Les conserves de Marina: Nouvelles et textes brefs
Par Joël Cogneau
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Joël Cogneau a commencé à écrire des nouvelles et de courts romans depuis ses années de lycée. Cette œuvre est la troisième publiée, après un roman et un recueil de nouvelles.
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Avis sur Les conserves de Marina
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Aperçu du livre
Les conserves de Marina - Joël Cogneau
Du même auteur :
– La mosaïque du chou-fleur (Roman), Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
– Le fer à repasser et autres textes courts, Le Lys Bleu Éditions, 2022.
Les conserves de Marina
Marina est assise sur une chaise, devant une petite table en fer forgé. De là, elle a vue sur son jardin, et sur sa maison, construite de bric et de broc par son défunt mari. Elle vit seule depuis presque vingt ans. Elle est constamment préoccupée par la mort, sa mort, et elle sait qu’elle ne pourra pas laisser grand-chose à ses cinq enfants, qui sont tous en difficulté : la maison, située dans un petit village près de Neskoutchène, ne vaut pratiquement rien, et elle n’a aucune économie. Elle survit grâce à son jardin, où elle cultive légumes et fruits. Depuis toute petite, elle a appris à cultiver, entretenir les plantes, réserver des graines, préparer les semis, tailler les fruitiers. Son jardin est son domaine, son occupation principale, et aussi sa fierté. Car il est beau, ordonné, avec quelques fleurs ici et là, rompant la monotonie des carrés de légumes, et le rosier grimpant sur la façade, qui offre des roses d’un rouge éclatant pendant presque trois mois. Dans l’angle sud, un grillage serré délimite le domaine des trois poules, qui lui fournissent des œufs tous les jours. Elle élève également des lapins, un mâle et trois femelles, dans des cages en briques.
Elle se sent vieille, à quatre-vingt-huit ans, et sait qu’elle ne vivra plus très longtemps. Elle réfléchit souvent à ce qu’elle pourrait laisser à ses enfants. Laisser une marque, une preuve de sa tendresse, de son amour pour eux. Bien que maintenant, ils ne viennent pas souvent la voir. Elle comprend, ils sont loin, les trois filles vivent dans la banlieue de Kiev, et les deux garçons, l’un à Kharkiv et l’autre à Odessa. Ils ont une vie difficile, des problèmes de travail, de logement, et aussi avec leurs propres enfants, qui exigent beaucoup plus que ce qu’ils sont en mesure de leur donner. La politique des deux derniers gouvernements, principalement préoccupés par l’intégration de leur pays dans l’Union européenne, a conduit à des mesures économiques accablant encore les plus fragiles.
Son regard erre, du jardin à la maison. Elle pense soudain à la cave, creusée dans le roc par son mari, à coups de pic, ce qui lui a pris des années. Elle y entrepose ses conserves de légumes, et ses confitures. Il reste également quelques bouteilles de vin importé, et trois flacons d’horilka, cette vodka que son mari buvait avec ses amis. Elle a l’idée de léguer à ses enfants sa production.
Elle se lance un défi : faire trois cents bocaux. Cent de légumes, cent de plats cuisinés, et cent de fruits ou confitures. Chacun de ses enfants en recevrait soixante, vingt de chaque. Pas de quoi vivre, mais suffisamment pour se souvenir d’elle.
Elle se donne deux ans pour réaliser son projet. Elle sait que c’est possible, elle a toujours trop de tout, elle en donne aux voisins et amis, en échange parfois de viande achetée au marché.
Elle dispose déjà de pas mal de bocaux : elle garde tout. Pour les confitures, elle a ce qu’il faut. Il lui manque quelques grands formats pour les légumes et les plats cuisinés. En se débrouillant bien, entre les voisins, les amis, et ce qu’elle peut acheter, elle pense y arriver.
