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Les lueurs de Danapi: Partie I - La nuit
Les lueurs de Danapi: Partie I - La nuit
Les lueurs de Danapi: Partie I - La nuit
Livre électronique359 pages5 heures

Les lueurs de Danapi: Partie I - La nuit

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À propos de ce livre électronique

Avez-vous déjà rêvé d'un autre monde ? Auriez-vous aimé y rester plus longtemps ?

Mahaut Deschamps vient de fêter ses 20 ans, mais ne sait toujours pas ce qu'elle veut faire de sa vie. Heureusement, sa mère a tout prévu : elle l'invite à apprendre le management dans l'entreprise qu'elle dirige, pour « parfaire sa formation ». Quand Mahaut commence à rêver chaque nuit de Ramah, un monde étrange et futuriste, elle est ravie de trouver dans ses songes une échappatoire à un avenir tout tracé. Oubliant ses interrogations sur son étrange expérience, elle entame à Ramah une carrière militaire et savoure chaque instant de cette deuxième vie bourrée d'adrénaline. Jusqu'au jour où la terrible violence de la société ramahène transforme ses nuits en cauchemar. Jusqu’au jour où les pratiques douteuses de sa mère l'obligent à choisir vers quel idéal elle veut orienter son destin...

Accrocheur, intense et terriblement original, le premier tome de la trilogie Les lueurs de Danapi vous entraînera dans un récit initiatique poignant, empreint des enjeux sociétaux contemporains.




 

LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie21 oct. 2021
ISBN9791023620351
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    Aperçu du livre

    Les lueurs de Danapi - Manon Dastrapain

    Chapitre 1

    Premier saut

    Aucun oiseau ne chantait. La forêt autour de Mahaut était plus que silencieuse. On aurait cru que les arbres eux-mêmes avaient raidi leurs branches pour ne pas laisser bruisser leurs feuilles au vent. Malgré la brise légère, l’air était chaud, étouffant.

    Mahaut était allongée sur le dos, enveloppée par une végétation luxuriante qu’elle ne reconnaissait pas. Elle tenta de deviner dans quelle région du monde elle se trouvait. Les plantes qui l’entouraient, avec leurs larges feuilles d’un vert profond, ne lui évoquaient cependant ni les forêts d’Europe occidentale, qu’elle avait parcourues enfant, ni celles d’Amérique du Nord qu’elle avait visitées plus récemment. C’était son père, le professeur Deschamps, le féru de botanique ; pas elle.

    De plus en plus mal à l’aise à cause du silence, Mahaut s’assit. D’après la luminosité et la position des arbres qu’elle apercevait, elle devait être à mi-hauteur du versant d’une vallée qui se refermait sur la gauche et s’ouvrait en pente douce vers la droite. Le soleil n’arrivait pas à pénétrer l’épais feuillage pour éclairer la strate inférieure de la forêt ; la chaleur et l’humidité ambiantes indiquaient qu’il était pourtant bien présent au-dessus de la canopée.

    Mahaut posa une main sur le sol pour se relever, mais la retira aussitôt : quelque chose l’avait piquée violemment ! Tandis qu’elle inspectait sa paume, elle sentit un sifflement sourd fendre l’air tout près de sa joue. Une fraction de seconde plus tard, un claquement sec semblable à celui d’une décharge électrique retentit quelques mètres derrière elle. Mahaut se figea, confuse.

    Elle essayait toujours de comprendre l’origine de ces phénomènes lorsqu’elle entendit de nouveaux chuintements, suivis eux aussi de petites détonations, plus haut dans la vallée. Et cette fois, d’autres sons, plus puissants, plus inquiétants, leur répondirent immédiatement. Mahaut mit plusieurs secondes à prendre conscience de leur nature : c’étaient des coups de feu.

    Par réflexe, elle s’allongea sur le sol, fut piquée à nouveau au ventre, mais serra les dents et s’aplatit de plus belle. Trop effrayée pour bouger, elle resta ainsi de longues minutes, s’efforçant sans succès de respirer plus lentement. Les bruits étranges résonnaient désormais en cadence de part et d’autre de la vallée, s’arrêtant parfois pour reprendre quelques instants plus tard, plus loin ou plus fort. Rien qu’à leur rythme, Mahaut était certaine qu’il s’agissait d’échanges de tirs.

