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Maternités académiques et pandémie: Lieux, temps et réseaux entre pressions et résiliences
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Maternités académiques et pandémie: Lieux, temps et réseaux entre pressions et résiliences
Livre électronique424 pages5 heures

Maternités académiques et pandémie: Lieux, temps et réseaux entre pressions et résiliences

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À propos de ce livre électronique

Plus de deux ans après la déclaration de pandémie de COVID-19 en mars 2020, aucun ouvrage en français ne documente et n’analyse le vécu des mères académiques. La visée de cet ouvrage est de donner une visibilité particulière aux situations rencontrées par les mères et les personnes assumant un rôle parental dans le contexte académique pendant et à la suite de la pandémie. Dans une perspective intersectionnelle, les contributions sélectionnées présentent et analysent les expériences liées à la maternité des étudiantes de doctorat, des chercheuses postdoctorales, des personnes nouvellement professeures, en mi-carrière ou titularisées durant la pandémie. Dans le but de refléter une diversité d’expériences, les propositions par des mères francophones académiques de différentes régions et de différents statuts sont exposées.
Trois axes interreliés et non exclusifs balisent l’ouvrage : la spatialité, les temporalités et l’accès aux réseaux de soutien. L’ouvrage comble ainsi un espace de réflexion en contextes francophones dont devraient s’emparer tant les instances universitaires et les personnes qui y participent que la société de façon plus large. Ces voix, très variables et intenses, méritent d’être écoutées, partagées, conservées comme l’ébauche d’une réflexion à poursuivre sur les changements de configurations possibles et souhaités pour l’après-COVID-19. Cet ouvrage constitue un important matériel pédagogique pour les cours universitaires touchant aux enjeux d’équité, de diversité et d’inclusion.
LangueFrançais
Date de sortie5 avr. 2023
ISBN9782760558281
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    Aperçu du livre

    Maternités académiques et pandémie - Amélie Keyser-Verreault

    INTRODUCTION /

    Entre pression et résilience

    Temporalités, spatialités et dislocation des réseaux des mères académiques pendant la pandémie de COVID-19

    Florence Pasche Guignard et Amélie Keyser-Verreault

    La société demande à une mère d’élever ses enfants comme si elle n’avait pas de travail, de travailler comme si elle n’avait pas d’enfants et de ressembler à une femme sans enfants et sans travail¹.

    Dans une perspective féministe multidisciplinaire, ce livre présente des témoignages et des réflexions sur le vécu des temporalités, des spatialités et de la dislocation des réseaux des mères académiques durant la pandémie. La visée de cet ouvrage est de donner une visibilité qualitative particulière aux situations rencontrées par les mères (et les personnes effectuant un travail maternel) dans le contexte académique pendant et à la suite de la pandémie de COVID-19.

    Pourquoi un ouvrage sur les mères académiques? On peut répondre à cette question par une autre et en invoquant déjà un premier élément: pourquoi, bientôt trois ans après que la pandémie s’est déclarée en mars 2020, n’y a-t-il toujours pas d’ouvrage qui documente et analyse le vécu de la catégorie socioprofessionnelle que nous définissons comme «les mères académiques», alors qu’on trouve déjà des études qui concernent d’autres catégories socioprofessionnelles, par exemple les personnes enseignantes (Pressley, 2021; King et Lamontagne, 2021), les infirmières (Crowe, Fuschia Howard et Vanderspank, 2022; etc.)? Peut-être tout simplement parce que personne n’a trouvé le temps de le faire, ce qui en soi en dit long sur la situation et les priorités.

    Les mères sont à l’intersection de deux autres catégories en situation professionnelle moins favorable dans le cadre des carrières universitaires: les femmes et les parents (Pasche Guignard, 2015, p. 93-94; Williams et Ceci, 2012). Les disparités de genre dans le monde académique sont bien connues. Les femmes publient moins, atteignent moins souvent des postes plus élevés et ont davantage d’interruptions de carrière. Les mères, plus que les pères ou les hommes et femmes sans enfants, souffrent de ces désavantages. Le plus souvent, dans un cadre familial, des personnes qui s’identifient comme femmes et comme mères effectuent la majorité des tâches relatives aux soins aux enfants et au travail domestique. Pour les personnes issues de minorités, ces désavantages s’accentuent encore (p. ex. Wagner et al., 2021). Les femmes universitaires doivent faire face à l’impossible conciliation travail-famille dans un contexte où l’engagement demandé par le travail académique et celui requis par le travail domestique et de soins restent difficilement compatibles.

