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Méchante boiteuse
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Livre électronique388 pages5 heures

Méchante boiteuse

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À propos de ce livre électronique

Ghislaine Mayer croit jouir d’une impunité pour sa méchanceté, une tare transmise par ses parents. Infirme à la naissance, sa mère a outrageusement utilisé ce handicap pour en tirer des bénéfices et assouvir sa cupidité. Elle et son frère ont vécu toute leur enfance et adolescence dans un dénuement extrême, malgré les richesses accumulées par des parents indignes.
À l’âge adulte, après avoir découvert l’ampleur du vice de ses géniteurs, Ghislaine se révolte. Elle souhaite se venger particulièrement de sa mère pour les sévices physiques et moraux dont elle a été victime. La vie lui est redevable de toutes ces injustices. Elle choisira une innocente victime pour cible, Alexandra, une collègue de travail, pour assouvir son besoin de cruauté. Maurice Lemire, un accidenté comateux, sera mis sur sa route. Utilisera-t-elle son corps pour satisfaire ses besoins de vengeance ou pour obtenir une rédemption pour ses mauvaises actions ?
LangueFrançais
Date de sortie27 oct. 2023
ISBN9782897758448
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    Aperçu du livre

    Méchante boiteuse - Réjean Millaire

    ¹

    Ghislaine occupait ses journées depuis quelques mois à prendre soin du patient privilégié, Maurice Lemire. Paraplégique et cloué sur son lit depuis les quatre dernières années conséquemment à un accident de voiture, celui-ci ne requérait guère des soins très exigeants. Au départ, malgré sa condition, Ghislaine le considérait privilégié compte tenu de tout le luxe qui l’entourait. Sa résidence était pourvue de toutes les commodités dont certaines étaient totalement inutiles. Plus tard, elle devinerait que les excès de cette femme était un moyen de se déculpabiliser de négliger autant son enfant.

    Maintenant âgé de vingt ans, Maurice avait eu le privilège de naître dans une famille riche. Sa mère Lysane, gérante de sa fortune, pouvait se permettre de lui offrir des équipements ultramodernes et des soins luxueux. Son père avait perdu la vie dans ce même accident et lui était confiné dans un état végétatif. Madame Lemire était pourtant du voyage, mais s’en était sortie indemne sans même une égratignure et à peine décoiffée. Mariée très jeune à un mari fortuné, elle se retrouvait à trente-quatre ans la détentrice d’un portefeuille garni de plusieurs millions de dollars et la tutrice de la fortune colossale de son fils, irrémédiablement paralysé. Elle n’avait jamais acquis la certitude absolue que celui-ci pouvait avoir, ne serait-ce qu’un soupçon de lucidité.

    Lysane avait toujours été une femme plutôt superficielle. Ce n’était pas pour ses succès académiques ni pour ses exploits sportifs qu’elle vouait une grande admiration à son fils, mais pour sa vitalité et sa silhouette remarquable. La carrure de son visage et sa barbe naissante laissaient présager une virilité indéniable à sa maturité. Les manifestations souvent ingrates et cruelles de l’adolescence lui avaient été épargnées. Les jeunes filles surtout, mais aussi les femmes d’âge mûr se détournaient fréquemment sur son passage. Lysane n’était pas insensible à ce genre de manifestations. Elle s’enorgueillissait, et cela contribuait à accroître sa fierté. Elle ne manquait pas une occasion de se pavaner solidement accrochée à son bras dans les endroits publics.

    Le jeune homme avait hérité de la chevelure blonde de sa mère. Quant à son père, il lui avait transmis des yeux bleus scintillants rappelant la couleur de la mer et cela lui conférait un regard envoûtant. Le soleil et le grand air lui maintenaient un teint hâlé en permanence et donnaient à sa blondeur naturelle l’aspect du miel doré. Ses boucles de cheveux ondulaient au vent et son sourire enjôleur ne le quittait jamais. Il respirait la santé et le bonheur.

    Lysane avait suspendu au mur de sa chambre, non loin de son lit, une photo de son fils qui mettait en évidence chacun de ses artifices. Lorsqu’elle se retrouvait au chevet de Maurice, c’est sur cette photo d’une glorieuse époque que son regard se posait et jamais sur ce qu’il en restait.

