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Plaidoyer pour une enfance heureuse
Plaidoyer pour une enfance heureuse
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Livre électronique817 pages11 heures

Plaidoyer pour une enfance heureuse

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À propos de ce livre électronique

Aujourd’hui, il est facile de mal traiter nos enfants. La nouvelle race d’êtres humains que nous avons mise au monde souffre de toutes sortes de maux que l’on camoufle derrière des étiquettes et par la prise de médicaments. On ne protège plus nos enfants contre les principaux responsables de leur maltraitance : les jeux vidéos qui abrutissent nos garçons, la malbouffe, la garde partagée pour les petits, la césarienne sur demande comme moyen de naissance, l’utilisation précoce du service de garde, l’école axée sur la performance, les mouvements pédophiles représentés par les plus grandes mafias du monde, etc.

D’ailleurs, la plupart des décisions éducatives et parentales se prennent en fonction de l’intérêt du parent plutôt que pour le bien de l’enfant. Ainsi, de façon générale, les enfants souffrent d’un déficit de développement parce qu’ils ne bénéficient pas des conditions pour se développer sainement.

Il manque à l’enfance une culture de l’être, un espace où pourrait s’étayer la vie imaginaire et intérieure. Dans son ouvrage, Chantale Proulx fait valoir la relation d’amour parent-enfant et les besoins spécifiques des petits.
LangueFrançais
Date de sortie1 oct. 2015
ISBN9782897211066
Plaidoyer pour une enfance heureuse
Auteur

Chantale Proulx

Chantale Proulx, enseigne au département de psy- chologie de l’université de Sherbrooke depuis 20 ans. Elle est auteure et conférencière publique sur des thèmes liés à la conscience, à la maternité, l’en- fance et la sexualité, et pratique la psychothérapie en pratique privée. Elle est l’auteure des ouvrages Filles de Déméter : Le pouvoir initiatique de la maternité (Finaliste pour le prix Alphonse-Desjardins) et Un monde sans en- fance, tous deux parus aux éditions GGC.

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    Aperçu du livre

    Plaidoyer pour une enfance heureuse - Chantale Proulx

    Introduction

    L’enfant représente une part d’innocence et d’émerveillement qui survit en nous, venant d’un passé lointain; il est à la fois ce qui, de notre enfance personnelle, a été dépassé, et la forme nouvelle en gestation de l’individualité future. Vue sous cet angle, la sentence selon laquelle l’enfant est père de l’homme prend une signification profonde.

    Marie-Louise VON FRANZ

    En Afrique, on dit qu’on a besoin de tout un village pour élever un enfant. Chez nous, le conteur Fred Pellerin nous rappelle que nous avons besoin d’enfants pour faire un village. Il n’y a rien de plus vivant et de plus important que le temps passé auprès de nos enfants. C’est le seul temps qui compte au bout d’une vie, nous rappelle un autre poète, Gilles Vigneault. Ce temps offert aux petits s’inscrit au rythme des saisons et des jours en interpellant le sens de toutes choses, tout en rappelant la puissance des transmissions générationnelles. Le temps consacré à la quotidienneté contribue à faire de nous des êtres humains avec un rythme en propre.

    Mais nous ne désirons peut-être plus ce temps et cette continuité qui risquent de nous déprimer. Nous suffoquons parfois à la pensée d’avoir le temps de vivre. Il est étonnant que nous montrions si peu de nostalgie envers les gestes qui nous ont accompagnés pendant des milliers d’années !

    Moins on passe de temps avec nos enfants, moins on apprécie ces périodes en leur compagnie. Inversement, lorsque l’enfant s’inscrit dans notre rythme quotidien et que nous adoptons son rythme à lui, nous apprécions vivement sa présence. Nous redoutions notre congé de maternité, nos vacances avec lui, pour constater après coup que tout ce temps partagé nous est fort bénéfique et que, finalement, non seulement on ne s’ennuie point, mais ces temps volés au monde du travail sont les plus beaux moments de notre vie !

    Les grecs avaient deux manières de nommer le temps : chronos et kaïros. La période postnatale et le temps passé avec nos jeunes enfants se déroulent plus aisément dans le kaïros, inégalable à l’autre temps qui se vit actuellement sous l’emprise des dieux financiers. Kairos est le moment adéquat pour agir, le bon timing. Être en kairos veut dire être bien synchronisé par rapport à la totalité ou être dans la qualité du temps. C’est l’intuition du temps juste. Kairos nous invite à vivre en harmonie avec nos propres rythmes internes, intimement liés aux rythmes collectifs. C’est un temps sacré (Vézina, 2001). Par exemple, on peut penser que les rythmes naturels du corps et de la psyché de la mère qui allaite son nourrisson sont reliés à ceux de toute sa communauté lorsque cette tâche est partagée. C’est typiquement de kairos dont parle Josée Blanchette dans Le Devoir avec ces confidences : « Ce temps volé à aimer en silence, je le porterai en moi jusqu’à ma mort. Ce temps de peau, de succion, de lèvres humides, de regards saouls, de goutte de lait qui roule vers le menton, cette petite main qui s’accroche, cette parenthèse de confiance et d’abandon, de rots qui délivrent, je l’emporte au paradis comme un souvenir entre l’écrin de mes deux seins ». Curieusement, le temps d’aimer du kairos est vécu comme un rapt de temps au grand dieu Chronos.

    Dans ce changement récent de manière de vivre vers un quotidien hautement technologique, nous avons assisté à la disparition de quelques certitudes qui étaient au fondement même de la vie. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur la perte de la vie traditionnelle et communautaire, mais de se rendre compte que la vie quotidienne est désormais privée de liens durables. Ce sont les femmes et les enfants qui souffrent le plus du manque d’amitié, du manque de temps pour s’aimer et pour échanger, du manque de liant et de stabilité dans les relations. La relation est indispensable pour donner un sens à la vie. C’est probablement le manque de temps passé avec eux qui crée notre sentiment d’étrangeté au monde merveilleux de l’enfance et qui entretient la peur de la révolte adolescente. Nous craignons celui que nous avons mésestimé et parfois bafoué.

    Nous vivons dominés par l’archétype de la peur de vivre. À peu près tous nos comportements contemporains – de notre souhait névrotique de rester jeune, jusqu’à la croyance médicale en la vie éternelle – alimentent notre peur de vivre le moment présent et notre peur de l’échéance ultime. Ces peurs nous rendent fragiles et manipulables par les nouveaux dieux. De grandes images envahissent notre quotidien, normalisant ce qui était impensable encore hier, telle que l’exploitation sexuelle de nos enfants. Ce pouvoir des médias de nous maintenir dans la confusion nous empêche de nous indigner de la destinée de nos enfants.

    Ce livre suscitera sans doute quelques résistances chez les parents, voire même de la culpabilité. Cette conséquence émotionnelle est inévitable lorsqu’on souhaite aborder les besoins réels de l’enfant ou dénoncer les abus qu’on leur fait subir. Par exemple, il est bien possible que ce soient les carences d’attachement du début de la vie et le manque de sécurité, qui explique un grand nombre de maux qui assaillent notre jeunesse. Ces mêmes carences nous empêchent de devenir des êtres humains adultes capables d’entrer en relation et d’améliorer, à notre tour, le sort humain des enfants.

