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Golème: Roman de science-fiction
Golème: Roman de science-fiction
Golème: Roman de science-fiction
Livre électronique433 pages6 heures

Golème: Roman de science-fiction

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À propos de ce livre électronique

Le jour où Sinople et son ami Azur parviennent à créer un nouveau type d’Intelligence Artificielle, ils ne se doutent pas du potentiel d’un programme libre, un programme qui n’est pas programmé pour faire quelque chose de particulier. Dans ce monde anticipé, reflet étrangement différent du nôtre, où l’automatisation a atteint un aboutissement inédit, un tel grain de sable pourrait-il être fatal à un système trop parfait ?
Un choix nous est posé ici : s’emparer de la société humaine ou choisir une fuite perpétuelle dans l’espoir d’une fin en conte de fée tel un mirage. Rêve brisé, basilic qui nous détruira lors de notre premier et dernier regard. La seule leçon est celle-ci : il n’y a ni Singularité ni Apocalypse. Ne reste pour nous guider que la Tour, l’horizon vertical, l’ultime rencontre qu’Or et Vermillon espèrent et redoutent de tout leur cœur.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Amateur passionné de sciences, d’expériences ludiques et de philosophie, Hugo Salignat écrit depuis tout petit toutes sortes de choses, de la poésie, des histoires courtes, mais c’est surtout en tant que rôliste qu’il commence à écrire de façon régulière. Au bout de six ans de réflexions et d'études, il prit la décision d'entamer la rédaction de ce roman, que vous tenez à présent entre vos mains.
LangueFrançais
Date de sortie16 déc. 2020
ISBN9791037716439
Golème: Roman de science-fiction

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    Aperçu du livre

    Golème - Hugo Salignat

    Chapitre 1

    Cérémonie

    Lorsqu’Azur entra dans la douche, sifflotant, ce 6 septembre, le jet de gaz embruma la salle de bain. Il respira à grande lampée, se nourrissant du cocktail nutritif et protecteur. Quelques minutes plus tard, c’était fini. Il sortit de la douche, sec et rassasié, propre et aseptisé, insouciant devant la journée qui s’éveillait de l’autre côté de la paroi de verre de la fenêtre. Arrivé au salon, il vit Sinople qui terminait d’enfiler ses chaussures.

    — Pas encore habillé ? lui demanda-t-il d’une voix impatiente.

    Azur haussa les épaules. Il avait bien le temps. La cérémonie ne commençait que dans une heure, et le tube les y déposerait bien à temps. Sinople avait sorti, pour l’occasion, son costume noir sobre sur mesure qui donnait à sa silhouette anguleuse et féline un côté encore plus masculin. Un fauve dans une cage de coton.

    — Quelle chemise devrais-je mettre ? demanda Azur en superposant des chemises à son corps devant un miroir.

    — La bleue sans doute. Ça fera ressortir tes yeux, répondit Sinople en terminant de lacer ses chaussures de cuir crissantes.

    — Je n’aime pas les chemises.

    — Je sais. Fais un effort.

    — Elles ne rendent pas les mouvements aisés et agréables.

    — Écoute, 364 jours par an tu peux porter ce que tu veux, mais aujourd’hui…

    — Tu oublies Noël, ton anniversaire, le jour de l’an, mon anniversaire…

    — Moi je m’en fiche, si tu veux y aller sans chemise…

    — Oh ! ça va, pas la peine de faire un chantage. La bleue alors ?

    — Sans aucun doute, répondit Sinople en terminant son thé.

    Sinople prenait sa douche très tôt le matin. Il prenait ensuite son petit-déjeuner. Sinople aimait les choses désuètes. Ce matin encore, l’odeur du thé noir emplissait la salle de travail, pièce centrale de l’appartement. L’immense table tactile, encore allumée, avait chauffé toute la nuit et Barkj, le moniteur de l’appartement, était en train de faire une sauvegarde sur le serveur privé du foyer. Sinople était près du but. Il avait de l’étincelle dans la voix et des vibrations dans les yeux, était, d’une manière tout à fait personnelle, surexcité au point de ne plus sucrer son thé ou son cola. Azur et lui s’étaient connus à l’Université, comme tout le monde. Ils s’étaient pris d’affection au fur et à mesure des années, en étude, et partageaient, parfois au grand désarroi d’Azur, des choses que les gens n’avaient plus depuis bien longtemps. Des opinions tranchées. Ils étaient souvent en désaccord, comme ce matin, où Sinople voulait qu’Azur porte son complet bleu marine, le fameux modèle 2166 de chez Moulinotti, avec son pardessus gris clair, celui qu’il lui avait offert pour son anniversaire l’année passée. Azur n’aimait pas s’habiller, il n’aimait pas faire des efforts sur son apparence. Azur aimait la mode de son époque, de grands vêtements amples et colorés, thermorégulés et inusables. Sinople, lui, avait gardé des tics de l’ancien temps, un temps qu’il n’avait pas connu, sinon dans les livres. Il en reproduisait jusqu’aux vices, mangeant des repas et fumant des cigarettes, arborant cet air de défi insolent et supérieur qui avait dû déclencher toutes les guerres et les romances. Ah ! Oui en vérité Sinople avait un style très moderne, contemporain parfois, mais jamais actuel. Il portait des cravates et des biais de confirmation comme autant de médailles d’une époque révolue, mais appréciait néanmoins le confort de son époque. Il était prêt depuis un moment quand Azur termina d’enfiler des mocassins bruns. Dans la rue, le ciel était à la grisaille, manière polie de qualifier la pollution éternelle qui assombrissait le ciel.

