Limoges, nocturnes: Hommage à Joël Nivard
Par Collectif
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À propos de ce livre électronique
Les 12 nouvelles sont rédigées par : Yves Aubard Jean-Louis Boudrie Laurent Bourdelas Franck Bouysse François Clapeau Philippe Grandcoing Julia Malinvaud Martine Janicot Demaison Patrick Granger Laurine Lavieille Franck Linol François Tacot Fabrice Varieras Christian Viguié
À PROPOS DU COLLECTIF
Un collectif composé de ses amis, auteurs et autrices de Geste éditions, a tenu à lui rendre hommage : Yves Aubard, Jean-Louis Boudrie, Laurent Bourdelas, Franck Bouysse, François Clapeau, Philippe Grandcoing, Julia Malinvaud, Martine Janicot Demaison, Patrick Granger, Laurine Lavieille, Franck Linol, François Tacot, Fabrice Varieras, Christian Viguié.
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Avis sur Limoges, nocturnes
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Aperçu du livre
Limoges, nocturnes - Collectif
Non, il n’y pas de beaux jours
pour mourir.
Franck Linol
Joël Nivard, un maître du roman noir.
Le roman noir est un sous-genre de la littérature policière. Un roman qui exprime le malaise social, le roman de la crise, de la violence, un roman de la critique radicale d’un monde à bout de souffle. Le genre du roman noir naît aux États-Unis dans les années vingt, avec pour ambition de rendre compte de la réalité sociétale du pays : crime organisé et terreau mafieux.
Le travail de Joël s’articulait autour de trois axes : d’abord les personnages : ils sont solitaires, sans illusions, des losers, des rebelles, des marginaux, des durs à cuire, souvent des hommes, sans issue. Des personnages qui ont un goût prononcé pour l’alcool, la musique (jazz, rock et blues), la ville, la nuit. Des types usés. Il y a aussi des femmes…fatales. Attirantes et séduisantes, mais dangereuses et qui provoquent la perdition des hommes qui tombent amoureux d’elles.
Ensuite un univers : la nuit, la ville. Limoges. Comme Izzo avec Marseille, Hervé Le Corre avec Bordeaux, Dessaint avec Toulouse. Cette ville qu’il aimait tant. Outre la ville la nuit, Joël décrivait l’univers d’un monde en crise sociale, morale, politique aux mains des mafieux, des flics pourris, des politiques véreux, des délinquants.
Enfin, l’écriture : Joël était un amoureux du style. Toujours à la recherche d’une esthétique, dans ce monde laid. La phrase qui claque comme les talons d’une femme qui marche dans la salle des pas perdus de la gare de Limoges. Les mots, comme des uppercuts. Ça doit faire mal. Il recherchait le rythme. « Je suis de la syncope, pas de la syntaxe. » disait-il en paraphrasant Richard Borhinger*.
Une écriture dont ses lecteurs s’accordent à dire qu’elle est cinématographique.
Dans ce livre, publié en hommage à Joël, vous lirez douze nouvelles et un poème. Nous avons intercalé des extraits des romans de Joël Nivard dont le décor est la ville, la nuit. Et une nouvelle déjà publiée…
Le cahier des charges était d’écrire une nouvelle dans le genre littéraire de son choix avec, comme conducteur, un mot clé révélateur de l’œuvre de Joël.
Les auteurs et autrices qui ont accepté de participer à ce projet sont tous des écrivains qui connaissaient bien Joël et entretenaient avec lui des rapports amicaux.
Tous ont été publiés chez Geste éditions ou le sont actuellement.
Un grand merci à eux d’avoir accepté de participer à cette aventure collective.
Merci à Romain Naudin qui a, sans hésiter et avec enthousiasme, donné son accord pour que ce livre hommage voit le jour.
Bonne lecture.