    Je suis davantage motivée par le projet que représente une vie humaine que par l’évaluation des compétences parentales. Nous sommes tous aux prises avec notre histoire familiale et collective, et nous sommes franchement bousculés par les modes et les prescriptions sociales. Il est difficile de ne pas mal traiter nos enfants. Par-dessus tout, faire route avec des enfants nous confronte à des besoins antagonistes. Notre capacité à faire des compromis est mise à l’épreuve et il arrive que l’on doive s’exercer, pour le bien de l’enfant, à développer une certaine marginalité. Les parents font de leur mieux à partir de leur vécu et à partir des connaissances qu’ils ont sur l’enfant au moment de sa naissance. C’est le propre des parents de toutes les cultures et de toutes les époques de désirer offrir le maximum à leur descendance. Et pourtant, plus de 25 000 signalements par année sont retenus au Québec pour cause de cruautés faites aux enfants. Outre la violence physique, il existe d’autres formes de violence. Celle dont il sera question dans cet ouvrage porte sur les abus perpétrés par toute une société. C’est la terreur du petit de se sentir abandonné ou la pression de devoir devenir un grand savant ou un enfant compétent.

    Les vieilles souffrances enfantines de devoir devenir un petit adulte avant l’âge refont surface. Nous avons longtemps perçu le petit enfant comme un adulte en miniature¹. C’est ainsi qu’on le peignait à la Renaissance. Il a fallu les avancées éducatives du 18e siècle pour apprendre que l’enfant a des besoins spécifiques et un siècle de plus pour faire naître la pédiatrie (1872). La Société protectrice de l’enfance (1865) est tout aussi récente et la Loi de protection de l’enfance de l’Organisation des Nations Unies (ONU) honteusement contemporaine (1989) et de moins en moins respectée au plan mondial. Tel que le suggère le célèbre pédiatre Berry Brazelton (2001), il nous faudrait peut-être réclamer la création d’une agence internationale qui s’occuperait des droits des enfants, comme nous avons des forces du maintien de la paix. Il ne s’agit pas de nous surveiller et de nous contraindre mais de nous éduquer davantage aux besoins réels de l’enfant. Il s’agit de nous mobiliser en éveillant l’intérêt spontané que nous avons pour les enfants.

    Tous les parents mettent un enfant au monde dans une culture qui conditionne son éducation. La culture est une lame à deux tranchants. Elle peut favoriser l’épanouissement de chacun, mais trop souvent, elle sert de prétexte pour justifier des aberrations, ou des tortures que l’on fait subir aux enfants. C’est culturel est une phrase commune souvent utilisée en guise de réponse aux décès provoqués de milliers d’enfants de par le monde. C’est propre à la culture hindoue de tuer la fille dès sa naissance ou de mettre le feu aux vêtements de sa mère. La petite chinoise confiée à l’orphelinat dans des conditions de vie absolument inhumaines est un autre phénomène culturel. Ailleurs, dans les pays les plus pauvres, on force les enfants à devenir des machines de guerre. On enlève ou on achète des enfants dans le but de les faire exploiter sexuellement par nos hommes riches. Les violences subies ne sont ni nécessaires ni acceptables. C’est nous qui engendrons la culture. Chez nous, nous prescrivons des amphétamines aux enfants qui n’ont pas pu apprendre à se contrôler et nous participons à cette nouvelle culture de sexualisation de nos petits. Mon essai, on le devine, s’inscrit donc dans une intention de transparence culturelle.

    En ce sens, mes propos ajoutent une note de plus dans la sombre symphonie des maux qui affectent l’être humain. Il est difficile de constater à quel point nos enfants se portent mal. Mais comme le déclarait Denise Robert à la présentation du film Les voleurs d’enfance (2005), lorsqu’il s’agit des enfants, on n’a pas le droit de se taire. Je pense que les enfants sont les premières victimes de notre crise des valeurs, d’autant plus qu’on leur impute une faculté d’adaptation invraisemblable. On ne sait pas encore à quel point l’enfant peut être affecté à long terme par nos exigences d’adaptation.

    Les symptômes actuels des enfants sont exagérés. Tout comme pour les adultes, il devient difficile de ne pas les droguer. On obscurcit, on dénie toute une partie du développement de l’enfant – ainsi que ses malaises – camouflée dans la prise de médicaments psychiatriques. On nous recommande aussi et constamment de nous débarrasser de l’enfant², entre autres choses, en le plaçant devant une chaîne de télévision qui rend passifs nos bébés de 0 à 3 ans. On s’arrange pour que l’enfant coûte cher, qu’il soit très lucratif et exploitable. Malgré un grand nombre d’études qui attestent des dégâts du téléviseur ou de la prise de drogues, à peu près aucun spécialiste de nos jours n’ose dénoncer ces méfaits commis relativement au développement des enfants. Il serait taxé de moraliste !

    La plupart de nos décisions éducatives et parentales se prennent d’abord pour le bien de l’enfant mais au bout du compte ils servent l’intérêt du parent. La césarienne sur demande comme moyen de naissance, la survie des grands prématurés que nous laissons en couveuse pendant des mois et qui évoluent par la suite avec de grands handicaps, le placement précoce en service de garde, la médication – dont l’usage abusif des amphétamines – la garde partagée en bas âge suite aux revendications masculinistes, l’école axée sur la performance sont des réalités quotidiennes de nombreux enfants qui ne favorisent, en fait, que les parents.

    Nos enfants du monde occidental vivent en apparence dans un contexte extrêmement sécuritaire pour leur développement. Et ils sont choyés. Toutefois, nous dit constamment le Dr Gilles Julien, pédiatre social de Montréal, il y a beaucoup d’enfants « laissés pour compte » (2005) dans notre société. Ceux qui n’ont pas la chance d’être riches s’appauvrissent et la société ne joue pas bien son rôle envers eux. C’est une véritable honte, nous dit-il.

    Une société qui s’intéresse aux enfants est une société qui s’intéresse aussi aux parents, disait Bowlby (1951), le précurseur de la notion d’attachement, ce qui montre bien que l’on peut contribuer à faire connaître les besoins d’attachement du bébé, tout en tenant compte du contexte social des parents. On peut prendre soin globalement de la famille et des relations. Car les jeunes ont aussi à apprendre à vivre entre eux. Il ne peut y avoir fraternité qu’entre personnes ayant eu une enfance, soulignait Attali (1999). Attali propose un droit à l’enfance, un droit à une période d’irresponsabilité, de tendresse, de douceur, de croyances aux contes de fées. Mais pour qu’il y ait droit à l’enfance, il faut qu’il y ait devoir parental. Les besoins émotionnels de l’enfance se heurtent aux droits des parents.

    Actuellement, dans l’ensemble, l’enfant n’existe que dans le désir du parent. Il est chèrement désiré et tout désir. Mais l’enfant pourrait exister en soi, au-delà de notre désir d’épanouissement personnel à travers lui. Il manque à l’enfance une culture de l’être, un espace où pourrait s’étayer la vie imaginaire et par là même, la vie intérieure. C’est la vie intime qui est à la base de la moralité et l’antidote de la violence entre nous. Les enfants auraient avantage à bénéficier de plus d’oisiveté et à être gavés du récit de magnifiques contes de fées. Ce n’est pas la punition ou la contrainte, mais le récit d’une anecdote ou la lecture d’une histoire épique qui est à la source du développement des plus grandes valeurs morales. Et les enfants sont friands de morale. Ce sont les héros et les mentors qui transmettent l’ambition de l’avancement, le désir de triompher de l’adversité, le goût de la vie intérieure et le développement du sens de la responsabilité. Il s’en suit une force morale authentique.

    Enfin, on peut apprendre à percevoir nos enfants comme des cadeaux de la vie qui viennent à nous pour un temps, avec d’immenses ressources et un fort désir d’aimer, avec une destinée et une vie adulte à vivre… sans nous !

    L’enfant est à faire naître.


