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Du tabou au pardon
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Livre électronique310 pages5 heures

Du tabou au pardon

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À propos de ce livre électronique

Ce témoignage de vie retrace le parcours de Dorothée, victime d’inceste, qui décide de briser le silence. Alors qu’elle souffre moralement et physiquement, elle essaie de ne pas sombrer ; la famille qui est au cœur de ce récit sera tantôt un sujet de rejet tantôt une bouée de sauvetage. C’est ainsi un chemin de guérison intérieure proposé au lecteur.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Issue d’une famille catholique pratiquante, Dorothée Silvestre est passionnée de littérature et a fait des études de lettres. Du tabou au pardon est pour elle un moyen de prévention pour la jeunesse et les lecteurs qui auraient un vécu similaire.

LangueFrançais
Date de sortie12 sept. 2022
ISBN9791037771339
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    Aperçu du livre

    Du tabou au pardon - Dorothée Silvestre

    Préface

    Ce livre que vous tenez entre les mains n’en est pas vraiment un, c’est une vie. En tournant ces pages les unes après les autres, vous ne serez pas emmené dans un monde imaginaire ou dans une histoire abstraite, vous plongerez dans une expérience personnelle, celle de Dorothée, qui accepte de dire avec des mots forts et justes, avec un grand réalisme et sans outrances son vécu de femme abusée sexuellement dans un cadre familial pendant de longues années.

    En cela, ce livre est infiniment précieux et il faut saluer le courage de Dorothée d’avoir parcouru toute sa vie et mis sur le papier cette expérience terrible. Fallait-il écrire cette expérience ? Devait-elle dire avec une certaine précision les détails sordides de ce qu’elle a subi ? Oui, je le crois et c’est l’une des richesses de ce témoignage. Les violences sexuelles pourront être plus efficacement combattues dans la mesure où elles pourront, comme elles le sont ici, recevoir des noms et des mots. L’une des principales stratégies des abuseurs consiste à imposer le silence à la victime : Pierre-Yves a obtenu, pendant de longues années, le silence de Dorothée. Il a obtenu non seulement le silence mais l’oubli, le refoulement de l’horreur dans des profondeurs inaccessibles, que seul le temps, l’amitié et les thérapies ont pu faire resurgir. C’est ainsi, je le crois qu’il faut lire et accueillir ce témoignage. Dorothée nous permet de comprendre, de l’intérieur, ce que peut vivre une victime, depuis le viol subi jusqu’au long chemin de prise de conscience, de justice, de reconstruction et même de pardon.

    Faut-il encore parler des abus sexuels après les commissions et autres procédures qui ont été mises en œuvre, dans l’Église Catholique et dans d’autres contextes, ces dernières années et plus spécifiquement ces derniers mois ? Oui, bien sûr et ce serait une très grande tentation de vouloir croire que le travail de prise de conscience est fait. L’Évangile, auquel Dorothée fait constamment référence, met en garde l’homme libéré d’un esprit mauvais : sept autres esprits plus mauvais que lui se tiennent prêts à prendre place chez cet homme qui serait trop confiant et imprudent dans sa guérison. C’est ce qui pourrait nous arriver si nous refermions trop rapidement ce « chapitre » des abus.

    Car l’histoire que Dorothée nous livre est malheureusement une histoire fréquente, omniprésente. Il ne faudrait pas croire que ce qu’elle a vécu serait un phénomène isolé, quelque chose d’extraordinaire, une perversité inouïe. Un certain nombre d’entre vous, lecteurs, pourrez recevoir ce témoignage comme une occasion de mettre des mots sur votre propre histoire. Beaucoup sans doute, en lisant ce livre, pourront prendre conscience de ce qu’ils ont eux-mêmes vécu et découvriront des chemins de libération et de guérison pour lesquels Dorothée pourra être profondément remerciée. Oui, l’histoire de Dorothée est unique, mais nous devons prendre conscience de la prégnance de ce mal, de cette gangrène muette omniprésente dans notre société. Nous n’avons pas encore assez conscience, individuellement et collectivement, de ces violences intimes qui s’insinuent dans tous les compartiments de notre vie sociale et en premier lieu dans nos familles. Ce sont ces violences sexuelles, beaucoup plus fréquentes qu’on ne veut le croire, ces gestes ou paroles déplacées dont on s’illusionne à bon compte en croyant qu’ils sont anodins.