    Qui étaient les deux factions engagées dans cette bataille ? Elles demeuraient invisibles à ses yeux, cachées dans les replis de la forêt. Quelles armes utilisaient-elles ? Leurs bruits ressemblaient si peu à ce que Mahaut avait l’habitude d’entendre dans les films d’action américains. Et quel était l’objet de leur conflit ?

    Après s’être posé cinquante fois ces questions, Mahaut conclut qu’elle ne pouvait prédire de quelle manière l’un ou l’autre camp la traiterait si sa présence était découverte. En clair, elle n’avait d’autre choix que de s’échapper. Heureusement, elle se trouvait à la périphérie des combats ; elle décida de remonter son côté de la vallée pour espérer franchir la crête qui la surplombait.

    Mahaut avait rampé à peine un mètre quand elle reçut une nouvelle piqûre, près de son oreille. La douleur vive lui fit monter les larmes aux yeux et elle s’arrêta, tétanisée à l’idée de ne pas pouvoir fuir la bataille sans en subir des dizaines d’autres.

    Un long moment s’écoula. Mahaut eut l’impression que les échanges de tirs diminuaient d’intensité, ou du moins s’éloignaient. Les poumons oppressés par l’angoisse comme par une fumée trop dense, elle réussit finalement à se remettre en mouvement. Elle progressa avec lenteur, examinant fébrilement chaque plante et chaque insecte dans l’espoir d’identifier le responsable de ces si douloureuses piqûres. Elle rampa sans dommage plusieurs minutes, suant à grosses gouttes sous l’effet de la chaleur et de la peur. Mahaut releva alors la tête pour essayer d’apercevoir quelque chose qui la renseignerait sur les combats en cours.

    Elle ne voyait pas grand-chose à travers la végétation. Des éclats de lumière apparaissaient à intervalles réguliers sur l’autre versant de la vallée, mais ce n’étaient que de minuscules points indistincts. Elle regarda vers le haut et constata avec dépit que la crête, barrée par une arrête rocheuse sur toute sa longueur, paraissait toujours aussi éloignée. Elle sentit sa volonté s’évaporer aux quatre vents.

    Au même moment, un aboiement phénoménal retentit dans la vallée et couvrit tous les bruits de la bataille. Puis il se répéta, encore et encore. Mahaut n’avait jamais entendu un son semblable, assurément émis par un chien, mais tellement puissant, tellement violent. Malgré l’effroi qu’elle ressentait, elle ne put s’empêcher de tourner les yeux en direction des aboiements qui continuaient de saturer la vallée tout entière. Elle aperçut alors leur forme.

    Ce n’étaient pas des chiens, ce n’était pas possible. Ils évoluaient encore à une centaine de mètres, mais Mahaut put évaluer en une fraction de seconde que ces animaux avaient au moins la taille d’un ours, pas loin de celle d’un jeune éléphant. Et immanquablement, ils se dirigeaient droit sur elle.

    Elle avait déjà parcouru vingt mètres quand son cerveau se rendit compte qu’elle était en train de courir. Elle trébucha, se rattrapa de justesse et poursuivit avec une détermination redoublée. L’arête rocheuse qui surplombait la vallée se rapprochait maintenant à grande vitesse et, faisant fi de la sensation de brûlure qui se répandait dans ses muscles, Mahaut l’atteignit en quelques secondes.

    Au pied du mur de pierre, elle choisit de continuer sa course en direction du côté le plus ouvert de la vallée. Des mousses parsemaient la paroi brune qui s’élevait, quasi verticale, sur près de quinze mètres. Mahaut remarqua à peine les impacts chargés d’électricité qui frappèrent la roche dans son dos ; elle cherchait des aspérités qui lui auraient permis de grimper, escomptant que, chiens, ours ou humains, ceux qui la pourchassaient seraient moins aptes qu’elle à l’escalade.

    Elle apercevait enfin des rebords susceptibles de fournir des prises suffisantes quand elle entendit un nouvel aboiement. Elle sentit son cœur se serrer comme un étau sur ses derniers espoirs : les monstres n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres.

    Les jambes de Mahaut chancelèrent. Elle perdit l’équilibre et percuta la paroi, s’écorchant le bras de l’épaule jusqu’au coude. Elle ne chuta pas, mais fit encore plusieurs pas pliée en deux, puis se fracassa l’autre épaule sur ce qui semblait être le bord d’une anfractuosité percée dans l’arête rocheuse. Elle tomba dans le creux qui s’ouvrait en descente dans la pierre. Étendue sur le ventre, Mahaut hurla de toute la force de ses poumons, terrorisée à l’idée de mourir déchiquetée par les crocs de ces animaux abominables.