    Maurice avait eu la colonne vertébrale sectionnée à plusieurs endroits. La paralysie permanente résultait de multiples lésions de la moelle épinière. Les médecins qualifiaient de miraculeux le fait qu’il soit encore en vie, quoique le miracle prenait ici une dimension aucunement enviable. Ses membres et même ses yeux ne semblaient plus être sous son contrôle. Les premières semaines après l’accident, ses paupières se fermaient et s’ouvraient sans régularité, de jour comme de nuit. Même s’il ne démontrait aucun signe quand on lui parlait, quelques spécialistes affirmaient que son activité cérébrale était probablement encore active et que possiblement il entendait.

    Chaque jour durant les premiers mois, madame Lemire s’était occupée de lui, appuyée par un personnel médical qualifié et grassement payé qui se relayait trois fois par jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle n’autorisait aucune marque de familiarité de la part des cinq infirmières et préposées composant sa brigade médicale. Maintenant qu’elle avait pris du recul et qu’elle avait espacé la fréquence des visites à son fils, dans une attitude hautaine, madame Lemire n’adressait la parole qu’à Ghislaine Mayer.

    Autre que le personnel médical, une seule personne avait le droit de s’approcher de son fils chéri. Colin, un voisin un peu simplet avec une lourde capacité d’élocution, avait toujours été en admiration devant Maurice. Celui-ci le traitait comme un petit frère bien que Colin soit son aîné de cinq ans. Le lien d’amitié entre les deux était très fort. Colin venait cogner à la porte des Lemire presque chaque jour après le drame pour s’enquérir de son état de santé. Lysane espérait toujours qu’un choc vienne le sortir de sa torpeur et elle avait finalement acquiescé à la demande de Colin de se rendre à son chevet.

    D’éminents spécialistes en neurologie avaient été sollicités pour donner leur opinion sur l’état de Maurice. Ils n’étaient pas tous d’accord. Certains chercheurs plus audacieux avaient espéré faire de lui un cas scientifique, d’abord pour servir leurs vanités et leurs désirs de s’illustrer dans le monde médical et ensuite, espérer le faire sortir de sa léthargie avec des méthodes novatrices expérimentales n’ayant jamais fait ses preuves. Pour ces scientistes avides de gloire, Maurice ne représentait plus qu’un cobaye permettant de faire avancer la science et leur carrière. Cependant, tous s’entendaient sur le fait que son système nerveux périphérique ne faisait plus circuler l’information entre ses organes et son cerveau.

    Maurice avait une absence totale de souvenir entre les heures précédant l’accident et les premières semaines après son hospitalisation. Plus d’une fois, il se souvenait avoir entendu des discussions entre des spécialistes qui ne croyaient pas qu’il puisse encore avoir une activité cérébrale.

    « Un choc post-traumatique l’a plongé dans ce coma cérébral. Seul un autre choc pourrait le sortir de cette léthargie. Il faudrait que ce soit un choc émotif puisque son corps ne répond à aucune sensation. Il est définitivement insensibilisé à la suite de ses nombreuses ruptures vertébrales. Il faudrait lui marteler le cerveau puisqu’il est désormais paralysé pour le reste de ses jours. Inventer des événements-chocs qui feraient immanquablement réagir un jeune de son âge, même si c’est faux, et provoqueraient chez lui un impact perceptible. Ne dit-on pas que la fin justifie les moyens ? »

    « Je sais que vous n’êtes pas d’accord, mais moi, je tenterais les électrochocs. On n’a rien à perdre et cela ne peut pas lui faire du mal. Nous pourrions enrichir les banques de données médicales avec cette nouvelle expérience si elle s’avérait être concluante. »

    Bien sûr, ces discussions ne se faisaient pas en présence de Lysane. Jamais elle n’aurait toléré de tels propos et certainement pas au chevet de son fils.