    On a dit des violences sexuelles dans l’Église qu’elles étaient systémiques. On ne peut en douter. Elles ont été manifestées dans l’Église : c’est le début d’un long chemin d’accueil, d’écoute, de réparation et peut-être de pardon. Mais cette mise au jour du scandale à l’intérieur de l’Église n’a manifesté, nous le savons, qu’un aspect du mal. Ceux qui tiennent à distance l’institution ecclésiale seront tentés de croire que le scandale ne les concerne pas. Ceux qui s’identifient à l’Église souffriront de ce coup de projecteur sur une réalité douloureuse à accueillir. L’étape suivante, dans laquelle Dorothée et bien d’autres peuvent nous accompagner, consiste à prendre conscience et à soigner cette corruption toujours cachée et omniprésente.

    Les démarches vécues par l’Église Catholique en France ces derniers mois auront sans doute eu ce mérite de souligner la nécessité vitale d’écouter les victimes. L’Église l’a-t-elle suffisamment fait ? Sans doute pas assez et encore une fois ce chemin ne doit pas être un événement ponctuel mais un changement profond, radical, de mentalité : écouter les victimes. L’enseignement social de l’Église, largement incarné par le ministère du pape François, tient à ce principe de ce choix privilégié pour les plus pauvres. Comme il est difficile de le mettre en œuvre réellement ! Dorothée nous montre avec précision comment la victime, consciemment ou inconsciemment, se trouve isolée, marginalisée, réduite au silence. Elle est enfermée dans sa solitude.

    La seule réponse, c’est l’écoute. Pour laisser cette voix émerger au-dessus du brouhaha des multiples avis et prises de position : écoute ! Pour entendre cette petite voix, cette esquisse d’appel au secours, écoute ! Pour commencer à envisager d’accueillir ce qui te semble impensable, inacceptable, inimaginable, écoute ! Écoute cette femme qui te dit simplement ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a compris, ce qu’elle a ressenti, en un mot ce qu’elle a vécu.

    C’est bien ce que nous avons à apprendre nous-mêmes. C’est ce que nous avons à transmettre aux nouvelles générations qui devront pouvoir accueillir librement, sans obstacle, ceux que des hommes et des femmes comme Dorothée ont vécu. La commission Sauvée a voulu accompagner son rapport aux évêques et aux supérieurs religieux d’un volume de témoignage : « de victime à témoin ». Le titre donné à cet ouvrage, autant que les textes de ceux qui ont accepté d’y témoigner, est éloquent. Il porte en lui le chemin et l’espoir d’une « conversion systémique », d’une société où le pauvre n’aura plus besoin de s’excuser d’être pauvre, où la personne qui souffre deviendra le centre de l’attention plutôt que le problème à résoudre, où la victime pourra parler et être écoutée naturellement et sans crainte.