* « Je suis pas un gars de la syntaxe. Je suis de la syncope.Du bouleversement ultime.Je me fous du verbe et de son complément.Faut pas faire le malin avec les mots. Faut les aimer.Ça file du bonheur les mots. »
Richard Borhinger (2011)
Autres ouvrages par Joël Nivard
Romans
La révolte des vaincus, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2023
Meurtres en Corrèze, avec Franck Linol, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2023
Mourir au Soleil, avec Franck Linol, Moissons Noires, 2022
Les rebelles meurent à l’aube, Moissons Noires, 2021
La route des mortes, avec Franck Linol, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2020
Il n’y a pas de beau jour pour mourir, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2019
N’oublie pas de nous dire adieu, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2018
Sans-Cible, Geste Éditions, collection Geste Noir 2017
Solo pour une nocturne, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2016
Little Bighorn, un été en Limousin, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2015
Le linceul de l’aube, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2013
Dernière sortie avant la nuit, Geste Éditions, collection Geste Noir, 2011
On dira que c’est l’été, deux ou trois jours avant la nuit, Albin Michel 1986
Loser, Éditions Denoël collection Sueurs Froides, 1983
Théâtre
On est bien peu de chose, 2014
Salle des pas perdus, 2012
Faut-il abattre les tringleurs de rideaux, 2008
Chronique du trolley, 2008
Limoges, avril 1905, 2005
Rien n’arrive pour rien, 2000
On pourra pas dire qu’il a pas fait beau aujourd’hui, 1999, Aux Éditions Le Bruit des Autres
Nouvelles
Dérive de sang, dans 7 opus 3, Geste Éditions 2019
Partir à l’heure, dans Terminus, la gare en noir, Geste Éditions, 2017
Je ne me souviens de rien, dans 7 opus 2, Geste Éditions 2017
Le crépuscule d’un flic, dans 7, Le Geste Noir - Geste Édition, 2015
Quai C voie 3, dans Noir Express, Éditions Le Bruit des Autres, 2014
Partir à l’heure
Joël Nivard
Sa ligne d’horizon, c’était le jour se levant dans l’enchevêtrement des rails, au bout de son regard, sur les voies désaffectées de la gare de triage de Puy-Imbert. Et au-delà, les entrepôts vides, les ateliers silencieux, les machines immobiles. À l’écart, les carcasses des voitures abandonnées. Comme des trains fantômes oubliés par le temps et dont la corrosion aurait lardé, ici ou là, la tôle rouillée de plaies béantes. L’été, la patine du soleil tremblait sur l’acier que les roues avaient usé. Et plus loin encore, la chaleur ondulait dans l’air au-dessus du ballast, déformant la géométrie des axes d’acier jusqu’à un point fixe, là où se rejoignent les parallèles.
Droit devant, c’était le nord. La ligne de Paris. Châteauroux. Vierzon. Les Aubrais. Et le terminus gare de Paris-Austerlitz. Longtemps il pouvait rester face à l’écheveau ferroviaire. Défier les potences des caténaires hachant l’infini d’un ciel le plus souvent crayeux tôt le matin, quand il empruntait la passerelle Montplaisir pour se rendre au chagrin. Un parcours qu’il aurait pu faire les yeux fermés, depuis le temps que, chaque jour, il quittait son logement de la rue Jean-Baptiste-Carpeaux pour gagner la rue Aristide-Briand et, enfin, encaper sous le pont la passerelle qui enjambait les voies.
Mais, ce matin, il ne faisait pas chaud et une brume de fin d’automne mouillait les arches de la passerelle, laissant sur le goudron de la chaussée une pellicule grasse entre les flaques gisant dans les ornières. Les réverbères qui jalonnaient les trottoirs secoués par un vent du nord dispensaient un faisceau tremblotant dans la nuit finissante. Le jour se levait au-dessus de la ville. Il aimait cette heure-là. Il aimait le matin. Comme la nuit. Les heures incertaines où la lumière bascule dans les ombres diluées des clairs-obscurs urbains.
C’est alors qu’il changeait de trottoir. Qu’il prenait le temps d’allumer une cigarette, de s’accouder à la rambarde et de planter son regard en face. Dans le vide de la nuit, jusqu’à ce qu’il se heurte, au bout des quais déserts, à l’imposante structure de la gare des Bénédictins dont l’éclairage découpait l’architecture sur le fond tendu d’un ciel résolument tourné vers l’ouest.