    Plusieurs mois après le drame, le fils paraplégique avait été transféré de la clinique privée à une maison spécialement aménagée et dotée de tous les équipements technologiques modernes requis puisque les médecins considéraient que sa vie n’était aucunement en danger. Après que les espoirs d’un retour des facultés mentales apparentées au syndrome de Guillain-Barré se furent évanouis, madame Lemire ne faisait plus qu’une brève apparition chaque jour à ce domicile. Installé depuis plus d’un an, il n’était maintenant plus sanglé sur son lit. Il pouvait être déplacé pour les soins d’hygiène, car les médecins ne craignaient plus la dégradation de son état et ne prévoyaient aucune autre possibilité d’amélioration.

    Colin venait régulièrement rendre visite à son ami, son héros, à son nouveau domicile.

    Les visites de madame Lemire s’espacèrent tous les deux jours, puis trois, pour finalement ne se limiter qu’à une seule par semaine. Elle passait toutefois un coup de fil à la préposée Mayer, quand celle-ci était en fonction. L’horaire des membres de la brigade fut rapidement délégué à cette dernière. La fréquence des appels et des visites se dégrada encore. C’est tout juste si elle s’informait de lui une fois par mois. Elle n’avait visité son unique enfant que deux ou trois fois au cours de la dernière année. Ghislaine Mayer avait le numéro de son portable pour la joindre et devait s’en servir uniquement dans un cas d’extrême nécessité.

    La maison de Maurice Lemire était aménagée d’un superflu de luxe presque dérisoire compte tenu de l’état de son propriétaire. C’était facile de croire que madame Lemire voulait alléger ses remords de conscience par ce débordement de commodités et de meubles luxueux. La chambre du patient était un véritable havre de paix, décorée avec goût et pourvue d’une grande fenestration. Un sentiment de vivre au gré de la température externe sans toutefois en subir les excès de froid hivernal ou l’intensité des chaleurs estivales. Chacune des préposées s’entendait pour dire qu’il faisait bon y vivre et s’y reposer. En plus de l’immense pièce réservée au malade, la maison aux dimensions démesurées comprenait un coin salon, une cuisine ultramoderne, deux chambres à coucher et une salle de bain pour le personnel. Daphnée, la cuisinière, préparait trois repas par jour pour le personnel et pour le patient une diète liquide vitaminée puisqu’il était nourri par gavage à l’aide de tubes et hydraté par soluté. Une femme de ménage procédait à l’entretien des lieux trois fois par semaine.

    Ghislaine Mayer était chargée de la gestion de la maison et du personnel. Elle signait les factures et préparait la compilation des heures de travail qu’elle remettait à un comptable professionnel. Il passait durant la semaine pour la récupération des factures et acquittait les sommes dues. Madame Lemire ne posait jamais de questions pour quelconque justification des dépenses. Ghislaine avait carte blanche pour effectuer tous les achats qu’elle jugeait à propos d’effectuer pour son patient. Elle achetait des livres pour lui faire la lecture. Elle branchait devant lui un récepteur de télévision mobile qui donnait accès à toutes les chaines auxquelles il était possible de s’abonner. Selon toute apparence, Maurice Lemire ne pouvait ni se plaindre ni s’attrister d’être abandonné par sa mère, car il n’aurait pas pu être mieux traité. Aucune émotion n’était perceptible chez lui, mais certains jours, Ghislaine avait la certitude que Maurice avait les facultés intellectuelles intactes. Elle ne pouvait s’appuyer sur aucun indice, elle le ressentait, c’est tout. Pour les autres jours, elle ne voyait qu’un légume beaucoup trop bichonné et s’en irritait sans le laisser transparaître.