    Une des bêtes arriva à l’entrée de la cavité et s’arrêta net, grognant furieusement. Mahaut parvint à se retourner et à reculer sur ses fesses, dans le trou qui s’enfonçait toujours plus dans la roche. L’animal renâclait visiblement à pénétrer plus avant dans la faille ; il mesurait au moins deux mètres, avait la tête d’un dogue danois, les poils touffus d’un saint-bernard et bavait copieusement.

    Tandis que Mahaut se mettait debout et, n’ayant plus d’autre choix, poursuivait sa marche arrière vers les profondeurs de la pierre, le chien-ours se décida à faire quelques pas en avant, ponctuant chacun d’eux d’un aboiement épouvantable. Un deuxième monstre le rejoignit, qui obscurcit presque totalement l’entrée de la cavité.

    Mahaut continuait de reculer, dans la pente de plus en plus marquée, tremblant de tous ses membres. Les murs de l’anfractuosité ne lui laissaient désormais plus la place pour progresser de face. Elle se mit de côté et heurta violemment sa tempe sur la paroi. Elle se contorsionna pour essayer de s’enfoncer plus loin dans l’espace qui restait et se retrouva à moitié allongée. La tête du chien géant ne se trouvait plus qu’à un mètre de la sienne. Mahaut pouvait sentir son souffle, la vibration de ses grognements, son haleine âcre qui évoquait le sang. Elle s’imaginait qu’à tout instant, ses crocs allaient s’ouvrir pour la happer d’un coup. Elle se remit à hurler, les mains pressées sur les oreilles.

    Son pied dérapa et elle s’affala sur le côté, descendant dans la pente d’au moins trois mètres. Le chien-ours fit un bond vers elle, mais se retrouva bloqué par l’étroitesse de la faille, juste à l’endroit où Mahaut se trouvait quelques secondes auparavant. Il aboya comme un démon, frappant les murs de ses épaules massives pour tenter de se frayer un passage. En vain.

    Mahaut expira avec force pour maîtriser son affolement, ne sachant pas si ce répit était réellement le bienvenu. Combien de temps pourrait-elle rester coincée là, avant que ces monstres ne renoncent à leur proie ? Y renonceraient-ils ? Ou avaient-ils des maîtres qui trouveraient une autre méthode pour la débusquer ?

    Mahaut resta couchée longtemps. Ses chances d’échapper à ce piège lui paraissaient bien minces, elle ne s’imaginait d’ailleurs plus rassembler assez de courage pour tenter quoi que ce soit. Elle commença à greloter ; ses muscles s’engourdirent. Le sol de la faille était humide et, en écoutant par-delà les bruits sinistres des monstres, elle percevait le son d’un filet d’eau qui s’écoulait quelque part, pas très loin.

    La tête posée sur son bras, Mahaut se laissa bercer par ce son si apaisant, si harmonieux. Elle pensa au ruisseau qui coulait à l’orée du village où habitait son père quand elle était enfant. Elle se retrouva avec Arthur et Lucas, ses meilleurs amis de l’époque, à explorer la grotte que le cours d’eau avait creusée à travers la roche un peu plus loin et qui constituait leur terrain d’aventures préféré. Elle déplaça un pied dans l’obscurité, tâtant sans trop y croire le fond de sa cachette. Elle ne rencontra que le vide.

    Exaltée au-delà de toute raison, Mahaut recula à plat ventre, constatant que la cavité s’étendait toujours plus profondément. Elle ne pouvait pas se redresser, mais réussit à se faufiler dans le minuscule passage, terrifiée à l’idée de ne pas pouvoir repartir dans l’autre sens, entièrement convaincue qu’elle n’aurait pas à le faire.

    Elle cogna sa tête plusieurs fois contre les irrégularités de la roche, déchira le bas de son pantalon, mais rien ne la stopperait plus. Elle n’entendit bientôt plus les grognements des chiens-ours, seulement le bruit de l’eau qui la guidait vers la vie.