    Le titre de Dorothée ne reprend pas les mots « de victime à témoin », mais il reprend, dans un clin d’œil peut-être inconscient, la même structure : « du tabou au pardon ». Dans les deux cas, c’est un chemin qui est indiqué, un processus à vivre personnellement et ensemble. Dorothée a vécu ce chemin et peut-être celui-ci n’est-il jamais terminé, mais qu’importe tant qu’il sort de l’ombre pour jaillir à la lumière. Car c’est cet itinéraire que le lecteur pourra parcourir dans ce livre. Il entrera dans les mécanismes pernicieux du tabou, imposé et subi, avant de parcourir le long chemin de libération auquel Dorothée a pu donner le nom de pardon. On pourra rester déçu par certains aspects du témoignage : en nous identifiant à Dorothée, on aurait peut-être voulu plus. On aurait voulu que l’abuseur soit condamné, on aurait voulu que la victime puisse tirer un trait définitif sur son passé. C’est un témoignage réel, d’une histoire réelle. Les miracles existent, certainement, et l’on en perçoit dans l’histoire de Dorothée, mais les histoires laissent des traces. Et pourtant, entre les lignes, nous recevons de belles lumières pleines d’espérance. Le regard de Dorothée n’est jamais accusateur ou vindicatif. Elle peut reconnaître le beau travail de la justice tout en évoquant ses limites. Elle garde un amour profond pour les membres de sa famille alors que c’est en son sein qu’elle a connu l’horreur. Elle regarde avec enthousiasme et optimisme l’humanité, alors que tout aurait pu la conduire au désespoir. Ne considérons pas cette perspective comme naïve ou illuminée. Dorothée n’a rien de cela. C’est sans doute même le fond de la personnalité de Dorothée, au-delà de son histoire traumatique, que de porter l’énergie et la joie. En nous livrant son histoire, elle ne nous plonge certainement pas dans du pessimisme ou du fatalisme, mais elle nous ouvre un chemin de lumière à l’intérieur des ténèbres.

    Nous ne pouvons terminer sans accueillir également de Dorothée un témoignage de foi. Dorothée a reçu la foi en même temps que la vie dans sa famille. Cette foi a été plantée comme une bonne graine au milieu de l’ivraie de la perversité. Cette foi, qui est devenue progressivement une relation personnelle et intime avec Dieu, n’est en rien idéalisée. Comme beaucoup d’histoires humaines, elle a connu des crises et des relèvements. Cette foi, vécue personnellement et dans la chaleur d’une communauté devient, au fil des pages, un soutien en même temps qu’un appel à la confiance pour avancer sur un chemin inconnu.

    Puisse ce chemin inspirer chacun des lecteurs qui accepteront d’accueillir ce témoignage !

    Père Alain de Boudemange

    Mon âme exalte le Seigneur,

    Exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur !

    Il s’est penché sur son humble servante ;

    Désormais, tous les âges me diront bienheureuse.

    Le Puissant fit pour moi des merveilles ;

    Saint est son nom !

    Son amour s’étend d’âge en âge

    Sur ceux qui le craignent ;

    Déployant la force de son bras,

    Il disperse les superbes.

    Il renverse les puissants de leurs trônes,

    Il élève les humbles.

    Il comble de biens les affamés,

    Renvoie les riches les mains vides.

    Il relève Israël, son serviteur,

    Il se souvient de son amour,

    De la promesse faite à nos pères

    En faveur d’Abraham et de sa race, à jamais.

    Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit,

    Pour les siècles des siècles.

    Amen.

    Chapitre 1

    C’est toi qui m’as formé les reins,

    Qui m’a tissé au ventre de ma mère ;

    Je te rends grâce pour tant de prodiges :

    Merveille que je suis, merveille que tes œuvres.

    Psaume 139, 13-14

    Je suis arrivée dans ce monde au soir du 3 décembre 1981, mais j’avais déjà vécu avant cela. En apparence, rien d’extraordinaire : la banlieue parisienne, une famille soudée, des parents aimants. Je suis la cinquième de la fratrie. Thibault et Clément, mes frères les plus vieux ont sept ans et demi lorsque je pousse mon premier cri. Viennent après eux Paul, quatre ans et demi et Marie-Astrid, deux ans.

    Évidemment, cette période est absente de ma mémoire et je dois me fier aux histoires de famille, de celles qu’on raconte au coin du feu, à la fin d’un bon repas ou sur le rebord d’un lit pour satisfaire la curiosité de l’un ou de l’autre.

    Je m’annonce donc pour la fin de l’année mais avec déjà quatre enfants, les parents prévoient un déménagement pour s’agrandir. À force de s’affairer et d’être sur tous les fronts, entre l’école, le déménagement et l’inévitable agitation que provoquent quatre enfants au quotidien, maman finit par faire une petite hémorragie et se fait une belle frayeur autour de trois mois de grossesse. Allant contre son caractère, pour préserver son enfant à venir, elle lève un peu le pied et estime qu’il ne s’agit que d’une question de surmenage. La voilà donc à ralentir un peu son rythme de vie pour faire attention de peur de faire une fausse couche. Les médecins lui avaient déjà annoncé depuis la naissance des jumeaux, qui ne s’était pas bien déroulée, que la maternité allait tenir du parcours du combattant la concernant.

