Langue(s) en portage: Résurgence littéraire et langagière dans les écritures autochtones féminines
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À propos de ce livre électronique
C’est en convoquant les mots de Virginia Pésémapéo Bordeleau, Kateri Akiwenzie-Damm, Marie-Andrée Gill, Leanne Betasamosake Simpson, Natasha Kanapé Fontaine et Cherie Dimaline que l’autrice de cet essai ambitieux formule non seulement une théorie littéraire du langage, mais aussi une approche inédite pour s’engager dans une lecture sensible, relationnelle et réciproque de ces écrits.
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Aperçu du livre
Langue(s) en portage - Marie-Ève Bradette
Marie-Ève Bradette
Langue(s) en portage
Résurgence littéraire et langagière dans les écritures autochtones féminines
Les Presses de l’Université de Montréal
Titres parus dans cette collection
Alliances. Penser et repenser les relations entre Autochtones et non-Autochtones
sous la direction de Lynne Davis
Histoires souveraines. Poétiques du personnel dans les littératures autochtones au Québec
Isabella Huberman
Mythologie huronne et wyandotte (réédition)
Charles Marius Barbeau
Créativités autochtones actuelles au Québec. Arts visuels et performatifs, musique, vidéo
sous la direction de Louise Vigneault
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre: Langue(s) en portage: résurgence littéraire et langagière dans les écritures autochtones féminines / Marie-Ève Bradette.
Autre titre: Langues en portage
Nom: Bradette, Marie-Ève, 1985- auteur.
Collection: Expressions autochtones.
Description: Mention de collection: Expressions autochtones | Présenté à l’origine par l’auteur comme thèse (de doctorat--Université de Montréal, 2020) sous le titre: Langue(s) en portage: résurgences et épistémologies du langage dans les littératures
autochtones contemporaines. | Comprend des références bibliographiques.
Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20240000668 | Canadiana (livre numérique) 20240000676 | ISBN 9782760649439 | ISBN 9782760649446 (PDF) | ISBN 9782760649453 (EPUB)
Vedettes-matière: RVM: Littérature canadienne—Auteurs autochtones—Histoire et critique. | RVM: Littérature québécoise—Auteurs autochtones—Histoire et critique. | RVM: Écrivaines des Peuples autochtones—Canada—Langage. | RVM: Peuples autochtones—Canada—Sciences. | RVMGF: Critiques littéraires.
Classification: LCC PS8089.5.I6 B73 2024 | CDD C810.9/928708997071—dc23
Mise en pages: Chantal Poisson
Dépôt légal: 2e trimestre 2024
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
© Les Presses de l’Université de Montréal, 2024
www.pum.umontreal.ca
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada, le Fonds du livre du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Avant-propos:
Pour une écriture située et inclusive
L’écriture, même critique, est toujours déjà un acte intime, l’affirmation d’une posture énonciative, un geste posé à même le langage qui ne peut se déprendre complètement des rapports et des relations de pouvoir qu’il véhicule par ses choix terminologiques ou de forme. Dans le présent ouvrage, j’ai privilégié une écriture inclusive qui tient compte de la pluralité et de la diversité des identités de genre. En effet, alors que, dans une version antérieure, une écriture au féminin inclusif cherchait à inscrire, à même le langage, une subjectivité de lectrice depuis laquelle je m’exprimais, de même qu’une relation entre la chercheuse et les autrices à l’étude, il m’apparaît maintenant essentiel, avec le recul de l’écriture et de la réflexion qui l’accompagne, mais plus particulièrement en réfléchissant au lectorat à qui s’adresse le livre, d’en modifier la forme pour adopter une écriture plus inclusive. Parmi les nombreuses stratégies disponibles (la majuscule, le tiret, la parenthèse, la barre oblique, le point, le point médian, etc.), mon choix ne s’est pas réalisé exclusivement en fonction d’une politique éditoriale, mais bien en lien avec la problématique qui se trouve mise en mouvement dans Langue(s) en portage, et qui prend pour point de départ la présence des épistémologies autochtones du langage et leur (re)création dans les littératures les plus actuelles. Dès lors, la méthode du point médian (chercheur·ses, étudiant·es, lecteur·rices), afin de rendre visible la présence du féminin dans l’écriture, tout en signifiant, à même l’espace intermédiaire du point, un spectre du genre beaucoup plus large et fluide, m’apparaît justifiée en fonction de trois arguments principaux.