C’est déjà l’automne. Elle cuisine des choux farcis à la viande de porc, de poulet ou de lapin. Tous les jours, elle garnit quatre bocaux, qu’elle stérilise ensuite à l’aide d’une ancienne lessiveuse en zinc avec son tube à pommeau, remplie à demi d’eau qu’elle met à bouillir sur un réchaud à gaz alimenté par une bouteille de propane. Au bout de dix jours, elle passe à la confection de soupes à la betterave. À la fin de l’automne, elle a produit ses cent bocaux de plats cuisinés, maintenant bien alignés à la cave, sur des planches soutenues par des briques. Il lui faudra attendre le printemps et l’été pour réaliser les conserves de légumes, de fruits, et surtout les confitures.
L’hiver, elle sort le moins possible, d’autant que l’épidémie de Covid semble repartir, et qu’il y a aussi la grippe. Bien que vaccinée, elle craint les maladies infectieuses, ayant vu sa mère mourir de la diphtérie.
Au printemps, elle sème plus qu’habituellement les légumes qu’elle veut mettre en conserves : carottes, courgettes, navets, tomates. Elle garde quand même un carré pour elle, où elle plante des graines de salade et bien sûr des pommes de terre, des betteraves et des choux. Elle ne peut plus se mettre à genoux pour jardiner : elle utilise un tabouret bas, et s’aide de cannes pour se relever, parfois difficilement quand elle est restée trop longtemps courbée. Heureusement, de temps en temps, Viktor, le fils de son voisin, passe lui donner un coup de main. Il est gentil, parle peu, boit avec plaisir le verre d’horilka qu’elle lui offre avec un bout de gâteau au chocolat. Ce printemps est plutôt maussade, mais au moins, pas sec : pas besoin d’arroser, ce qui arrange bien Marina, qui peine avec l’arrosoir. Fin avril, il se met à faire chaud, et les cerises noires mûrissent. Il s’agit de l’espèce Oblacinska, arbustes de deux à trois mètres de haut, qui donnent des griottes à petit noyau, idéales pour les confitures et les conserves au sirop. Elle cueille celles à sa portée, et Viktor récolte les branches plus hautes. Elle est ravie, il y en a beaucoup. Elle aura de quoi garnir ses petits bocaux au sirop, et quelques-uns à l’eau-de-vie. Les abricotiers donnent bien aussi. Elle a des soucis avec ses pieds de tomates, qui végètent, et semblent malades. Après traitement au purin d’ortie et apport de compost, ils se redressent et finissent par avoir un rendement correct. À l’automne, elle a terminé au total quatre-vingt-six pots de légumes, de fruits et de confitures, rangés à la cave à côté des précédents bocaux de soupes et de choux farcis. Elle en refait quelques-uns pour se nourrir elle-même pendant l’hiver. Elle espère pouvoir compléter au printemps suivant, mais sait bien que ses forces diminuent de jour en jour.
Début février, son fils Aleksei vient la voir. Il est alarmé, car les troupes russes sont massées à la frontière, et les médias occidentaux évoquent une invasion imminente. La maison de Marina est située à peine à trente kilomètres de la frontière. Il lui explique longuement la situation. Il pense qu’elle devrait se mettre à l’abri. Mais elle lui dit qu’à son âge, elle ne risque pas grand-chose, et qu’elle ne quittera jamais sa maison, quoiqu’il arrive. Elle ne croit pas trop à l’invasion russe, les liens entre Ukrainiens et Russes sont anciens, bien que parfois conflictuels. Son mari avait de la famille côté russe : ils avaient d’ailleurs choisi de donner des prénoms à consonance russe pour les deux garçons, et ukrainienne pour les trois filles. Viktor et sa famille, qui sont pro-russes, estiment qu’il n’y a pas de danger. Aleksei lui répète qu’il est inquiet, même très inquiet, y compris pour sa propre famille à Kharkiv. Il a lui-même été sollicité par l’armée ukrainienne pour refaire une préparation militaire, en vue d’intégrer d’éventuels renforts en cas d’agression. Il n’a pas encore donné suite.
Le 24 février 2022, après un bombardement aérien intensif, les chars russes traversent la frontière et envahissent le nord et l’est de l’Ukraine. Le 1er mars, Viktor, qui avait l’habitude d’envoyer