Les Effrontés: Comédie en cinq actes, en prose
Par Ligaran et Émile Augier
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Aperçu du livre
Les Effrontés - Ligaran
À
M. PROSPER MÉRIMÉE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
CHER MAITRE,
Cette dédicace est la première chose, depuis six ans, que j’imprime sans vous consulter. Acceptez-la, je vous prie, comme un petit témoignage d’une grande admiration et d’une grande amitié.
Émile Augier.
Personnages
CHARRIER : banquier : MM. PROVOST.
HENRI : son fils : MM. DELAUNAY.
LE MARQUIS D’AUBERIVE : MM. SAMSON.
VERNOUILLET : faiseur d’affaires : MM. REGNIER.
DE SERGINE : journaliste : MM. LEROUX.
GIBOYER : bohème : MM. GOT.
LE VICOMTE D’ISIGNY : MM. MIRECOUR.
LE BARON : MM. CHÉRY.
LE GÉNÉRAL : MM. BARRÉ.
LA MARQUISE D’AUBERIVE : Mme ARNOULD-PLESSY.
CLÉMENCE : fille de Charrier : Mme MARIE ROYER.
LA VICOMTESSE D’ISIGNY : Mme ÉDILE RIQUER.
UNE FEMME DE CHAMBRE : Mme J. BONDOIS.
DOMESTIQUE DE CHARRIER : MM. MONTET.
DOMESTIQUE DE LA MARQUISE : MM. TRONCHET.
DOMESTIQUE DE VERNOUILLET : MM. MASQUILLIER.
La scène se passe à Paris, vers 1845.
Acte premier
Un riche salon chez Charrier. Cheminée au fond, avec un feu très vif ; porte à droite conduisant au dehors ; porte à gauche conduisant à l’intérieur ; au milieu, devant la cheminée, une table en marqueterie avec une chaise dorée de chaque côté.
Scène première
Clémence seule, assise à gauche, lisant le journal, puis Henri, entrant par la porte de droite ; il s’approche à pas de loup et embrasse le cou de Clémence, qui pousse un petit cri.
CLÉMENCE
Ah ! tu m’as fait peur !
HENRI
Tu ne m’avais pas entendu entrer ? C’est un peu fort de lire le journal à ce point-là… À ton âge, ô ma sœur !
CLÉMENCE
Je parcourais…
HENRI
Attentivement. Prenant le journal. La Conscience publique !… beau titre pour un journal à vendre !
CLÉMENCE, se levant.
À vendre ?
HENRI
Oui ; le propriétaire a fait sa pelote et veut céder son fonds. À vendre la Conscience publique ! Au comptant et en un seul lot ! – Quelle affaire pour une bande noire !
CLÉMENCE
Que va devenir M. de Sergine ?
HENRI
Sergine ? Est-ce que ça le regarde ?
CLÉMENCE
Puisqu’il écrit dans ce journal…
HENRI
Si mon père vendait sa maison, qu’est-ce que ça ferait aux locataires ? L’ami Sergine peut être tranquille, le preneur ne lui donnera pas congé : c’est lui qui est la fortune du journal.
CLÉMENCE
Ses articles sont si beaux, si honnêtes, si éloquents !
HENRI
Vous les comprenez donc, Mademoiselle ?
CLÉMENCE
Que c’est courageux de passer sa vie à chercher la vérité et à la dire sans flatter les grands ni les petits ! Sais-tu bien que M. de Sergine est un caractère ?
HENRI
Oui, car c’est un parfait honnête homme ; et il y faut une terrible volonté par les exemples qui courent les rues.
CLÉMENCE
Je crois que cela ne coûte guère à M. de Sergine.
HENRI
Pardon ! Cela lui coûte précisément ce que lui rapporterait le contraire.
CLÉMENCE
J’entends qu’il en fait le sacrifice sans effort. Il n’est pourtant pas riche.
HENRI
Lui ? Son travail lui rapporte une vingtaine de mille francs et lui laisse à peine le temps d’en dépenser dix ! Ce qui est ruineux, c’est la fortune : je ne ferais pas un sou de dettes si je gagnais seulement la moitié de ce que me donne mon père. – À propos, quelle mine faisait-il au déjeuner ?
CLÉMENCE
Sa mine ordinaire.
HENRI
C’est qu’il n’a pas reçu le paquet.
CLÉMENCE
Encore des dettes ? c’est très mal, Henri !
HENRI
Il faut bien faire quelque chose.
CLÉMENCE
À la bonne heure ; mais quand c’est fait, plutôt que de fâcher son père, on vient trouver sa sœur ; et comme elle connaît son panier percé de frère, elle a une petite réserve de louis d’or…
HENRI
Ô Clémence, la bien nommée !… Garde tes économies, ma chérie ; je ne veux pas dilapider l’argent des pauvres.