    Les parents demeurent bien entourés par mes grands-parents qui chacun à leur manière étaient extraordinaires au sens étymologique du terme. Du côté de Papa, il y a Grand-Père, né en mille neuf cent treize à Phnom Pen, en Indochine, puisque son père et son grand-père y ont été gouverneurs chacun leur tour. Il a été envoyé en pension chez une de ses tantes en métropole à l’âge de sept ans et a grandi éloigné de ses parents. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il a été fait prisonnier à Dunkerque, ratant le dernier bateau qui partait pour l’Angleterre. Il a passé le reste du conflit dans un camp de prisonniers pour officiers en Poméranie. Il ne nous a jamais parlé de cette période et gardait une réserve bienséante qui le faisait ressembler à un gentleman du dix-neuvième siècle. Il était d’un caractère très silencieux mais très observateur et lorsqu’il nous partageait sa pensée, il n’était pas rare de voir un éclair de malice et d’amusement enfantin dans ses yeux. Le sentiment d’abandon familial et la profonde blessure de la guerre ont déclenché chez lui un réel souci d’être rattaché à ses racines. D’aussi loin que je me souvienne, il n’a pas arrêté de faire des recherches généalogiques, ne cessant de nous répéter qu’on ne peut savoir où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient. Après la guerre, il s’est marié avec Mamie, de onze ans sa cadette. Elle avait grandi avec une mère profondément blessée et dépressive, la psychologie et la psychiatrie n’étant pas encore à cette époque une solution. Élevée dans un climat janséniste, aînée de sa fratrie, elle a dû prendre en charge l’éducation de ses cinq frères et sœurs au point d’avoir l’interdiction paternelle de poursuivre des études de mathématiques qu’elle aimait tant. Avec tout ce bagage, l’arrivée de ses propres enfants a été très difficile à vivre, disant à qui voulait l’entendre qu’elle avait déjà éduqué ses frères et sœurs et que ses cinq fils n’avaient donc que peu d’intérêt à ses yeux. Il lui a été très difficile, voire impossible de créer des liens avec plusieurs personnes de la famille, provoquant chez elle une profonde culpabilité. Elle s’est battue toute sa vie contre cette enfance imposée et avait donc peu de place pour montrer son affection. Celui qui trouvera grâce à ses yeux jusqu’à sa mort sera son mari dont elle s’occupait avec beaucoup de délicatesse et d’attention à grand renfort de surnoms et de petites plantes. Ils avaient tous deux une foi profonde et intérieure, très marquée par le jansénisme, et jusqu’à leur mort, ils ont récité le chapelet aux intentions de la famille, ensemble, tous les soirs. Ils ne commençaient pas un repas sans le bénédicité qu’ils clôturaient par un énergique « et sauvez la France ! » plein de conviction. Ils avaient un grand souci de la bienséance et là où mon grand-père restait silencieux, ma grand-mère n’hésitait pas à donner son avis sur telle ou telle situation même si elle n’était pas concernée. Aujourd’hui, on dirait qu’ils étaient très « Vieille France ».