D’abord, je voudrais reprendre un argument formulé dans le guide d’écriture inclusive élaboré par la revue Féminétudes. Dans ce guide, l’usage du point médian est recommandé «parce qu’il n’a pas de signification particulière en linguistique, contrairement au tiret (étudiant-e-s), au point (étudiant.e.s) ou à la majuscule (étudiantEs)»1. En ce sens, l’inscription du point médian, en tant qu’il rend visible une inclusion des perspectives de genre, permet, dans le contexte d’un ouvrage consacré aux épistémologies langagières, d’attirer l’attention sur une caractéristique importante de nombreuses langues autochtones.
Ainsi, il y a lieu de tenir compte de l’absence, dans plusieurs langues des Premières Nations (en particulier en innu-aimun, en iiyiyuu ayimuun, en nêhiyawêwin et en anishinaabemowin), de genres grammaticaux qui définissent le masculin et le féminin. Plutôt, ce qui se trouve désigné par le «genre» comme catégorie grammaticale dans les langues autochtones, c’est le fait que les êtres soient animé·es. L’écrivain et philosophe du langage Tomson Highway (nehiyaw) souligne cette particularité des langues et le statut philosophique de ces dernières, notamment lorsqu’il s’intéresse au récit de création. En privilégiant un langage épicène par la méthode du point médian, il est possible, d’une part, de signifier, dans la matérialité graphique et linguistique de l’écriture, cette inclusivité des langues autochtones, et ce hors des stricts signes linguistiques de la langue française. D’autre part, dans ce choix du point médian qui n’a pas de fonction dans la langue française autre que de démontrer ce que je décris précisément ici, se trouve aussi la démonstration des limites de cette langue à rendre compte et à exprimer complètement les épistémologies autochtones, sinon par un travail de l’imagination.
Enfin, une méthodologie autochtone, et plus particulièrement une méthodologie pour les études littéraires autochtones, a guidé la recherche et l’écriture de Langue(s) en portage. Inspirée par des penseur·ses autochtones, et notamment par la chercheuse nehiyaw Margaret Kovach, il s’agissait de réfléchir à une méthodologie et à une éthique relationnelle qui impliquent de lire avec les littératures autochtones, avec les textes, plutôt que d’étudier les textes à partir de cadres prédéterminés. La théorie qui se trouve ainsi développée dans l’ouvrage se dégage des textes littéraires eux-mêmes à travers une approche que Kovach nomme celle du soi-en-relation (self-in-relation), une manière de se situer en relation avec les subjectivités en présence, celles des textes, des auteur·rices et d’ainsi proposer une co-construction théorique. Une méthode d’écriture qui manifeste l’inclusion des différentes identités de genre performe, dans le langage, cette relation, la crée, lui donne lieu, puis signale au passage la manière dont le langage forme la pensée, et donne à saisir cette pensée en mouvement; ces espaces identitaires fluides hors du langage sont ainsi rendus visibles dans le langage et à travers sa forme écrite. Puisque, comme l’écrit encore une fois Kovach, «le rôle de la langue dans le façonnement de la pensée et de la culture, le conflit entre les approches autochtones et occidentales de la recherche (et leur implication dans la construction de la connaissance) repose profondément sur la langue et sur des schémas de pensée dualistes2», l’écriture inclusive signale, selon moi, cette dualité inhérente à la langue française et qui façonne notre rapport au monde, puis intervient dans la construction de la langue pour donner à lire, voire à entendre, d’autres visions du monde qui sont peut-être plus proches des langues autochtones et des épistémologies véhiculées par ces dernières. Il ne s’agit donc pas de m’approprier des langues qui ne sont pas les miennes et dont je ne suis pas une locutrice, mais bien de travailler avec le matériau qui est le mien, la langue française, et de le sculpter de sorte à rendre visible et audible le féminin, tous les genres qui ne se définissent pas dans la binarité, de même que les limites de cette langue à complètement rendre compte des systèmes de savoir des Premiers Peuples, tout en étant l’espace d’une possible re-création de ces épistémologies, comme en témoignent les œuvres des écrivaines avec lesquelles je pense le langage dans ce livre.
