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Ce qui m'oublie: Roman
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Livre électronique311 pages4 heures

Ce qui m'oublie: Roman

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À propos de ce livre électronique

Comment se souvenir de ce qu’on a oublié ?
Voici l’histoire d’Ernest, qui part à la recherche de sa mémoire. Il s’enfonce dans l’arrière-pays, se heurte à la mer et finit par trouver ses racines.
Une odyssée absurde ?
Des lieux, des liens. Des îliens aussi.
C’est l’histoire du mobile d’un meurtre peut-être, la marche immobile de la vie qui s’oublie.
C’est le carnet de route d’un voyage improbable dans une boîte crânienne.
Ce pourrait être son histoire, mais Ernest l’a oubliée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yann K. : K [k] : Lettre aux multiples directions, lignes à suivre pour mieux s’en écarter.
KADARN [ˈkɑː.darn] (1980, étym. « brave, vaillant ») : Samouraï de la syllabe qui assaille la syntaxe avec le courage de ceux qui n’ont rien à perdre ; mercenaire qui affronte les mots à la lame dans l’espoir qu’ils la rendent.
LangueFrançais
Date de sortie4 juin 2020
ISBN9791037708663
Ce qui m'oublie: Roman

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    Aperçu du livre

    Ce qui m'oublie - Yann K.

    Yann K

    Ce qui m’oublie

    Roman

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    © Lys Bleu Éditions – Yann K.

    ISBN : 979-10-377-0866-3

    Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

    Fuite logique

    1

    Me souvenir de quelque chose

    Onomatopées primitives. Balbutiements blafards, dépoussiérer les paupières scellées. Tiraillements, plaies lancent. Éclats de nerfs, signaux de douleur reconnus. Émissions du sang qui s’affole, afflue, fluide flou qui n’en finit pas de commencer son fil à dérouler. Un fleuve dans les traits de mes veines. Artères incontrôlables, cratères prompts à tanguer, à craquer, crissements perçus.

    J’essaie de remuer un peu : difficilement, enfin. Retenu. Le poignet gauche, au moins, dont – ressort – le sort est lié à un montant métallique. Serré, serré fort. Les autres membres n’ont pas l’air privés de mouvement – déclics, tensions – mais sont engourdis, ankylosés. Lourds, absents. J’ai du mal à en faire l’inventaire : peu de parties répondent à l’appel de mes sollicitations nerveuses.

    Du temps. Combien de temps s’est écoulé depuis que ? C’est un réveil pénible, dans les vapes. Un besoin urgent de faire le point, une nécessité d’ajuster ma focale – d’évaluer la situation. Du métal. Des barres, des grilles… des surfaces, évidées, contre lesquelles je suis plaqué. La douleur : plurielle. Des entrechocs, des claquements. L’odeur rugueuse de la rouille, l’évidence des barreaux, l’aridité des tiges. La première chose qui m’apparaît est ce quadrillage, obstruant ma perspective.

    Engourdi, malgré tout je suis encore – j’existe. Bonne nouvelle. Dont acte. La douleur des entraves darde ses élancements dans les membres, affirme une légitimité des veines, intime présence. Je ne peux me fier à quelque contour extérieur que ce soit : tout est sombre, chaotique, mouvant. C’est d’une allure que je prends conscience. Évidence, ressenti que je peux considérer comme fiable. Un déplacement, dans le noir, seul apparemment. Je suis dans un camion peut-être.

    Très vite, c’est un courant qui s’impose. Irrégulier dans ses directions, ses mouvements, ses intensités. Une houle de la route qui m’emporte, révélée par le véhicule. J’en accuse les ondes de choc, je suis heurté par ces chocs qui se déclinent en moi. Des voix gutturales résonnent dans la structure, me déportent. Des consonnes claquent, me terrifient par à-coups. Je ressens les sons dans leur intimité, atrophié, étouffé, oppressé. Je sais, je saisis, j’essaie de soutenir l’assise.

    Un rythme incompréhensible se déploie, me contraint, m’aspire et me vomit. Je recrache le peu d’air dont je dispose, des glaires de sang et de salive mêlés par moments. Capter l’aspiration me transperce, faire de la place pour la suivante m’obsède. Canaux, tuyaux, vaisseaux me mobilisent. J’existe encore dans ces allers-retours vitaux.