    La fermeture des services de garde d’enfants et l’impossibilité de bénéficier de soins informels (p. ex. l’aide des grands-parents) ont fait de la pandémie un accélérateur potentiel de ces inégalités pour les mères académiques. Depuis mars 2020 s’est ajouté au fardeau du travail domestique et de care² ce que certaines ont appelé le «travail COVID-19» (Twamley, Faircloth et Iqbal, 2021). Encore une fois, ce sont les mères qui ont pris sur elles l’essentiel de la surcharge de travail domestique et de soins durant la pandémie en plus de tenter de poursuivre leur carrière (Kasymova et al., 2021). Les mères ont subi une baisse équivalant à 33% de leurs heures de recherche comparativement aux pères, selon une enquête mondiale menée auprès de 20 000 titulaires de doctorat (Deryugina, Shurchkov et Stearns, 2021). Sans surprise, l’enquête, menée de mai à juillet 2020, a également révélé que les mères assumaient davantage de tâches ménagères et de soins aux enfants que les pères. Krukowski et al. (2021), dans leur étude auprès de chercheuses en génie, en mathématiques et en médecine, ont également montré que non seulement les mères de jeunes enfants avaient vu une baisse significative de leurs heures consacrées à leur travail de recherche, mais également qu’elles avaient soumis moins d’articles comme premières autrices ainsi que comme coautrices (alors que leurs collègues masculins n’avaient noté aucun changement de ce côté!), des résultats aussi corroborés par d’autres études (p. ex. King et Frederickson, 2021).

    Nous inspirant de la philosophe Sara Ruddick (1989), nous lisons dans le mot «mère» – en anglais mother – un verbe et non pas seulement un substantif féminin. Citons-la en anglais, car les termes français ne rendent pas cette idée et ce jeu de mots: «Briefly, a mother is a person who takes on responsibility for children’s lives and for whom providing childcare is a significant part of her or his working life. I mean her or his. Although most mothers have been and are women, mothering is potentially work for men and women.» (Ruddick, 1989, p. 40)

    Ainsi, en premier lieu, une mère est mère non pas de façon essentialisée par des caractéristiques purement biologiques ou physiques, comme le fait d’avoir accouché ou allaité, ni par un statut légal qui lui serait conféré par une autorité, mais bien par le travail dans lequel elle s’engage vis-à-vis d’un ou plusieurs enfants, qui ne sont d’ailleurs pas forcément nés de son corps. Il ne s’agit donc pas de maternalisme³ et ce type de proposition nous permet d’éviter le piège de l’essentialisme.

    Avec Ruddick et d’autres qui ont contribué à la maternal theory, nous élargissons la définition au-delà des notions traditionnelles et considérons aussi d’autres formes d’engagement maternel dans ce contexte covidien et académique. Nous demandons aussi si la pandémie va aider à prendre conscience de la distinction, initialement proposée par Adrienne Rich (1995 [1976]), entre la maternité-institution (motherhood) et la maternité-expérience (mothering), c’est-à-dire qu’il y a «two meanings of motherhood, one superimposed on the other: the potential relationship of any woman to her powers of reproduction and to children; and the institution, which aims at ensuring that that potential – and all women – shall remain under male control (Rich, 1995, p. 13).

    Par ailleurs, cette distinction a été reprise en français par les féministes québécoises Francine Descarries et Christine Corbeil (2002) dans Espaces et temps de la maternité, un ouvrage publié il y a 20 ans et qui déjà considérait les axes de la spatialité et de la temporalité comme centraux pour l’analyse. Cette temporalité de publications en études féministes francophones sur la maternité nous incite aussi à penser qu’il est temps de revenir sérieusement à ce sujet. À ces deux axes de l’espace et du temps, nous avons ajouté au présent ouvrage celui de la dislocation des réseaux de soutien et d’entraide, dont certains des chapitres proposés font aussi état.