    1 Le traitement d’enfants comme des adultes est fort présent dans la publicité. Sur les grands panneaux publicitaires québécois, une banque a recours aux images d’enfants qui négocient une hypothèque avec des baguettes magiques. La mode vestimentaire pour les enfants copie celle des adultes et, de fait, sexualise précocement les enfants, ou nous fait confondre les habits de l’enfant avec ceux du soldat (motif de camouflage). D’ailleurs, on peut se rendre compte que nos garçons en âge de jouer ont accès aux tueries via les jeux vidéo, activité antérieurement réservée qu’aux militaires et à ceux qui devaient apprendre à tuer. Dans tous les cas, on retire l’enfance de l’enfant.

    2 Dans un magazine du mois d’août 2007 qui sert à préparer la famille aux grandes vacances estivales, (Revue Esprit femme) on recommande d’envoyer l’enfant en camp de vacances. Et je cite les propos d’un pédopsychiatre reconnu, Marcel Rufo, le refus de l’enfant d’aller en camp est un signe de fragilité psychologique. C’est un acte d’amour de se séparer de son enfant : grâce à cela, il va découvrir le monde. Ce pédopsychiatre misogyne qui s’insurge, entre autres, contre l’allaitement recommande de ne pas dépasser la période de quatre semaines pour ne pas que l’enfant se sente abandonné ! Dans le même article, on nous offre des trucs pour se séparer de l’enfant : l’envoyer chez ses grands-parents, l’envoyer en centre de vacances, l’inscrire à un club pour enfants à notre hôtel, emmenez une nounou avec nous puisque les enfants adorent avoir toute l’attention d’un adulte. Le tout est accompagné d’une photo d’une petite fille de 4 ans, passeport en main, qui prend seule l’avion pour aller rejoindre ses grands-parents.

    Chapitre 1

    : Le discours de la culture

    ou ces phrases assassines

    au bien-être de l’enfant

    Un enfant, c’est dérangeant, encombrant ; un enfant, somme toute, c’est un être en devenir qui doit être porté, pensé, par des femmes et des hommes, par un couple et rêvé collectivement aussi. C’est là toute la grandeur d’une société ouverte sur le monde, qui aime ses enfants, tous ses enfants, dans leur diversité et qui ne renonce pas.

    Marie-Rose Moro

    Aucun individu n’évolue dans une complète liberté. Nous sommes en bonne partie constitués par la culture, qui nous prescrit un certain nombre de valeurs et de manières de penser. Les parents sont assujettis à une culture qui apporte une rassurante cohérence, un liant culturel, un contenant. Et ce cadre de référence culturel contient de nombreuses contradictions à l’égard de la famille.

    Le propre des membres qui composent une culture est de partager des représentations qui orientent nos comportements. Ces représentations, liées à une partie du monde et à une époque précise, nous semblent toujours comme allant de soi, nécessaire et vrai, bien que nos perceptions soient fortement limitées. Par exemple, il est très mal vu de nos jours de fumer devant un enfant. Néanmoins, on peut se rappeler qu’il y a seulement vingt ans, on n’en faisait aucun cas. La nicotine n’est pas plus dommageable aujourd’hui qu’auparavant. Sur le plan culturel, cependant, elle est devenue associée à la mort, ou à un grave danger que l’on fait subir à autrui. Le fumeur est devenu un assassin. D’autres comportements sont au moins aussi dommageables pour les enfants que la fumée secondaire, comme celui de regarder la télévision, de manger de la malbouffe, ou de s’adonner compulsivement aux jeux vidéo ou à d’autres technologies. Mais ces comportements sont associés à des valeurs actuellement acceptées. De ce fait, ils ne sont pas remis en question.

    La remise en question des valeurs qui chapeautent une culture est un exercice difficile. Or, la tendance naturelle est de prendre pour acquis des propos colportés abusivement et rapidement. Ces propos facilement répandus sont parfois si abjects qu’ils mettent en péril notre parentalité, qu’ils marginalisent un certain nombre d’entre nous, et qu’ils mettent nos enfants en danger. Voyons des énoncés couramment consacrés qui émergent spécifiquement de nos valeurs.

    L’enfant appartient aux parents

    L’un des messages adopté est que les enfants appartiennent aux parents. Cette pensée aggrave plusieurs faits déplaisants. C’est que les parents tout puissants ont l’impression de se faire un enfant plutôt que de donner un enfant à la société, à la vie. Nous avons tendance à penser l’enfant pour soi, à soi, plutôt que dans un rapport au collectif qui inclurait aussi l’enfant et ses ancêtres.

    Se faire un enfant sous-entend un but pervers qui sacrifie l’enfant sur l’autel de nos exigences. Vouloir un enfant « satisfaisant », sans handicap, dans une vie déjà bien remplie, acceptable et fortement planifiée, laisse peu de place aux spécificités de chacun. Par exemple, nous ne sommes pas préparés à vivre avec un enfant qui aurait un tempérament difficile. De son côté, l’enfant a vite fait de comprendre qu’il est le cadeau que ses parents se sont faits, un investissement³ et dans ce cas, il n’a pas de place réelle.

    Penser l’enfant pour soi, comme un bien à acquérir, rend aussi l’enfant commercialisable à l’échelle mondiale. L’essor du bébé-business est en pleine expansion nous dit l’économiste de Harvard, Debora Spar, avec un chiffre d’affaires de la procréation assistée à 3 milliards de dollars rien que pour les États-Unis en 2007. L’immense désir d’enfant des parents occidentaux crée un marché où des utérus de femmes de l’Ukraine, ou de l’Inde surtout (Ekman, 2010), se louent pour quelques milliers d’euros et où des orphelinats du Guatemala vendent des enfants pour une poignée de dollars. Le marché d’enfants prolifère sur internet. Personne ne veut imaginer que l’enfant puisse être un produit (Spar, 2007) mais le marché de bébé est ce qu’il est : un business. On peut acheter un bébé et négocier un meilleur produit à condition d’y investir l’argent nécessaire. Avec les mères porteuses, la Madone est mise sur le marché ; la maternité n’est plus sacrée, et l’enfant est un produit comme un autre !

    Dans un autre ordre d’idées, concevoir que l’enfant n’appartient qu’aux parents augmente chez ces derniers leur sentiment de responsabilité de manière outrancière. Si nous acceptons d’emblée une telle proposition que les parents – et surtout la mère – est seule responsable de ses enfants, il faut reconnaître toutefois que cette pensée n’est typique qu’au monde occidental, et qu’elle ne vaut que pour l’esprit du temps actuel. Jamais, dans les autres cultures, il ne viendrait à l’idée d’accuser des mères pour ce qu’elles ont fait il y a vingt ou trente ans (Rivière, 1999) ! La puissance maternelle est un mythe unique à notre société, nous fait remarquer l’analyste jungien James Hillman (1998). Dans les sociétés traditionnelles, où l’individu est pensé en interaction constante avec son groupe d’appartenance, les malaises des enfants concernent tout le groupe.

    Les parents individualistes, qui évoluent dans notre culture qualifiée de hyper individualiste, et qui approuvent ce message de responsabilité individuelle auront vite fait de se rendre compte que la tâche d’être parent est à peu près impossible. C’est tout à fait ce que nous observons ; des parents démissionnent d’un rôle beaucoup trop obligeant.

    C’est la société qui devrait être incriminée en bonne partie pour les troubles de développement des enfants. L’éducation des enfants dépasse largement la responsabilité des seuls parents.


    3 Il y a 10 ans j’ai été étonnée d’écouter un homme me raconter combien lui avait coûté l’« élevage » de ses quatre enfants. Il avait calculé combien il en coûtait pour mener un enfant à l’âge adulte. J’étais scandalisée d’apprendre que sa fille aînée l’avait emmené en justice parce qu’il refusait de l’aider à payer ses études. De nos jours il est fréquent d’entendre parler des enfants en termes de dépenses et d’investissement.