    Du côté de Maman, en revanche, l’ambiance était bien différente. Bon-Papa était militaire dans la Marine et Bonne-Maman l’a secondé dans son travail, prenant en charge la famille de cinq enfants, dont deux paires de jumeaux à un an d’écart, et organisant les réceptions professionnelles. Bon-Papa était également un homme blessé. Orphelin de père à l’âge de quatorze ans, il a fait vivre sa famille dès qu’il a pu avec sa solde de marin. Ayant un grand souci des autres, il était très actif pour aider tous ceux qui étaient dans le besoin, des marins sous ses ordres à sa mère. Suite à des problèmes d’héritage, cette dernière s’est retrouvé « sans le sou » à devoir quitter un château en Beaujolais pour aller vendre de la lingerie à Paris. Bon-Papa ne cessait de dire qu’il était né avec une cuillère d’argent dans la bouche et qu’il était de son devoir d’aider les autres. Il était passionné d’histoire et de politique et avait un certain talent de meneur d’hommes au dire de ses collègues. Il était très soucieux de la messe et de la prière quotidienne où il confiait toute sa famille au fur et à mesure qu’elle grandissait. Il me semble que deux éléments principaux ont conduit sa vie, deux paroles bibliques qu’il ne cessait de nous répéter. « Vous avez beaucoup reçu, il vous sera beaucoup demandé. » Ainsi que la parabole des talents à laquelle il faisait souvent référence. Dans cet esprit, dès qu’il le pouvait, il mettait à profit ce qu’il était pour aider les autres à avancer et à réaliser leurs rêves. Il a été professionnellement très actif dans des associations et autant qu’il a pu dans sa famille. Il avait un profond amour pour la Vierge Marie et nous encourageait lorsque l’énergie nous manquait en ponctuant son discours d’une devise qui me reste encore gravée dans le cœur aujourd’hui : « courage et confiance, Salut de la France ! ». Bonne-Maman, pour sa part, nous aimait à sa manière. Blessée dans sa relation avec sa mère, ses démonstrations d’affection à notre égard passaient par une grande activité et beaucoup de conseils qui sonnaient souvent comme des critiques à nos oreilles. En réalité, elle était aussi exigeante avec nous qu’elle l’était envers elle-même. Toutes ces petites choses du quotidien un tant soit peu blessantes n’étaient pour elle qu’une manière de nous dire à quel point elle nous aimait et voulait le meilleur pour chacun de ses petits-enfants et « pièces enrichissantes ». Elle était dans sa foi très accrochée également à la prière quotidienne et à la messe comme son mari. Au ciel, ses interlocuteurs préférés étaient son Ange Gardien et Saint-Joseph même si elle pouvait de temps en temps se mettre en colère contre lui ou le bouder s’il n’exauçait pas ses prières comme elle l’entendait. Avec Bon-Papa, lors de leurs insomnies, ils avaient pris comme habitude d’égrener les prénoms de tous les membres de la famille, dans l’ordre, s’il vous plaît, pour les confier à la Vierge Marie.

    J’arrivais donc dans une famille profondément catholique et pratiquante et mes parents n’avaient en rien renié ce que leurs propres parents leur avaient transmis. Je venais donc gonfler les rangs d’une famille déjà nombreuse et malgré toute la bonne volonté de maman, il était particulièrement compliqué de gérer cinq enfants en sept ans. Les questions et les angoisses, bien naturelles, avaient déjà fait des dégâts avant même mon arrivée pourtant assumée. Mes parents avaient envisagé dès le début de leur mariage avoir entre cinq et huit enfants mais sans doute ne les avaient-ils pas imaginés si rapprochés !

    Chapitre 2

    Quant à vous, même vos cheveux sont tous comptés. Donc ne craignez pas : vous valez tout de même mieux qu’une volée de moineaux.

    Matthieu 10, 30-31

    Je mettrais seize ans à comprendre à quel point les neuf mois dans le ventre de ma mère ont été marquants pour le reste de ma vie. L’hémorragie dont maman a été victime n’était pas le fruit de son surmenage mais le départ de mon jumeau. Tout ceci restera inconscient pendant des années mais au lieu de grandir au calme, dans un lieu sécurisé, entouré de l’amour de ma mère, ce ventre me semblera un tombeau : je sais au plus profond de mes entrailles que je vais devoir grandir seule et faire face à la vie sans mon jumeau. Je suis en vie, c’est le plus important mais je suis sans ma moitié Les médecins, plus tard, colleront à mon état l’étiquette de syndrome du survivant mais à ce moment-là, il ne s’agit pour moi que d’un vide intérieur abyssal incompréhensible qui se traduit par un refus de m’alimenter. J’arrive toute neuve dans ce monde avec déjà cette blessure qui interroge mon instinct de survie : pourquoi suis-je suis cette terre ? Pourquoi est-ce moi qui ai survécu ? Comment vivre avec ce vide intérieur ? Autant de questions que le bébé que je suis, dans le ventre de sa mère, va devoir assumer pour essayer d’avancer dans la vie sans pouvoir encore mettre des mots dessus.