    Il va de soi que plusieurs pères ont aussi été touchés par la pandémie et ses mesures. Certains ont aussi été engagés, parfois plus que dans leurs arrangements familiaux habituels, dans ce qu’on appelle en études féministes le travail du care (Molinier, 2013; Bourgault et Perreault, 2015). Pensons par exemple à ceux dont la conjointe travaillait dans le secteur des soins qualifiés d’«essentiels», en première ligne, à l’hôpital. On a aussi vu les enfants de collègues masculins surgir derrière eux pendant les visioconférences, déguisés en superhéros ou en pangolin... – mais, notons-le, relativement moins souvent que pour nos collègues femmes –, dans des situations similaires aux nôtres et avec les caméras ouvertes sur des espaces domestiques soudainement transformés en lieux de télétravail, ou plutôt de travail à la maison, tout en gérant le reste du «second shift» (Hochschild et Machung, 1989). Le virus SARS-CoV-2 et surtout les façons dont on y a réagi (ou surréagi?) n’ont pas créé les situations d’inégalité dont nous sommes témoins, mais la crise les a certainement accentuées et rendues plus visibles, notamment en considérant les enjeux temporels, spatiaux et de réseaux d’entraide.

    Ce type de constat, ajouté au fait que ces situations n’étaient presque jamais discutées ni dans les médias, ni même là où elles auraient dû l’être, c’est-à-dire au sein des études sur le genre et féministes, nous a motivées à lancer un appel de textes pour le présent ouvrage. Par ailleurs, nous nous inspirons de l’ouvrage monumental Mothers, Mothering, and COVID-19: Dispatches from the Pandemic, qui compte 45 chapitres et 70 collaboratrices et collaborateurs, publié en mars 2021 déjà, chez Demeter Press, sous la direction d’Andrea O’Reilly et Fiona Joy Green. Nous n’avons toutefois pas l’ambition de présenter notre ouvrage, plus modeste, comme un pendant francophone de ce dernier, puisque nos chapitres se concentrent sur les mères académiques et que ce livre n’a pas comme visée de peindre un portrait exhaustif de toutes les maternités en contexte covidien. En anglais, en 2020 déjà, le Journal of the Motherhood Initiative for Research and Community Involvement (JMI) a publié un double numéro thématique intitulé «Academic Motherhood and COVID-19». Malgré les perspectives internationales (Australie, Brésil, Canada, États-Unis et Kazakhstan), le numéro n’inclut pas les contextes francophones, où les études sur la maternité (motherhood studies) sont beaucoup moins développées qu’en contextes anglophones, où celles-ci ont leurs propres revues, publications, conférences et associations professionnelles⁴. Certains chapitres de Mothers, Mothering, and COVID-19 et les articles du double numéro thématique de JMI examinent des questions touchant à la garde et aux soins donnés aux enfants, au travail domestique et à l’aide apportée aux personnes dépendantes et âgées. Ils abordent également les sujets de la scolarisation à domicile en raison des mesures de (semi-)confinement, du (télé)travail salarié à la maison, de l’impact de tout ceci sur les parcours des mères académiques (aux études, effectuant de la recherche, en emploi). Enfin, ces publications examinent des stratégies mises en place, notamment par les mères académiques, pour gérer tous ces dérangements⁵ pendant la crise et les exigences, souvent en compétition les unes avec les autres, du travail de care et du travail salarié pendant la pandémie de COVID-19. Sans surprise, nous retrouvons dans les chapitres proposés ici de larges recoupements avec ces mêmes thématiques: elles sont aussi présentes dans les contextes francophones que notre collectif met ici en avant (québécois, ontarien, français, suisse, et avec des parcours de migration à partir du Cameroun ou du Sénégal ainsi que des expériences de mobilité internationale). Une différence avec les contextes anglophones de nos collègues (pour la plupart canadiennes ou américaines) se situe peut-être sur le plan de la réception: s’il y a eu quelques analyses de l’impact de la pandémie sur les mères académiques issues de contextes francophones, celles-ci s’en sont tenues à la question du genre, et non pas de la maternité, le contexte féministe francophone étant encore plus frileux que d’autres à reconnaître, sans tomber dans le piège de l’essentialisme, la spécificité de l’expérience maternelle.

