile.

    Johnson est né en 1824 à Lovell, une petite ville proche de la frontière ouest du Maine. Il était le dernier des huit enfants que Mary Kimball Chandler donna à Phillip Carrigan Johnson. Précédé par ses soeurs, Harriet, Judith, Mary, Sarah, Nell et son frère Reuben, il est arrivé bien après l’aîné, Commodore Phillip Carrigan Johnson Jr. Lorsque la famille quitta Lovell pour Fryeburg, un ancien poste frontière en 1762, puis pour Augusta, la capitale du Maine, sur Kennebec River, Johnson père gravit les échelons du succès. L’homme d’affaires prospère accéda ensuite au poste de Secrétaire d’État du Maine avant d’obtenir un poste d’influence à Washington D.C. en tant que chef du Bureau of Construction, Equipment and Repair of the U.S. Navy. Il n’était pas difficile d’obtenir un apprentissage, et les dons d’Eastman pour le dessin et l’observation correspondaient bien à l’emploi.

    À l’âge de vingt et un ans, Eastman s’installa à Washington D.C. en 1845 et s’établit en tant que portraitiste, finissant par faire les portraits de notables tels que l’orateur Daniel Webster et de Dolly Madison, épouse du Président James Madison. Il partit pour Boston l’année suivante, son usage subtil des lignes et de la couleur appris grâce à la gravure lui valant rapidement des commandes de portraits tels que celui du jeune Charles Sumner commandé par Henry Wadsworth Longfellow.

    Le célèbre poète a donné un élan considérable à la carrière d’Eastman, avec des commandes de dessins pour la famille et les amis influents de Longfellow, parmi lesquels le poète Nathaniel Hawthorne, Anne Longfellow Pierce, Charles Longfellow, Ernest Longfellow, Mary Longfellow Greenleaf et Cornelius Conway Felton, qui devint président de l’université de Harvard. Johnson travailla à Boston pendant trois ans, mais il ressentit le besoin de se perfectionner dans les beaux-arts. Ce n’est qu’en 1848 qu’il réalisa sa première peinture à l’huile, un portrait de sa grand-mère.

    En 1849, Johnson traversa l’Atlantique pour rejoindre l’Allemagne et s’inscrivit à l’Académie de Düsseldorf, une école réaliste d’influence, créée au début du XIXe siècle. Il fut admis dans l’atelier de l’artiste américain Emanuel Gottlieb Leutze. Bien que l’école fût réputée pour ses peintres produisant des allégories de paysages réalistes et des sujets historiques, plusieurs étudiants avaient été impliqués politiquement dans des conflits sociaux juste avant l’arrivée de Johnson, tenant les barricades aux côtés de la Burgwehr, l’armée citoyenne. La révolution de 1848-49 contraignit Frederick William IV à reconnaître une constitution unifiant les états prussiens en une seule entité. Eastman rejoignit plusieurs artistes américains passés dans cette école qui, à l’époque, avait plus d’influence que ce qu’il se passait à Paris. George Caleb Bingham, Worthington Whittredge, Richard Caton Woodville, William S. Haseltine, James M. Hart, et William Morris Hunt sont tous passés par Düsseldorf, tout comme Albert Bierstadt, peintre des paysages lumineux de l’Ouest.

    Même si l’académie offrait un enseignement technique considérable, Johnson se sentait restreint par la pédagogie. En 1852 il emporta peinture et pinceaux et fit le tour de la France et de l’Italie, avant de s’arrêter à La Haye, en Hollande. Son but était d’y étudier les artistes hollandais du XVIIe siècle, et plus spécialement Rembrandt et son utilisation brillante de la lumière et de la composition. Ses œuvres furent si bien reçues qu’on lui proposa un poste de peintre à la cour, qu’il refusa. Johnson avait pris une décision : l’art réaliste n’était pas lié aux allégories populistes, baignées par le sentimentalisme ou par la remise en vigueur forcée d’événements historiques. La peinture pouvait à la fois raconter des histoires simples et complexes sans émotions truquées ni fioritures. L’observation directe sur place, les activités dessinées à partir de la vraie vie, toutes ces acquisitions pouvaient rendre compte de l’American Lifestyle dans le paysage américain. Armé des méthodes de visualisation de Rembrandt, du curriculum rigoureux de la technique allemande et de sa propre sensibilité au récit, Eastman Johnson passa deux mois dans l’atelier du peintre académicien Thomas Couture à Paris, et en 1855 il repartit pour les États-Unis. La scène artistique américaine qui salua son arrivée était bien différente de celle qu’il avait quittée sept ans auparavant. Des salons de daguerréotype avaient poussé comme des champignons, tout particulièrement à Washington. Très à la mode, ces portraits photographiques uniques, dans leurs cadres de velours et de faux coquillages, faisaient rage en tant que cadeaux-souvenirs personnalisés. Malheureusement, les visages qui vous regardaient revêtaient la plupart du temps une expression sévère en raison du temps d’exposition de trois minutes, pendant lesquelles la tête était maintenue en place à l’aide d’une pince. Quoi qu’il en soit, le marché des portraits au crayon s’était effondré. La réputation et le travail de qualité de Johnson lui assurèrent néanmoins des commandes de portraits à Cincinnati et Washington, et il fonda finalement son atelier quand il s’installa à New York.