    Ghislaine avait un lien particulier avec Colin. Tous les deux avaient été injustement négligés par le Créateur. Il avait la maturité d’un enfant de cinq ans et pouvait parfois étonner par sa perspicacité. Il s’attachait rapidement à tous ceux qui lui témoignaient la moindre marque de sympathie. Sans qu’on s’y attende, il pouvait brusquement vous sauter au cou pour vous donner un câlin. La première fois, Ghislaine avait vécu cette marque d’affection comme une agression. Graduellement, elle en était venue à apprécier les fréquentes visites de Colin qui voulait continuellement rendre service. Elle l’avait finalement embauché pour la tonte du gazon en été, le déneigement des accès en hiver et quelques menus travaux ne requérant qu’une force physique et d’autres plus légers tel que la gestion des poubelles. Le jour du ramassage des vidanges, il passait plusieurs fois par jour devant la maison pour être certain que personne d’autre que lui ne viendrait remettre les bacs à leur place. Colin recevait son salaire chaque semaine comme un immense cadeau et affichait une grande fierté de recevoir un chèque libellé à son nom, ses nom et prénom étant les seuls mots qu’il pouvait lire.

    Ghislaine parlait continuellement à son patient en lui disant tout ce qui lui passait par la tête. Elle lui donnait ses impressions sur les événements des bulletins de nouvelles télévisées. Elle lui faisait la lecture des revues à potins sur les scandales du monde artistique et politique. Elle était persuadée que ces lectures étaient ses favorites, bien avant les bestsellers littéraires. Parfois, quand elle n’avait pas envie de parler, elle lui mettait des écouteurs pour lui faire entendre les dernières nouveautés musicales.

    — Je ne t’imposerai pas d’écouter du rap. Je n’ai aucun talent musical, mais j’aurais pu faire la même affaire si j’avais voulu. Je ne comprends pas cet engouement pour cette musique, je me mets à ta place et je vais t’épargner ça. Je vais dire à Karlann, quand elle va me remplacer ce soir, de te faire écouter le dernier album de Yoan. Elle aime le country plus que moi. Pour ma part, la modération a bien meilleur goût avec ce style musical, bien que cet artiste talentueux soit plus agréable à entendre que bien d’autres en son genre.

    Ghislaine pouvait lui tenir un monologue interminable durant des heures. Tout ce qu’elle pensait, elle le lui disait à voix haute et il n’avait guère le choix de l’écouter.

    — Je sais que tu m’entends et je sais aussi quand tu fais semblant de dormir pour ne plus m’entendre. Tu n’as pas le choix, et si tu n’es pas content, tu as juste à me congédier. Non ! OK dans ce cas, je vais rester, puisque tu tiens à me garder. Sais-tu, Maurice, qu’avec un nom comme le tien à ton âge, ton chemin était tracé d’avance ? C’est un vieux nom très seyant pour une personne handicapée, tout comme le mien. Je vais te raconter comment j’ai su que j’avais un nom d’infirme. Tu as juste à faire semblant de dormir même avec tes yeux grands ouverts si ça ne t’intéresse pas. Pour les prochaines semaines, j’ai imaginé un jeu pour toi et moi. Ça va rester entre nous, je te fais confiance, avait-elle ajouté en riant comme si elle venait de faire une bonne blague.

    — Nous allons jouer au psychologue. Je serai ta patiente névrosée et toi, mon thérapeute hautement qualifié. Je te raconterai ma vie et tu feras semblant de m’écouter sans dire un mot comme un vrai professionnel. Tu as du talent dans ce domaine-là. Personne ne pourrait remplir ce rôle mieux que toi. Quand j’en aurai envie, je te raconterai des bouts de ma vie merdique d’infirme. Des heures de plaisir à venir pour toi mon Maurice. J’ai le droit de dire mon Maurice quand c’est mon quart de travail, car tu m’appartiens et j’utiliserai ton nom de la façon que je veux. Non, ne te force pas pour me dire que tu es content, je le sais, je te connais assez maintenant mon Maurice. Sais-tu que tu aurais été un bon mari ? Docile, riche et complaisant à souhait, un homme idéal finalement.

    Ghislaine lui décrivit avec moult détails le choix de son prénom.

    Au cours des trente dernières années, Ghislaine Mayer avait rejoué dans sa tête cette scène des propos entendus accidentellement à laquelle elle avait assisté à l’âge de cinq ans. Malgré l’horreur ressentie, elle ne la réécoutait plus comme un mauvais rêve, mais s’en servait plutôt pour garder intact le mépris qu’elle avait pour Carmen, sa mère. Quand l’envie d’oublier sa haine pour cette femme surgissait, elle faisait rejouer la bobine de cet instant précis qui avait fait basculer son regard d’enfant dans un univers de méchanceté. En se remémorant cet instant quelques années plus tard, elle comprit qu’elle aussi avait dû développer cette méchanceté indispensable pour devenir une adulte accomplie, tel le modèle de sa mère.