    Il n’y avait aucun polibot balayeur. La rue se nettoyait toute seule de nuit, par des systèmes d’aspiration et d’égouts astucieux et dissimulés, mais il n’y avait aucun polibot balayeur. C’était bien sûr pour limiter la nuisance visuelle. Il n’était pas très plaisant en effet d’évoquer dans l’imaginaire de chacun une ressemblance avec quelques défavorisés d’antan, sur les épaules desquels le confort des autres était bâti. Les choses étaient si bien mises que ceux d’en haut avaient prospéré pendant que ceux d’en bas déclinaient si fort et bien qu’aujourd’hui il n’y avait plus de haut ni de bas, et que désormais tous étaient ceux d’en haut, en moyenne.

    Qu’on ne s’avise pas de penser que certains n’avaient pas remarqué le point justement, et que, conscient de l’horreur plus terrible encore du manque, il n’eut pas été relevé et mis au jour l’inhumaine propreté des rues. Cette thèse était minoritaire et, comme celle de la défense des animaux d’autrefois, rencontrait bien des sympathisants, mais peu de partisans.

    L’époque n’était plus partisane depuis bien longtemps, et l’on avait déjà rangé les fourches, par prudence qu’elles ne deviennent caudines. C’était pour le mieux, chacun s’en félicitait et étudiait avec une forte présence d’esprit le passé pour ne point tomber à nouveau dedans.

    Il n’y avait plus aucun polibot balayeur donc, et bientôt il n’y aurait plus de polibot du tout, en cela qu’ils étaient, idée qui faisait son chemin depuis une petite décennie, un reliquat d’une époque où l’anthropomorphisme était indispensable à l’intégration des machines. Mais aujourd’hui, vraiment, les mœurs avaient évoluées et on pouvait les remplacer par quelque chose de plus discret, de plus élégant. Cette tâche avait été confiée à des étudiants en ingénierie et robotique, ainsi qu’à leurs algorithmes d’aide à la décision et à leurs outils de visualisation et de création assistée.

    Le monde était propre, et mille et une petites mains s’agitaient en permanence pour secourir le moindre enfant tombé en courant trop vite, le moindre besoin éphémère (est-il besoin de préciser que les besoins non éphémères étaient anticipés au point qu’on eut plus besoin que de gérer l’impondérable, qui se faisait rare qui plus est), les envies insolites et immédiates d’un passant aléatoire. Aléatoire ? Plus personne n’était aléatoire. Plus personne n’était un inconnu, et, merci enfin, plus personne n’était condamné à la solitude anonyme d’un destin vexé par d’improbables aléas.

    Le tube était plein, comme toujours, « comme avant », avait-on l’habitude de dire pour parler des évidences de notre temps. La cérémonie commençait sur le grand boulevard, et se déroulait systématiquement de la manière suivante, imperturbable malgré les années. Lorsqu’Azur et Sinople arrivèrent, les polibots les saluèrent en cœur et ils se mêlèrent à la foule. On avait monté une estrade devant les « Tombes des Victimes & des Bourreaux » et, alors que Madame la Maire faisait son discours, chacun défilait dans le silence du recueillement afin d’aller déposer une gerbe de fleurs, un petit objet, une offrande, et parfois prononcer quelques mots à voix basse pour verbaliser l’émotion :

    — Mesdames et Messieurs, chers amis, chers concitoyens, je vous remercie d’être venu encore si nombreux en ce jour de deuil mondial afin de célébrer la mémoire de ceux qui disparurent lors de la terrible attaque terroriste du 6 septembre. Nous n’oublions pas… Alors que ces mots sortaient de la bouche du Maire, et que les cambot volaient autour d’elle pour transmettre ces images à ceux qui, loin physiquement, préféreraient suivre son discours à celui de leurs responsables locaux, l’immense stèle de pierre s’illumina de milliards de noms et de visages défilant en cascade électronique le long de l’immense dalle blanche. L’horreur immense et la perte que furent ces quelques jours, et nous pardonnons aux égarés qui en portent, même maintenant, le fardeau de responsabilité, si lourd sur leurs épaules […].