    Mahaut finit par déboucher sur une grotte bien plus large. À l’autre bout, des rayons de soleil merveilleusement éblouissants filtraient par une étroite ouverture. Malgré la raideur de ses jambes, elle courut vers la sortie puis se glissa dans l’étroiture. La lumière extérieure l’aveugla instantanément ; Mahaut s’arrêta et baissa les yeux, les protégeant d’une main pendant que l’autre balayait l’espace devant elle en quête d’informations. Une sensation d’écume sur sa paume lui enjoignit de relever aussitôt le regard.

    Elle était debout face au vide, au bord d’une falaise. Elle se pencha instinctivement en arrière et s’accrocha aux aspérités de l’arête rocheuse dans son dos. À trois mètres sur sa droite, le petit filet d’eau qui l’avait entraînée jusque-là sortait de la paroi par une large fissure, puis plongeait vers une grande vasque ovale d’un bleu profond, une douzaine de mètres en contrebas. Plus loin, deux autres cascades de plus gros débit créaient une brume importante qui flottait vers Mahaut. De l’autre côté, la falaise, presque verticale, semblait s’étendre sur une très longue distance avant d’enfin rejoindre la forêt.

    Coincée sur son rebord, Mahaut ne savait plus quoi faire. Elle n’entendait aucun son en provenance de l’autre côté de la crête, ni les aboiements des chiens-ours, ni les tirs de la bataille. Quelques instants auparavant, elle avait exulté à l’idée d’échapper contre toute attente à une mort atroce. Maintenant, elle ne pouvait se résoudre à sauter dans la vasque. Elle resta immobile, l’esprit vide et perdu.

    Quand ses jambes se mirent à trembler, Mahaut regarda à nouveau autour d’elle. Sur sa gauche, elle discerna des rebords similaires à celui sur lequel elle se tenait et quelques racines qui sortaient de la paroi. Elle s’aventura lentement sur le flanc de la falaise, trouvant peu à peu des appuis et des prises. Au détour d’un renfoncement, elle atteignit une sorte de chemin creusé dans l’arête rocheuse, qui montait, mais paraissait praticable debout. Sans réfléchir à ce qu’elle trouverait de l’autre côté, Mahaut s’y engagea.

    Au sommet de la crête, une vue dégagée s’offrit à ses yeux fatigués. La forêt luxuriante couvrait la totalité de la vallée, qui s’étendait de plus en plus large vers le nord. Le vert sombre des arbres formait un tapis dense jusqu’à l’horizon, où il était bordé par une drôle de lumière orangée. La couleur attira le regard de Mahaut.

    Puis son cœur s’arrêta. Tout l’horizon venait de s’embraser. L’extrémité de la vallée était en feu. Et le feu avançait vers elle à toute vitesse.

    Cette fois, Mahaut savait qu’elle n’en réchapperait pas. Les flammes de la gigantesque explosion arrivaient bien trop rapidement. Elles engloutissaient tout sur leur passage. La terreur força cependant Mahaut à faire volte-face. Elle se mit à courir de manière effrénée, se tordit tant les chevilles que le dos sur les rochers qui jalonnaient le chemin pentu, mais continua malgré tout. Parvenue au bord du précipice, elle poussa sur ses jambes avec ses dernières forces et sauta vers la vasque bleue.

    Après les trois secondes les plus interminables de sa vie, Mahaut frappa la surface de l’eau, penchée sur le côté. Elle crut qu’un coup de fouet avait lacéré son flanc. La douleur la fit tressaillir et elle manqua de perdre connaissance. Lorsqu’elle sentit sous ses pieds les algues qui ondoyaient au fond de l’eau, elle retrouva pourtant ses esprits ; elle redressa la tête, juste à temps pour voir les volutes de feu envahir l’espace au-dessus de la vasque puis disparaître.

    Mahaut resta immergée aussi longtemps qu’elle le put, ralliant la rive la plus proche par de grands battements de jambes. Elle sortit finalement la tête de l’eau et se hissa sur le sol vaseux. Le bas du corps toujours dans la vasque, elle inspira de grandes bouffées d’air. Sa tête tournait ; et bientôt, la forêt tout entière se mit à tourner. La vision de Mahaut s’obscurcit. Sa pensée aussi. Ses vêtements lui parurent bizarres, d’une couleur turquoise aux reflets argentés qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Il n’y avait plus aucun bruit, sauf un oiseau qui chantait. Exténuée, Mahaut se laissa chavirer dans l’inconscience comme dans un maelström silencieux.