    L’attitude des Américains à l’égard de l’art et de sa place dans la société fut un autre changement majeur. Dans les années 1840 tout ce qui était européen était considéré comme synonyme de bon goût et de sensibilité éclairée. Dans les années 1850, les Américains commencèrent à se tourner vers eux-mêmes et partirent à la recherche de leur propre identité par le biais des arts et de la littérature. Les perspectives du pays s’étendaient, et dans l’est et le Midwest les acheteurs de peinture réclamaient des scènes exotiques du Far West. Les gens vivant dans les villes agitées rêvaient de vues idylliques : scènes de vie bucolique à la ferme, promenades dans les forêts et le long des routes de campagne, des images d’une vie simple qui menaient vers le Sud profond et même vers les Indiens des plaines.

    Eastman Johnson, La Famille Hatch, vers 1870-1871.

    Huile sur toile, 121,9 x 186,4 cm.

    The Metropolitan Museum of Art, New York,

    New York, don de Frederic H. Hatch.

    Eastman Johnson, Vie des nègres dans le Sud, 1859.

    Huile sur toile, 91,4 x 114,9 cm. Robert L. Stuart Collection,

    New York Historical Society, New York, New York.

    Eastman Johnson, Décorticage des épis, 1860.

    Huile sur toile, 67,3 x 76,8 cm. Everson Museum of Art,

    Syracuse, New York, don de Andrew D. White.

    Eastman Johnson, Cueillette des airelles, vers 1879.

    Huile sur carton, 57,1 x 67,9 cm. Collection privée.

    Par chance pour Johnson, une de ses sœurs, Sarah, épousa William Henry Newton, qui l’emmena dans des propriétés qu’il avait acquises dans l’Upper Midwest. Le frère de Johnson, Reuben, s’était également installé dans le Nord, à Superior dans le Wisconsin, où il avait ouvert une scierie. Le fait d’avoir des membres de sa famille déjà installés dans cette campagne lointaine incita Johnson à voyager dans ces étendues sauvages, grâce à l’argent gagné pour ses séances de pose et à un emprunt accordé par son père pour investir dans la terre. Il passa les étés de 1856 et 1857 à travailler avec ses pinceaux et ses crayons du côté ouest du Lac Supérieur et dans une cabane qu’il avait construite à Pokegema Bay.

    Il employa les services d’un guide, Stephen Boonga, métisse afro-américain et amérindien Ojibwe, qui l’aida à construire un canoë et à pagayer jusqu’aux Apostle Islands et vers les villes de Duluth et Superior. À Grand Portage, Johnson entra en contact avec les tribus Ojibwe et réalisa un certain nombre de dessins au fusain et à l’huile[1].

    En 1859, Johnson revint à ses enseignements de Düsseldorf et réalisa sa première peinture de genre américaine intitulée Vie des nègres dans le Sud. Si on l’examine attentivement, il n’est pas allé chercher très loin. Le tableau est en majeure partie une collection de portraits, chaque groupe semblant raconter une histoire, autour d’une ferme joliment délabrée et d’un quartier d’esclaves. Dans l’ensemble, il est plutôt niais ; cependant les représentations du couple se contant fleurette, des enfants esclaves et des membres de leur famille, y compris la maîtresse blanche surveillant la scène depuis un trou dans la barrière (surveille-t-elle la cour ou le couple mulâtre ?) ont une sincérité simple. Quelqu’enjolivé qu’il soit, le tableau a réussi à séduire à la fois les habitants du Sud, qui y ont vu une représentation idyllique, et les anti-esclavagistes du Nord, qui y ont lu tous les dangers de cette « institution particulière ». Il débordait certes de sentiments, mais il s’agissait de sentiment américain, et cela a suffi à faire élire Johnson à la National Design Academy of New York.

    Johnson emporta son carnet à dessins avec lui pendant la guerre civile, suivant l’armée de l’Union tel un photojournaliste moderne. Le résultat le plus célèbre de ce séjour de cinq ans est une peinture à l’huile : Le Joueur de tambour blessé.