    Les enfants s’adaptent

    Le pouvoir magnifié d’adaptation des enfants est le propos le plus commun et peut-être le plus dommageable pour l’enfance. Parce que l’enfant bénéficie d’une énergie formidable de croissance, et parce qu’il est dépendant de nous, nous glorifions son pouvoir d’accoutumance en fonction de nos pratiques éducatives. Nous lui imputons des ressources imaginaires, des ressources qu’il ne possède pas. En leur supposant une capacité d’adaptation hors limites qui serait typique à la petite enfance, nous exigeons des enfants qu’ils s’adaptent à ce qui nous serait tout à fait insupportable comme adulte. Nous avons aussi tendance à leur imposer aussi un discours et des valeurs d’adulte.

    En réalité, nous demandons à notre jeunesse de s’adapter à des situations qui conviennent à un certain nombre d’enfants, et pas du tout à d’autres. La faculté d’adaptation – caractéristique du tempérament personnel à chacun – est très variable d’un enfant à l’autre. On le voit par exemple dans les cas de séparations familiales. Certains enfants peuvent grandir – développer des forces particulières, voir un pouvoir de résilience – suite au divorce des parents, tandis que d’autres en sont encore marqués au cours de leur vie adulte. D’autres encore le vivent bon gré mal gré en s’adaptant à divers types de famille. Concernant la garde partagée, autre réalité adulte que nous imposons aux enfants, certains s’en accommodent assez bien, d’autres l’apprécient, alors que d’autres encore ne désireraient jamais faire vivre un tel calvaire à leurs propres enfants. Et il faut bien le dire, de jeunes enfants – un certain nombre et pas tous ! – montrent des troubles graves de développement dans un tel contexte de changements de résidences. Or, ce ne sont pas tous les enfants qui s’acclimatent à n’importe quelle famille.

    Et si l’enfant s’adapte sur le coup d’un impact, peut-on présumer à l’avance que son développement ultérieur n’en subira pas le contrecoup ? Le fait que si peu d’adolescents soient heureux devrait nous surprendre et nous questionner davantage. Il est tout à fait incroyable que nous ayons peur de nos grands enfants et que leur absence de bonheur ne nous questionne pas. Notre santé globale, notre capacité à jouir de la vie, notre sens de l’humour, notre sens de la vie, notre créativité et notre sentiment de liberté, pourraient constamment faire l’objet d’un questionnement concernant notre confiance investie dans le monde.

    Par ailleurs, l’adaptation n’apporte pas le bonheur. Un enfant peut être adapté sans être heureux ! Pire encore, on doit concevoir que les enfants n’ont pas le choix de s’accommoder suite à un traumatisme. Mais l’adaptation n’est pas toujours un bénéfice. L’amputation de ses ressources personnelles, le renoncement à devenir soi-même, la méfiance, l’indifférence, la glaciation de l’intelligence ou de la vie affective, le développement de mécanismes de défense rigides, sont des moyens adaptatifs pas du tout souhaitables. S’adapter équivaut souvent à se soumettre, ou à épouser un agresseur qui nous fait du tort. Les facteurs d’adaptation ne sont pas des facteurs de résilience. Ils permettent une survie immédiate, certes, mais la rançon est visible dans l’analyse des arrêts de développements. La plupart des comportements dérangeants de nos enfants sont des tentatives d’adaptation, perçues par les spécialistes comme des pathologies pour lesquelles nous offrons une médication en guise de réponse responsable ! L’adaptation aux traumatismes prépare souvent une cascade d’épreuves. Ne pas reconnaître le traumatisme de l’enfant en déclarant avec négation qu’il peut s’adapter à tout est, à mon avis, le réel traumatisme que nous leur imposons. On peut s’adapter à une société tout à fait folle, sans que cela soit ni positif, ni résilient d’aucune manière. Il s’agit seulement d’une misérable victoire sur la mort physique ou sur la mort psychique, rappelle Boris Cyrulnik (2001).

    On peut se rappeler qu’un être humain se forme en entier au cours de sept années, douze années pour certains systèmes du corps humain. La part la plus considérable du développement physique se fait bien sûr au cours de la vie prénatale. Bien niché dans le giron maternel, l’embryon se forme au cours des trois premiers mois de gestation. Puis, à sa naissance, un bébé nous ébahit par sa magnifique croissance intra utérine. Par la suite, la première année du bébé est capitale pour le développement physique. Il triple son poids. Du mammifère terriblement inachevé, qui ne sait répondre à pratiquement aucune action coordonnée avant l’âge de trois mois, il sera capable de marcher autour de son premier anniversaire. Le cerveau quadruple son poids, c’est-à-dire que le ¾ du cerveau se développe au cours des premières années de la vie. Des milliards de connexions se font dans le cerveau au cours des premiers temps de la vie. Et des milliards de neurones se défont. Jamais dans l’histoire d’un individu, on ne répètera une telle performance au niveau de la croissance. L’aliment de base du nouveau-né et pour toute la première année est le lait. Indéniablement, la qualité du lait affecte le développement du cerveau et le développement des organes de l’enfant.

    Ces données de base sont à rappeler souvent parce qu’elles nous obligent à reconsidérer l’impact majeur des premières années pour le développement de l’enfant. Le cerveau du bébé est en formation. Le bébé n’a pas la constitution physique, ni la constitution psychologique d’un adulte. On ne peut absolument pas comparer la première année d’un nourrisson avec une année de vie chez un adulte. Se pencher sur le développement de l’enfant, et prendre réellement conscience de la nature du bébé humain, éveille en nous beaucoup d’humilité, une sensibilité particulière, et une grande attitude de bienveillance. Le petit enfant est un monde en soi, un monde à approcher avec grâce et sur la pointe des pieds. Le jeune enfant est à apprivoiser avec un sentiment révérencieux pour ce qui est petit.

    Le cerveau prend trois années à se parachever (Chicoine, 2005, 2006). La neurologie nous apprend qu’à l’âge de trois ans, le cerveau est deux fois plus actif que chez l’adulte. Dans ce développement fulgurant, on ne peut oublier de tenir compte de la teneur psychologique du climat qui entoure le bébé. Le développement du cerveau du bébé se fait avec les gras, certes, mais aussi avec notre amour et avec notre parole. C’est le cerveau émotionnel⁴, souvent nommé système limbique, responsable de la mémoire, de l’attention et de la motivation qui est le plus sensible à l’environnement au cours des deux premières années. Les neurosciences démontrent que le cerveau est en quelque sorte l’organe de l’adaptation. Les études sur le stress (Lupien, 2010) le confirment aussi ; le fœtus et l’enfant sont très vulnérables au stress parental, surtout les filles qui ont tendance à se réfugier près du corps maternel en détresse. Il se dégage aussi de la découverte des neurones miroirs – cette sorte de sixième sens – que nous créons des liens émotionnels à notre insu. Les neurones miroirs rendent les émotions contagieuses. Nous attrapons, nous vivons les émotions de l’autre (Gueguen, 2014).

    Le stress affecte également les chromosomes (les télomères) en accélérant le vieillissement, diminuant l’espérance de vie de l’enfant et faisant apparaitre les symptômes de certaines maladies. Aussi, des stress majeurs pour lesquels nous croyons l’enfant capable de s’adapter sont à l’origine de multiples pathologies : agressivité, délinquance, addiction à l’alcool et aux drogues, troubles de la personnalité (borderline, narcissique, compulsive et paranoïaque), anxiété, dépression, suicide et de très grandes difficultés d’apprentissage (Teicher, 2010, voir Gueguen, 2014). Plus la capacité d’adaptation est mise à profit, plus il est difficile de mémoriser, de réfléchir et d’apprendre, de calmer l’anxiété. L’esprit devient paralysé. En bref, le cortex préfrontal, structure fondamentale de l’être humain pensant, responsable et éthique, est très sensible au stress. Dit autrement, notre « humanité » est tributaire de l’ambiance émotionnelle du cerveau de l’enfant en développement. En cas d’adaptation importante, le cortex préfrontal devient inopérant à calmer l’amygdale cérébrale⁵. Dans un tel cas, l’enfant devient hyperactif ou agressif.