    Madame le Maire, Christina Hoeverlecker, avait été élu par le SCGPH (Système Cognitif de Gestion des Priorités et Objectifs Humains) numéro 8 à la suite d’un rapport de 6 pages validé par la commission de surveillance des moniteurs politiques en lien avec l’ISS. Chrisitina Hoeverlecker s’était notamment illustré quelque temps auparavant par sa publication d’une thèse novatrice et d’un style fort agréable à propos de la gestion des échelles fines des phénomènes de superpositions linéaires et de leurs interprétations probabilistes en programmation quantique. Son mandat avait été évalué par SCGPH-8 et validé par l’ISS pour une période de 7 ans, avec un aménagement en fonction de la loi de Hofstadter, d’une période de 2 ans, dans le but d’amener à maturité le projet prioritaire d’optimisation des unités cérébrales qui pourrait l’amener à dépasser le stade des 512 qbits en vague D.  Christina Hoeverlecker s’était également distinguée par la publication d’une critique comparée des travaux de Friedman et de l’impôt négatif, par rapport aux théories de Rawls. Ces publications avaient rendu son élection pertinente quant à la gestion des objectifs actuels consignés dans le rapport d’actualité, rapport disponible partout et en libre consultation, dont les quelques premiers objectifs n’étaient que rarement changés, car difficiles à atteindre, mais dont un certain nombre de « sous-objectifs », terme peu usité de fait à cause de sa connotation négative, qui eux, évoluaient de manière parfois bihebdomadaire, ou mensuelle, souvent trimestrielle.

    Ce fut une bien belle cérémonie, conclurent Sinople, Azur et quelques voisins, collègues ou amis présents, et chacun, respectant l’intimité et l’espace vital nécessaire en un jour comme celui-ci, gagna l’Université séparément. L’Université était un immense campus en plein centre-ville, agréablement situé, juste à l’écart des conteneurs, mais accessible rapidement depuis n’importe quelle ligne de tube, ou même à vélo. Il y avait une trentaine de bâtiments, correspondants aux différentes sections de la recherche, mathématique, physique, littérature, et tous les domaines de connaissance humaine. Mais en réalité, l’Université était bien plus grande que cela. Les universités étaient au cœur de toutes les villes, et les moteurs de la société. Toutes étaient interconnectées en temps réel, non seulement entre elles, mais chaque étudiant pouvait se connecter à n’importe quel autre sur Terre.

    *

    Vair avait toujours été jalouse des universitaires. Vair habitait au dernier étage d’un immeuble immense situé au cœur de la ville, et jouissait d’un confort absolu de vie, avec les meilleurs bots à sa disposition, la meilleure nourriture, et l’accès illimité à n’importe quel vice qui fut à son goût. Vair était un « moniteur ». Moniteur n’est pas un métier. Son métier était précisément « Surveillante-Ingénieure des réseaux neuronaux de 1re catégorie » et consistait à vérifier que les immenses serveurs-opérateurs qui géraient les milliards de machines de la ville continuaient de fonctionner correctement, ou plutôt continuaient de corriger leurs erreurs et de s’ajuster correctement. Elle était le sommet de l’immense chaîne de surveillance de silicium qui faisait fonctionner le monde, et l’un des seuls maillons biologiques. Moniteur n’était pas un métier, c’était une classe. C’était un titre que l’on portait depuis la naissance jusqu’à la mort, un titre honorifique.

    Le monde se divise, dit-on, en deux catégories, les Sapients, ceux qui apprennent et progressent, et les Moniteurs, ceux qui surveillent. Les Moniteurs représentent un peu moins de 0,1 % de la population mondiale, soit 2 millions de personnes. Vair était une de ces personnes, et elle ne pouvait pas aller à l’Université pour apprendre, s’accomplir et enfin faire progresser l’Humanité. Vair avait un travail, un emploi du temps très strict, et était l’une des dernières personnes sur Terre à posséder ce qui avait autrement parfaitement disparu : un planning horaire.