    Par mères académiques (academics who mother en anglais, p. ex. chez Kasymova et al., 2021), nous entendons donc dans cet ouvrage des personnes qui ont une responsabilité ou une charge parentale significative et qui sont étudiantes, doctorantes, postdoctorantes, chercheuses, enseignantes ou professeures à différentes étapes de leurs carrières. Nous avons également ajouté une contribution par une femme diplômée qui a quitté le monde académique, une autre par une responsable d’un bureau de l’égalité et enfin un chapitre sous la forme d’un entretien, qui inclut les propos de la mère d’une professeure titularisée, une grand-mère impliquée notamment dans la supervision de l’école en ligne de ses petits-enfants en Ontario, au Canada. Dans ce dernier cas, nous avons réalisé avec les collaboratrices une entrevue enregistrée, non pas pour varier le format, mais pour recueillir leurs témoignages sans alourdir leur horaire par la rédaction d’un chapitre. Les situations socioprofessionnelles des mères académiques sont donc diverses et dépassent certainement les cas variés qui sont présentés dans cet ouvrage, mais qui sont, néanmoins, assez représentatifs des situations vécues par les mères académiques à partir de la première moitié de l’année 2020.

    Spatialités

    Sans prétendre à une représentativité idéale ou proportionnelle, nous pouvons donc remarquer une diversité dans les parcours et statuts des personnes collaboratrices de cet ouvrage, dans le nombre et les âges de leurs enfants, et dans leur localisation, même si toutes sont francophones. Plusieurs ont un parcours de migration et ne sont donc pas originaires des régions où sont implantées les universités où elles étudient et travaillent. Plusieurs sont expatriées ou impatriées, et même exmatriées (Pasche Guignard, 2015, p. 98-99), au sens où, avec ou sans la COVID-19, elles sont coupées des réseaux d’aide et de soutien, le plus souvent composés d’autres femmes, mères, grands-mères, tantes, cousines, amies, réseaux qui auraient été les leurs dans d’autres circonstances.

    La spatialité, ici, est importante. La situation de différence de ces collaboratrices non seulement par rapport à leurs collègues masculins, mais aussi par rapport à leurs collègues «nées sur place», sans expérience de migration ou de déplacement, se remarque aussi dans le monde académique, et ce, malgré des positions relativement privilégiées. Notons aussi que le privilège est toujours situé et relatif à celui d’autrui: les mères académiques constituent un groupe plus ou moins concerné que d’autres par l’état de crise suivant comment on le situe, entre précarité et privilège – par exemple, celui d’avoir pu conserver son emploi et ses revenus, pour la plupart, celui d’avoir été en mesure, dans la majorité des cas, de ne pas être exposée «en première ligne» au virus et celui d’avoir une certaine flexibilité dans l’usage de son temps. La spatialité peut donc aussi ressortir comme un marqueur de certains degrés de privilège.

    «A Room of One’s Own» est devenu une formule féministe bien connue. Dans Une chambre à soi, publié en 1929, Virginia Woolf formule que l’accès à un revenu et à son propre espace est une condition pour le travail intellectuel des femmes, typique du travail que nous menons à l’université, même si nous faisons aussi d’autres sortes de travail, notamment émotionnel et de care, dans ce contexte professionnel. Pensons ici, pour les professeures, à toutes les formes d’écoute, de soutien, d’encouragement et de motivation des étudiants et étudiantes dont la santé mentale est gravement touchée (Coquard et al., 2021; Gaudet et al., 2022; Labra et al., 2021). Depuis bientôt deux ans, les mesures de santé publique ont engendré un brouillage des frontières entre espaces professionnels, publics et privés. L’espace domestique, qui reste encore largement assigné aux femmes (tâches ménagères habituelles), est devenu, en plus, le lieu des activités scolaires à surveiller pendant les fermetures des écoles ainsi que celui des soins à donner aux enfants, même en bonne santé, pendant les fermetures des services de garde et la non-disponibilité des lieux de loisirs. De plus, pour beaucoup de mères, il est aussi devenu celui du travail académique effectué sur un coin de table encore couverte de miettes, cachées dans un placard ou enfermées dans la seule pièce dont la poignée se verrouille: la salle de bain.