    Le système nerveux et le système immunitaire se forment tout au long des premières années. Le système nerveux se développe surtout au cours de l’enfance mais aussi jusqu’au-delà de l’adolescence (Shonkoff et Phillips, 2000). Les expériences stressantes, les multiples adaptations, les perpétuels irritants, affectent considérablement ce cerveau et ce système nerveux qui se perfectionnent selon un plan prédéfini. On est obligé de considérer que l’adaptation coûte parfois un prix très élevé.

    L’histoire nous donne à connaître que des sociétés se sont très bien adaptées. D’autres cultures, malades, ont disparu ou souffrent de détérioration sous nos yeux. La peuplade africaine (Ik ou Ziks de l’Ouganda) est un exemple de manque d’adaptation à la suite d’une perte de territoire par la création d’un parc national (Cyrulnik, 2004 ; Rygaard, 2005). L’anthropologue Colin Tournbull (1987) a observé leur perte de rituel. Malgré l’argent reçu en échange de leur territoire, ces africains ont rapidement perdu leur liant culturel par le fait d’avoir été transplantés et sont rapidement revenus à la violence. En quelques années, les plus forts se sont mis à agresser les plus faibles, les femmes ont utilisé la prostitution pour manger, et la nourriture fut dérobée aux enfants et aux vieillards…⁶ La culture toute entière de chasseurs et de cueilleurs des Ik s’est dégradée en 40 ans au profit de normes antisociales telles que la tricherie et l’escroquerie. Les cadavres des enfants qui tentaient de s’attacher ont été jetés aux animaux⁷.

    On peut aussi tirer une leçon de vie extrêmement pertinente de nos ancêtres américains qui vivent près de nous. Les amérindiens ont vécu pendant des milliers d’années dans un quotidien plus qu’enviable sous plusieurs aspects. En fait, ils sont un modèle extraordinaire de vie en respect et en harmonie avec la terre. Ils sont à peu près la seule société pré agraire connue, c’est-à-dire que jusqu’à l’arrivée des envahisseurs européens, ils faisaient partie intégrante de la nature. Ils avaient de riches traditions concernant les soins offerts aux enfants et en matière d’éducation. Que l’on pense à la cérémonie des petits pieds des Atikamekws – rituel pour célébrer la marche du petit humain –, ou du pique-nique en montagne de trois jours des Inuits du Groenland qui célèbre le même événement, on se rend compte que ces peuplades étaient hautement ritualisées. Néanmoins, ils ont presque tout perdu en peu de temps. L’analyse de la modification de la culture de l’amérindien doit tenir compte de plusieurs facteurs qui dépassent le cœur de cet ouvrage. Je tiens seulement à souligner qu’ils ont perdu le sens du lien, de l’attachement. Cet exemple de perte culturelle, que l’on constate partout autour de nous, pourrait nous rendre prudent envers l’adaptation générale que l’on s’impose d’une part, et aussi face à la panoplie de substances et de médicaments qui nous sont offerts – surtout au Québec, province canadienne sur médicamentée – et qui peuvent nous rendre malades. La plus grande peur de l’être humain est celle de disparaître. Il arrive que l’on s’identifie à l’agresseur, à celui qui propose la substance qui nous endort. La présence de nos amérindiens malades est un exemple notoire des limites d’adaptation d’une société. On peut jouir d’un pouvoir de survie étonnant, et d’un mode de vie extrêmement puissant, et s’en trouver dépossédés pourtant en très peu de temps. Les amérindiens ont d’énormes problèmes avec le diabète, avec l’alcoolisme, avec les troubles psychotiques et les troubles de l’identité. Les problèmes psychosociaux abondent avec des taux de violence familiale et d’inceste qui dépassent tout entendement. Leur taux de suicide grimpe en flèche : 70 % plus élevé que chez les autres canadiens (UQAM, avril 2007). Nous partageons avec eux un statut minoritaire. Les québécois ont un des taux de suicide les plus élevés au monde et les problèmes de nos enfants expriment fortement les limites de leur capacité d’adaptation. L’accommodation que nous demandons actuellement aux enfants est importante, et peut-être impossible à réaliser pour certains d’entre nous. Elle met en péril notre identité et notre sentiment d’intégrité. La comparaison avec les amérindiens est limitée, notamment lorsqu’on examine notre manière d’exprimer l’agressivité. Il semble que les anciennes peuplades de l’Amérique ont tendance à s’auto détruire tandis que notre mal être actuel se traduit plutôt par la destruction de notre planète et par l’agression d’autrui. On voit se multiplier les comportements agressifs entre nous.

    La supposée merveilleuse capacité d’adaptation des enfants est souvent évoquée lorsque nous souhaitons remettre en question les bienfaits d’un phénomène nouveau qui pourrait être questionné, tel que de la fréquentation d’un milieu de garde à temps complet pour les bébés ou la capacité d’un jeune enfant à vivre la garde partagée. On s’empresse alors de répondre une phrase type telle que : mes enfants ont fréquenté la garderie à partir de l’âge de 4 mois et ils sont corrects. Je connais un enfant de 4 ans qui vit la garde partagée et il s’est très bien adapté ! Nous avons tendance à devenir illogiques et subjectifs lorsque nous nous sentons menacés.

    Quel est le pourcentage d’enfants qui peut s’adapter aux ruptures dans le processus d’attachement ? Et à supposer que ces précoces modes de vie conviennent à la majorité, ou à 85 % des enfants, ne doit-on pas tout de même s’inquiéter du 15 % à 50 % d’enfants restants qui s’accommodent mal d’être séparés de leur source première d’attachement ? On ne peut pas justifier de telles séparations, qui font apparaitre parfois des carences importantes dans l’attachement, sous prétexte qu’un certain nombre d’enfants s’adaptent à ces situations. Nous manquons profondément d’éthique professionnelle lorsque nous fermons les yeux et que nous entretenons l’ignorance sur cette réalité douloureuse et dramatique pour un grand nombre d’enfants séparés trop tôt, et de manière trop fréquente, de leur source de sécurité. Dans les faits, nous voyons des bébés s’accrocher à leur mère pendant toute la soirée de retour de la garderie. Des enfants n’arrivent pas à se consoler et cette détresse perdure pendant des semaines. Le sommeil et l’alimentation de certains bébés sont troublés de manière permanente. Face à ces symptômes, un grand nombre de parents et de professionnels de la petite enfance déclarent : c’est normal, il est en train de s’adapter. On pourrait tout aussi bien dire avec justesse : sa réaction est anormale, cette adaptation est trop difficile pour lui. L’adaptation n’est souvent que dans la perception et le désir des parents.

    De plus en plus de bébés n’arrivent plus à dormir ou à se calmer. Bien entendu, le problème est délicat et personne n’a envie de discuter avec les parents sur ces symptômes embarrassants. Nous avons probablement l’intuition que la mise à distance du bébé est une question vitale d’estime personnelle pour eux plutôt qu’un choix issu d’un tracas financier. Les parents sont pressés de se réaliser dans le monde professionnel et la vie avec le bébé est parfois frustrante, et surtout très exigeante. Il n’y a qu’un petit pas à faire dans le déni collectif pour que nous adoptions cette croyance généralisée que le placement précoce est une bonne chose pour le bébé. Comme dans le conte d’Anderson Les habits neufs de l’Empereur, nous faisons tous semblant de constater que l’enfant est merveilleux et qu’il se porte bien dans le but de protéger le principal intéressé : le parent.