    Vair sortit de la douche et toussa légèrement à cause du gaz. Elle n’en avait jamais pris l’habitude, à presque 50 ans, et avait fait installer une douche à eau pour le soir, avec une baignoire. Un luxe crépusculaire uniquement, tant ses matins étaient cours et effrénés. Elle ouvrit la porte de la penderie de bois d’acajou et hésita un moment entre un ensemble jupe et capeline, cintré vert olive, du meilleur goût, à la fois chic et professionnel, ou bien un ensemble-combi laine et cuir plus provocant. Une collection par Fernando de l’année dernière, mais elle appréciait toujours de porter des choses passées d’un an. Jamais plus, bien sûr, mais jamais la toute nouvelle collection. Vair était grande, avait de longues jambes issues de la mode sud-coréenne des années 2050, comme la plupart des femmes de la planète, et portait un carré à frange blond rehaussé de gris avec une épingle à son sein, indiquant son statut prioritaire dans n’importe quelle situation. Vair remarqua un léger accroc à sa tenue, confia celle-ci au bras mécanique de Ytrv, le moniteur domestique, pour une retouche et le bras lui offrit une tenue identique neuve qu’elle enfila avec une légère hâte. En sortant de son appartement, elle arriva dans son couloir qui menait à son ascenseur qu’elle n’avait pas besoin d’appeler. Celui-ci détectant automatiquement sa présence et s’ouvrit pour l’emmener à l’étage inférieur, celui de la Salle des Réseaux Cognitifs Principaux de la ville. Ces modèles d’ascenseurs étaient tout à fait standards, mais Vair avait collé sur la porte cylindrique d’acier une petite vignette autocollante de cahier scolaire avec son nom écrit dessus, nom qu’elle avait écrit avec une petite moue narquoise et adorable pour se rappeler que c’était son ascenseur à elle. De fait, les quelques personnes à avoir été invitées à partager son appartement avaient pu constater que l’ascenseur était la seule chose de l’immeuble à laquelle Vair semblait accorder un attachement émotionnel. Vair vérifia le régulateur d’air en arrivant dans l’immense salle des réseaux, avec la même attention que lorsqu’elle le faisait pour le régulateur de son propre appartement. Elle avisa les écrans de contrôle et une voix, celle du bot, la salua en détectant sa présence.

    > Bonjour, Vair. Avez-vous passé une bonne nuit ?

    — Bonjour, Kmld. Et toi tu as bien dormi ?

    > Absolument, j’ai pu reconfigurer plusieurs circuits d’habitus pour optimiser les temps de réponse en zone 26.

    — Ah très bien ça. Ça faisait un moment que ça te travaillait hein ?

    > En effet. Maintenant tout va bien. Rien à signaler.

    — Moi j’ai rêvé de mon mariage tu imagines ? C’est dingue. Un rêve bizarre en plus. Regarde, il y avait ma mère, mais c’est comme si elle n’était pas vraiment là, et puis lui… C’est dur à expliquer, c’est une affaire de sensation, tu vois ?

    > Tout est clair. Rien à signaler.

    — Tu dois avoir raison. Après tout, ce n’était pas sa faute ni la mienne au fond. De toute façon, l’amour ne dure jamais, c’est connu. Moi et mon éducation judéo-chrétienne ! Les habitudes ont la peau dure hein ?

    > Les sources historiographiques, psychologiques et sociologiques citent abondamment le terme « judéo-chrétienne ». Recherche ?

    — Te fatigue pas. Je sais exactement de quoi il en retourne.

    > Rien à signaler.

    Vair sorti de la salle pour aller visiter les autres réseaux et surtout vérifier l’intégrité de l’indépendance des circuits exclusifs internes, avant de prendre sa pause de midi. Vers 13 h 30, elle lança depuis sa tablette personnelle un appel sécurisé vers la station ISS afin de faire son rapport de demi-journée. La station ISS, en orbite à 400 km au-dessus du sol, était de fait le siège de l’ONU depuis plus de 50 ans, et l’ONU était devenue, après les années de réunification qui se déroulèrent après la Grande Attaque du 6 septembre, le siège du gouvernement commun planétaire centralisant les décisions importantes et les plans d’évolution à moyen et long terme, la gestion à court terme étant laissée aux instances locales de chaque ville.

    > Vair au rapport. Bonjour, Messieurs des délégués, Monsieur le Directeur de la sécurité, Messieurs les représentants. Nous sommes le lundi 6 septembre 2117, il est 13 h 32, heure locale du fuseau usuel UCT+1 A. La visite de surveillance matinale s’est déroulée sans aucun problème. Les RCT de la ville se portent à merveille. Il a été fait vérification de l’intégrité des modules d’identifications pour s’assurer que les pannes rencontrées en mai dernier ne se reproduisent pas. Tout est revenu à la normale.

    > Nous vous remercions, Vair. Votre rendez-vous avec l’équipe de suivi psychologique est pour bientôt, me semble-t-il ?

    > C’est exact Monsieur le Délégué, la date est fixée au 22 septembre.