    Soubresauts, amortisseurs sensibles aux pierres saillantes. Cahoté par les remous de la route comme par les œdèmes bouillonnants d’une casserole d’eau sur le feu, je ressens chaque aspérité de l’asphalte, chaque imperfection – j’imagine – de l’enrobé de bitume, chaque trou, nid de poule, ornière. Images d’illustrés, travaux publics, déviations. Chaque choc à amortir : nouvelle violence. Vertébrale, ma colonne se casse par leurs impacts incongrus. Les grilles, le métal : projeté. C’est une symphonie discordante de marteaux-piqueurs, de percussions ; des explosions déployées, un terrorisme interne, tout un système. Simultanément, j’intègre la route que je parcours par ses reliefs ressentis.

    On dirait que le châssis cherche à préserver malgré tout la vie de son occupant – occupant que je suis, à mon corps défendant. Le trajet n’est pas si rapide que je l’ai pressenti, dans l’affolement, l’incompréhension. J’en saisis une première nuance : chaque soubresaut est seulement amplifié, mais ralenti. On a voulu m’inscrire dans cette perception des creux, des bosses, des premiers coups qui font les bleus, les hématomes – laissent des marques. Délire de paranoïa, ne pas céder, des sirènes se déclenchent de toutes parts, ne pas céder. Rester concentré, centre de ce que je perçois. Ne pas envisager l’adversité comme une raison facile, affronter, faire face. Garder la face, ne pas effacer ma propre trace.

    Je suis déporté, d’un côté à l’autre, ballotté par des diagonales instables. C’est une géométrie du mouvement qui disloque mes structures. J’essaie de me lever, de faire levier. Peine perdue : mes chevilles sont comme encordées par des liens invisibles qui les maîtrisent ; mon poignet gauche aussi, solidarisé à l’un des barreaux de fer par des liens de plastique, colliers de serrage d’électricien à crans, bien réels dans leur étreinte sur ma peau. Captif. Qui me tient, pourquoi, questions insolubles pour l’heure. La brûlure des frottements, la peau à vif. Tire sur mon hémisphère gauche. Je libère le bras droit coincé en dessous. Change de position. L’écrou sera moins insupportable. Mon corps entier devient vecteur, malmené par les aléas de l’itinéraire dont je viens d’inverser le sens. Ma tête cogne, mes membres accusent les heurts ; claquent des chocs. Lombaires, cervicales, je ne suis plus que douleurs, parcelles meurtries, afflux nerveux qui s’affolent.

    Je ne peux que penser à ma mort certaine : il paraît que ce sont des choses qui se font, dans ces cas-là. Obsession : rattrapé. Exécution sommaire, abattu à bout portant, emmené d’une balle au fond des bois : nulle échappatoire à ce plan qui m’apparaît comme imparable. Je suis en danger – c’est donc ça, se sentir traqué. On a pris possession de mon corps, on s’est approprié ma vie et je ne suis pas en mesure d’en défendre la moindre parcelle. C’était sans doute le but poursuivi. La totale impuissance.

    Et tout ce que je suis censé de fait avoir perdu, bientôt la vie, tout cela ne peut pas même m’apparaître comme une chose à préserver. Je suis dans un piège qui s’est refermé, dont le mécanisme m’est incompréhensible. Obtenu quand les rançons et les gains supposés bénéfiques n’ont pas été de mon ressort, détenu quand je ne tiens pas même sur mes jambes, retenu quand je ne peux rien retenir moi-même de cette vie d’avant, qui forcément m’a mené là. La culpabilité pointe son nez camus, la camarde jointe, la nausée amusée : le cynisme des faits, l’absurdité des contingences, ma faute forcément, leurs alibis, qui est au bout, qui conduit, qui était à l’origine. Vers où, pourquoi, quelle échéance, combien de temps encore. Dérisoires questions incontournables. Durer. Tenir. Respirer et mener la machine là où d’autres veulent l’emmener à tout prix, à toute allure, au bout de mes forces.