Et, chaque fois, il se laissait embarquer, comme ce matin-là, dans l’inspection minutieuse d’un décor qu’il connaissait par cœur, mais devant lequel il ne pouvait s’empêcher, même au bout de trente-sept années, de rester fasciné. Curieux, un peu comme si un détail avait pu lui échapper. Sur le campanile, dressé par tous les temps, dominant cette partie basse de la ville. Sur le dôme bombé, fessier callipyge de cuivre capable d’affronter les gifles de tous les vents comme la frappe des pluies incessantes. Jusqu’aux vitraux embrasés tel un feu qui couverait à l’intérieur, envoyant, dans la nuit, la chaleur de son antre.
La gare, elle l’avait nourri. Elle lui avait donné les plus belles années de sa vie ouvrière. C’était un cheminot. Dans l’âme. Dans les tripes. Et cet attachement-là n’avait pas de logique. C’était comme ça. Pour toute sa génération, l’entreprise, ça voulait dire quelque chose. Tous ensemble s’étaient battus pour elle. Ils avaient lutté contre le dépeçage, contre les dérives d’une gestion de marché. La rentabilité à tout crin. Les lois d’une économie qu’ils n’accepteraient jamais. Tant qu’ils seraient debout.
Et même aujourd’hui, au bout de sa carrière, il tenait par-dessus tout, selon l’expression consacrée, à « partir à l’heure ». Comme arrivaient les trains auparavant. À l’heure, pour lui, ce sera demain.
Il n’aurait pas su expliquer cette dépendance ferroviaire avec des mots. Les histoires d’amour non plus n’ont pas de sens commun. Il tira une longue bouffée sur sa Gitanes, avant de balancer le mégot rougeoyant dans le vide.
Il s’est levé comme à l’accoutumée. Sans avoir recours au réveil. Depuis combien de temps avait-il les yeux ouverts, plantés dans le ciel du plafond de la pièce ? Attendant que l’appel du muezzin sur l’écran de son ordinateur vienne le sortir de cette torpeur dans laquelle se forgeaient ses certitudes.
Inlassablement, les images lui reviennent. Le ciel d’un bleu immaculé. Le sable couleur de latérite. La poussière qui jaillit des bavettes des garde-boue enrobant la longue procession des Toyota sur les pistes défoncées. Les yeux sombres des hommes dans l’espace laissé par le shemagh noir. Tous le même. L’appartenance. Le djihad en marche. L’armée des purs contre les porcs de l’Occident. La main serrée sur la crosse de la Kalache. Le doigt tétanisé sur la queue de détente de la gâchette. Et le vent qui fouette à l’arrière des pickups. La foi, indéfectible. Le drapeau noir claquant dans les rafales qu’accentue la vitesse des 4 X 4 lancés à vive allure. Daesh ! Rien ne peut nous arrêter. Les mécréants crèveront la gorge ouverte et leur sang purifiera la terre du califat.
Allahu Ackbar !
Allahu Ackbar !
Il ferme les yeux, l’odeur du massacre entre dans tous les pores de sa peau. La couleur du sang brouille son regard. La guerre. Jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Mourir pour le prophète. Allahu Ackbar !