    Carmen Latendresse ne méritait pas le titre de mère, pas plus que celui de son patronyme. Souvent, les matins, elle discutait avec sa voisine et amie Marguerite Dumont en prenant leur café. Les deux commères se gavaient en mangeant du prochain pour se donner de l’énergie avant de commencer leur journée, pourtant fort peu occupée. Elles s’honoraient toutes les deux de porter le titre de « femme au foyer » ayant sacrifié leur vie pour le bien-être de leur famille. Heureusement qu’elles avaient des maris qui partaient tôt le matin et revenaient tard le soir. Elles n’avaient donc pas à supporter de les voir ni de s’enfarger dans les pattes d’un homme avachi sur leur divan toute la journée. Moins elles voyaient leurs pourvoyeurs et mieux elles se portaient. Elles s’écoutaient à peine l’une et l’autre et parfois parlaient en même temps sans se rendre compte de leur dialogue de sourds.

    — J’ai assez hâte que le mois de septembre arrive. Si l’école peut commencer que je me débarrasse de mon infirme pour la journée, se confiait Carmen à son amie Margot avant même de s’assurer que sa petite Ghislaine n’était pas à porter de voix.

    — Il me semble que je ne l’entends jamais ta Ghislaine. Jamais elle ne vient nous déranger quand on prend notre café. As-tu autant de trouble que ça avec elle ?

    — On voit bien que ce n’est pas toi qui vis avec une handicapée. C’est exigeant, tu ne peux même pas imaginer. Si au moins je n’avais qu’elle à m’occuper, mais j’ai mon beau Marcel qui me prend de mon temps. Il a juste quatre ans et je ne veux pas le priver de sa mère sous prétexte que je consacre plus de temps à son infirme de sœur. Je lui ai donné beaucoup de temps quand elle était plus jeune. Asteure, elle a juste à se débrouiller toute seule. C’est aussi ça mon rôle de mère. Je lui rends service en l’obligeant à acquérir une grande autonomie. J’ai assez donné pour elle, j’ai le droit de penser un peu à moi.

    — Quelle idée as-tu eue de l’appeler Ghislaine ? Il me semble que c’est un nom de vieille femme, pas pour un bébé naissant.

    — Ma première idée, ce n’était pas ça. J’avais pensé pour une fille, d’un beau petit nom comme Natacha ou Jessica, mais je n’ai pas voulu gaspiller un beau prénom pour une infirme. Tout d’un coup que j’en aurais une autre, il fallait mieux garder mes beaux prénoms en réserve pour une enfant normale. De toute façon, ça ne lui allait pas pantoute, ces prénoms-là. Ça aurait eu l’air prétentieux et d’un manque de goût sur une handicapée. Ghislaine ce n’est peut-être pas beau, mais ça fait bin correct sur une infirme.

    Ghislaine avait tout entendu et fournissait un effort colossal pour ne pas éclater en sanglots, de peur de recevoir des claques derrière la tête comme c’était souvent le cas quand elle pleurait. Elle aimait son prénom. Du haut de ses six ans, elle avait toujours imaginé que ses parents l’avaient choisi spécialement pour elle et elle avait toujours cru porter un beau prénom. Depuis qu’elle était toute petite qu’elle les entendait la nommer l’infirme ou l’handicapée et c’était normal, car elle l’était. Carmen l’interpellait généralement par un « heille » bien senti et appuyé d’un regard noir qui ne lui laissait aucun doute qu’elle était l’intimée. À l’adolescence, elle réagissait automatiquement quand elle entendait crier « heille » ayant associé inconsciemment ce cri à son nom. Mais du moment que son père l’appelait Ghislaine, ça sonnait un peu comme une caresse à ses oreilles. Les caresses vocales paternelles étaient rares, car il partait très tôt le matin et revenait très tard le soir. Il pouvait s’écouler plusieurs jours sans qu’elle le voie à la maison.