    Dans un contexte de mesures de contrainte, tout le monde ou presque – et non plus seulement les femmes ou les mères – est forcé de rester à la maison. Les espaces deviennent également plus «concentrés», c’est-à-dire que rares sont les personnes qui ont des habitations qui ont été prévues pour que plusieurs membres de la famille y fassent toutes leurs activités (travail, école en ligne, jeux pour les enfants, etc.) à temps plein et sans possibilité de vraiment en sortir (p. ex. durant les divers confinements). Les témoignages que nous avons reçus illustrent donc toute l’ingéniosité qui a été nécessaire dans le remaniement des espaces pour accommoder les besoins et les activités des membres de la famille, parents, enfants et autres personnes qui participent à la vie familiale, comme dans certains cas les gardiennes ou nounous, ou encore les grands-parents, oncles et tantes qui viennent souvent visiter la famille nucléaire. Les circonstances et stratégies ont été diverses, allant du changement de pièce de travail au déménagement, en passant par la réaffectation de certaines pièces de vie à d’autres usages que ceux habituels pour donner priorité au télétravail ou aux activités scolaires des enfants. On peut remarquer que le besoin de calme et de concentration des uns entre souvent en conflit avec le besoin de bouger et de s’exprimer des enfants, rendant les spatialités parfois irritantes et inconfortables.

    De plus, nous avons vu émerger au Québec, pendant les confinements en particulier, la notion de «bulle familiale», comme si elle était évidente. Or, c’est justement l’impossibilité de fonctionner pleinement, à moyen et à long terme, dans le huis clos de cette «bulle familiale», privée des visites et des interventions des personnes extérieures au foyer, qui devrait nous faire remettre en question cette expression et, avec elle, les conceptions idéalisées et normatives de «la famille», à la fois valorisée dans les discours, peu soutenue en pratique et, enfin, très pénalisée par les mesures décrétées pendant la crise.

    Temporalités

    Le manque de temps pour soi et pour ses propres aspirations découlant des enjeux de conciliation famille-travail a souvent été relevé comme étant un obstacle majeur à l’avancement des femmes dans la carrière universitaire. Si les demandes du monde académique engendraient déjà un manque de temps chronique avant la pandémie, la COVID-19 a intensifié le phénomène de manière exponentielle (Myers et al., 2020) amenant une baisse de production scientifique (notamment moins de publications) chez les femmes (Staniscuaski et al., 2021; Viglione, 2020; Vincent-Lamarre, Sugimoto et Larivière, 2020). Les conséquences qui en découleront en termes d’avancement de carrière mériteront certainement un suivi quantitatif. Dès les débuts de la pandémie, plusieurs mères académiques s’inquiétaient déjà de son incidence sur leur carrière (voir Minello, 2020).

    Déjà à court terme, on peut se demander quels sont les temps de travail et les temps «en famille» alors que les spatialités sont brouillées, ainsi que décrit plus haut. Pour plusieurs, les moments dédiés au travail ont changé et leur qualité également. Le temps de travail domestique et de soins aux enfants empiète sur le temps de travail et, s’il faut prendre soin des enfants durant la journée, le soir et la nuit deviennent les seuls moments pour se consacrer à la recherche et à l’enseignement, malgré la fatigue puis l’épuisement. À cela s’ajoutent les incertitudes et changements du calendrier des fermetures et réouvertures, sous conditions, des écoles et structures de garde, même en période de vacances scolaires planifiées (p. ex. l’annulation des camps d’été). La réorganisation et la supervision du temps d’étude des enfants sont souvent gérées par leurs mères plutôt que par d’autres membres de la famille. L’inflexibilité de certains organismes subventionnaires quant aux dates de remise de demandes de financement ainsi qu’aux demandes de prolongation d’utilisation des fonds a aussi constitué un obstacle désavantageant les personnes qui ont été contraintes à réorganiser leur charge maternelle et professionnelle. Ce sont les enjeux temporels vécus par les mères que cet axe tente de saisir.