La longue mélopée des appels du muezzin lui rappelle l’essentiel. La première prière de sobh. Alors que le jour n’est pas levé et que, derrière les volets clos, la lumière de la rue peine à parvenir dans la chambre. Il va jusque dans la salle de bains. Sans allumer les éclairages du couloir. Lui parvient le son assourdi d’un poste de télévision. Il se déshabille et se glisse dans le bac. Il est obligé de s’accroupir, les genoux heurtant la faïence des rebords. L’eau coule glacée. Les nœuds des muscles se défont peu à peu. Il serre les dents. Quand c’est fini, il sèche son corps dans la serviette rêche. Puis il revient dans la chambre. S’habille dans des vêtements propres et commence à psalmodier des phrases des sourates du Coran avant de s’agenouiller sur le tapis orienté vers l’est. Plusieurs fois il prosternera son corps. Et peu à peu, la foi en Allah entrera en lui. Plus présente que jamais. Ravivant la force qui l’habite. La détermination. Aujourd’hui est un grand jour. Allahu Ackbar ! Puis il se lève. Éteint son ordinateur. Enfile son blouson. Vérifie la vacuité de ses poches. Et sans bruit, ses chaussures à la main, dans l’obscurité, il gagnera la porte au fond du couloir. En passant devant l’ouverture de la salle de séjour, il jettera un œil furtif sur le canapé, sur le corps écroulé d’un homme bouche grande ouverte. Le ronflement surdimensionné couvrant le faible volume de la télé allumée. Des cadavres de canettes de bière sur la table. Un cendrier dégueulant de mégots. Par la porte ouverte de la chambre, il peut entendre un autre bourdonnement également soutenu. Et l’odeur d’alcool et de tabac froid l’accompagnera tout le long de la descente des onze étages qu’il effectuera à pied, face à la énième panne d’ascenseur. En bas dans l’entrée, quelques ombres furtives emmitouflées sous des capuches le salueront brièvement. Même dans l’agonie de la nuit, les affaires continuent.
Au-dessus de la barre d’immeubles, le jour point froid sous la couverture nuageuse. Il consulte le cadran de sa montre-bracelet. Il est à l’heure. Il cherche dans sa tête s’il a oublié un détail. Ne trouve rien. Un appel de phare sur le parking. Salim est là. Comme prévu.
Il remonte le col de sa canadienne. La fourrure synthétique vient caresser sa joue. Il enfonce ses mains dans ses poches. Les doigts serrés sur le briquet. Au fond, là où restent toujours des brins de tabac échappés du paquet rigide. À la fin de la passerelle, après la courbe, des rafales venant du nord s’engouffrent dans l’alignement des façades aux volets clos des maisons de l’avenue Locarno qui trace sa ligne droite vers la butée de la rampe des Bénédictins. Au bout, une lueur trahit la montée d’un jour sale. Gris et maussade au-dessus de l’enseigne B and B de l’hôtel low cost. Il laisse son pas dériver dans la pente douce. L’hiver est là. En avance. L’odeur des feuilles décomposées sature l’air glacé. Des bourrasques virevoltantes envoient les derniers résidus des poubelles renversées se répandre au gré du vent. Les automobiles rasent les bordures des trottoirs, c’est l’heure de déhotter, direction le chagrin. Un matin comme un autre pour celui qui a du taf.
Une bouffée d’adrénaline grimpe dans son corps. Pour lui, c’est fini. Demain, il fera ce trajet pour la dernière fois. La retraite. Trente-sept ans au compteur. De belles années encore, devant. Sans doute. Peut-être. On n’en sait jamais rien. L’avenir, c’est toujours un pari sur la camarde. Tellement de potes qui ont dételé avant. Bousculés dans la fosse commune par des maladies innommables. La liste serait longue. Il entend les voix des autres : « Tu l’as préparée, ta retraite ? Il faut anticiper. J’en connais qui… Méfie-toi… On s’imagine que… C’est pas si simple… etc., etc. » On en connaît tous. Il n’a rien préparé. Simplement dans sa tête, des cours d’eau pour ferrer la truite, des chemins forestiers pour laisser son pas se perdre et sa main s’accrocher à une tige de noisetier. Se dire que l’heure n’a plus qu’une importance relative. Boire un verre au Baroudeur à l’angle des rues Henri-Lagrange et de la Brégère en regardant passer les gens pressés, les bus bondés et les automobilistes taciturnes.
Il entend la longue plainte d’un train qui se perd dans le suaire de l’aube. Départ 6 h 47, arrivée 9 h 52 à Paris-Austerlitz. Partir à l’heure. La sienne a sonné. Toute sa vie, il a respecté avec rigueur la contrainte des horaires, des règles d’une organisation le plus souvent décidée sans concertation, et c’est l’une des fiertés de sa carrière que d’avoir eu l’exigence des exécutants besogneux, exigence qu’il n’a pas toujours observée chez les autres, ceux qui décident, qui managent et dont le mépris parfois se lit sur le visage, dans le regard arrogant du chef pour son subalterne. Du maître pour son chien. Le chef, aux ordres. Le traître qui vient du rang. Juste un clébard comme les autres, mais qui a le sentiment de s’être sorti de la meute.