Je désire aussi dresser un pont entre ce geste d’écriture inclusive qui matérialise le féminin et le large spectre des identités de genre à même la langue française de mon énonciation pour suggérer aux lecteur·rices d’imaginer plus loin encore ce jeu sur la langue, non seulement depuis une perspective qui implique la dimension genrée, mais également culturelle, située et relationnelle. Cette médiation figurée à même le point médian, j’aime à la penser comme un espace symbolique où se matérialise la rencontre, la relation, et où chacun·e peut prendre position, dans la langue et dans la pensée. Où chacun·e peut réfléchir à son propre positionnement, voire à l’intersection des positions qu’iel occupe. L’inclusivité de mon écriture, je la veux intersectionnelle – travaillée par le culturel, le social, le genre, le politique. Dans cette médiation, je m’écris, non pas de manière démesurément autoréflexive, mais à même le tissu textuel – je signale ma posture en tant que femme, lectrice, critique littéraire, chercheuse et professeure, en tant que Québécoise, allochtone. Au sein d’une relation qui, même lorsque signifiée, n’est pas dénuée de rapport de force, j’installe dans le grain du texte la position depuis laquelle je m’exprime et façonne les idées véhiculées dans ce livre. Je signale aussi les positions diverses qu’occuperont les lecteur·rices et qui viendront assurément modeler leur réception de ce livre, car si l’on s’exprime toujours depuis un espace qui est ancré, situé, façonné par nos identités et nos expériences, nous lisons et interprétons également depuis ce seul espace. En convoquant les épistémologies différentes que nous donnent à lire les littératures autochtones, je désire que cet espace puisse être le plus ouvert possible, décolonial peut-être, en tant que ce sont les œuvres qui nous engagent à lire autrement, différemment et à comprendre les limites des savoirs issus de la colonisation lorsque nous nous penchons sur les écritures littéraires autochtones, limites qui sont aussi les miennes.
Décolonial est un mot très chargé, miné, que je n’utiliserai que très peu dans cet ouvrage pour ne pas l’employer à outrance comme une métaphore. Je l’emploie pourtant ici, pour dire que l’écriture de ce livre m’a profondément changée, en tant que femme et féministe, en tant que chercheuse québécoise, en tant que personne blanche qui, il y a quelques années à peine, ne voyait pas cette blanchité, la normalisait comme d’autres normalisent le féminin, une posture que je critique pourtant. En venant ébranler les fondements mêmes de la langue française dans un jeu sur les identités genrées, je crois que les textes ont le potentiel d’ébranler les présupposés sur lesquels se sont érigées nos pensées, parfois ancrées dans une dynamique coloniale pernicieuse.
Or, il faut reconnaître que le français demeure, dans ce livre, la langue prédominante, tant par mon énonciation dans cette langue que par un travail de traduction qui vise à rendre accessibles les textes littéraires étudiés lorsque ceux-ci sont rédigés en anglais. Les citations des ouvrages littéraires et théoriques sont ainsi présentées, dans le corps du texte, dans leur version originale et accompagnées, en note, de leur traduction. Lorsque des traductions des textes existaient déjà, j’ai, la plupart du temps, opté pour la solution de donner à lire ces dernières. Toutefois, lorsqu’aucune traduction n’était disponible ou encore lorsque les traductions ne me semblaient pas adéquates, j’ai proposé les miennes propres. J’ai ainsi traduit, le plus souvent, de manière littérale afin de donner à lire, avec le plus de proximité possible à l’égard du texte original, les réseaux sémantiques qui se déploient dans les textes analysés. L’ensemble des analyses présentées dans ce livre ont donc été réalisées dans la langue originale, et j’espère que la traduction des extraits permettra un accès à des lecteur·rices francophones qui souhaiteraient entrer en relation avec les littératures autochtones à la croisée des langues.
J’invite donc les lecteur·rices à entrer dans cet ouvrage pour se laisser porter par les mots des écrivaines, par les rencontres épistémologiques entre les mots et la pensée, entre l’écriture littéraire et l’écriture critique, de sorte à s’ouvrir à une théorisation littéraire du langage qui est aussi, à certains égards, et à même la matérialité de cet ouvrage, une pratique littéraire du langage, une manière, peut-être bien, de mettre les langues en portage.
1. Maude Agin-Blais, Alexia Giroux, Sophie Guinamand, Émeline Merlet, Carolanne Parenteau-L., Sabrina Rinfret-Viger, Guide d’écriture inclusive, Féminétudes, Hors-série, Septembre 2020, p. 7.
2. Margaret Kovach, Indigenous Methodologies, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 59. Ma traduction. Original: «the role of language in shaping thought and culture, conflict between Indigenous and Western research approaches (and its involvement in knowledge construction) rests deeply within language and the matter of dualist thought patterns».