    Les enfants s’adaptent si bien à nos yeux que certains parents souhaitent les laisser en garderie 52 semaines par année. Cela n’a pas d’équivalent dans notre monde adulte ! Mais le petit enfant, dit-on, aime la garderie et s’adapte à tout ! Les études sur le stress nous révèlent que la salive des enfants qui fréquentent la garderie contient du cortisol. Autrement dit, la fréquentation d’un milieu de garde, expérience positive ou négative selon l’enfant, est stressante pour tous les enfants. Des parents ne font plus l’effort d’offrir des vacances à leurs enfants. Les enfants s’adaptent à cela aussi ? Les gestionnaires des garderies répondent négativement à cette question. Elles assurent avec gros bon sens que les petits enfants ont aussi besoin de vacances. Et elles ont de plus en plus souvent à expliquer aux parents que leurs enfants d’âge préscolaire ont besoin de repos, comme tout le monde (Bélanger, 2007). Certains parents utilisent leur temps de vacances pour déménager, repeindre leur maison ou se reposer, sans leurs enfants.

    Les enfants d’âge scolaire placés tout l’été dans l’organisation d’un terrain de jeu subissent un stress semblable. Ils sont structurés toute la journée et sous la responsabilité d’un adolescent qui surveille et anime 20 enfants à la fois – ce qui n’a rien de comparable d’avec les vacances en famille. Encore une fois, la relation à l’enfant est sacrifiée pour ses vacances personnelles investies dans la rénovation de la maison ou pour des vacances en célibataire. Un grand nombre d’enfants vivent actuellement cette triste réalité de ne bénéficier d’aucune période annuelle de réelles vacances. Pourtant le gros bon sens nous laisser croire que l’enfant a besoin de sa famille et les recherches sur l’enfance, notamment R. Tessier de l’Université Laval, démontrent qu’un environnement familial cohérent est corrélé avec le fonctionnement ultérieur de l’enfant.


    4 C’est ce cerveau qui est responsable de notre capacité d’aimer et notre capacité d’apprendre. On le sait, un enfant peut être intelligent sans être capable d’apprendre. De même, l’intelligence n’a rien à voir avec les émotions et l’amour. On sait maintenant qu’un sous-développement du cerveau émotionnel, dit du milieu, apporte des conséquences irréversibles pour l’avenir.

    5 L’amygdale, mature dès la naissance, stocke les souvenirs de manière durable. Ces souvenirs demeurent inconscients et sont ravivés dans la suite de la vie.

    6 Boris Cyrulnik, La petite sirène de Copenhague, p. 73.

    7 Niels Peter Rygaard, L’enfant abandonné, p. 28.

    Congés parentaux

    Le fœtus, puis le bébé, dépend du bien-être physique et psychologique de sa mère. Nous ne valorisons et nous ne protégeons pas suffisamment la femme enceinte. Le foetus ne pourra pas se nourrir de ce que la mère ne possède pas. Concevoir le fœtus comme isolé et ayant la capacité d’aller chercher les meilleures ressources de la mère contribue à nier que la fatigue de la mère, ses émotions négatives, son stress vécu, son manque de vitamines et d’autres éléments essentiels, n’affecterait pas le développement de l’enfant à venir. Concevoir le fœtus comme tout puissant et seul dans son contexte nous permet de ne pas s’occuper suffisamment du bien-être physique et émotionnel des femmes enceintes. Nous ne considérons pas encore à quel point il est exigeant de porter un enfant (Proulx, 2005), de le mettre au monde et de le protéger. Centre quarante-trois millions d’enfants dans le monde, soit ¼ des bébés (27 %) souffrent d’insuffisance pondérale à la naissance (Unicef, avril 2006). La cause de ce poids insuffisant est la mauvaise alimentation de la mère, c’est-à-dire le manque de ressources financières attribuées à la qualité de l’alimentation dans les familles. L’Unicef nous apprend que dans les pays où les femmes ont un mot à dire sur le budget familial, 75 % des revenus sont attribués à l’alimentation. Cependant, lorsque l’homme est le seul décideur du budget, seulement 22 % des revenus sont accordés à l’alimentation. La cause première de la malnutrition et du petit poids à la naissance est le patriarcat, souligne avec justesse Jacques Languirand (Par 4 chemins, avril 2007).

    Concernant l’accouchement, les femmes sont victimes d’une longue construction sur le sens et sur la capacité de leurs corps (Lemay, 2007). Les femmes sont aux prises avec un regard médical, un paradigme mécanique, qui aliène leur capacité de donner la vie en révoquant en doute leur pouvoir de mettre au monde. On leur dit qu’elles risquent de détériorer leur enfant par la naissance, ce qui donne souvent lieu à un grand nombre d’interventions, dont la césarienne.

    Par suite logique de l’aliénation du pouvoir maternel et de la mise à distance du bébé de la puissante sécurité de la mère, nous confions de plus en plus nos enfants à l’État. La maternelle à temps complet et la mise systématique des enfants en services de garde sont des politiques qui vont en ce sens. Au Québec, il n’existe pas de réglementation concernant la prise des congés parentaux, l’âge d’entrée d’un bébé en garderie, et le nombre de semaines minimales obligatoires de congé. Les bébés et les petits enfants ont droit à quatre semaines de congé par année sans perdre leur place en Centre de la petite enfance mais ces vacances sont optionnelles.

    En janvier 2015, nous commençons à réfléchir et à chercher des solutions aux 10 millions de dollars investis en une seule année (2013/2014) pour des journées non utilisées de garderie payées par l’État⁸. Chacun est mis au courant sur les ondes de la problématique des places fantômes, ou de la course au placement rapide du bébé à temps partiel (en imposant des coûts à temps complet) afin d’y réserver une place. À travers les solutions envisagées pour faire des économies, et mieux profiter de ces milieux, un silence assourdissant demeure sur les motivations profondes d’un bon nombre de parents à placer un bébé en milieu de garde pendant qu’ils sont en congés parentaux. Ils sont nombreux pourtant, ces jeunes parents qui placent leur bébé en centre de la petite enfance malgré qu’ils soient en congé et que la place du bébé soit garantie lors du retour au travail. Au Québec, le congé parental est d’une période d’une année. De manière évidente, la plupart des bébés commencent la fréquentation de la garderie bien plus tôt (vers l’âge de 4 mois), dont un grand nombre à l’âge de 8-9 mois, ce qui est l’âge le plus vulnérable pour le séparer d’avec sa figure d’attachement.

    Quelles sont ces motivations à quitter le quotidien avec bébé ? C’est long une année, répondent certains parents. On s’ennuie. On avance aussi qu’on a besoin de profiter de ce congé ; jouir d’un congé signifie souvent dans notre culture : « sans mon bébé ». On justifie aussi le placement du bébé en garderie par un excès de fatigue, ou en alléguant que le bébé est plus heureux auprès d’autres bébés en garderie, ou encore que le bébé a besoin d’un long temps d’adaptation avant que maman reprenne le travail à temps complet. C’est l’art de vivre avec un bébé à la maison et de s’accommoder aux rythmes d’un jeune enfant qui se perd. Nos bébés sont enrégimentés par la routine d’un fonctionnement en groupe.