Il n’est pas sûr que ça lui manquera.
Demain.
Il avance et se prend à regarder de plus près ces pierres grises qui ont bâti cette avenue paisible longeant la voie ferrée. Des maisons individuelles plus hautes que larges. Des toits d’ardoises pentus. Des volets clos. Des vitres hautes, obscures, fermées sur des espaces confinés. La propriété. Celle des classes moyennes, voire laborieuses. Ça sent l’économie d’une vie entassée à la Caisse d’Épargne. Quatre murs à soi. Dans la pierre. Au bout d’une vie. Pas de quoi pavoiser. Mais rien à redire non plus.
Après le bar-tabac-journaux Le Locarno, sur la gauche, les Coutures. L’enceinte de la cité ouvrière. Quatre étages aux façades en briquettes de parement. Les premières « barres » de la ville, bâties en 1929. Avec, en bordure, le square dans lequel, les soirs d’été, on vient sur un banc attendre la fraîcheur de la nuit, contempler la lumière s’enliser dans la torpeur estivale et humer l’odeur des buissons de troènes. Voir les chiens des vieux se sentir le cul avant de pisser contre le tronc d’un frêne. Il connaît tout ça par cœur. Ça fait partie de son parcours quotidien.
Maintenant, au-dessus des toitures d’ardoises, le jour soulève la paupière de la nuit. Définitivement. Sur le parking de Grand Frais, un camion livre. Il peut apercevoir la clarté vive qui sort par les portes ouvertes de la réserve. Les mains qu’on frotte en soufflant dessus. La braise des cigarettes. Entendre l’échange des mots indistincts. Les fermetures de la glissière qui claquent. Le rythme régulier des 400 chevaux du camion au repos. Le ronronnement frigorifique des moteurs. Des images d’une vie, la sienne. Argentique en noir et blanc. Diluées à l’envi. Tatouées dans sa mémoire.
Avant d’arriver à l’entrée de ce qui était la gare de marchandises jadis, allée de Seto aujourd’hui, il voit s’avancer le vieux labrador beige balayant l’air froid de sa queue. Le corps chaloupe en une démarche hasardeuse. Une complicité passe dans le regard de l’animal aux yeux vitreux, bouffés par le glaucome. Un vieux chien. Comme lui. Le museau froid se glisse dans la paume de sa main. Il caresse le poil humide et fouille de l’autre dans sa poche. Le carré de chocolat est au fond. Enveloppé dans le papier alu. Dans ce rituel de tous les matins où ils se rencontrent, on retrouve la connivence des vieux pour les sucreries. Les amitiés innommables pour une tendresse fugitive.
Il n’a jamais su à qui appartenait le chien. Ni comment il se nommait. Alors il l’a baptisé Misère, en souvenir d’un autre chien qui n’avait que trois pattes. La plupart du temps, il était là. Et cette présence le réconfortait. Avant de passer l’entrée du parking. Plus loin, il le regardait s’enfuir, tout de guingois, en mâchouillant sur ses vieux chicots et disparaître dans la nuit. Jusqu’à demain peut-être. Ou pas. Mais demain, ce sera adieu le chien.
Et, de ça, il n’est pas certain de pouvoir s’en passer.
La voiture le frôle juste au moment où elle franchit les bandes matérialisées du passage piéton. Il fait un écart. Croise un regard dans l’obscurité du véhicule. Pourquoi celui-ci s’imprime-t-il dans sa mémoire ? Aussi fugitif fût-il ?
Les yeux.
Noirs au milieu d’un visage blême.
Défait.
Des yeux morts.
Maintenant, le jour grimpe à l’assaut du ciel. Il se planque encore derrière les barres des quartiers nord. Mais les nuages tanguent dans le vent et on aperçoit juste un point lumineux planté dans la ouate dispensant sur la ville une luminescence monochrome. La voiture file le long des avenues vides. Salim a la main ferme sur la gaine usée du volant. Sa main ne tremble pas. Il fixe droit