    Le fameux 3 décembre arrive avec ses contractions. Mes quatre frères et sœurs sont tous à la maison, de retour de l’école pour les plus grands. Maman appelle donc au plus vite au bureau de papa pour qu’il revienne et que la famille s’organise, maman ne voulant pas laisser les enfants seuls à la maison. Mais voilà, il y a un souci, la secrétaire annonce que Papa est en réunion et qu’il a demandé à n’être dérangé sous aucun prétexte. Maman s’explique encore, insiste et finit par se mettre en colère face à l’inflexibilité de son interlocutrice. Les contractions la rappelant à l’ordre, Maman raccroche et appelle en urgence chez ses beaux-parents qui habitent à quelques vingt minutes de là. Elle espérait s’adresser à ma grand-mère mais seul mon grand-père est présent. Ni une ni deux, ce n’est pas le plus important, Grand-Père accepte de venir garder les grands pendant que maman fonce à la maternité. Elle laisse tout le monde devant la télévision avec un paquet de chocos et part, ne pouvant même pas laisser à mon grand-père le temps d’arriver. Ce branle-bas de combat n’est en rien atténué par l’inquiétude et la colère de Maman de ne pas avoir pu prévenir son mari. Je pointe le bout de mon petit nez autour de vingt heures, bien agitée par l’ambiance électrique que l’absence de Papa provoque, et peut-être par autre chose… J’ai des tremblements sur tout un côté du corps. Peut-être est-ce la péridurale ? Nous ne sommes à l’époque qu’au début de cette procédure. L’équipe médicale m’envoie tout de suite dans un autre service de la clinique pour me faire des analyses plus complètes et comprendre ce qui m’arrive. Papa est arrivé après la bataille, comme on dit, mais a quand même tout juste le temps de voir ma frimousse avant mon périple. Me voilà donc toute seule dans les services, entourée d’étrangers. N’étant toujours qu’un nouveau-né, certaines réalités sont profondément inconscientes et celle d’avoir le sentiment d’avoir été arrachée à ma mère est l’une des plus flagrantes de ce moment-là. Ce sentiment d’abandon viscéral autant qu’inconscient va ancrer en moi l’idée que vivre c’est être seul et que je ne peux compter que sur moi.

    Cette première expérience, racontée par Maman bien des années plus tard nous a profondément marquées toutes les deux. Maman avait à peine eu le temps de me prendre dans ses bras mais le lendemain matin, nouvelles émotions. Le médecin et la sage-femme arrivent tout sourire dans la chambre de maman pour savoir comment s’était passée la nuit pour les deux occupantes de la chambre… Mais je ne suis pas revenue après mes examens de la veille et maman ne m’a donc toujours pas revue. Autant dire que la situation a provoqué une vraie tempête. Maman s’est mise très en colère contre toute personne du corps médical qui passait le pas de sa porte sans sa fille. Personne ne savait où j’étais : on m’avait perdue dans la maternité ! Et on ne me retrouvera qu’en fin de journée. Maman a culpabilisé parce qu’elle a eu le sentiment de m’abandonner, d’être une mauvaise mère, de ne pas avoir su s’occuper de sa propre fille alors qu’elle venait tout juste de naître. L’épuisement et les émotions fortes avaient ébranlé son instinct maternel. Venait s’ajouter à tout cela que Maman n’a jamais pu nous allaiter et cela a toujours été pour elle une grande source de frustration et de souffrance.