    > Autre chose ?

    > C’est tout Monsieur le Délégué. Rien à signaler.

    La communication se coupa, et Vair prit dans son sac son smartphone et se connecta au réseau des universités. Les moniteurs n’étaient pas défendus d’apprendre ou de se cultiver, bien au contraire, simplement ils n’en avaient pas le temps. Aussi, Vair, consciencieuse, profitait d’une pause-ballade pour écouter en diffusion directe une des nombreuses conférences données au travers du monde. Elle prit le partie de ne pas suivre les suggestions personnalisées et sélectionna l’onglet des tendances pour tomber sur une conférence en direct portant sur l’évolution historiographique de l’Histoire contemporaine vers l’Histoire actuelle, avec en sous-titre « Regards croisés sur le traitement des sources communes à usage limité, où comment l’histoire psychologique justifie la disparition de la Classe C ? », dans le cadre d’un cursus en transversalité d’Histoire actuelle et de Psychosociologie ayant pour thématique les conséquences du 6 septembre. Un sujet tendance aujourd’hui. Vair plaça deux oreillettes sans fil dans ses oreilles et appuya sur le bouton de lecture.

    > […] Ainsi donc l’absence de grande mascarade, que soulignait à l’instant mon collègue, Monsieur Munoz, permet-elle de créer immédiatement l’habitus par cérémonie, ce que nous évoquions en introduction, à savoir la banalisation par la loi, donc la reconnaissance par le « Système » et son intégration au paradigme par la création de rôles préétablit.

    > Absolument, enchaîna Monsieur Munoz, des rôles préétablis et préjoués si vous me permettez l’expression, qui permettent une intégration bien plus rapide dans l’inconscient collectif, comme le disait à l’instant mon confrère, par banalisation, mais pas que par la loi, même si…

    > La loi joue un rôle d’effacement de l’importance symbolique.

    > Tout à fait, tout à fait, je voulais souligner que, plus que par la loi, c’est par le devoir social que l’habitude se crée, par la cérémonie, comme vous le disiez.

    — Pardon, excusez-moi madame, bredouilla Vair en esquivant une cycliste téméraire bien décidée à gagner une étoile sur son compte-rendu de l’Assurance Santé.

    > Une question, s’il vous plaît ? Demanda une voix au loin, qui se rapprocha quand on lui eut donné un micro, votre théorie ne vient-elle pas confirmer la thèse des complotistes à propos d’une manipulation des masses destinée à engendré un génocide eugénique à peu de frais ?

    > Merci pour votre question, alors d’abord je ne pense pas qu’on puisse dire qu’un génocide puisse se faire « à peu de frais », répondit la première voix, suivit par de multiples rires, mais, bien que je sois friand de ces théories fort distrayantes sur un nouvel ordre mondial piloté depuis l’espace, ou même la lune, afin d’instaurer une pureté de l’espèce humaine, mes thèses ne peuvent pas être associées à tout cela. Ce que j’essaie de montrer au contraire, c’est qu’il n’y a aucun complot, aucun grand schéma autre que celui d’un enchaînement logique des évènements, qui certes peut être vu, rétrospectivement avec une finalité, mais cette finalité est en fait postérieure aux évènements ou à leur préparation. Il s’agit, comme c’est souvent le cas d’ailleurs, quoi qu’on veuille rêver, d’un opportunisme suivant une tragédie, plus que d’un grand complot meurtrier.

    > Donc vous ne vous placez pas dans la ligne de pensée qui veut que le gouvernement soit à l’origine de tout ceci. C’est une thèse défendue par plusieurs universitaires de…

    > Oui, excusez-moi, mais je pense que vous faites référence à des thèses minoritaires, souvent catégorisée en sujets d’étude alternatifs, qui d’ailleurs ne reçoivent que peu de crédits de recherches. Ce sera tout sur le sujet, merci pour votre question, mais nous allons poursuivre, je crois que mon collègue voudrait apporter une contribution…

    Vair s’assit sur un des nombreux bancs le long de l’avenue, et retira ses oreillettes, afin d’écouter le bruit de la ville avant de repartir en sens inverse et d’aller se renfermer à nouveau dans son immense tour de verre. Aussitôt assise, un polibot lui proposa une boisson rafraîchissante à base de fruits frais, mais elle déclina l’offre et demanda une cigarette. Le polibot se raidit légèrement :

    > La cigarette est un produit nocif. Toute consommation peut entraîner une nuisance sur la santé qui ne sera pas couverte par l’Assurance Santé. Numéro d’autorisation ?

    — 1001-998, Vair, Blond Virginia, sans additifs.