    Chapitre 2

    20 ans

    Mahaut ouvrit les yeux et inspira profondément, férocement, comme si elle avait eu le souffle coupé des heures entières. Désorientée, elle expira lentement pour laisser son cerveau reprendre ses marques et examina son environnement.

    Elle se trouvait dans sa chambre. La lumière ambrée qui filtrait au travers des stores indiquait que le jour venait de se lever. Sur son bureau, ses nouveaux supports de cours attendaient qu’elle se lance dans son traditionnel rangement de début d’année universitaire. Sa lampe de chevet était restée allumée et le roman de science-fiction qu’elle avait entamé la veille gisait au pied de son lit.

    La respiration encore saccadée, Mahaut se redressa et secoua la tête. Une sensation de confusion lui anesthésiait l’esprit. Le rêve qu’elle venait de faire lui avait semblé si réel, si intensément réel et terriblement intense, qu’elle n’arrivait pas à se sentir éveillée, demeurant étrangère à la sérénité de sa chambre. Elle n’avait jamais rien vécu de pareil.

    Après plusieurs minutes, son cœur battait toujours à tout rompre derrière ses côtes. Dans combien de temps retrouverait-il un rythme normal ? Mahaut posa les pieds à plat sur le sol et tenta de se concentrer sur son souffle. Elle renonça après quelques secondes puis se dirigea vers la fenêtre afin de lever les stores.

    Quelques nuages parsemaient le ciel bleu ; la journée s’annonçait belle et chaude pour un début d’automne. Mahaut aperçut deux ouvriers en tenue orange vif qui nettoyaient la piscine, ce qui lui parut étrange, car on était samedi. Plus étrange encore, Sylvie, la mère de Mahaut, était en robe de chambre sur sa terrasse, juste au-dessus des ouvriers. Elle leur parlait en gesticulant, visiblement préoccupée par quelque chose qui n’était pas à son goût.

    Encore sous l’effet de son rêve, Mahaut haussa les sourcils et quitta distraitement son poste d’observation pour se rasseoir sur le lit. Son cœur battait toujours trois fois trop vite quand quelqu’un frappa à sa porte. Elle sursauta et, instantanément, la tête de sa mère apparut dans l’entrebâillement.

    « Ah, ma puce, tu es debout ! » commença Sylvie d’une voix forte qui semblait résonner depuis le fond d’un long tunnel. Elle s’avança de deux pas dans la chambre.

    « Je voulais te faire la surprise pendant que tu dormais, mais tant pis… Joyeux anniversaire ! »

    Sa mère sortit de derrière son dos un immense bouquet que Mahaut n’avait curieusement pas remarqué jusque-là. Vingt roses blanches étaient disposées au milieu d’une multitude de callas, de lys et d’autres fleurs colorées. L’ensemble était du plus bel effet.

    Mahaut, qui n’avait pas réfléchi à son anniversaire depuis son réveil, resta interdite un instant. Elle avait plutôt imaginé recevoir un gadget technologique dernier cri, voire les clés d’une nouvelle voiture. C’était la première fois qu’on lui offrait des fleurs. Enfin, la deuxième, mais elle ne pouvait quand même pas compter toutes les excentricités d’Adam, le petit ami de ses douze ans…

    Apercevant la mine tout à coup renfrognée de Sylvie, Mahaut esquissa un sourire.

    « Oh, merci, dit-elle rapidement. Elles sont super jolies ! C’est très gentil. Tu n’aurais pas aussi un vase, derrière ton dos ? »

    Le visage de sa mère s’éclaira à nouveau de toutes ses dents immaculées.

    « Je vais dire à Rosa de t’en monter un tout de suite. Qu’est-ce que tu as prévu de faire, ce soir ?

    –On va au resto en ville, répondit Mahaut en bâillant. Juste quelques potes, j’avais trop la flemme d’organiser autre chose…

    –Allons, allons ! C’est une maladie d’adolescent, ça, la flemme perpétuelle. Quand on a vingt ans, on doit déborder d’énergie. On a des projets plein la tête, à vingt ans !

    –Oui, mais je ne les ai que depuis quelques heures ; je n’ai pas encore pu faire tous les ajustements… »

    La voix de Mahaut se perdit dans son souffle en prononçant les derniers mots. Ses pensées étaient de retour dans la grotte humide de son rêve. Un frisson lui glaça le corps tout entier.