    Durant les vingt années suivantes, Eastman Johnson devint un peintre réaliste régionaliste, ne s’éloignant pas de la côte Est et créant ses œuvres les plus mémorables. Il prit pour habitude de se réaventurer dans les repères de son enfance à Fryeburg dans le Maine, et de faire des visites régulières à Nantucket pendant l’été. Il épousa Elizabeth Buckley en 1869 et eut une petite fille, Ethel Eastman Johnson, en 1870. Beaucoup de ses œuvres les plus charmantes représentent sa femme et sa fille dans leur maison et aux alentours.

    Johnson a trouvé à l’est quelque chose qui l’a réconforté, et il y a un courant sous-jacent de contentement dans toutes ses peintures de genre datées de cette période de son travail. Quand il ne vadrouillait pas après l’armée du Potomac pendant les années 1860, il voyagea en Nouvelle-Angleterre. Après avoir vu de près la destruction de la guerre, le confort semi-antique de sa terre d’enfance dut lui apparaître comme un soulagement. Tant de jeunes hommes ayant pris l’uniforme pendant la guerre et tant d’entre eux n’étant pas revenus des batailles, il lui resta pour sujets les personnes âgées, les femmes et les jeunes gens qui n’avaient pas l’âge de la conscription. Lorsqu’il n’y avait pas de personnages dans ses tableaux, ce sont les outils qu’ils utilisaient et les intérieurs qu’ils habitaient qui représentaient le niveau de délabrement. Un mur en manque d’une couche de chaux, ou de quelques pierres, la cheminée noircie de suie, ou un fauteuil en rotin qui avait besoin d’être rempaillé.

    Une de ses peintures de genre les plus réussies est Décorticage des épis, présentée en 1861 à la National Academy of Design de New York. L’exposition ouvrit tout juste trois semaines avant le bombardement de Fort Sumter et le début de la guerre civile. Pas moins de 200 000 New-Yorkais se ruèrent à Union Square pour soutenir la cause des unionistes, et Johnson avait fait dans la peinture sa propre déclaration pro-unioniste. Les mots Lincoln and Hamlin sont inscrits sur la porte de la grange, en référence au succès de la campagne présidentielle de Lincoln et à son candidat à la vice-présidence du Maine, Hannibal Hamlin. La Nouvelle-Angleterre avait voté en masse pour les républicains pendant les élections, et ce tableau était une subtile charge politique tout autant qu’une œuvre artistique exemplaire.

    Il n’a jamais ressenti le besoin de recourir aux habitants historiques du Maine (les « Down Easters »), les puritains en culottes ou les vieilles calèches qui allaient et venaient sur les routes. Exception faite du tableau Le Vieux Chariot, il dessinait morceau par morceau puis procédait à l’assemblage dans son atelier. Le Vieux Chariot représente la carrosserie d’une calèche en ruine, sans roues ni essieux. La végétation locale a repris ses droits, et il est marqué par les attaques des éléments. Malgré tout, même ce pitoyable souvenir des jours passés se trouve rajeuni par les cris et les exclamations des enfants qui jouent autour et sur la carcasse démantibulée. Des garçons hennissent et galopent sur place tandis que des conducteurs font claquer des fouets imaginaires et que les filles regardent le paysage défiler par les fenêtres. Toute cette action sur le bord de la route se déroule sous le soleil d’une fin d’après-midi et semble si spontanée et naturelle qu’il est impossible d’imaginer que ce moment capturé a été créé dans un atelier à partir de plusieurs éléments ensuite assemblés dans l’esprit Johnson.

    Tout ce battage sur la ruralité s’associait avec la tendance qu’avaient les citoyens à retourner à leurs racines pendant et après la guerre civile, rendant hommage à la simplicité des jours anciens, exacerbés par une mémoire imprécise.

    Des livres, des pièces de théâtre, des œuvres d’art célébraient « le bon vieux temps », épargné par la révolution industrielle, les villes bondées, les locomotives à vapeur crachant leur fumée, et la puanteur de centaines de toilettes sur cour par une chaude nuit d’été. Le gaz sifflant dans les lampes d’appartements surpeuplés. Les relents de ces foules vêtues à la mode victorienne, se déplaçant en nuages parfumés pour masquer l’odeur de leurs corps sales. Les peintures promettaient des vues dégagées, des grands espaces, des forêts denses et des ruisseaux ondulants, l’odeur chaude et sèche de la paille dans une étable et le clapotis de la roue d’un moulin dans le courant de la rivière.

    Mettant à profit les années passées à étudier la manière dont Rembrandt utilisait la lumière dans ses gravures et ses peintures à l’huile, Johnson a instillé un regard sophistiqué dans ses œuvres, tout particulièrement dans les intérieurs. Il a évoqué l’atmosphère et la vie rustique d’Américains de tous milieux sociaux. Il a octroyé de la grâce et du charme aux sujets les plus quelconques.

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