    — Elle ne s’habille pas, elle ne se lave pas pis elle ne mange pas toute seule ta Ghislaine ? avait insisté Margot.

    — Arrête de dire ta Ghislaine, ça me tombe sur les nerfs. Ben oui, elle fait ça toute seule, mais ça n’empêche pas que je suis obligée de la surveiller. Une chance qu’elle a juste un pied-bot sinon je l’aurais donnée à la crèche quand la vie me l’a imposée.

    La malformation génétique de Ghislaine n’avait aucun rapport avec un pied-bot. La cause exacte était la dystrophie musculaire. C’était trop dur de se rappeler ces termes compliqués, alors elle avait décidé, de concert avec son ex-mari, et de ne plus se casser la tête avec ce genre de détails sans importance.

    — Comment elle fera pour aller à l’école en marchant ? Ce n’est pas facile pour elle de se déplacer avec sa petite patte pas plus grosse qu’un manche à balai, l’avait relancé Margot.

    — Va falloir qu’elle s’habitue. Je n’ai pas le temps de la voyager à l’école et je déteste ça de me faire voir avec elle. C’est juste une petite marche de quinze minutes, ce n’est pas ça qui va la faire mourir. On va lui acheter une chaussure spéciale avec une semelle compressée de six pouces d’épaisseur. Ce sont encore des dépenses pour elle, mais que veux-tu, il faut ce qu’y faut. Ce n’est toujours ben pas de ma faute si elle est infirme. Selon le ministère des Affaires sociales, elle doit aller à l’école, alors, qu’ils viennent la chercher pis me la ramener s’ils ne sont pas d’accord avec cette marche. C’est juste bon qu’elle apprenne à vivre avec son infirmité.

    Ghislaine avait tout entendu et pleurait silencieusement. Elle avait développé une méthode pour se déplacer discrètement, mais Carmen la regardait toujours avec mépris dès qu’elle l’entendait marcher avec sa claudication. Déjà toute petite, elle avait appris à pleurer en silence dans son berceau, seule dans le noir. Elle se sentait responsable des tapes qu’elle recevait et devait refouler ses larmes, car les colères de sa mère étaient plus effrayantes encore que sa peur de la noirceur.

    — Aujourd’hui, à trente-cinq ans, je sais. J’ai compris que le comportement de ma mère était tout sauf normal. Mon père ne faisait rien pour empêcher ça. Il n’était pas moins responsable des sévices pour autant. Même si je n’étais pas normale, mes parents n’avaient pas le droit de me traiter comme un animal. Je n’en étais pas vraiment consciente à six ans, et vers l’âge de dix ans, j’ai saisi l’ampleur de ses gestes. Malgré ma peine pour le choix de mon affreux prénom, je me blâmais aussi d’être venue au monde avec cette infirmité. Je trouvais souvent des manières pour les disculper du traitement inhumain que je subissais. J’ai longtemps oscillé entre l’envie de les détester et mon besoin d’être aimé de mes parents.

    — Je rage encore aujourd’hui quand je me revois à ces moments-là en train d’estomper ma résolution de haine envers Carmen parce qu’elle avait eu un geste que je considérais comme une caresse. Même quand elle me touchait sans délicatesse pour me couper les cheveux comme un garçon, j’avais l’impression d’être aimé. Quand elle mouillait son gros doigt rugueux avec sa salive pour frotter vigoureusement le contour de ma bouche pour effacer un résidu de nourriture, je voyais de l’amour dans son geste. Quand elle revenait avec une poche de linges usagés du centre d’aide à la famille, j’imaginais qu’elle avait tout simplement pensé à moi et qu’elle m’aimait même si je n’étais qu’une affreuse boiteuse. Aujourd’hui, je devine qu’on lui avait probablement remis ces sacs de vêtements au lieu des quelques dollars qu’elle mendiait prétextant devoir m’acheter du linge.

