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Filigrane: Roman
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Livre électronique207 pages2 heures

Filigrane: Roman

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À propos de ce livre électronique

Après une belle carrière de chirurgien, Valentin retourne vivre au cœur des hautes montagnes qui l’ont toujours attiré. L’écriture devient la substance principale de ses jours. Qui est ce musicien taciturne, mais encore espérant en son art, retiré au sommet de l’unique tour d’un village énigmatique ? Qui est le cavalier singulier qui frappe à sa porte ? Ces deux personnages jaillis de l’imaginaire se nourrissent des souvenirs, des réflexions, des actes présents que Valentin relate régulièrement. Ces trois êtres avancent au sein d’un paysage d’eau et de collines, l’un accompagnant les deux autres indissolublement liés par leur conscience intranquille en quête de lucidité et d’apaisement.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née en 1948 dans le Rhône, Antonia Corgier vit à La Rochelle. Enseignante de formation, passionnée de sculpture, de céramique et d’écriture, elle a toujours eu à cœur de faire goûter la littérature à ses élèves et de développer leur sensibilité artistique. Elle compte à son actif quatre recueils de poésie.
LangueFrançais
Date de sortie5 févr. 2021
ISBN9791037719355
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    Aperçu du livre

    Filigrane - Antonia Corgier

    À découvert

    Parfois, elle va voir les bateaux. Elle ne rêve pas de prendre le large. Prendre le large ! C’est peut-être ce qui circule ce matin sur les planches qu’elle préfère aux pavés, pour le léger déséquilibre qui chante mat sous les semelles. Le soleil force timidement le gris du ciel. On s’affaire sur le pont du Picoty. Les autres voiliers dorment. Les drisses sous le vent organisent un concert sans loi. Une éolienne, modèle réduit, tourne sur la réplique d’un cotre ancien, toute nostalgie contredite par les bois vernis et les laitons rutilants. Un joujou, posé sur les marées. Derrière, dans le même style, mais qui a vécu, il y a l’An Bleu. Il la touche. Par le bleu. Traversier.

    Soudain, sous ses paupières, Lui, fulgurant. Rien à voir avec l’océan. Lui surgit, debout, sans mots. Cela arrive parfois. Avec violence. La violence qu’elle devrait se faire pour ouvrir, enfin, l’enveloppe épaisse que Julie lui a remise il y a presque quatre ans.

    — Une sorte de journal… et plus, vous verrez. Destiné à lui seulement. Je pense que cela vous revient. Pour mon père, vous étiez… Avec elle, je me sens vrai, il m’a dit un jour. J’ai aussi enregistré pour vous une copie de ses compositions.

    Elle avait gardé le silence. Plus tard, elle avait pleuré. Peut-être de cet éclat de vérité qui n’avait pas su se dire. Elle avait rangé l’enveloppe. Sans l’ouvrir.

    À présent, sur la plus haute étagère de la bibliothèque, il y a une béance.

    Cette béance pèse dans le sac de la femme qui va s’asseoir face à l’estran. Elle aime l’estran pour l’incertitude des limites, pour la marge vivante protégée ou battue à couvert, exposée et fragile au jusant. Vraie comme un cri.

    Le cœur armé, elle décolle le rabat de la pochette blanche.

    Faire un pas

    Lyon, 24 avril 2009

    La lumière change. L’implacable limpidité de l’après-midi a cédé à un trouble vaporeux, comme monté du fleuve, et qui sème du silence. Silence balbutiant qui chercherait à enchanter le quai encore sillonné de moteurs. Peu à peu, le couchant sublime la rive d’en face.