    Le travail académique a été restructuré selon une temporalité sans cesse contrainte, qui semble avoir touché, plus que leurs collègues, les professeures, les étudiantes et les chercheuses qui étaient mères. Les exemples les plus évidents sont les interruptions fréquentes par les autres membres de la famille (même dans un espace de travail dédié), les incertitudes constantes ne permettant aucune planification, et les annulations ou les reports d’occasions de publication et de diffusion de la recherche, comme la participation à des conférences, en particulier à l’étranger. Au niveau domestique, les enjeux de la temporalité et de la spatialité se rejoignent quand la concentration des espaces partagés a amené plusieurs défis. Les habitudes et les horaires peuvent en effet se retrouver en contre-rythme lorsqu’une petite pièce devient le lieu de plusieurs activités, celles des enfants, de leurs parents et d’autres personnes qui participent à la vie familiale. Certaines contributions au présent ouvrage font état de la mise en place de divers horaires d’utilisation des espaces afin que chacun et chacune puisse réaliser les tâches qui lui incombent.

    Dislocation des réseaux

    Comme mentionné, mais souvent ignoré dans les prises de décision des mesures sanitaires, plusieurs personnes autres que celles de la famille nucléaire, d’autres donneurs et donneuses de soin, sont parfois impliquées dans les soins aux enfants. Des réseaux familiaux ou d’autres solidarités se créent, par exemple avec des parents d’enfants du même âge et de la même école, du même groupe culturel ou religieux (en particulier pour les personnes issues de l’immigration), ou encore du même club sportif. Ces relations et réseaux de solidarité peuvent se révéler précieux pour alléger les tâches assignées aux mères, leur permettant de consacrer du temps à leur carrière, par exemple. Les mesures sanitaires mises en place dans le contexte pandémique ont provoqué une dislocation de ces réseaux. Chaque famille devait rester dans sa «bulle familiale», les petits-enfants ont été présentés comme dangereux pour les grands-parents, comme potentiellement «contaminateurs», et donc tenus à l’éloignement physique. Les personnes de la génération dite «sandwich» (Rayanpour et al., 2022) ont dû non seulement prendre la pleine charge de leurs propres enfants, mais aussi continuer à assurer les soins à des parents vieillissants dont la santé était présentée comme «plus à risque» par les discours des médias et de la Santé publique. Les personnes pratiquant la maternité en communauté ou de façon plus collective se sont aussi retrouvées à devoir assumer seules le travail de care. Ce dernier axe, dont nous trouvons des échos dans plusieurs des chapitres de cet ouvrage, renvoie donc aux perturbations, aux impossibilités ou au réaménagement d’accès à des réseaux de soutien au maternage, qui restent le plus souvent féminins, et à leurs implications.

    En lien avec ce dernier axe se pose aussi la question de la résilience⁶, soit l’aptitude à affronter l’adversité et le stress qu’elle peut générer de même que la capacité à s’adapter à des situations difficiles ou même traumatisantes. Ainsi, sans prétendre donner des exemples à suivre, certaines collaboratrices partagent aussi quelles ont été leurs stratégies pour y faire face, en particulier pendant les moments les plus durs, pendant les confinements par exemple: les changements ou réaménagements des lieux de vie et de travail; la régularité et la discipline en ce qui a trait aux horaires et aux tâches quotidiennes; le lâcher-prise sur la situation et les retards engendrés par celle-ci dans la scolarité des enfants ou dans le parcours académique; l’humour, l’amour et le soutien familial, conjugal ou communautaire; ou encore la spiritualité... Sans donner des recettes toutes faites applicables à toutes et à tous, chacune raconte ce qui a fonctionné pour elle, dans sa situation particulière. Rappelons une fois encore que les situations qui figurent dans ce livre sont variées: il y a fort à parier que les cas sont encore plus diversifiés dans la réalité, que cet ouvrage ne peut refléter que de façon très partielle.