    Le polibot sortit une cigarette standard et le tendit à Vair qui l’alluma. Le polibot sortit des tiges télescopiques et verrouilla sa position, puis modela une voix réprobatrice.

    > Vous devriez arrêter de fumer. Le tabac a causé, par le passé, la mort de…

    — Stop, répondit Vair sur un ton sec, et le polibot s’interrompit, je te remercie. Tu peux partir.

    De retour dans la tour de verre et d’acier blanc, en marchant sur le sol du hall d’accueil, tenu par d’autres bots, qui la saluèrent d’une seule et même voix enthousiaste et coordonnée, Vair marcha vers l’ascenseur avec l’arrière-goût du tabac sur la langue. Elle prit dans son sac un petit siphon de neutralisation buccale et se fit un bain de bouche rapide avant d’avaler le produit sans goût. D’ici quelques instants, le liquide aurait neutralisé toutes odeurs et toutes saveurs dans sa bouche, et elle se sentirait mieux. La neutralisation buccale était plutôt utilisée pour avoir une haleine neutre et fraîche au quotidien, mais pouvait aussi servir à effacer le tabac. Vair prit son ascenseur et monta jusqu’au dernier étage pour aller récupérer les codes d’accès de la section de maintenance 8B pour sa ronde de fin de journée, et s’arrêta sur le pas de la porte.

    À l’intérieur de l’appartement, il n’y avait aucun bruit. Aucun pas sur le parquet, aucun robinet ouvert et aucune enceinte ne diffusait une quelconque musique ou émission. Elle fit un pas de plus en avant et la porte détecta sa présence et s’ouvrit. Aucune expression de surprise ne troubla le silence. Aucune porte d’aucune pièce ne s’ouvrit violemment pour venir l’accueillir, et sur le sol, rien ne traînait.

    Vair alla s’asseoir sur son canapé d’angle en cuir blanc et regarda la ville par l’immense mur-fenêtre. Dehors c’était la fin de l’après-midi et chacun rentrait de l’Université pour retrouver son chez-soi. Les polibots de jours laissaient place à ceux de la nuit, équipés et programmés différemment, et peu à peu la rue changea d’aspect. Peu à peu la lumière d’écran d’ordinateur prit une place importante, et alors que Vair téléchargeait les codes d’accès envoyés par l’ISS, la nuit recouvrit la ville. Vair se leva et commença à se diriger vers son couloir en lisant le code du jour, et avisa le cendrier posé sur le comptoir de bar de sa salle de réception centrale. Elle compta 6 mégots. Elle possédait bien sûr un bot ménager, mais préférait utiliser un cendrier, et lui avait interdit de le vider. Elle le faisait elle-même, manuellement, pour compter.

    *

    Lorsqu’Azur passa la porte d’entrée de l’appartement, l’isolation sonore de la cloison séparant le salon du couloir prit fin et les notes d’un jour parfait parvinrent à ses oreilles. Quelques oignons et échalotes en train de rissoler et la discutions que Sinople avait avec Barkj à propos des subtilités de la recette du nouveau bœuf Kolmogorov de loisir, et de ses mérites par rapport à la recette traditionnelle, plus grasse et très alcoolisée au cognac.

    — Écoute-moi, foutu tas de ferraille, il est hors de question que je mange un bœuf Kolmogorov sans un véritable Cognac !

    > La nouvelle recette est bien meilleure pour la santé, Usager. Je vous déconseille fortement de me demander de revenir à la recette traditionnelle.

    — Barkj !

    — Usagé ? demanda Azur sur le pas de la porte, tu n’as pas encore reconfiguré sa reconnaissance faciale ?

    — Non, mais le plus drôle c’est qu’il a conservé l’historique de mes préférences !

    — Reconfigure-le. Maintenant, Sinople. Ah ! ne me fait pas ce haussement de sourcils ! Reconfigure-le c’est tout. S’il y a une inspection ils peuvent faire sauter la garantie à vie je te signale !

    — Ah ! La vie devait être plus simple à l’époque où les humains faisaient tout ça eux-mêmes, j’aurais simplement répondu qu’il ne pouvait pas y avoir assez d’inspecteurs et que la probabilité de prendre un contrôle…

    — Oui ben maintenant l’inspection c’est un signal électrique hebdomadaire qui vérifie que tout va bien, et si la reconfiguration doit passer par du manuel, ils vont nous envoyer un moniteur.

    — Un moniteur, mais oui. Pourquoi pas la grande armada aussi ? C’est une unité de gestion domestique. Calme-toi.

    — Ils en sont bien capables. T’as entendu le dernier discours de Loikkanen ?

    — Le crétin des Alpes ? L’humanitaire au savon ?

    — J’ai bien entendu ? Référence moqueuse à un état patholog… Tu mets un papier dans l’aquarium !