    Condamné, le mot est lancé. Pas d’échappatoire. Je me prends à envisager une autre issue : un sacrifice. Je divague. Dans mes contreforts de roi, c’est le royaume d’un bestiau que j’apprivoise. Je n’ai plus que ça. Un élément de cheptel, une tête de bétail mise à prix. Vais-je à l’abattoir ou au sacrifice ? Quelle issue à ma carcasse, pour quels profits, pour quels enjeux ? Consommez-moi mais faites vite, que le sang coule vite, que je n’aie pas le temps de sentir le flot me quitter. Du sel de mes sueurs faites-vous une salaison rance, mais que les brûlures soient définitives, que ma peau soit transpercée sans qu’elle en sente la trouée, sans que le croc de boucher ni le projectile de poudre et de métal ne se complaisent dans leur œuvre destructrice. Y aura-t-il des dieux le jour de mon holocauste ? L’idée roule dans ma tête sur ce plateau véhiculé. Veau avachi, bovin vidé, carne à bout, je suis littéralement servi sur un plateau. Ironie, ne pas m’y raccrocher, pas maintenant. Que ma mort s’abrège dans un éclat.

    Ce caisson tracté est si étanche que je ne peux me fier aux aspérités sombres que mes yeux dissèquent, groggys. Visiblement, pas un attelage frigorifique. Je tâte, voudrais palper, éprouver d’un contact la température des surfaces qui me portent. Partout, des tôles, des plaques assemblées, rivetées. Leur froideur n’émeut aucune partie de mon épiderme, trop meurtri pour un contact encore sensé. Tout n’est qu’agression, renouvelée, constante. La douleur est aussi diffuse que stable. Seuls les à-coups de la conduite me tiennent aux abois, aiguillons intransigeants : ballotté, trimballé, balayé, ramené, assommé, ranimé, puis choc, à nouveau.

    Le jour, la nuit ? Rien de défini. De la drogue injectée peut-être ? Je suis conscient. Ce serait facile d’assimiler cela à un rêve si la douleur n’était pas aussi présente. L’odeur est anonyme, amère de métal, pas vraiment poussiéreuse – froide. Un goût incolore dans ma bouche, sèche, assoiffée. J’écoute. Si seulement j’avais une voix ou deux, d’autres voix, dans ma tête, pour me détacher du bruit du moteur. Ça racle, ça crache, ça tourne, ça s’époumone et c’est sans fin. Le roulis de la route, l’équilibre précaire, l’instabilité comme seul point de repère. À nouveau, j’accuse l’estoc, j’encaisse, cassé.

    Pour le reste, amnésie. Le mot vient d’apparaître, net.

    Fragments d’une étoffe malmenée, les traits tirés de ma vie s’accrochent aux grilles, obstinés ; aux fils de fer, s’agrippent, parasites dérisoires dans cette économie du « moins pire ». J’aimerais m’ouvrir le corps, alléger ma peine, mais les accrocs du métal le font suffisamment déjà. Comme une côte escarpée, la douleur a ses pics, ses sommets. Je parle trop. Je devrais me taire. Furieux contre cette mécanique qui me lâche, je ne peux faire autrement que de m’abandonner à elle.

    Amnésie. Angoisse frissonnante. Liberté ? Des voix sans aucun sens : « S’apercevoir qu’on est amnésique, c’est comme décider d’arrêter de boire – c’est presque déjà trop tard ». Les dictons reviennent – d’où, si nets ? – affleurent : bon signe. Le cours des choses, là où ma vie n’en a plus pour l’instant, visiblement. Ironie : non.

    Plus – de – mémoire.

    Mais les mots, insignifiants étendards de quelque chose, encore, qui subsistent. Ce secret des mots, certitude à laquelle je me fie volontiers. Depuis quand ? Une partie des choses que je sais n’a pas disparu pour autant.

    Je crois que tout commence là, maintenant. Il apparaît que nous sommes dans les années 10, chiffre net, donnée. Je n’en ai aucune certitude, mais je m’appuie sur ce fait avec l’entière foi qu’on accorde aux pressentiments. Les années et les âges restent des notions relatives, de toute façon, au point où j’en suis. Je n’ose même pas me demander quel âge pourrait être le mien, d’ailleurs. J’évacue la question.

    Dehors, la vie défile en parallèle. Je ne parviens pas même à imaginer quoi que ce soit, plein de ma torpeur qui anéantit tout autre possible, toute interaction du dedans et du dehors – il n’y a plus de lieu qui me soit commun. Je n’ai plus lieu d’être, si ce n’est mon être qui réclame encore, intarissable, sa justification.

    Je ne suis pas nu. Ce qui reste d’anciens vêtements me colle au corps, plus que moite, seconde peau non acceptée comme telle. Lambeaux informes, homogènes dans leur complot d’enveloppement.