    « Dans ce cas, claironna Sylvie, je te laisse terminer tes ajustements. On se retrouve pour le lunch ? Patrick doit nous rejoindre. Sushis ou thaï ? Léger, évidemment… Tu ne dois pas être ballonnée pour ce soir, ce serait trop bête ! Tu as froid ? Tu veux prendre un bon bain ? Aujourd’hui, tes désirs sont des ordres, d’accord ? Bisous, ma puce ! »

    Et elle disparut de la pièce sans attendre la moindre réponse.

    Mahaut soupira. Elle n’aimait pas le ton faussement enjoué qu’adoptait sa mère quand elle voulait couper court à toute discussion. Elle avait le sentiment diffus que Sylvie lui cachait quelque chose. Ou bien que son attitude l’avait embarrassée. Peut-être aurait-elle dû manifester plus d’enthousiasme vis-à-vis du bouquet ?

    Mahaut se recoucha. Elle resta allongée pendant une heure sans que le sommeil daigne l’emporter ; elle était trop contrariée. En plus, elle n’arrivait pas à déterminer si c’était son rêve traumatisant ou la remarque de sa mère qui la chiffonnait le plus.

    Elle avait vingt ans, mais, si elle en croyait sa chère maman, elle n’était toujours qu’une adolescente attardée. Les projets ne se bousculaient pas dans sa tête. Même une idée concrète de ce qu’elle voudrait faire dans les prochaines années était introuvable, dans sa tête…

    Sauf imprévu, elle aurait terminé ses études de gestion dans un an et neuf mois. Une fois son diplôme en poche, elle devrait chercher un travail. Mais que voulait-elle faire, précisément ?

    Parfois, Mahaut s’imaginait assez bien suivre les traces de Sylvie et gérer sa propre entreprise. La plupart du temps, cependant, elle était convaincue qu’elle n’était pas taillée pour un tel rôle, qu’elle ne serait jamais capable d’accomplir tout ce que sa mère réalisait au quotidien. Une carrière académique, comme celle de son père, lui semblait plus dans ses cordes, mais elle n’avait probablement pas choisi la bonne orientation d’études pour cela. En fait, avoir ne fût-ce qu’un tout petit projet à mettre dans sa tête aurait déjà été génial.

    Un jour normal, sa tendance naturelle à ruminer toute difficulté jusqu’à ce qu’elle ne soit même plus reconnaissable l’aurait empêchée de sortir un orteil de son lit avant de longues heures. Aujourd’hui, heureusement, Mahaut avait vingt ans. Elle n’avait toujours aucun projet en tête, mais elle avait, par contre, la ferme résolution de profiter du moment — tant que c’était encore possible.

    Mahaut se doucha puis consulta son portable. Elle constata immédiatement qu’elle avait déjà reçu de nombreux messages d’encouragement et de réconfort. Les uns célébraient son entrée présumée dans l’âge adulte, les autres lui promettaient une lente et irrémédiable déchéance à la suite de ce passage de cap. Quelques camarades de l’école primaire avaient même pensé à elle en ce jour symbolique ! Et en fin de matinée, ce fut son père et sa belle-mère qui l’appelèrent pour la féliciter et lui proposer de passer manger chez eux dès qu’elle aurait le temps.

    Ayant ainsi fait le plein d’énergie positive, Mahaut put affronter avec grand détachement le lunch en compagnie de sa mère et de Patrick-le-bellâtre-à-la-Bugatti. Elle avait observé que Sylvie perdait automatiquement vingt points de QI lorsqu’elle se trouvait en présence de « son gentil Pat ». Ensemble, ils devenaient insupportables de mièvrerie et de superficialité. En secret, Mahaut décomptait les jours avant que sa mère ne finisse par se lasser de ce énième amant aux charmes très extérieurs.

    Une fois Patrick envolé vers sa partie de tennis, Mahaut voulut repartir d’un meilleur pied avec Sylvie en la remerciant encore pour les jolies fleurs. Son effort ne lui valut toutefois qu’un vague sourire assorti d’un petit geste de la main, le téléphone de sa mère s’étant fâcheusement mis à sonner au même moment. Décidée à ne pas se laisser démonter pour si peu, Mahaut remonta dans sa chambre, jeta un œil moqueur sur les cours qui dormaient sagement sur son bureau puis reprit la lecture de son roman, confortablement nichée dans son fauteuil préféré.