    Je guette ces instants avant la nuit. Parfois, Helen arrive au banc des rendez-vous, ravivant des jours fous. Mai 68 levait comme une pâte ensemencée de désirs multiples et de contradictions. Nous, nous hurlions avec les loups. L’internat m’appelait à Paris. Temps de rares rencontres, de mots tendres sans promesse, de lettres. Dans sa dernière, Helen disait qu’elle rentrait en Norvège, qu’elle était devenue une femme, que tout était bien pour elle maintenant, qu’elle souhaitait que pour moi…

    Thomas est arrivé pour fêter la fin de semaine. Je lui ai laissé le soin du bar. Il fait ça très bien. Une coulée légère, la bouteille de soda, le tintement des glaçons. J’ai porté le toast à ma prochaine installation au chalet.

    Silence. L’ami a noyé sa surprise dans sa première gorgée de gin-tonic. Nous avons écouté le dernier trésor qu’il venait de dénicher chez Paulin : la version originale du concerto pour clarinette de Copland. Le premier mouvement. Cette petite merveille a survolé le Rhône gonflé de printemps et de ciel incendié. Le temps pour moi de fulgurants franchissements, d’improbables effacements. Thomas a baissé le volume et il est revenu sur mon annonce de quitter Lyon. Sur l’ennui probable.

    J’ai dit que le piano de mon père m’attendait. Des airs, en moi. Une envie de composer. Faire naître quelque chose. Si longtemps privé de temps pour jouer.

    J’ai dit mon besoin de vivre plus simplement. J’ai dit la montagne qui me régénère. Sa puissance parfois insoutenable. De quoi s’affûter la force et les pensées. Les torrents ! La voie rugueuse de l’eau, rien n’égale ça ici.

    — Tu te souviens, l’Arve après les orages ? Notre jeu… les yeux fixés sur le courant et cette impression de remonter vers les sources à une vitesse vertigineuse.

    — Si jeunes, et déjà jouant avec l’illusion ! Que penses-tu trouver aux sources, Valentin ?

    J’ai dit mon envie de reprendre les marches sur les glaciers, vers les sommets. Cinq ans sans entendre la glace gémir sous les crampons !

    J’ai dit enfin que quelqu’un m’attendait au chalet.

    Intéressante ?

    Sur le papier. J’ai écrit.

    Thomas s’est levé. Son regard m’a transpercé.

    — Écrit ? Mathilde, j’imagine ? Pieds nus sur le quai, marchant dans les flaques de lumière des réverbères… c’est ça ?

    — Stop, Thomas. On n’écrit pas l’incandescence.

    Il a continué la mise en garde.

    — Merci, toubib. Prescription refusée. Pas de protocole pour ce genre d’irradiation.

    Tard dans la nuit

    L’annonce de mon prochain départ pour le Pontelet appartient déjà au voyage. Là-bas, j’écrirai les émergences du jour, sporadiquement. Une façon de cerner cette période nouvelle, sans préméditation ni complaisance. Mes projets d’alpinisme et de musique sont encore sans objets précis. Je n’entrevois là que des bases à poser, indispensables pour remplacer l’agenda du bloc opératoire, les agitations et les sollicitations de la ville.

    « Franchir la porte, c’est tout un monde, mais, en fait, il suffit de faire un pas. » Ces mots d’Anouilh me viennent, comme contrefort à ma décision. Ma porte intérieure est entrebâillée, figée sur ses gonds, un malaise diffus réclame le passage. La rouvrir progressivement pour lire dans le dévoilement. Profondément, sans impatience.

    Le Pontelet 16 juin 2009

    Il faudrait renforcer le sentier empierré qui relie les trois chalets du hameau. Le plus modeste reste fermé. La porte du fenil bat dans le courant d’air depuis qu’Antoine a perdu la vie au pied de son échelle. Un barreau a cédé sous son pied averti de guide. Finir ainsi, à quatre-vingt-douze ans ! Une incohérence entre la passion et la mort…

    La bâtisse voisine n’ouvre ses volets qu’au rythme des saisons de ski et de randonnée.