    Résumons : je suis ligoté, dans un camion, seul, dans le noir. Je n’ai pas de souvenir récent. Quelques évidences sont conservées, rares balises d’un temps d’avant que je suis bien incapable de situer. Seul le présent est fiable, pas d’autres indices. Je pourrais avoir une volonté de survie, m’échapper, me libérer. Mes forces manquent même à imaginer cette option. Pour autant, je ne peux pas me résoudre, abandonner. Je sens que la seule suite envisageable ne pourra se jouer qu’au mental. Mes neurones se connectent trop vite, de façon désordonnée, incalculable. Je suis leur jouet, leur prisonnier, marionnette malléable et insignifiante.

    La sensation brûle, réclame : d’abord, c’est le contact froid du sachet, au creux de ma main gauche repliée dans son lacet de plastique. Comment ai-je pu ne pas le sentir ? Ou bien c’est ma sensibilité qui se précise. Une congélation improvisée – je palpe, malaxe, pèse – des glaçons déjà fondants… un pouce ! – exhumé de la glace, d’un moignon correspondant, lumignon expatrié. Horreur. Un doigt crispé là, au creux de ma main gauche. N’arrive pas à le lâcher – et en même temps ne veux pas laisser rouler cette pièce à conviction. Un pouce, dont je ne suis pas – je vérifie… – dont je ne suis pas propriétaire. Les hypothèses halètent dans ma tête : criminel, coupable, bouc émissaire, conviction, instruction, évidence… machette, viande, anatomie. Dissection dite sans affect, relique inadéquate, prémisse d’une plus ample découpe.

    Qu’est-ce que ça peut faire de détenir une peau de pouce, cette enveloppe soi-disant douce, tiède, confortable ? À l’instant, rien ne s’en dégage. Il n’a même plus la vitalité chaude du vivant, il est de ces choses qu’on ne remettra pas en doute. C’est plus long qu’on ne croit, un doigt, quand on le laisse traîner quelque part avec les racines de ses cartilages grossièrement extraits. C’est tellement absurde. À peine croyable. Je reconnais bien là la vie et ses farces sordides, même dans mon état j’en sourirai presque. Dans l’obscurité, je mesure, je m’égare, je m’étonne de ne pas en être plus étonné que ça. Bref, il est planté là comme j’aurais tenu une carotte avec ses fanes. Ou un oignon à peler, dans les lamelles persistantes de son épiderme. Non : ironie. Je vais être cuisiné, c’est sûr à présent.

    J’entends dans mes tempes les clameurs d’hommes prêts à combattre, approchez, marmitons, fournissez, sommeliers, commettez, commis ! et cette voix intérieure ne me dit rien qui vaille. Je sens leur présence, ne peux m’interposer, faire front. Toute velléité de résistance est exclue, hors course. Le moteur pilonne mes structures de ses à-coups crachotants. Soupapes, cylindres et culbuteurs carnivores avalent ma carcasse sur la route qui défile.

    Partout, je ne suis que contractions : abdomen, muscles, membres contre mes actions. Les quelques articulations qui répondent un peu craquent. De roche je deviens sable, je m’égrène, me perds en poudre agglomérée, n’ayant aucune prétention à qualifier ce qui me reste d’os de verre fissuré. Ces grains de moi n’en sont pas moins pénétrants, me perçant à l’extrême, me lacérant à chaque secousse encaissée. Microscopiques tessons impitoyables.

    On croit toujours que les choses resteront stables – comme figées dans le sentiment immuable d’exister. C’est faux. Je maugrée. Maudits soient les dieux, les hommes et les camions ! Sous cette surface, c’est un mouvement incessant qui opère, chamboule, remodèle. Une vague. Une lame de fond. Et un pouce accusateur.

    Deux aubes, deux mains. Un leurre, un blanchiment m’accompagne.

    Il est sûr que je m’appelle Ernest. Le nom vient d’apparaître, net.

    En tout cas, à cet instant, il y a là une certitude apprise, reconnue – établie. Il est sûr que je m’appelle Ernest.

    Ernest, je me trouve seul.

    Peut-être ai-je été assommé.

    Amnésique : à l’évidence.

    D’une ancienne boîte à musique, au loin dans ma tête, quelques notes sourdent, se déclinent, hallucination sonore dont je suis aussi la proie. Je n’arrive pas à écouter la petite mélodie, elle m’échappe, seulement ancrée dans le silence qui vient de se substituer à elle dans mes céphalées. Aucune possibilité de faire sonner ces bruits discordants. Rien ne peut concorder dans ce largo furioso inaudible, malsain, vicié.