Introduction:
Écrire (contre) la dépossession du langage
I think that language is sacred. I have been for a long time interested in the power of language. I think we don’t know nearly enough about the power of language. We don’t understand how powerful words are or can be. In our daily lives, we tend, I think, to disregard language in that sense, we don’t try to understand it in terms of the sacred. We think of it as communication rather than spiritual expression or a vehicle for the sacred.
I think that writers in general are forced to deal with language in a way that other people in general are not. That’s what really sets them apart as I see it and I have a fascination… language fascinates me, words are endlessly mysterious to me. And I think by and large that’s good. A writer should have that sense of wonder in the presence of words3.
N. Scott Momaday
S’il y a une origine profonde et lointaine à ce livre, et s’il fallait l’identifier pour tenter de faire sens de toutes ces pages d’écriture que vous vous apprêtez à lire, je dirais qu’il s’agit d’abord et avant tout d’une fascination. Une fascination pour le langage et les possibles qu’il véhicule, pour les savoirs qu’il porte et transporte. Dans le passage en exergue, N. Scott Momaday parle d’un magnétisme qui le lie au langage dans la création et l’acte d’imagination littéraire; une réflexion qu’il a menée tant dans un ouvrage de conversations que dans son célèbre essai «The Man Made of Words». À relire l’écrivain kiowa, j’ai envie de prolonger cette réflexion, mais surtout d’entretenir cette fascination, de ne pas tenter, malgré la portée théorique et critique de cet essai, de la rationaliser à outrance. J’ai envie de me laisser happer par les pouvoirs du langage, et par le fait même, de la littérature, par l’ouverture à une pluralité de mondes possibles qu’ils engendrent, car si l’écrivain·e s’émerveille devant le langage, je considère que cette émotion et cette posture peuvent être partagées avec les lecteur·rices, les chercheur·euses ou les théoricien·nes. En ce qui me concerne, ce «sens du merveilleux en présence des mots» dont parle Momaday s’accompagne d’une ouverture à différentes conceptions du langage, ou à une vision autre de celui-ci, à d’autres formes de pensée, à d’autres épistémologies auxquelles les expressions littéraires donnent accès, voire qui se trouvent travaillées par l’imagination, dans une relation intime tissée à même le langage et la littérature, à l’intersection des deux.
Ainsi fascinée par le langage et habitée d’un désir de le penser autrement, je me suis lancée, il y a quelques années maintenant, dans la lecture des littératures autochtones (celles écrites en français d’abord, puis en anglais). De cette lecture a résulté une intuition selon laquelle il y a d’inscrit dans les textes, même les plus actuels, un profond trauma langagier, c’est-à-dire une violence que je désigne comme étant double: à la fois celle de l’arrachement des langues maternelles autochtones et celle de l’imposition des idiomes coloniaux. Pourtant, ce livre n’est que la réalisation oblique de cette première intuition qui, si elle se révèle tout à fait juste, m’apparaît pourtant insuffisante pour bien comprendre ce qui se passe en matière de négociations langagières dans les littératures autochtones contemporaines. Cette première intuition semble inadéquate aussi pour véritablement engager une réflexion au sujet des pouvoirs du langage – ceux-là mêmes qui me fascinaient et me fascinent encore dans l’acte d’écriture de ce livre. Le trauma est bien perceptible dans les œuvres littéraires autochtones contemporaines, il travaille le matériau textuel et langagier et il se trouve symbolisé par lui, mais il s’accompagne également d’une résurgence des langues autochtones et des épistémologies véhiculées par ces dernières, et cela par l’entremise d’une multitude de stratégies littéraires. Plutôt que d’aborder le corpus en se focalisant sur les violences qui s’y trouvent représentées et parfois, il est vrai, réactualisées, je choisis donc d’y lire les désirs et les survivances, ceux qui se trouvent déployés et investis par l’imagination littéraire. Plutôt que de seulement examiner les traumas, dans un geste quasi clinique, je cherche à lire les résurgences des langues autochtones dans toute la richesse de leurs expressions au cœur des écritures littéraires féminines et d’ainsi répondre, à ma manière, à l’invitation de la chercheuse unangax Eve Tuck qui propose, dans «Suspending Damage: A Letter to Communities», une méthodologie axée sur les désirs plutôt que sur les dommages subis et les blessures4, ce qui permettrait, selon l’autrice, de mieux concentrer notre attention critique sur les complexités, les contradictions, les nuances et l’autodétermination des personnes autochtones, plutôt que sur la victimisation5 de ces dernières. Je veux ainsi ancrer mes observations, et surtout la manière de rendre compte de celles-ci, au sein de ces désirs, de ces survivances et de ces résurgences d’abord, et aborder les traumas seulement ensuite, voire en filigrane, afin que ces traumas ne motivent pas la pensée, afin que les pouvoirs du langage puissent être déployés pleinement, qu’ils deviennent le point focal de la réflexion et de l’écriture. Néanmoins, je concède que les survivances, les résurgences et les désirs inscrits dans les littératures autochtones participent aussi d’un examen des conditions inhérentes à la situation coloniale et d’une résistance vis-à-vis de cette dernière dans ses aspects langagiers.