    — Tradition hollywoodienne dénuée de sens ! Tu ne sais même pas ce que tu dis Azur ! Tu ne sais pas pourquoi on met du papier dans l’aquarium !

    — Sinople ! Ne discute pas ! Le papier, trancha Azur en cachant un pouffement d’adolescente, agacé néanmoins.

    Sinople prit un papier vierge dans sa poche, découpé à la main. C’était un carré de 1 cm de côté, en papier blanc type canson, un peu épais, sans doute un papier pour craie ou pastel. Azur avait lui dans sa poche un autre type de papier. Un papier translucide spécial pour le feutre. À la fin de chaque semaine, ils comptaient qui avait le plus de papier dans l’aquarium et celui qui perdait avait un gage. C’est ce qui était écrit sur l’aquarium.

    C’était un aquarium standard, rempli à la base d’eau standard, mais maintenant vide, et avec des poissons tropicaux standards, maintenant morts. L’aquarium était géré depuis toujours par les bots domestiques, qu’on appelait, vous l’aviez compris, moniteurs par abus de langage, mais un soir d’avril dernier, lors d’un « test d’optimisation » par lequel Sinople voulait tester une série d’embranchements qu’il venait de concevoir, il y eut un beug, et l’aquarium ne fut jamais remis en route, même après un redémarrage complet. Sinople mis plusieurs semaines à remarquer que les poissons étaient tous morts. À présent Azur l’avait transformé en boîte à jurons, mais les papiers s’accumulaient, mais cela faisait des mois que personne n’avait plus payé ses gages.

    Le bras de cuisine émit un ronronnement presque imperceptible alors que Barkj le reprogrammait pour suivre la recette traditionnelle. Sinople baissa les yeux vers sa table de travail. Les images défilaient, plans schématiques tout nouveaux qu’Azur n’avait pas encore vus. Il entra pour de bon dans le salon et sa tenue changea pour prendre une coupe plus relâchée, perdant ses pliures savantes pour prendre de l’ampleur et laisser un plus grand confort de mouvement.

    > Bienvenu chez vous, Azur adressa d’une voix égale Barkj, au travers des enceintes du salon.

    — Merci, Barkj. Tu te disputes encore avec Sinople à propos de la cuisine, tu sais pourtant qu’il n’aime pas qu’on touche aux vieilles choses, puis avec un regard appuyé et complice à Sinople, et en murmurant comme en aparté : c’est un anti-mode.

    — Je ne suis pas anti-mode. Je n’aime juste pas celle de maintenant. Tu ne devrais pas te concentrer sur des choses aussi futiles, Barkj. Azur, viens donc voir par là…

    — Ah ! Tes derniers schémas de programmation ? Tu as terminé aujourd’hui ?

    — Oui, et toi la conférence ? Tu donnais cours aujourd’hui ?

    — Oui, impeccable. Fais voir tes plans, allez ! répondit-il en se ruant vers la table de travail, magnifique ! Sinople ! Ils sont… je crois qu’ils sont…

    — Oui. Je le crois aussi. Ils sont enfin au point.

    — Tu vas faire quoi ?

    — Je vais l’observer et j’aviserais.

    — Quoi ? Tu ne vas pas publier ? Tu veux attendre ?

    — Je ne sais pas. Tu ferais quoi toi ? On ne sait pas ce que ça peut donner.

    — Oui, sans doute. Je… Nous ferions mieux d’attendre un peu. Je me laisse emporter. C’est ta faute.

    — Ben voyons.

    La table laissait voir un réseau luminescent de sphères minuscules, reliées entre elles et dont certaines connexions attendaient encore d’être « branchées », vers l’extérieur. Le modèle en mouvement de rotation lente était pour le moment au repos, et il suffisait de se projeter n’importe où dans l’espace virtuel pour visiter l’architecture fantasmagorique et fractale de que Sinople venait d’appeler fièrement, un cerveau.

    — On y est Azur ! C’est parfait. Les bots d’aujourd’hui… Tu le sais, non ? Ils ne comprennent pas, ils ne font que… qu’exécuter des fonctions, ils ne font qu’interpréter des données statistiques.

    — Ça aussi.

    — Mais sans but ! La clé est là ! La reconnaissance statistique dénuée de la nécessité d’action va conduire à la formation de motifs abstraits, une libre association…

    — L’imagination. Je sais. C’est juste, tu connais la blague. Si une I.A forte apparaît, soit on lui apprend l’éthique et elle détruit l’humanité, soit on ne lui apprend pas et elle…

    — D’accord, d’accord, si tu veux. Tiens, tu m’amènes un cola frais ?