    Ce pouce. Un pouce, quand même ! Aucun lien, aucune attache. Un membre en moins, un vide fantôme aurait pu être logique : mais un doigt en plus ? La raison achoppe (mal de crâne) : coup de pouce comme un coup du hasard, coup encaissé, hagard dans cette caisse, hasard. Mots fiables, friables : j’essaie, je fais fonctionner mes neurones qui ne se souviennent pas. Quitte à tourner à vide. M’en remettre au hasard serait ignorer les causes et leurs effets. Je dois me confronter à l’effet, signer mon billet de retour vers ces causes. Je voudrais rentrer à la maison – quelle maison ? – mais je suis dans l’impossibilité de savoir si un tel choix m’est possible.

    Retrouver la mémoire, clarifier les faits – déduire, déduire, vite.

    Mes paupières convulsent, ou plutôt non, c’est plus enfoui, ça vient des orbites, des globes oculaires, de l’iris même. L’arrière du crâne me lance, se rigidifie, m’impose sa structure de squelette. Mes oreilles, soudain obstruées, émettent un larsen lancinant.

    Coupure de presse, j’imagine : « Parfois, il arrive qu’un type trouve un pouce et le laisse entre vos mains ». Forcément, un pouce, ça attire les convoitises. Et un type enlevé dans un camion, roulant vers quoi. Les rapaces, les paparazzis, les curieux. Les rides au coin des yeux, les trésors d’un coup de pouce incompris, trop flagrant pour être parfaitement honnête, trop net pour être complètement clinique. Une pousse dont les racines affleurent, état végétatif, l’attente de conquêtes spatiales. Pourquoi rêver de lunes dans ma remorque essoreuse ? Attiré par les astres, atterré, désastre ? Je ne fais que m’égarer, n’ayant aucun chemin tracé.

    Dans ces minutes bringuebalées qui s’écoulent dans leur temporalité propre, j’aurai donc été tenu coupable de l’excroissance d’un pouce dans ma main gauche. Je n’ai pas d’alibi. C’est un fait, un premier élément de mémoire là où elle me fait défaut. Il me faut avancer sur cet indice improbable. En attendant, la route doit défiler au-dehors sans se soucier du transport qui la parcourt.

    La levée du corps a eu lieu, oubliant que le macchabée n’a pas été anesthésié suffisamment longtemps. Je suis mon propre chloroforme, c’est le seul contour que je peux à peu près appréhender.

    Je ne sais même pas si j’ai des proches, une famille, des gens à qui me fier. L’histoire s’est effacée. Sensation de solitude incontournable. Si je suis perdu aux autres, je me perds moi-même. Une voix dans ma tête :

    Je pars. M’y revois-tu ? Tu le sais. Tu m’attends.

    Mes soudures intimes fondent, mes alliages humains se liquéfient. Dissous, mes plombs sautent. Le ventre réclame, une faim, une soif, incontrôlables, soudaines. L’écho des tuyaux grouille de ses restes de vie intestine. Si je meurs ici, dans ces minutes, je me surprends à penser que je ne voudrais pas de funérailles : on ne célèbre que ce qui a eu le mérite d’être beau. Pas de sépulture, ne proposant pas de trace à conserver. Qu’on me traite en animal jusqu’au bout, puisque mon royaume se réduit, humus contrit. Qu’on m’anéantisse – prière de.

    Crissement, freinage, déporté. Propulsé, projectile. Paroi de la cabine.

    Douleur tête. Nuque en vrac. Fuite au noir.

    2

    Fusibles

    De loin, des tôles claquent, se tordent rapides, j’entends, des jets s’épandent, des souffles de fumée fouinent. Vision perdue, yeux flous. Acouphènes. Les crans de serrage me labourent le poignet. Pas cédé. Peut-être suis-je évanoui, je ne sais pas ce que c’est. Loquets, barres de métal, mécanisme, gonds : une porte doit s’ouvrir. Un surgissement, ce n’était pas possible autrement. Un obstacle a dû provoquer l’arrêt car… – un animal errant, biche ou sanglier peut-être, pas le temps de penser. Nébuleuse. Suspendu, tout va très vite. Mon bras gauche tombe, heurte un sol, fracture intolérable. Le lien des serre-flex vient d’être sectionné à la hâte, distinguer, chercher du regard, halos tremblants ; impossible de clarifier des contours, je n’y vois plus rien. Soulevé, plusieurs reprises. Contacts. Odeur de terre, sang. Barbe, peau rude, égratigne râpe sèche. Côtes malmenées, élévation. Sur des épaules peut-être. Un hurlement de souffrance âpre n’arrive pas à franchir ma cage thoracique. Dans le noir, un pan de lumière blanc, sale, insoutenable m’aveugle. Cligne, ferme, essaie, pas. Changement de bras, échanges, manipulation, marchandise, vol – aplatissement terre.