    Présentation des chapitres

    L’ordre des chapitres a été déterminé en fonction du «cheminement» dans le parcours académique. Une section en fin d’ouvrage présente les biographies des collaboratrices et du collaborateur et leurs affiliations. Les deux premiers chapitres ont été écrits par des étudiantes au doctorat et les deux suivants par des chercheuses au niveau postdoctoral, dont plusieurs sont concernées par la mobilité académique internationale. Le témoignage d’une maître de conférences, mère de cinq enfants, suit. Le chapitre suivant est celui d’une chercheuse queer mère de trois enfants scolarisés à la maison et dont le partenaire de vie est parent au foyer. Ensuite, un texte collectif par des professeurs et professeures d’universités québécoises, avec des statuts variés, est repris d’une publication précédente, avec l’ajout d’une note rétrospective. Après le témoignage de prise de poste d’une professeure adjointe, au début du parcours menant à la titularisation, on lit ensuite un entretien avec une professeure titulaire et sa mère. Les trois derniers chapitres concernent, respectivement, une titulaire d’un doctorat qui a quitté le monde académique pour travailler dans un ministère, une enquête quantitative par des coautrices qui ont différents statuts, et enfin une analyse par la directrice d’un bureau de l’égalité.

    Les chapitres peuvent cependant se lire de façon indépendante et pas nécessairement dans l’ordre. Cette façon d’organiser l’ouvrage n’était bien sûr pas la seule possible, car nous aurions pu aussi regrouper les contributions par région (Québec, Ontario, Suisse, France, Cameroun, Sénégal), par genre (analyse ou témoignage, même si les deux sont souvent très imbriqués), ou encore par nombre d’enfants des autrices (de zéro à cinq), ou selon d’autres critères. Dans le but de refléter une diversité d’expériences, les propositions de mères francophones académiques de plusieurs régions et statuts sont examinées. Les arrangements familiaux sortant des normes hétérocentrées avant, pendant et à la suite de la COVID-19 et les situations impliquant des mères académiques ou leurs partenaires (conjugaux, professionnels, etc.) en contexte international sont également abordés. Les chapitres varient entre les témoignages personnels à saveur autoethnographique, par des mères académiques dans plusieurs disciplines (au-delà des sciences humaines et sociales), et des réflexions plus ancrées dans les méthodes et théories des sciences humaines et sociales.

    Cet arrangement nous rappelle à quel point il s’agit d’une sélection: nous n’avons pas réussi à inclure des contributions par des étudiantes au baccalauréat ou à la maîtrise, et nous avons un seul témoignage, sous forme d’un entretien, d’une professeure nommée, malgré de nombreuses sollicitations et plusieurs prolongations des délais de remise. Combien de fois avons-nous reçu comme réponse de la part de collègues pourtant très intéressées: «J’aimerais beaucoup, mais je n’ai juste pas le temps!» Cet ouvrage est donc aussi dédié à ces collègues qui n’ont pas pu y contribuer. Nos nombreux échanges avec elles et avec d’autres collègues, y compris plusieurs hommes dans nos cercles académiques les plus proches, avec ou sans enfants, ont aussi contribué à ce livre, dont nous présentons ici brièvement le déroulement.

    Dans le premier chapitre, écrit à quatre mains, deux doctorantes de l’Université Laval, Andrée-Ann Métivier et Anne-Marie Rouillier, partagent leur stratégie de ralentissement, imposé mais aussi assumé, en temps de pandémie. Leur texte autoethnographique relate comment elles jonglent entre leurs rôles de mères, de filles, de sœurs, de doctorantes, d’employées et de conjointes, et expérimentent des sentiments contradictoires. C’est à travers des échanges qu’elles font naître des bribes d’analyse et posent la question: est-il possible pour deux anthropologues confinées de penser ensemble, au carrefour de différentes temporalités et spatialités?

    Dans le chapitre suivant, Alice Fomen relate son expérience à la croisée des chemins entre ses rôles d’enseignante dans une école élémentaire francophone de Toronto, de doctorante et de mère de trois enfants. Tiraillée entre les obligations familiales – celles dans son pays d’origine –, les attentes professionnelles et les exigences académiques, il lui faut

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