    En somme, ce n’est pas dans les tâches des éducatrices de contrôler les places en garderie et il a toujours été permis que des parents placent leurs bébés en garderie – places limitées par surcroît – pendant qu’ils bénéficient d’un congé parental offert par l’État. L’aspect dramatique de ce fait déplaisant est que Bébé ne profite pas de ce congé chèrement gagné en revendications. Ses parents n’ont pas envie de partager toutes leurs journées avec lui. Comparativement aux anglophones, les francophones placent davantage et plus jeunes leurs enfants. Le placement d’enfants est une solution qui appartient à notre culture. Au Canada, par exemple, c’est le Québec qui détient le plus haut taux de placements d’enfants (41 % au Québec contre 25 % au Canada, en 2005). Les petits Québécois vivent aussi en garderie un nombre plus grand d’heures par semaine : 31.5 heures contre 27 heures chez les canadiens anglophones. En Europe, ce sont les Français qui ont le taux le plus élevé de placement d’enfants en crèche. Autrement dit, c’est un trait culturel des francophones de confier l’éducation des enfants aux autres. Cette mise à distance relève vraisemblablement d’une pratique ancestrale, car ce sont aussi les Français qui avaient inauguré et pratiqué la mise en nourrice pendant plusieurs siècles, causant par cette pratique délétère la mort d’un grand nombre de leurs enfants. Il semble que l’Angleterre ait toujours valorisé l’affection, l’attachement, au sein du couple et de la famille.

    La Suède pourrait nous servir de modèle concernant à la fois les pratiques entourant la naissance (très bas taux de césarienne et de mortalité infantile) et aussi les congés parentaux. Dans ce pays nordique comme le nôtre, le congé parental est obligatoire : un certain nombre de semaines pour la mère, et d’autres pour le père. En totalité, le congé parental suédois est de 18 mois. Il n’y a pas de garderie pour des bébés. Puisqu’on sait que ces milieux sont néfastes pour un nourrisson, on ne l’admet pas, et des politiques sont appliquées. C’est d’ailleurs ce que nous faisons concernant la fumée de cigarette chez-nous : on applique des règlements et des lois. C’est par l’éducation et la prévention que nous pouvons encore améliorer les conditions qui entourent la grossesse des femmes (moins de travail, moins de stress), la mise au monde, et l’ambiance de la première année du poupon. Nous avons tendance à confondre un congé de maternité avec la vocation définitive pour une femme de ne pas avoir de profession et de rester dépendante économiquement de son conjoint. S’agit-il de mauvaise foi de notre part, lorsqu’à chaque fois que nous entendons une revendication concernant les besoins d’un nouveau-né, que nous l’interprétions comme une menace de retourner les femmes à leurs fourneaux ?

    Le discours féministe insiste depuis longtemps sur le fait que le travail rémunéré des mères n’affecte en rien l’équilibre psychologique des enfants. Les femmes qui se préoccupent des besoins des touts petits et qui souhaitent réfléchir aux conséquences des choix qu’elles font pour leurs enfants, sont facilement sous la menace de l’étiquetage anti féministe, extrême droite, et du retour à l’enfermement des femmes à la maison. Sous cette dissuasion, on n’arrive plus à débattre de rien du tout, et surtout pas du bien de nos enfants. Pourtant, il a bien fallu jadis discuter des besoins postnataux afin d’allonger le congé de maternité à une année, et pour l’étendre à celui de congé parental. Et il faudra encore parler des besoins de nos petits si nous souhaitons améliorer les conditions des pouponnières et leurs conditions générales de vie.

    Nous agissons dans l’hypocrisie ; d’une part en considérant comme féministe – ou relevant de la social-démocratie – nos politiques concernant la famille, qui évoluent plutôt sous la bannière des valeurs néolibérales. D’autre part, nous considérons comme allant de soi qu’un père en congé parental accomplira la moitié ou l’entièreté des tâches domestiques, ce qui, dans la réalité, n’est pas du tout le cas. Ces tâches incombent encore en bonne partie aux femmes qui s’épuisent à la fois dans la quantité et la qualité des soins dédiés aux enfants. Déchirées entre la famille et le monde du travail de plus en plus exigeant, en fonction du bien des petits, et aussi pour son propre bien, les mères choisissent des solutions individuelles et perdantes. Face à l’anxiété, la dépression, les symptômes physiques, la sur médication, les migraines et l’insomnie, elles prennent des congés à leurs frais !

    Les femmes ont le droit d’apprécier l’expérience de la maternité, de choisir d’allonger leur congé de maternité et de négocier la conciliation travail famille sans perdre leurs privilèges. À travers cette peur ultime qui guette aujourd’hui les jeunes femmes – de ne pas tout vivre, tout de suite – et de se réaliser pleinement à tous les niveaux, nous avons tendance à confondre la prise de distance du monde professionnel pendant un court laps de temps de l’entreprise de toute une vie. Disons le simplement, nous avons à peu près 1.5 enfant par couple. Si la préoccupation était de faire naître un attachement optimal, et de soustraire nos enfants aux microbes d’un milieu de garde, nous ferions un choix semblable à celui de la Suède – prescrit par ailleurs par le Dr Chicoine (2006) et les conclusions des études sur le développement du cerveau. On s’offrirait un congé parental de 18 mois. Le temps consacré au fondement de toute la famille pour un couple serait donc de 25 mois partagé par deux personnes adultes. Nous travaillons activement à temps complet pendant environ 35 ans, ce qui totalise 70 années pour les deux adultes qui forment un couple. Est-ce exagéré de songer à se retirer du marché du travail pendant deux ans, sur un total de 70 années, afin de consacrer à nos enfants une base de sécurité qui inclut aussi la vitalité de tout son développement physiologique ?

    Dans ce débat idéologique du féminisme où la valeur travail a pris toute la place, nous arrivons mal à émerger du dilemme mère coupable envers ses petits et mère épuisée par le travail. On nous dira, comme on l’a proclamé pour l’équité salariale ou pour l’amélioration de la qualité de vie en garderie, que l’État n’a pas d’argent. Il n’y a jamais d’argent dans nos sociétés lorsqu’il s’agit des enfants. Il faut tout de même poursuivre les luttes parce que nous gagnons un petit peu, suite à de maintes pressions. En témoigne la place grandissante des sages-femmes auprès des mères en devenir en 2015. Les femmes ont l’habitude de travailler très fort pour obtenir de touts petits gains. Globalement, le budget militaire est de 900 milliards de dollars comparativement au budget global pour assurer les besoins humains (abri, eau, élimination des armes et des mines, lutte contre l’analphabétisme, aide aux réfugiés, érosion des sols, etc.) qui est de 105,5 milliards de dollars. Nous investissons 2,2 milliards de dollars américains par jour pour la défense militaire. Nous engloutissons d’autres milliards de dollars par année pour des causes secondaires et non pertinentes. Et pourtant nous laissons les enfants mourir de faim un peu partout de par le monde. Plus de la moitié du demi-milliard d’enfants dans le monde subit des privations extrêmes dues à la guerre, à la pauvreté ou à la maladie (L’enfance en péril, Unicef, 2005). Ce sont des choix budgétaires que nous faisons à chaque jour de notre vie.

    L’allongement du congé parental et les négociations pour des pouponnières bien adaptées (éducatrices formées et milieu de vie sain) sont des devoirs de citoyenneté. Lorsque la femme devient mère pour la première fois, et à chaque fois qu’elle donne la vie à nouveau, elle est un faiseur de miracles. La femme a le droit et le devoir de faire des demandes et de faire entendre ses besoins afin qu’elle devienne le meilleur canal possible pour que s’accomplisse la vie. Les femmes enceintes ont le droit et le devoir de se reposer, de réduire le stress, d’accoucher avec dignité, de prendre le temps de faire naître l’attachement, d’offrir une sécurité à leurs enfants, et d’allaiter si elles le désirent. Ces apprentissages exigent du temps, sollicitant de manière excessive nos capacités de patience et de bienveillance. S’initier à notre rôle parental n’a pas d’équivalent dans le monde du travail, et rien ne nous prépare à s’introduire en cette terre de fluides et de rondeurs. Pour l’apprécier, il nous faut nous déposer tout doucement en ce nouveau monde dans lequel nous sommes parachutés. Ces tâches essentielles et énormes de fabriquer entièrement un être humain, de le mettre au monde et de lui transmettre l’espoir et le goût de la vie⁹, devraient être mieux reconnues à tous les niveaux. Somme toute, du moment de la conception jusqu’à la fin de la période de l’allaitement et de l’établissement de l’attachement, on totalise à peine plus de deux années dans le cours d’une longue vie.