    Ghislaine passait souvent du coq à l’âne dans ses monologues puisqu’elle avait de légers soupçons sur l’écoute de Maurice. Parfois les yeux de celui-ci se refermaient en plein milieu de sa discussion. En relevant les épaules, elle poursuivait sans s’en préoccuper. Maurice lui servait d’exutoire, et elle n’avait pas vraiment besoin d’être entendue.

    — Tu as entendu ça Maurice, on est en pandémie. Le 30 janvier, l’OMS a déclaré que l’éclosion de la COVID-19 constituait une urgence de santé publique de portée internationale. Notre premier ministre a pris tout ce temps-là avant de réagir et d’appliquer des mesures pour limiter les dégâts. Je vais dire comme toi, Maurice, la frontière canadienne devrait être fermée depuis déjà deux semaines et on n’annonce encore rien à ce sujet. On pense pareil toi et moi, Maurice. Je le vois bien avec ton air ébahi que tu es surpris quand je lis dans ta tête. Ça me fait rire moi aussi, je me trouve drôle. Karlann, la nouvelle préposée, va arriver dans deux minutes, je dois ramasser mes affaires. Je prends un petit congé d’une semaine. Pour le reste de la semaine, Lesly et Megan vont se relayer aux huit heures avec la nouvelle employée.

    Elle continua à lui parler tout en claudiquant tout autour de la vaste chambre pour rassembler ses effets personnels.

    — Dommage pour toi, mais la nouvelle préposée ne va pas te donner ton bain. Megan, la préposée du matin, c’est la meilleure pour ce travail. Elle me dit que tu la respectes parce que tu n’as pas d’érection quand elle lave tes parties intimes. Je te comprends, entre toi et moi, elle ne doit plus faire bander les jeunes hommes à son âge. Elle pense aussi que tu es devenu innocent et que ton cerveau est revenu à l’âge de quatre ans depuis ton accident. Remarque qu’elle n’a peut-être pas tort. Je sais qu’elle te fait écouter des dessins animés tous les jours pendant qu’elle tricote. Si tu veux mon avis, je pense que c’est elle qui aime écouter les petits bonhommes. Elle ne te fait sûrement pas la lecture, elle n’aime pas lire, mais je crois qu’elle ne voit plus assez bien pour ça. Heureusement pour elle, car elle peut tricoter les yeux fermés. Elle ne voit pas le temps passer avec toi. Dieu sait que ce n’est pas toi, le plus désennuyant de la maison, conclut-elle en riant.

    Ghislaine se déplaçait en lançant sa petite jambe en avant et cela avait pour effet d’entraîner tout le reste de son corps, et facilitait ses déplacements. Elle fit un dernier tour de la pièce pour terminer de rassembler ses affaires avant de rentrer chez elle. Si Maurice avait pu parler, il lui aurait certainement balancé une blague de mauvais goût sur sa démarche étrange. Elle revient près de lui pour le regarder dans les yeux avant que n’arrive la remplaçante. La nouvelle préposée arriva moins d’une minute plus tard.

    — Bonjour Karlann, tu sais ce que tu as à faire, je te laisse. Comme je te l’ai dit, moi je pense que Maurice nous entend quand ça fait son affaire. Prends le temps d’aller te présenter quand même.

    Elle ajouta plus fort pour être certaine d’être entendue par Maurice et en éclatant de rire sous le regard scandalisé de la nouvelle venue.

    — Si tu t’aperçois que tu le fais bander quand tu le tournes de bord aux deux heures, c’est à toi de décider ce que tu fais avec le gros problème.

    Ghislaine ne tenait habituellement pas des propos grivois et déplacés. Elle s’étonna d’avoir eu l’audace de proférer de telles obscénités. Elle avait ressenti le besoin d’être choquante sans savoir d’où lui venait ce désir contre sa nature. Ce confort luxueux inconvenant dans lequel vivait son patient lui faisait parfois poser des gestes ou émettre des opinions qui ne la définissaient pas vraiment.

    Chapitre 2

    Maurice revit ses premiers mois de captivité cérébrale

    Tiens ! Encore une nouvelle employée, devinait-il.

    Une distraction, comme il en arrivait rarement dans son quotidien.

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