    Boue flaque – extinction.

    /…/ Quelle que soit la fin, le début est le sien /…/

    Puis.

    (Le mouvement s’inverse, investit les espaces : la terre grouille de vie massacrée, obstinée – une reconstruction est déjà en route. Il serait question de biches fragiles et de colosses, de véhicules, d’évacuation, de nettoyage. D’un impact, des traces d’un corps humain sur le bas-côté, d’un anonymat, d’une disparition. Mais ce serait plus tard, dans d’autres langues, et cela ne concernerait pas les peuples unis de la brindille et de l’humus. Les mondes vivants n’interfèreraient pas, ne se croiseraient jamais même quand les chocs les y inviteraient. Les rôles se distribueraient comme des coups. Pour l’heure, l’urgence serait à la consolidation des galeries).

    Frôlements, bruits, piqûres. Froissements atteignent touchent, tiennent. Bruits indistincts, matelas, contention. Prison, immobilité. Tête enfouie sous corps disloqué.

    État des lieux. Nausée… nausée, nausée. Allongé – n’oser – pas… pas d’autres entraves que l’impossibilité de mouvement. Membres incapables d’obéir.

    (Au-delà des yeux, c’est un ciel violet parcouru de branches, de stries ramifiées qui s’échinent à la conquête. Une mare verte salie comme un sol de salut. Puis s’obscurcit à nouveau la perception).

    Je ne sais pas combien de temps la terre de ce fossé m’a cueilli, m’accueille, me marquera. Le temps de faire son œuvre. Combien de temps ? Une fosse mortuaire, appelée de mes vœux : je m’arrête. Lance, à bout ; blessures, éteint.

    Puis c’est plus tard. Une évidence : tout mouvement d’ampleur ne peut avoir lieu. Pourtant, mes entrailles hurlent, dans un incessant murmure : ici n’est pas le lieu de ma mort, pas encore. Toute ressemblance, de moindres détails pourraient être trompeurs, mais ce n’est pas le même sol, pas le même ciel, pas les mêmes sons.

    (Un foisonnement de bulles en surface, des rides étouffées, une boue qui se donne à écumer, des traînées stagnantes. Une falaise à pic, plus loin. L’écoulement des nénuphars).

    Laissé pour mort. C’est dans cette approximation que je me réfugie, cette once de vie persistante, cette parcelle imprévisible qui bat du tambour aux parois des ventricules. C’est le genre de choses que l’on perçoit aux heures d’importance. De grandes morts épandues pour rien. Insignifiance.

    La douleur me tenaille, c’est une faille qui me fend en deux, me casse. Le temps passe, fait son œuvre, s’écoule. Je ne mesure rien, entre les phases de conscience et les phases malmenées de perte de lucidité, de délire muet, de douleur tacite, d’anesthésie complète.

    (Deux cercles imperturbables s’agitent au-dessus du bec d’un grand-duc, contenant leur infinie rotation, générée par un plumage de camouflage pour donner le change. Deux demi-lunes pour en souligner le fard à l’envers, le trou noir, fait pour avaler, puis mastiquer et rejeter en pelote. Les rémiges se déploient).

    À un moment, c’est une rotation. Je réussis à opérer un retournement, à étendre mon dos. Effort dantesque. Surgissement de la forêt, ainsi révélée à ma vue. Flou d’une obscurité nouvelle, marron végétal, du vert. Les couleurs reviennent : bon signe. Toujours pas la mémoire. Parenthèse, perte, sombre. Le grand sombre me ravale.

    (Des cervidés, des corps jeunes, daims, des bois en germe, la veille des biches. Les hauts aguets, les taillis, l’élégance des herbes souples à leurs sabots légers. La fragilité des fractures portées, l’élan, la place quittée – le vide demeure).

    Je vacille, et un tremblement me rattrape, me ramène

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