    J’ai donc fini par la retrouver après toutes ses émotions mais je ressentais les angoisses, les colères et les frustrations vécues durant les heures précédentes. Face à tant de péripéties, je n’arrangeais rien en refusant de m’alimenter. Les moments de repas étaient très éprouvants. De mon côté, l’absence de mon jumeau ne me donne pas très envie de vivre, semble-t-il, et, encore une chose que j’apprendrais bien des années plus tard, Maman n’aime pas donner le biberon aux nouveau-nés de peur qu’ils ne s’étouffent. Pour elle, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : elle refuse de continuer à s’occuper de moi car elle n’est pas en état physiquement et psychologiquement. Papa me prend sous le bras et me confie à ma marraine le temps que Maman remonte la pente. De mon côté, ma naissance introduit en moi l’idée que je ne mérite pas de vivre puisqu’il y a tellement de difficultés. Peut-être ne suis-je pas appelée à vivre, Maman a peut-être raison de m’abandonner à ma marraine. Une fois sans moi, elle se réfugie à Brest chez ses parents pour pouvoir se reposer, prendre soin d’elle et nous revenir quelques semaines plus tard une fois qu’elle sera à nouveau sur pieds.

    Je continue à marcher sur le chemin des histoires de famille et des anecdotes qui font le ciment de ses membres. Je suis donc retirée à Maman pour ces semaines pendant lesquelles je grandis et me fortifie en me raccrochant tant que je peux à celle qui deviendra officiellement ma marraine le 6 février 1982. Mais les blessures de mes débuts sont toujours vives. Le lien avec Maman ne peut pas se tisser par la force des choses. Cette meurtrissure est autant pour moi que pour elle qui m’en reparlera à plusieurs reprises avec émotion malgré les années qui passent. De mon côté, la question reste entière bien qu’inconsciente du haut de mes deux petits mois de vie : ma mère ne veut-elle pas ou ne peut-elle pas s’occuper de moi ? Même si je comprends complètement l’épuisement de maman, je suis quand même la cinquième en sept ans, mon instinct de bébé ne réfléchit pas aussi loin et le sentiment d’abandon demeure.

    Maman étant revenue de Brest et selon leur désir, les parents me font baptiser dans l’église paroissiale du quartier sous la protection de Sainte Bernadette. Nous sommes donc le 6 février, jour de la Sainte Dorothée. Même si je suis trop petite pour réaliser ce qui se passe, les parents me font un des plus beaux cadeaux du monde : je deviens enfant de Dieu. Je suis désormais sous protection divine. Ma marraine est la meilleure et la plus ancienne amie de Maman et mon parrain, oncle Henri, est le mari de la jumelle de Maman. Je ne peux qu’imaginer l’occasion que cela a été de réunir la famille d’une façon simple et joyeuse.

    Je grandis au milieu de la fratrie mais avec encore des difficultés, Maman me comparant pendant toute ma petite enfance à « un petit rat crevé » qu’elle tentait tant bien que mal de faire grandir. L’histoire raconte qu’à cinq mois et demi, dans notre nouvel appartement versaillais, au premier étage d’un immeuble de famille, j’ai eu de gros soucis de santé à cause d’un dysfonctionnement de la régulation de la température corporelle. Le thermomètre faisait dangereusement le yoyo entre les deux extrêmes. Maman a mis tout en œuvre pour tenter de me soigner, du bain chaud à la couverture, du simple body au câlin, mais rien n’y faisait. À bout d’idées et de forces, devant l’urgence de la situation, elle s’est tournée vers tante Françoise, sœur de ma grand-mère paternelle, qui habitait au quatrième étage et qui était infirmière militaire entre deux missions. Par son savoir-faire, tante Françoise m’a sauvé la vie mais personne n’a exactement compris ce qui s’était passé et le quotidien a repris sans d’autres alertes. Maman ne s’ennuie pas avec les cinq enfants et Papa travaille pour subvenir au besoin de tout ce petit monde.

    Vers mes deux ans, les parents partent pour un week-end en laissant chaque enfant à des amis ou de la famille pour ne pas trop surcharger l’un ou l’autre. Je me retrouve chez Grand-Père et Mamie. À la fin du week-end, les parents commencent par me récupérer

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