    L’air est encore très frais. Le temps d’aérer, de faire le tour du propriétaire, dedans, dehors, quelques petites mises en ordre, trois heures se sont écoulées. Dans la vaste salle de l’étage, une flambée a chassé l’odeur des cendres oubliées à mon précédent passage. J’ai retrouvé les gestes : rassembler les tisons et rajouter une bûche. Écouter l’écorce susurrer, humer le réveil de la résine, suivre la course des flammèches et savourer l’amertume du petit noir qui fume dans la tasse. Être soudain attentif à ces riens si souvent négligés. Sentir le cœur battre. M’éprouver vivant et pas seulement passager de la vie comme on l’est du métro. Ici, ne consentir allégeance qu’à moi-même.

    Quelle concession ferai-je à l’étranger qui m’attend dans mes mots ? Je suis curieux et vaguement troublé. Des images cherchent priorité les unes sur les autres. Elles se télescopent sur un chantier intérieur sans contrôle ni frontière. Je ressens la tension d’une réalité impalpable dont je suis à la fois responsable et innocent. Un homme a écrit sans question ni retenue ; je le connais sans le reconnaître dans cet élan, mais c’est bien moi qui, après avoir noirci le reste d’un bloc de papier, me suis jeté sur la grande enveloppe d’une proposition publicitaire pour continuer à noter ce qui s’imposait. Cet embrasement de l’imagination n’était-il qu’une poussée d’aspiration à la solitude ? À la solitude, seulement ?

    Les feuillets attendaient sur le piano ; je m’en suis tenu à distance. D’abord pour reprendre pied en ce lieu, rebaptiser la pièce par la simple reconnaissance des meubles venus la peupler au gré des ans. Veiller à la discrétion des quelques objets très personnels que je viens d’ajouter ; qu’ils ne contredisent ni ne relèguent la mémoire.

    Ici, du temps suinte. J’entends mon père, le jour de notre emménagement, ôtant la planche pyrogravée au-dessus de la porte d’entrée : « Beauséjour » ! Le séjour sera ce que nous le ferons.

    Ma mère n’aimait pas la montagne. Mon père disait que l’abrupt et le sauvage le stimulaient, résonnaient avec une part de lui. L’indicible courait en sons sur le piano. J’écoutais, fasciné. Quelque chose me parcourait, que je ne pouvais nommer. Joue papa, joue encore. Il m’apprenait patiemment le chemin des notes. Mes doigts sur les touches s’affolaient de leur lenteur alors que je voulais les faire voler. Ma mère lui reprochait de perdre son temps avec moi. Pas doué, elle disait. Je restais de marbre, mais la fêlure s’aggravait. Elle, elle ne savait pas, avec moi. Elle souffrait par anticipation du regret de mon futur. Mon père, dévoué aux maux de la vallée, m’enseignait comment porter haut et plus loin le regard. Il y a toi, disait-il, et autour, tous les autres ; ils méritent ton cœur et tes mains.

    17 juin

    Le paysage porte d’invisibles stigmates. Exigeante et sans pardon, la nature fourmille de tout ce que j’ai confronté à sa beauté sans pouvoir l’égaler. Seul mon remords peut prétendre s’y mesurer.

    Mathilde est debout, à la frontière sensible entre joie et blessure.

    Le glacier perd de sa splendeur au fur et à mesure des années. La langue a tellement reculé en dix ans que son front n’est plus qu’un amas de roches mêlées à des franges de glace sale. La blancheur subsiste, bleutée par endroits dans les cassures du jour après une chute de séracs, mais cela ne dure jamais. J’imagine le torrent glacé venant au jour plus haut maintenant, se faufilant sous le couvert de pierres et de blocs nourrissant lourdement les moraines. En contrebas du Pontelet, il troque son lit sauvage contre un aménagement en béton qui le canalise dans la traversée du village. Le ruban enfle ou s’amenuise selon les pluies et les saisons. Son chant perd en nuances entre les rives sans relief.

    Je m’installe sur le balcon. Relire.