    L’après-midi touchait à sa fin quand elle en eut assez des aventures de Spacejock Jack et de ses joyeux compagnons. Elle appela Alexia, sa colocataire et néanmoins meilleure amie, pour savoir si elle pouvait venir la chercher plus tôt que prévu. Mahaut fut positivement ravie d’entendre que celle-ci était non seulement d’accord, mais même déjà en route.

    Dix minutes plus tard, Mahaut et Alexia étaient assises sur les tabourets de la cuisine en train de boire un des jus « détox » préparés par Rosa pour Sylvie. Elles tentaient de déterminer quel bar disposait de la terrasse la plus agréable pour patienter jusqu’à l’heure du rendez-vous avec les autres quand la mère de Mahaut arriva. Celle-ci repéra d’un œil sa bouteille de jus vide, rectifia promptement son expression de déplaisir, puis leur conseilla de partir tout de suite pour profiter des derniers rayons du soleil.

    Les deux jeunes femmes s’exécutèrent sans délai, réprimant de justesse leur envie de pouffer de rire face au visage contrarié de Sylvie. Alexia se mit au volant de sa vieille Peugeot verte et parvint à démarrer le moteur dès le troisième essai, quasiment un record. Mahaut alluma la radio pour trouver la musique la plus adaptée au début de cette soirée, qui s’annonçait sous les meilleurs auspices.

    Elles approchaient de leur destination lorsqu’Alexia freina si brusquement que Mahaut laissa échapper un « Oulah » de surprise — et la voiture derrière elles un coup de klaxon tonitruant. À l’arrêt au milieu de la chaussée, Alexia martelait son volant en jurant. Puis, sans dire un mot, elle effectua un demi-tour — trois autres coups de klaxon — pour repartir en trombe dans le sens inverse, sous le regard médusé de Mahaut.

    « Un problème, peut-être ? lâcha Mahaut après une bonne minute de silence.

    –J’ai oublié mon téléphone dans ta cuisine, répondit simplement Alexia.

    –Tu peux utiliser le mien, si tu veux.

    –Je dois avoir le mien.

    –Mais on va être en retard !

    –On laisse tomber l’apéritif, c’est tout.

    –C’est nul, ça.

    –Je suis désolée, OK ? J’avais… J’ai enregistré une surprise pour toi, sur le portable. Je dois absolument te la montrer ce soir.

    –Eh bien, j’espère pour toi qu’elle vaudra la peine, ta surprise !

    –C’est promis, t’inquiète… »

    Mahaut manifesta son mécontentement en réglant la radio sur une station qui diffusait des chansons d’amour toutes plus désespérantes les unes que les autres. Un jour normal, ce genre de musique aurait fait bouillonner Alexia, jusqu’à l’explosion. Aujourd’hui, pourtant, elle ne broncha pas, se contentant de froncer les sourcils. Un peu perplexe, Mahaut se retrancha dans ses pensées et essaya de deviner quelle surprise si géniale elle allait bientôt découvrir ; elle ne remarqua pas la petite flamme de malice qui pétillait dans les yeux de son amie.

    De retour dans l’allée devant chez Mahaut, Alexia éteignit le moteur.

    « Ils sont quand même délicieux, les jus de ta mère, déclara-t-elle de sa voix la plus ordinairement espiègle. On s’en vide un deuxième avant de repartir ? »

    Elle regardait son amie avec les yeux d’un petit chat mendiant une caresse. Mahaut, elle, regarda sa montre, puis le soleil qui finissait de se coucher à l’horizon.

    « D’accord, soupira-t-elle avec le sourire. De toute façon, pour le verre en terrasse, c’est foutu… »

    Dans la maison, tout était calme. Les lumières du rez-de-chaussée étaient éteintes ; Sylvie passait certainement la soirée dans sa chambre, qui n’avait de chambre que le nom et ressemblait plutôt à une suite d’hôtel.

    Les deux amies se dirigèrent droit vers le réfrigérateur. Mahaut était en train de sélectionner le jus le plus approprié à la situation quand elle entendit un bruit inhabituel : elle aurait dit le grésillement d’un haut-parleur qu’on venait d’allumer. Elle referma la porte du frigo pour demander à Alexia ce qu’elle en pensait, mais sa colocataire avait disparu de la cuisine. Par contre, il y avait des gens dans le salon.

    Chapitre 3

    Pas loin d’Hollywood

    « JOYEUX ANNIVERSAIRE ! »

    Les cris — les hurlements

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