    8 La politique de Madame Pauline Marois date du 23 janvier 1997. Il aura fallu presque 20 ans pour que nous commencions à chercher des solutions à ce problème.

    9 Le goût de vivre est lié à la dopamine sécrétée lors des moments d’intimité, en priorité dans l’attachement (Insel, 2003, voir Gueguen, 2014).

    Les deux parents doivent travailler

    Nous colportons d’emblée que les deux parents doivent absolument travailler et curieusement, nous ne remettons pas du tout en question cette maxime. Ceux qui ne suivent pas ce modèle sont bannis, étiquetés d’idéalistes ou de marginaux qui vivent de simplicité volontaire. Il est déplorable qu’un tel discours empêche les couples de se questionner sur ce qu’ils souhaitent apporter à leur famille en termes de temps et d’argent. Ce discours les prive de leur liberté. En déclarant qu’il est impossible de ne pas travailler tous les deux à temps complet pour bien vivre dans le monde actuel, nous obligeons les deux parents à confier tôt leurs enfants à un milieu de garde, et à se conformer, par surcroît, à cette tendance à la surconsommation. Cette prescription de travailler à tout prix prend ses fondements dans l’économie et non point sur les besoins des nourrissons et des petits enfants.

    L’état devrait aider davantage les familles en modifiant et en améliorant ses politiques d’aide à la famille. C’est capital d’agir à ce niveau. Spécifions toutefois qu’une famille québécoise peut encore accéder à la propriété privée par ses propres moyens, ce qui est presque un phénomène unique au monde. Ailleurs, dans le monde entier, la plupart des couples ne voient pas la possession d’une grande maison comme un critère préalable pour mettre au monde des enfants. C’est culturel, et sous l’emprise d’un discours comparatif, que nous nous obligeons à posséder des biens matériels importants avant d’« avoir » nos enfants, ou de posséder des œuvres d’art dans nos foyers plutôt que de se déplacer pour faire une visite au musée. Ce quotidien avec deux salaires a fait naître un monde de grande consommation. Et un monde de tyrannie aussi, exercé par le manque de temps. De nos jours, les vrais riches sont ceux qui ont encore le temps. Et les très riches sont ceux qui peuvent retirer leur montre de leur poignet et jouer avec leurs enfants – phénomène qui se raréfie. La tyrannie du temps nous empêche de mener notre vie à notre guise, de rêver l’avenir, de nous sentir libre, et de détenir un véritable présent.

    Le travail à temps complet des deux parents s’ordonne souvent avec la disparition des activités familiales au profit des activités spécialisées pour les enfants, la perte de plusieurs rituels liés à la famille ou de ces comportements qui étaient souvent plus économiques, tels que cuisiner les repas. Les parents qui doivent faire les courses, cuisiner les repas, se présenter à divers rendez-vous et se reposer d’une semaine éreintante de travail sont moins disponibles au cours de la fin de semaine pour s’amuser avec leurs enfants. Or le coût à la minute d’un enfant en action est largement augmenté. Aller faire une ballade en montagne ou en forêt est gratuite dans à peu près tous les pays du monde. Malheureusement ce n’est pas le cas au Québec. Les familles doivent débourser pour aller en nature à une Société d’État (SEPAQ), mais il demeure que ces activités sont nettement moins chères qu’une journée investie dans le ski alpin ou dans des activités spécialisées. Par ailleurs, est-il nécessaire de souligner qu’un enfant qui joue aux espions avec des copains du voisinage n’est pas un enfant défavorisé ?

    Honnêtement, nous constatons qu’un grand nombre de familles peuvent s’assurer de ressources bien suffisantes avec beaucoup moins d’argent que leur revenu global. Cette franchise pourrait dès lors nous questionner sur ce qui nous motive à travailler autant. La vie professionnelle répond à un grand nombre de besoins. Nous faisons le choix de placer un poupon en milieu de garde et d’aller travailler à temps complet parce que c’est peut-être plus facile, et c’est surtout plus valorisant. Une telle vérité nous rend libres et responsables de nos choix. Affirmer haut et fort à quel point il est difficile de nos jours, voire impossible, d’élever soi-même ses enfants valorise en quelque sorte celle qui a l’audace de le faire.

    J’ai interviewé des femmes qui ont fait le choix d’élever leurs enfants à la maison quelques années. De toutes ces familles, il ressort quelques constantes. Les parents ont le sentiment de faire équipe auprès des enfants. Tous sont propriétaires d’une grande maison. Tous font un budget. Ils privilégient les activités familiales qui coûtent peu. Indépendamment des valeurs, toutes les mères ont allaité leurs bébés plus d’un an. Les enfants n’ont pas fréquenté un milieu de garde avant l’âge de deux ou trois ans pour des raisons de santé. Concernant la santé, toutes les mères interviewées m’ont dit soigner leurs enfants naturellement dans la mesure du possible – ce qui répond aux nouveaux conseils médicaux révoquant en doute l’usage des antibiotiques. Les mères font de la prévention, entre autres par l’alimentation qui est de toute première importance dans ces familles. Les enfants peuvent fréquenter l’école privée et ils font aussi des activités sportives ou musicales onéreuses (hockey, ski alpin, piano…) malgré l’entrée d’un seul salaire.

    Malgré l’isolement des mères et le sentiment de dévalorisation, de réprobation sociale, les mères – et un père – que j’ai interviewés se sentent privilégiés de vivre cette situation. Ils ont conscience que les enfants en retirent aussi de grands privilèges (manger à la maison le midi, retour à la maison dès l’école terminée, aide aux devoirs, présence parentale intensive au cours de la petite enfance, allaitement prolongé) ainsi que les autres de leur communauté, parce que toutes ces femmes et cet homme ont des activités bénévoles sociales et/ou humanitaires. On peut se demander d’ailleurs qui s’occuperait de faire le bénévolat scolaire, de déménager les personnes âgées en foyers de vieillesse et de les visiter, d’accompagner les mourants, si on n’avait pas encore quelques personnes attachées à ces traditions humaines.

    Malgré l’inflation importante, il est évident qu’actuellement les jeunes couples misent davantage sur la valeur famille. Ainsi on voit s’épanouir partout en Occident les ménages à 1,5 revenu (Tremblay, économiste, Téluq, 2007). Notons aussi, fait non négligeable, que la majorité des nouveaux pères se prévalent d’un congé de paternité non transférable de cinq semaines. Et une fois sur trois, les nouveaux pères profitent d’une partie du congé parental (Latulippe, La Gazette des femmes, juin 2007). La participation des nouveaux pères à la famille est incontestable : un père sur 20 choisit actuellement de rester à la maison quelques années avec son enfant. Comme les mères, ils soutiennent qu’ils font le métier le plus difficile au monde, et qu’ils sont socialement dévalorisés (Doucet, 2007). Il est fort à parier que les nouveaux pères réussiront plus rapidement que les mères à obtenir un salaire pour le parent à la maison et une valorisation de ce nouveau rôle !

    Les mères et les pères qui font le choix de partager une partie de leur vie avec leurs enfants sont victimes de réprobation sociale. Lorsqu’ils sont en situation sociale, on ne les questionne pas dans le but de connaître les solutions qu’ils ont trouvées à la folle vie de famille. Pire, on les réduit au silence allant jusqu’à désapprouver complètement leur choix de vie – comme, par

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