Avortée: Une histoire intime, un choix politique
Par Pauline Harmange
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À propos de ce livre électronique
Pauline Harmange livre avec le texte Avortée un essai intime et documenté autour de sa propre interruption de grossesse. Alors que le droit à l’avortement est remis régulièrement en cause au Canada comme en France et ailleurs dans le monde, elle présente ici les émotions, les réflexions et les contradictions que l’on peut ressentir lorsqu'on est féministe et qu'on se voit confronter à la décision d'avorter. C’est une vision résolument politique que l’auteure porte : redonner du pouvoir à nos vécus pour mieux transformer la société.
Pauline Harmange
PAULINE HARMANGE est une auteure et militante féministe. Elle a écrit l’essai Moi les hommes, je les déteste (Monstrograph et Seuil, 2020) ainsi qu’un premier roman Aux endroits brisés (Fayard, 2021). Elle est profondément convaincue que les récits qu’on raconte jouent un rôle crucial dans la création d’un nouveau monde. Avortée est son deuxième essai publié en 2022 aux Éditions Daronnes (France) et aux Éditions Château d’encre (Canada).
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Aperçu du livre
Avortée - Pauline Harmange
Préface
Nous sommes tou·te·s des avort·ées
L’adolescente que j’étais a tout appris de l’avortement en visionnant des téléromans américains au retour de l’école, ce qui était somme toute peu de choses. C’était au début des années quatre-vingt. Vivre un avortement était nécessairement une histoire tragique qui avait lieu parce que celui avec qui le sexe avait été fait était hors d’accès — un mari ou un homme politique soucieux de sa réputation — et que l’arrivée future d’un enfant était impossible; l’avortement avait donc lieu en cachette, y compris de lui. Aujourd’hui, je lis ces récits d’avortées comme le prolongement des scènes d’abandon en orphelinat ou de mise en adoption forcée qu’ont vécues les «filles-mères», ces femmes jugées de mœurs légères et de mauvaise vie, tombées enceintes hors mariage et qu’il fallait cacher à la face de la société. De la même façon qu’on ne pouvait jamais vraiment savoir si la grossesse était le résultat d’un rapport sexuel consenti, l’avortement de mon adolescence télévisuelle recelait quelque chose du viol plutôt que du désir et du choix.
Quand ma mère est tombée enceinte de moi, dans le Québec religieux de la fin des années soixante, entre Duplessis et la Révolution d’Octobre, avorter n’était pas possible légalement, médicalement, en toute sécurité. Si elle l’avait souhaité, ou si ma grand-mère l’avait emporté dans sa lutte pour la dignité et contre le désir de sa fille, ça se serait fait clandestinement, dans un sous-sol ou une cuisine, au mieux dans le cabinet d’un médecin après les heures officielles de travail, ou chez lui, et moyennant un fort prix. Ma mère en a décidé autrement, elle a décidé de garder la grossesse, dès lors c’est elle qu’on a éloignée, elle et son ventre, jusqu’à ce que mes grands-parents se rendent à l’évidence et changent d’idée, récupèrent leur fille et son nouveau bébé.
Au secondaire, quand on débattait du droit à l’avortement, comme dans un effort agonique de dernier recours, mes collègues de classe finissaient par s’exclamer: «Mais imagine si ta mère s’était fait avorter!» Je répondais, rouge de colère, que je n’avais rien demandé et certainement pas d’être mise au monde, que ça ne changeait rien à ma vie de penser que j’aurais pu ne pas exister, qu’est-ce que ça aurait bien pu faire que je n’arrive pas sur cette terre?
J’ai été habitée toute ma vie par la question de l’avortement, politiquement et intimement, comme l’écrit Pauline Harmange. Parce que l’avortement a tout à voir avec nos vies publiques et privées, collectives et singulières. Les femmes, les personnes qui possèdent un utérus et des ovaires, et sont donc capables de tomber enceintes, savent de quelle façon l’avortement fait partie de l’imaginaire. Qu’il s’agisse de notre corps à nous ou de corps comme le nôtre, peu importe avec qui on couche et comment, de quelle façon on se présente au monde, de quelle manière on l’occupe, on sait qu’advenant une grossesse, il faut absolument avoir le choix de la mener à terme ou non. Ce choix n’est pas acquis partout. Quand il semble acquis, il se retrouve sans cesse mis en péril. Les gouvernements refusent de desserrer leur poigne sur les ventres. D’où l’importance de faire entendre la parole des avorté.es, pour qu’ielles comptent vraiment.
Avortée. Le titre de Pauline Harmange est à double sens: la personne qui avorte est aussi l’objet d’un avortement. Tout le livre tient dans cette ambiguïté. Ce que dénonce l’auteure, c’est la manière dont le discours sur l’avortement, la parole des personnes qui ont vécu cet événement, continue aujourd’hui à être un «imparlé», une mise sous silence, un tabou. On ne raconte pas nos avortements. Personne ne veut vraiment en entendre parler, et on se retrouve pris.es en étau entre deux récits possibles: banal ou héroïque. Ce qui intéresse Pauline Harmange, c’est justement tout ce qui se loge entre les deux, ce qui échappe, qui glisse, qui est presque insaisissable, qui ne s’attrape pas rapidement parce que ça prend du temps. Parce que nos vies sensibles, matérielles, psychiques, nos réalités et nos imaginaires ne sont rien d’autre que compliqués. Et pour comprendre l’avortement, c’est de là qu’elle écrit.
Il faut avoir le droit de choisir ou non l’avortement, ça va de soi, mais il faut aussi avoir le droit d’en parler, d’effleurer ou de creuser, de déplier délicatement, avec force et tendresse, tout ce que contient cet événement. Ce qu’on y trouve. Ce qu’on y met. Sortir, une fois pour toutes, de la clandestinité, de l’avortement avorté parce que relégué à l’Hôpital silence, comme l’écrivait Nicole Malinconi. Mettre en mots et en images cette scène dont les musées sont vides, comme le dénonçait Annie Ernaux dans L’Événement, une absence à laquelle Céline Sciamma a remédié, dans Portrait de la jeune fille en feu, montrant à l’écran non seulement l’atelier de la faiseuse d’anges, mais comment il peut être transposé sur le canevas, devenir objet de peinture, représenté et, ainsi, parlé.
Mon corps est à moi, disent les luttes pour le droit à l’avortement, de concert avec les différentes vagues de luttes contre les violences sexuelles et conjugales. Si mon corps est à moi, je dois être libre, aussi, de le raconter, d’en parler quand et comme je veux, de ne rien y comprendre et de tout y mettre, de ne pas y être attachée tout en le vivant comme une dimension importante de l’existence, de ne pas y croire, de ne pas y déposer le cœur de mon identité, et en même temps de m’y intéresser vraiment. Être une avortée, c’est être tout ça à la fois. Et plus encore: être avortée, c’est être toutes les personnes susceptibles de tomber enceintes. Faire partie d’une chaîne qui traverse les lieux et le temps. S’inscrire dans la réalité autant que dans l’imaginaire des avortements. Se sentir concernée par ce qui passe par les ventres et y trouver non plus une singularité, mais un ancrage de l’universalité.
Nos fins du monde en passeront forcément par l’avortement. D’une part, les gouvernements de droite rejoueront les scénarios millénaires de violences contre