    1

    Il pleuvait. La route serpentait de cols en vallées. Aux côtés de Vincent, l’homme au chapeau somnolait sans souci du trajet ni des cahotements de la Rosengart. Des morceaux de talus effondrés encombraient la voie. Le chauffeur se décida à emprunter une route étroite qui traversait la forêt.

    — Sous les arbres, la pluie sera moins dérangeante, lança-t-il en ouvrant la glace qui le séparait de ses passagers. Et c’est joli par là, vous verrez.

    Vincent plongea dans le souvenir récent de sa conférence à Sankt-Florian. Il se revoyait dans une vaste salle de l’abbaye, les pieds vissés dans son ombre, tous les yeux tournés vers lui. L’harmonie, celle des sons, il savait en parler. C’était son métier. Mais l’harmonie qui noue l’âme au réel, qui fait du bonheur passé un tremplin rassurant pour oser le lendemain ? Comment faire sonner juste le souvenir des passions envolées quand on doute des accords originels ? Il essayait de rassembler les années en un petit paquet d’instants purement heureux. Mettre les autres au silence.

    Il conservait de ce séjour le sentiment confus d’une frustration. La somptueuse bibliothèque de l’abbaye rivalisait avantageusement avec celle de Melk. Pourtant, les ouvrages anciens demeuraient tout aussi inaccessibles. Le regard seul autorisé sur les reliures, l’imagination impuissante à offrir les textes enfermés, cela le révoltait, même s’il comprenait l’interdit. Le tombeau de Bruckner, devant l’ossuaire de la crypte l’avait aussi grandement impressionné. Des bribes de la quatrième symphonie lui traversaient l’esprit. Celle qu’Elle aimait. La divine escapade au concert de Vienne flottait sur des notes éparses, entre des voiles de tendresse évanouie ; elle répondait à l’image de la sépulture veillée par une armée d’orbites vides. Le cri de la persistance.

    Lui, Vincent, en quoi persistait-il ? Le temps lui battait aux tempes comme autant de rappels de ce qu’il n’avait pas su hier, de ce qu’il ne parvenait pas à saisir au présent. Ses diplômes, son talent récompensé, ne faisaient qu’approfondir un sentiment d’inabouti. Alors demain ?

    Les essuie-glaces geignaient contre le pare-brise. Soudain, dans un virage à fleur de pente, à travers une trouée de la futaie, le soleil illumina le paysage.

    Son pinceau magistral plongea le pied des collines dans la flaque métallique d’un lac. Jetée entre les rives d’une gorge, une passerelle enjamba un torrent. Un ruisseau plus modeste y mêla ses eaux en aval. Leurs lits profonds, comme taillés par l’arme de quelque géant, découpèrent en se rejoignant un V puissant, hardiment tendu vers l’ouest. Sur ce promontoire, un village étagea ses maisons, serrées comme une foule un jour de liesse. Toits de guingois, colombages et encorbellements, tourelles et balcons, hautes cheminées, paratonnerres, Vincent eut la vision d’un immense orchestre dont les instruments, tout de brillance, de tons chauds, de volutes et d’archets pointés vers le ciel, prenaient place sous le soleil pour un hymne à l’instant.

    De ce site, ruisselant de lumière, émanait une force surprenante.

    — Comment s’appelle ce village ?

    Le chauffeur toussota :

    — On l’appelle La Louve. Regardez, la tête, penchée au bord du précipice. La tour et le clocher… deux oreilles dressées. Une tête de louve…

    — Pourquoi pas de loup ?

    Le compagnon de voyage émergea de sa somnolence :

    — Il y a une légende… Et aussi une autre histoire. Vraie, dit-on, de celles qui demeurent immortelles.

    — Immortelle ? Immortelle ! Qu’est-ce qui rend les histoires immortelles ?

    — On les transmet parce qu’elles sont… Chacun y reconnaît son trouble…

    — Et

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