CLÉMENCE
Je suis assez riche pour eux et pour toi. J’ai mes douze cents francs de notre pauvre mère…
HENRI
Comme moi.
CLÉMENCE
Et papa ne me refuse rien.
HENRI
Mais si tu te mettais à payer mes dettes, je n’oserais plus en faire. Non, petite sœur ; j’en serai quitte pour une mercuriale, et encore ! J’ai une recette pour couper court aux sermons de mon père.
CLÉMENCE
Je la connais : ta vocation militaire. Mais à quoi peux-tu dépenser tant d’argent ?
HENRI
À quoi ? Parbleu… dame ! Je n’en sais rien.
CLÉMENCE
Tu ne veux pas le dire ? C’est bien, tu as des secrets pour moi, j’en aurai pour toi.
HENRI
C’est bien différent ! Tu es ma sœur, tandis que moi, je suis ton frère. D’ailleurs je n’ai pas le moindre secret.
CLÉMENCE
Eh bien ! moi, j’en ai un.
HENRI
Un gros ?
CLÉMENCE
Oui… que je cherche à te dire depuis une heure sans que tu viennes à mon aide.
HENRI
Tiens ! tiens ! Voyons, de quoi me parles-tu depuis une heure ? De Sergine, parbleu ! Est-ce que ?… Elle baisse la tête. Que le diable t’emporte !
CLÉMENCE
Ne m’as-tu pas dit vingt fois qu’il ne faut pas rechercher la fortune dans le mariage ? Que le vrai luxe d’une fille riche c’est d’épouser un homme digne d’elle ?…
HENRI
Sans doute, sans doute…
CLÉMENCE
Trouves-tu M. de Sergine indigne de moi ?
HENRI
Non, certes ! c’est l’homme du monde que j’aime et que j’honore le plus ; mais le hic c’est qu’il ne pense pas à toi.
CLÉMENCE
N’est-ce que cela ?
HENRI
C’est quelque chose.
CLÉMENCE
Eh bien, rassure-toi, il y pense.
HENRI
Où prends-tu cela ?…
CLÉMENCE
À mille petits riens qui font que j’en suis sûre. Tu sais si je suis avantageuse et portée à m’accorder d’autres charmes que ma dot ?
HENRI
C’est vrai ; tu es même d’un scepticisme immodéré à l’endroit de tes soupirants.
CLÉMENCE
Tu peux donc me croire quand je te dis que M. de Sergine m’aime.
HENRI, à lui-même.
Au fait, pourquoi pas ?
CLÉMENCE, souriant.
Sans doute, pourquoi pas ?
HENRI, à part.
Il y a assez longtemps qu’il aime la marquise. Haut. Ma foi, ma petite Clémence, tu ne pourrais me donner un beau-frère qui me plût davantage.
CLÉMENCE
Cher Henri !…
HENRI
Mais j’ai peur que le père ne se fasse tirer l’oreille.
CLÉMENCE
Nous lui en tirerons chacun une. D’ailleurs il m’a toujours dit que je choisirais mon mari.
HENRI
Je sais bien, mais dire et faire !… Enfin, nous verrons. Il faut d’abord sonder Sergine, et m’assurer que tu ne te trompes pas. Je m’y prendrai adroitement.
CLÉMENCE
Adroitement ?… Dis-lui : ma sœur vous aime…
HENRI
Hein ?
CLÉMENCE
Et je vous autorise à demander sa main.
HENRI
Comme tu y vas !
CLÉMENCE
Comme une honnête fille riche avec un honnête homme pauvre.
HENRI
Chut !… Le père !
Il passe à gauche, pendant que Clémence va au-devant de Charrier qui l’embrasse.
Scène II
Henri, Clémence, Charrier.
CHARRIER, debout devant la cheminée, et après un silence.
J’ai à causer avec ton frère, ma chère Clémence, laisse-nous.
CLÉMENCE, bas.
Voici l’orage.
HENRI, bas à sa sœur.
Gare là-dessous !
Clémence sort par la gauche.
CHARRIER
Asseyez-vous, Monsieur. Henri s’assied à gauche de la table et Charrier à droite. Votre grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valery…
HENRI
Je sais bien.
CHARRIER
Veuillez ne pas m’interrompre. Quand j’eus achevé mes études au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris, avec quinze louis dans ma bourse et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous ce qu’il me dit en me quittant ?
HENRI
Parfaitement. Tu me le répètes chaque fois que tu…
CHARRIER
Je vous prie de remarquer que je ne vous tutoie pas.
HENRI
Parbleu ! tu es fâché contre moi qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi qui les as payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement.
CHARRIER
Et croyez-vous que ce soit en faisant des lettres de change que, parti de rien, je suis arrivé où j’en suis ? Non, Monsieur ; c’est par le travail, la conduite, l’économie ! À