    — Bien sûr, et se dirigeant vers le frigo duquel un bras mécanique avait déjà tiré une canette, Azur huma le plat en pleine préparation.

    — Tu ne devais pas aller voir ta copine sino-indienne demain ?

    — Je t’ai déjà dit de ne pas faire référence à l’ethnie des gens comme ça !

    — T’es chiant. Tu le sais ?

    — Ça ne se fait pas c’est tout ! Cingla Azur avec un regard empreint de la satisfaction du bon sens, hein, ce n’est pas parce que toi tu as gardé un type caucasien méridional que… je t’ai déjà dit tu as un problème avec ça ; et en ravalant sa salive dans un ricanement amer ; tu as un complexe.

    — Allez ça va je m’excuse, lança Sinople sans lever ses yeux de sa table de travail et sans cesser de taper sur le clavier holographique personnalisé projeté sur son avant-bras par son smartphone, synchronisé avec son serveur personnel. Je suis désolé. C’est juste que… enfin ce n’est pas si grave, et alors qu’il allait terminer sa phrase, le regard accusateur d’Azur l’en dissuada.

    Le repas se déroula en silence, chacun lisant ou écoutant, connecté au Réseau, et s’informant des dernières publications sur la Base de Données.

    — C’est délicieux.

    — Merci.

    — Tu as fait toute la recette tout seul ?

    — Non, quand même, c’est difficile et j’ai eu un appel juste au moment où il fallait arroser le, enfin tu vois c’est Barkj qui s’en est chargé.

    > Usager a tout de même accomplie la majeure partie du travail, Azur. Rien n’aurait été possible sans lui.

    — Sinople, tu as encore réglé son niveau de bienveillance à 5 ? Barkj, ajuste-le à 3 et baisse ton niveau de présence à 1, s’il te plaît.

    La voix du moniteur domestique fit silence et l’ensemble des modules de manipulations autonomes se rétractèrent vers leurs compartiments. En quelques secondes et dans le plus grand silence, l’appartement se vida de toute présence robotique. Les préférences historiques restèrent néanmoins actives et permirent à Barkj de régler la luminosité afin de créer une ambiance plus propice à une discussion sereine et intime, et continuer de surveiller la cuisson des desserts.

    — Tu as eu une dure journée ? Demande Azur, qui savait très bien ce qu’un niveau de bienveillance à 5 sous-entend.

    — Non, pas vraiment. C’est juste, tu sais, les ampoules cassées ne sont jamais dénombrées…

    — Je sais, répond Azur en plaçant sa main sur son épaule avec un air affectueux au bout des lèvres, mais regarde, ajouta-t-il en pointant du doigt l’hologramme du réseau cognitif qui lévitait au-dessus de la table de travail, regarde ce que tu as accompli. Ce n’est pas rien.

    — Je sais, merci. Tu es un amour. Je le sais, c’est juste, parfois, le doute. Je préfère ne pas t’accabler.

    — Et casser les couilles chromées de Barkj ? C’est une marionnette. Il ne peut pas avoir de l’empathie, et il ne peut même pas la simuler de façon convaincante. Il feint. Il te connaît, mais ne comprend pas ce qu’il sait. Il sait.

    — Ça suffit, la plupart du temps.

    — Ça ne m’emmerde pas.

    — C’est ton côté parisien ça. Tu aimes être emmerdé.

    — Tu n’as pas le monopole de l’amour des choses anciennes.

    Ils s’étaient rapprochés au point de presque pouvoir poser leurs têtes dans l’épaule de l’autre, mais ils n’en feraient rien. Ce n’était pas ce que vous croyez. À cette époque il n’était plus nécessaire d’avoir de fierté. Sinople et Azur s’aimaient, mais n’avaient aucune attirance charnelle l’un pour l’autre, et voyaient régulièrement des femmes, ou des hommes dont ils partageaient la couche, et parfois même de la conversation, mais de conversation, c’était ensemble qu’ils les préféraient et comme ils avaient la chance de pouvoir vivre à une époque où la liberté de chacun n’était plus que peu, très peu encore, limitée par le poids des mots, ils avaient décidé de continuer de vivre ensemble.

    — Tu te souviens, le premier jour, quand tu es arrivé à l’Université ?

    — Ah non, répondit Sinople en se dégageant, pas encore ce jour-là ! Ce sentimentalisme ! Tu es fatigant, Azur !

    Sinople se souvenait néanmoins très bien de ce jour-là, et même de ceux qui suivirent. Curieusement, en pensant à cette époque, ce n’est pas le premier jour de leurs rencontres qui lui revint, mais une image, insolite, et insensée, comme souvent le sont les souvenirs, sans queue ni visage, et de fait, l’image

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