Le colonialisme n’est pas un événement, mais bien un processus, et celui-ci est toujours actuel. En tant que tel, il ne peut être complètement extrait de l’équation, bien que la résistance ne soit, elle, pas entièrement liée au pouvoir colonial: «resistance is not a consequence to power but simultaneous to power, even preceding power. In which case, resistance is not simply bodies or events articulated against power, but is diffuse, plastic, ungraspable6». Bref, bien que le traumatisme langagier ne soit pas le thème central de ce livre, pour se saisir de l’entrelacement du pouvoir colonial et des résistances au sein des productions littéraires, puis pour comprendre la profondeur et l’importance des résurgences et des désirs langagiers, il est nécessaire d’ouvrir la réflexion avec un portrait littéraire de cette situation; d’aborder, en fait, la question de l’arrachement des langues autochtones qui résulte d’un système, de dynamiques, d’institutions et de pensées profondément colonialistes. La prochaine section de cette introduction sera donc consacrée à mettre en perspective le contexte assurément violent, et toujours d’une grande actualité, dans, contre, voire hors duquel écrivent les autrices dont les œuvres seront convoquées dans le cadre de cet essai: celui du legs de la «blessure de la colonisation7», et en particulier de l’héritage des pensionnats et des violences langagières qui y sont associées, car c’est bien dans cet héritage que culmine la relation conflictuelle aux langues autochtones.
Pensionnats et imposition des langues coloniales
Si la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (CVR)8, par l’entremise d’audiences publiques, de la publication de son rapport final, puis la «découverte9» des tombes d’enfants par la population canadienne plus récemment, ont jeté un éclairage important sur la réalité, l’histoire et l’actualité des pensionnats, cette expérience douloureuse avait déjà, depuis des décennies, trouvé un lieu d’énonciation dans des textes littéraires. Les récits à propos des pensionnats, dans leurs formes plurielles (autobiographie, roman, théâtre, poésie, bande dessinée, album jeunesse, etc.), ont entamé un rétablissement de la vérité et un processus de réclamation d’une justice sociale par des prises de parole différentes des témoignages produits dans le contexte de la CVR10 ou dans des cours de justice. Or, des textes appartenant à ce sous-genre littéraire que la chercheuse alliée Renate Eigenbrod a nommé «littérature des pensionnats» (residential school literature) ont aussi été considérés comme des documents ethnographiques dans le contexte de la CVR: c’est le cas, par exemple, de Geniesh: An Indian Girlhood, de l’autrice eeyou Jane Pachano (Willis à l’époque)11 et de My Name is Masak, de l’écrivaine inuk Alice Masak French12. Dans le présent ouvrage, de tels textes trouvent une place dans le registre des énonciations littéraires, et je conçois que les écrivaines actuelles sont les héritières de ces littératures, tout comme elles le sont des longues traditions culturelles qui ont précédé la colonisation de l’Île de la Tortue.
Je veux donc souligner la présence d’un trauma langagier qui se réitère au travers des textes qui thématisent l’expérience des pensionnats. Selon le survivant intergénérationnel Randy Fred (Nuu-Chah-Nulth), dans sa préface à Resistance and Renewal: Surviving the Indian Residential School, de Celia Haig-Brown13, «l’élimination de la langue a toujours été une première étape dans un processus de génocide culturel. C’était la fonction première des pensionnats14». L’élimination, ou ce que je nomme à dessein un arrachement de la langue, est un leitmotiv central dans la littérature des pensionnats. En effet, à peu près tous les textes, fictifs ou autobiographiques, qui ont pour thème central cette expérience du pensionnat abordent, à un moment ou un autre de la narration, la violence langagière subie et les conséquences qui en découlent. Un exemple éloquent est «I Lost My Talk», un des poèmes les plus connus et réinterprétés de l’autrice mi’kmaq Rita Joe. Dans ce texte, la locutrice témoigne d’une expérience douloureuse: celle de l’arrachement de la langue maternelle, suivie de l’imposition de la langue